Les journalistes : identités et modernités

La presse militante transnationale: The Torch (1891-1896), journal anarchiste londonien

Table des matières

CONSTANCE BANTMAN et PIETRO DI PAOLA

Tout en étant fréquemment cité comme un exemple de militantisme journalistique influent et original1, le journal londonien de mouvance anarchiste The Torch reste mal connu. Cette communication explore cette publication afin d’éclairer le développement et le fonctionnement de la presse militante transnationale à la fin du XIXe siècle, dans le contexte de « la grande accélération », selon le terme de Christopher Bayly, qui caractérise cette période, dans le domaine des échanges politiques comme dans les sphères commerciales par exemple. Nous proposons également des comparaisons avec d’autres publications anarchistes fortement internationalisées dans leur production, leur diffusion et leur sphère d’influence, afin de mettre en lumière l’émergence d’un sous-genre journalistique – minoritaire, radical, mais de plus en plus reconnaissable : le journal anarchiste.

Cette contribution se concentre sur l’histoire éditoriale de The Torch, de son lancement en 1891, lorsque les premiers numéros, écrits à la main, étaient imprimés en trois exemplaires au moyen d’un duplicateur hectographique au sous-sol de la maison londonienne de William Rossetti, jusqu’à son pic d’activité et de reconnaissance en 1894-1895 puis à sa disparition en 1896. Elle met l’accent sur divers aspects.

Tout d’abord, le rôle des réseaux informels de contributeurs et collaborateurs, grâce auxquels cette entreprise aux moyens financiers très limités et précaires a pu acquérir une influence internationale conséquente. Ce fonctionnement en réseaux plus ou moins formels en fait un exemple frappant de la mondialisation de la presse politique à la fin du long XIXe siècle. Afin d’analyser ces réseaux de plus près et de développer un modèle susceptible d’être appliqué à d’autres publications, de fonctionnement similaire, nous présentons également ici les bases d’une analyse quantitative et prosopographique en cours.

Cette étude souligne également, au cœur de cette presse anarchiste, l’imbrication des contenus militants et artistiques, à une période où le mouvement anarchiste s’affirmait comme une avant-garde à la fois politique et culturelle. Cette dimension, fort bien étudiée en ce qui concerne la presse anarchiste française, reste relativement peu explorée dans le contexte britannique. Ainsi, le journal occupait une position idéologique et générique très spécifique, notamment du fait de la cohabitation dans ses pages comme parmi ses rédacteurs entre, d’une part, le militantisme ouvrier et anarchiste et, d’autre part, les avant-gardes intellectuelles et artistiques : des artistes et des écrivains s’intéressant de façon plus ou moins passagère à l’anarchisme (à commencer par les créateurs de la publication, les adolescents Rossetti, issus de la bourgeoisie cultivés et par ailleurs pourvus d’un réseau de relations fort étendu), et d’autre part, des militants et des journalistes politiques durablement engagés dans l’anarchisme ou à l’extrême-gauche.

Ces deux facteurs, ensemble, expliquent que The Torch soit une parution typiquement anarchiste sur le plan de sa composition formelle et dans une certaine mesure thématique, mais aussi un exemple particulièrement original et stimulant de ce type de journal, lors du premier âge d’or de ce mouvement.

Le journal anarchiste, un genre international

L’aspect a priori inclassable, voire déconcertant, de The Torch tient à la juxtaposition de deux orientations fonctionnelles et militantes différentes, c’est-à-dire à la tension entre différentes échelles géographiques, allant du local à l’international. Tout d’abord, le journal doit être lu dans la perspective très « nationale » des traditions politiques du militantisme radical britannique, à la confluence de plusieurs traditions : le journal est en effet ancré dans la tradition issue du renouveau socialiste (Socialist revival) datant de la fin des années 1870. Celui-ci se caractérise entre autres par une politisation à gauche de certaines élites sociales, dont l’incarnation emblématique est William Morris (qui, lui aussi, fréquente de près les anarchistes londoniens jusqu’au début des années 1890, notamment dans le cadre du journal The Commonweal, dont il est le mécène2). The Torch continue de témoigner de cette tradition, avec ses origines bourgeoises fortement connectées au mouvement préraphaélite. Les fondateurs du journal n’étaient en effet autres qu’Olivia, Helen et Arthur Rossetti, les enfants de William Michael Rossetti, l’un des fondateurs de la Fraternité préraphaélite (Pre-Raphaelite Brotherhood) et le rédacteur en chef de son magazine littéraire, The Germ. Les Rossetti étaient en outre les petits enfants de Gabriele Rossetti et de Ford Madox Brown, et les nièces et neveu de Maria Francesca Rossetti, Dante Gabriel Rossetti et de Christina Rossetti3. Le journal se plaçait donc de fait dans la généalogie d’un courant artistique qui, dans sa seconde période, était renommé pour son intérêt pour la question sociale. Ceci en fait un microcosme de cette période d’engagement social intense des élites culturelles.

Un autre aspect qui reflète une caractéristique importante de la vie politique contemporaine est sa filiation russe. Les liens de The Torch avec la culture politique et artistique (notamment littéraire) russe, ainsi qu’avec les exilés russes alors présents en Grande-Bretagne, renvoient à la « russophilie » de l’époque, une cause progressiste promue dans les milieux sociaux privilégiés4. On observe celle-ci à travers la participation au journal de Sergei Stepniak ou le patronage de Pierre Kropotkine et dans certains thèmes abordés dans les colonnes du journal. Dans les premiers numéros, alors que The Torch paraît dans sa version manuscrite, le journal publie des compte-rendus de la « terrible situation » en Russie, et lance plusieurs souscriptions début 1892 pour le « Russian Famine Fund » destiné à assister les victimes de la famine en Russie. En mars, le journal rapporte que cette collecte s’élève à 32 livres sterling5. Le mois suivant, le réfugié populiste Felix Volkhovsky propose une analyse des conditions économiques et sociales dans le pays, et un tour d’horizon des organisations qui, en Angleterre, soutiennent l’opposition russe. Il fait l’éloge de l’initiative de The Torch, et conclut ainsi: « J’espère que The Torch prendra l’initiative d’agir en tant que médiateur entre ses sympathisants et les organisations préconisant la liberté en Russie dont il a été question plus haut [English Society of Friends of Russian Freedom, The Russian Refugees Fund and the Russian Free Press Fund] en collectant des fonds, en les envoyant aux groupements adéquats selon les souhaits des donateurs, et en fournissant à ces derniers les informations requises concernant ces groupements et, plus généralement, le mouvement pro-russe.6 » C’est aussi dans The Torch qu’Olivia Rossetti publie la première traduction anglaise de la nouvelle de Tolstoï, « Ce qu’il faut de terre à l’homme7 ». C’est par le biais des réfugiés russes que certains des collaborateurs occasionnels entrent en contact avec The Torch. C’est chez Kropotkine, par exemple, que le Hollandais Alexandre Cohen fait connaissance avec Olive et Helen Rossetti8.

Autre dimension fortement britannique du journal, l’accent placé sur les questions proto-féministes et l’émancipation en matière de mœurs. Ces discussions figurent en effet au cœur du journal, par exemple à travers la réflexion sur le malthusianisme9 (thématique appelée à une certaine postérité chez les anarchistes individualistes, notamment français). De telles préoccupations renvoient spécifiquement aux codes de genre de l’ère victorienne et aux mouvements émancipatoires qui s’y font jour. On en trouve l’illustration frappante dans l’émergence du mouvement des suffragettes, même si la question de l’accès au droit de vote est hors de propos pour les anarchistes. Dans une mouvance libertaire et anarchisante, on peut établir une filiation entre The Torch et The Adult, journal consacré aux questions d’émancipation sexuelle et à la reconnaissance des enfants illégitimes10. Bien que lié à un contexte idéologique britannique favorable à l’évocation de telles thématiques, The Torch fait figure de pionnier dans ce domaine. The Torch s’exprime ainsi en faveur de Sarah Eden, condamnée à mort pour le meurtre involontaire d’une femme sur qui elle avait pratiqué une opération illégale en vue de provoquer un avortement. L’article se conclut en ces termes : « Pourquoi les femmes ne devraient-elles pas, même quand elles ne sont pas dans un état de faiblesse physique [...] avorter, si elles choisissent de le faire ? Pauvres, pauvres femmes : soyez stériles, fermez vos ventres, avortez !11 ». Le journal prend aussi à plusieurs reprises la défense de mères infanticides vivant dans une pauvreté extrême et réduites au désespoir qui commettent un infanticide12. Selon McLaren, en abordant les thématiques liées à la sexualité ou à la contraception, The Torch « allait plus loin dans le radicalisme sexuel que n’importe quel autre journal de gauche13 ».

La politisation à gauche de certains artistes dont témoigne The Torch est plus problématique; on peut y voir un transfert culturel venant du mouvement anarchiste français notamment, puisque l’Art Social y tient une place privilégiée. Cependant, dans une perspective nationale plutôt que transnationale, on peut également voir dans ces liens avec les arts visuels une extension de la tradition britannique d’engagement artistique observée par exemple avec le mouvement « Arts and Crafts », même si les ambiguïtés artistiques de l’anarchisme et de l’engagement des sœurs Rossetti ont par ailleurs été soulignées14. Parmi les individus contribuant au journal, on compte Charles Rowley, fondateur de la « Ancoats Brotherhood », un groupe dont le but était de rendre l’art et la littérature accessibles à la classe ouvrière ; parmi les autres collaborateurs se trouvent Walter John Knewstub, l’apprenti et assistant de Dante Gabriel Rossetti15. On note à cet égard la continuité entre ces générations que crée la participation de l’artiste britannique Walter Crane à The Torch16. À son arrivée à Londres en 1894, Cohen trouve le périodique de tendance anarchiste communiste Freedom trop doctrinaire, à la manière de la publication parisienne de Jean Grave, La Révolte. Par contraste, le style de The Torch lui semble moins pesant et plus séduisant car il est produit par un personnel littéraire et artistique mieux formé. En ce sens, The Torch est comparable à la revue française L'Endehors.17

Les emprunts génériques à la presse de masse s’inscrivent dans une logique à la fois nationale et transnationale ; ainsi en est-il avec l’essor du fait divers et des nouvelles judiciaires, rubriques caractéristiques de la presse populaire en général, que l’on retrouve, de façon quelque peu étonnante, dans cette publication anarchiste, modulées par une inflexion sociale.

Néanmoins, le format du journal doit être lu et interprété dans une perspective transnationale, qui explique ses traits génériques et rédactionnels.

La composition internationale de l’équipe du journal, marquée par une forte participation de militants anarchistes étrangers en vue, est l’un des traits les plus frappants de The Torch. Elle s’explique par l’implantation du journal à Londres, capitale de l’anarchisme exilé et diasporique lors de cette période. Les locaux de The Torch hébergent également pendant un temps un groupe d’Italiens expulsés de Suisse en 1892. Parmi ces contributeurs en vue comptent certains des plus grands noms de l’anarchisme contemporain : Antonio Agresti, Errico Malatesta, Pietro Gori, et un certain nombre d’Italiens expulsés de Suisse en 1894 (Italie), Louise Michel18, Émile Pouget (qui y imprime aussi les exemplaires de la Série londonienne de son Père Peinard), Lucien Pissarro (France), les participants russes. Agresti semble avoir occupé un rôle important dans l’équipe éditoriale à partir de 1894.

Au point de vue thématique, le journal participe activement à une discussion théorique et stratégique transnationale sur les thèmes du terrorisme et des violences politiques, du recours aux syndicats et à la grève comme stratégies révolutionnaires, du lien entre la social-démocratie et le socialisme parlementaire et la visée révolutionnaire des groupes anarchistes19. The Torch encourage les débats et ouvre parfois ses colonnes à des perspectives politiques différentes20. À partir du printemps 1894, la rubrique « Hear all sides » est consacrée à la publication d’articles « à propos de tout sujet de débat... quelle que soit l’opinion qu’ils expriment » (« on any debatable point… whatever opinion they may express »). L’article inaugural de T. W. Bell, Why I am a Quaker, initie un débat sur la violence « comme facteur social », qui suscite des contributions de Arthur G. Rossetti, Errico Malatesta et F. S. Paul21.

Il participe aussi à la construction et la diffusion d’un canon anarchiste à la fois théorique, politique et artistique (littérature et arts visuels), et occupe de ce fait un rôle important dans la participation à une culture politique transnationale et la création d’une communauté imaginée internationale. Un exemple de cette contribution à la création du canon se trouve dans la publication des poèmes de Louise Sarah Bevington et Francis Adams22 et plusieurs romans amateurs, écrits par exemple par Ernest Young ou Antonio Agresti23. Ces romans, de même que les histoires écrites par Helen Rossetti ou Olivia Garnett, parus au cours des premières années de The Torch24, sont publiés en feuilleton, une pratique semble-t-il inspirée de la presse à grand tirage alors en plein essor.

Autre dimension essentielle, la transmission du culte des martyrs de l’anarchisme, victimes de la répression de la Commune en France et anarchistes exécutés à Chicago en 1887. Ce culte apparaît clairement dans les pages du journal. En décembre 1891, The Torch offre un rapport détaillé et assez pittoresque sur la commémoration tenue au South Place Institute pour l’anniversaire du « meurtre légal » des martyrs de Chicago. Cet article contient également un bref résumé des discours faits par les anarchistes très en vue Pierre Kropotkine, Francesco Saverio Merlino, Johann Sebastian Trunk, Louise Michel, et David Nicoll25. En avril, un autre rapport détaillé paraît à l’occasion de la célébration de la Commune de Paris, « afin de faire la lumière sur les mensonges que les capitalistes avaient essayé de répandre », et rappeler que « les classes moyennes n’avaient pas tué l’esprit de la Commune26 ». The Torch publie également des articles en hommage à certains des protagonistes de cette période de « propagande par le fait »: Émile Henri, Santo Caserio, Ravachol et Auguste Vaillant27.

Dans cette perspective, il est révélateur qu’une petite annonce publiée en 1895 demande à tous les compagnons publiant « des journaux, affiches, manifestes, chansons, dessins ou placards faisant référence à l’anarchisme, au socialisme, ou au mouvement ouvrier en envoient au moins un exemplaire à A. Hamon à Paris, qui les utilisera à des fins sociologiques 28 ». C’est en effet à partir de ces sources qu’Hamon écrit par la suite son ouvrage Socialisme et Anarchisme.

Le journal comme plaque tournante : une approche générique et quantitative

Il faut en fait considérer le journal anarchiste comme un nœud de réseaux, un outil de fabrication de réseau et, plus généralement, comme l’ont souligné Jean Maitron et Alain Droguet, comme le véritable nœud organisationnel de l’anarchisme en l’absence de parti ou même de groupes stables29. Le journal se présente ainsi comme une plaque tournante entre divers niveaux : le local, le national et l’international, ainsi qu’entre différentes cultures et sociabilités politiques.

Cette dimension transnationale est particulièrement évidente en ce qui concerne les aspects formels du journal, qui convergent en tout point avec un « genre » alors en plein essor. Ainsi, avec la participation à des réseaux d’échange de publication nationaux et internationaux (directement indiqués dans les pages du journal30), la rubrique mouvement social vise à informer le lectorat sur les développements nationaux et internationaux liés à l’anarchisme (fort esprit internationaliste), les reproductions artistiques (souvent partagées avec d’autres publications), la reproduction (souvent en traduction) de textes parus dans d’autres publications. Ces traductions incluent des brochures politiques ; Helen Rossetti traduit les Paroles d’un Révolté de Kropotkine 31. Le journal publie également les œuvres littéraires d’auteurs confirmés, comme une lettre de Victor Hugo contre la peine de mort adressée au gouvernement de Suisse, ainsi que des nouvelles inédites d’Émile Zola et du prix Nobel de 1903, Bjørnstjerne Bjørnson32.

Le journal est intégré dans des réseaux de diffusion internationaux favorisant la publicité et la diffusion en Grande-Bretagne de publications étrangères ; le rôle de la quatrième de couverture est particulièrement important dans cette perspective, comme en général dans les parutions anarchistes. Simultanément, The Torch (de même que d’autres parutions anarchistes du Royaume-Uni) est promu dans d’autres journaux anarchistes, en Angleterre (par exemple Liberty) et, à l’étranger, A Propaganda Anarchiste (Lisbonne)33. En revanche, en ce qui concerne l’organisation concrète du militantisme anarchiste, le journal fonctionne essentiellement au niveau local (Londres) et national. De ce point de vue, il n’a pas l’envergure des publications les plus influentes de l’anarchisme transnational, comme Freedom (Londres) ou Les Temps Nouveaux (Paris).

Il faut dans cette perspective distinguer l’internationalisme idéologique, qui est un aspect important du journal, et l’internationalisme pratique, qui est en réalité peu développé. Ce décalage peut s’expliquer par un choix éditorial quelque peu théorique ou intellectualiste, ainsi que par un manque de réseaux internationaux suffisamment développés ; le journal est de fait élitiste de par ses contenus mais aussi son utilisation exclusive de l’anglais. Ainsi se trouve posée la question du lien entre langue et réseaux, que La Grève Générale, journal franco-italien anarcho-syndicaliste aussi publié à Londres, quelques années plus tard, tente de résoudre par la publication multilingue franco-italienne34.

Déterminer l’étendue et la morphologie exactes du réseau international de The Torch reste difficile ; dans un mouvement « confidentiel » comme l’anarchisme, enclin à la discrétion car surveillé de près par les polices internationales, glaner des informations concrètes s’avère souvent problématique. La construction d’un réseau pérenne de contacts qui survit au journal ne fait aucun doute ; en témoignent les liens d’Augustin Hamon mobilisés pour son journal L’Humanité nouvelle ; le mariage d’Olivia Rossetti avec Agresti ; la référence durable à la Grande-Bretagne comme modèle et partenaire stratégique pour Émile Pouget35.

Par ailleurs, l’analyse de réseaux informels et métaphoriques n’exclut pas une approche plus strictement quantitative, qui est en cours pour ce journal. Une étude systématique appuyée sur une base de données informatisée, pouvant ensuite donner lieu à une mise en carte faisant apparaître les évolutions, constitue en effet un moyen de vraiment prendre la mesure de contacts, tout en faisant apparaître la spécificité générique du journal. Une dimension dynamique est ajoutée par la possibilité de sélectionner une date précise pour filtrer chacune de ces catégories, ou en fonction du type de structure ou de catégorie. Ceci permet d'obtenir un aperçu d’ensemble pour une date précise, à partir d’un individu (réseau égocentré), voire à terme une carte dynamique faisant apparaître les connections géographiques et personnelles du journal. En ce qui concerne la nébuleuse sociale du journal, nous travaillons pour le moment sur neuf types de « rôles » individuels ou collectifs : contributeur, éditeur, abonné, distributeur, gérant, imprimeur, soutien, correspondant, ou autre groupe militant. Pour les contenus textuels et paratextuels, il existe un grand nombre de structures de base, qui font bien apparaître la composition du journal, ouvrant par exemple la voie à des comparaisons génériques propres à l’anarchisme ou même à un certain type de presse radicale (au sens britannique du terme) : article, conte/histoire, poésie, petite bibliothèque vendant des publications diverses, adresse, lieu anarchiste, groupement anarchiste, article de correspondance, notes. En ordonnant de façon systématique les contenus de The Torch, il sera possible de trier ces données pour les analyser, par exemple, de façon chronologique ou thématique, faisant ainsi ressortir les changements et ruptures dans les positions de fond du journal et d’évaluer dans quelle mesure ceux-ci peuvent être corrélés avec de nouvelles coopérations (par exemple, l’arrivée d’une vague de réfugiés italiens en 1892) ou s’ils reflètent des événements politiques nationaux ou internationaux. La diversité des catégories identifiées jusqu’à présent pour classer les contenus du journal donne un aperçu de sa richesse : réseaux (propagande hors du journal, rapports sur les événements militants et sur le mouvement ouvrier international), diffusion de propagande écrite, syndicalisme, grèves à la petite gazette des tribunaux, reproductions d’œuvres d’art, rapports sur l’étranger, chroniques de la vie du prolétariat et « notes » diverses...

L’utilisation de cette base de données rend possible la reconstruction du réseau de relations entre militants, collaborateurs et abonnés au journal, et permet de suivre la transformation de ce réseau, y compris au plan international. Ainsi, Agresti, qui après son arrivée à Londres en 1892 joue un rôle important dans The Torch, part en 1895 pour les États-Unis, où il participe à la création du journal anarchiste influent La Cronaca Sovversiva à Patterson. On peut de même recréer les connections entre The Torch et les organisations de tailles variées en Grande-Bretagne et au-delà, mettant ainsi en lumière les dimensions locales, nationales et internationales de cette presse militante.

Conclusion

The Torch peut être lu comme un journal de transgression de frontières. Sociales, tout d’abord, puisque l’entreprise est l’itinéraire initiatique des enfants Rossetti, frontières nationales, physiques, dans une moindre mesure, frontières idéologiques à ses grandes heures ; frontières génériques, sans aucun doute. The Torch est bien caractéristique du double phénomène de la démocratisation et la mondialisation des imaginaires médiatiques dans le dernier tiers du long XIXe siècle. C’est une parution très internationale dans sa composition et ses préoccupations, mais probablement cantonnée dans des milieux élitaires du point de vue de sa diffusion transnationale, ce qui limite son impact direct, même si son influence sera très déterminante par sa participation de premier rang au débat sur l’organisation, la violence et le syndicalisme et, dans une moindre mesure, la diffusion internationale d’un Art Social anarchiste.

(University of Surrey, UK – University of Lincoln, UK)

Notes

1  Hermia Oliver, The International Anarchist Movement in Late Victorian London, Londres, C. Helm et New York, St. Martin's Press, 1983, p. 120-125. George Woodcock, Anarchism, A History of Libertarian Ideas and Movements, Cleveland and New York, Meridiana Books, 1962, p. 448.

2  EP Thompson, William Morris : Romantic to Revolutionary, New York, Pantheon Books, 1977.

3  Jennifer Shaddock, « Introduction », Isabel Meredith, A Girl Among the Anarchists, Lincoln&London, University of Nebraska Press, 1992.

4  Anat Vernitski, « Russian Revolutionaries and English symphatizers in 1890s London. The case of Olive Garnett and Sergei Stepniak », Journal of European Studies, 35, 3, 2005.

5  List of subscriptions to Russian Famine Relief Fund, v. 2, n° 3, mars 1892, p. 17.

6  Felix Volkhovsky, « About Russia. To the editor of the Torch », 1892.

7  Vol. 1, n° 6, novembre 1891 ; vol. 2, n° 1. janvier 1892.

8  Lettre de Cohen à Kaya, 4 octobre 1896, dans A. Cohen, Brieven 1888-1961, Amsterdam, Prometheus, 1997.

9  « Malthusianism » par FS Paul (vol. 2 n° 2, 18 juillet 1895, et vol. 2, n° 6, 18 novembre 1895.

10  Anne Humpherys, « The Journal that Did: Form and content in The Adult (1897-1899) », Media History, vol. 9, n° 1 (2003), p. 63-78.

11  A. Cohen, « The Case of Mrs Eden », vol. 2, n° 7, décembre 1895. Cet article a été republié dans le journal américain Rebel en février 1896.

12  Voir n° 4, Nouvelle série, octobre 1894 ; « The case of Amy Gregory » n° 11, nouvelle série, 18 avril 1895.

13  A. McLaren, The Trial of Masculinity. Policing Sexual Boundaries 1870-1930, Chicago et Londres: University of Chicago Press, p. 84.

14  David Weir, Anarchy and Culture, « Culture in the anarchist camp ».

15  Voir for example Rowley, « Early days in Ancoats », vol. 2, n° 4, avril 1892 to vol. 2 n° 9, 15 septembre 1892 ; W. J. Knewstub, vol. 1, n° 6, novembre 1891.

16  Morna O’Neill, « Cartoons for the Cause ? Walter Crane’s The Anarchists of Chicago », Art History, vol. 38, n° 1, février 2015, p. 106-137.

17  Alexander Cohen, Van anarchist tot monarchist, Amsterdam, 1936, p. 25.

18  Voir par exemple les contributions originales de Louise Michel et Antonio Agresti, n° 7 nouvelle série, 18 décembre 1894.

19  Voir par exemple le n° 9, nouvelle série, 18 février 1895, qui contient un appel à l’organisation (thème de discussion central dans les milieux anarchistes londoniens de l’époque) ; un article de réflexion sur le militantisme des mineurs ; nouvelle série n° 11, 18 avril, 1895 ; article d’Agresti and Malatesta sur la grève ; un débat sur la violence « comme facteur social » (18 avril 1895 ; 18 mai 1895).

20  Voir par exemple le débat avec « un réformateur constitutionnel », 15 janvier 1893, vol. 3, n° 1, 15 mars 1893, vol. III, n. III, 15 avril 1893 vol. 4, II, n 1(?).

21  18 avril 1895.

22  Voir par exemple n° 3, nouvelle série; août 1894 ; Nouvelle série n° 5 ; oct. 1894 ; septembre 1893, vol. 3?, n° 9.

23  Ernest R. H. Young, « The Strange Adventures of a City Alderman ».

24  Lucy Cramp, « The Fire Demon », The Torch, oct.-déc. 1891, Lucy Rossetti, Eniakou, fév.-avr. 1892, Olive Garnett, « Nature and Circumstance », fév.- avr. 1892, Helen Rossetti, « The story of Ali-Es Tory », 1891-avril 1892.

25  Nouvelle série, n° 9, 18 février 1895, « In Memoriam », article élégiaque non signé en hommage à Auguste Vaillant, terroriste anarchiste venant d’être exécuté en France ; Nouvelle série, n° 12, 18 mai 1895 : article de Mollet sur Ravachol.

26  Extrait des discours de Trunk et Turner, The Torch, avril 1892, p. 32-34.

27  A. Cohen, « Emile Henri » (vol. 2, n° 2, 18 juillet 1895), P. Gori, « Sante Caserio » (vol. 2, n° 1, 18 juin 1895) ; Gustave Mollet, « Ravachol » (n° 12, Nouvelle Série, 18 mai 1895), Sébastien Faure, « Vaillant » (vol. 2, n° 9, 1 mars 1896).

28  Nouvelle série, n° 10, 18 mars 1895 (Traduction de l’auteur).

29  Jean Maitron et Alain Droguet, « La Presse anarchiste française de ses origines à nos jours », Le Mouvement social, n° 83, L'Anarchisme ici et là, hier et aujourd'hui (avr.-juin 1973), p. 9-22.

30  Voir notamment le volume 2, n° 2, 18 juillet 1895, qui donne un aperçu de ces différents réseaux de distribution, dans une période d’activité particulièrement développée en énumérant huit différents points de vente à Londres, 15 réunions de propagande en plein air, et, en quatrième de couverture, de nombreux journaux internationaux et pamphlets italiens vendus par « L. Razzia » dans Ossulston street, au centre de Londres.

31  Vol. 2, n° 11, 15 novembre 1892 ; vol. 3, n° 3, 15 mars 1893. Il est en revanche probable que cette parution n’a pas fait l’objet d’une publication officielle, puisque la première parution recensée dans le catalogue de la British Library est celle de George Woodcock, en 1992.

32  Les nouvelles de Zola paraissent sous le titre anglais « Four Wedding Nights » (publication annoncée en mai 1895, numéro de juin 1895 non consultable actuellement) et « The honeymoon » ; le texte de Bjørnstjerne Bjørnson est intitulé « The Scamp ».

33  « Revista de Forcas », A Propaganda Anarquista, 13 février 1894, vol. 1, n° 1.

34 La Grève Générale/ La Sciopero Generale, Londres, 1902.

35  Constance Bantman, The French Anarchists in London ; « The Militant Go-between: Émile Pouget's Transnational Propaganda (1880-1914) », Labour History Review, 2009, 74 (3), p. 274-287.

Pour citer ce document

Constance Bantman et Pietro Di Paola, « La presse militante transnationale: The Torch (1891-1896), journal anarchiste londonien », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/la-presse-militante-transnationale-torch-1891-1896-journal-anarchiste-londonien