Les journalistes : identités et modernités

Les « Janus » de la communication de masse : des journalistes-hommes politiques dans la presse radicale, au début de la IIIe République

Table des matières

SOLANGE DE FRÉMINVILLE

Au début de la IIIe République, ceux qui sont à la fois des journalistes et des hommes politiques ont deux visages qui leur permettent d’occuper pleinement le nouvel espace public républicain – la sphère où les professionnels du discours public, hommes politiques, journalistes et savants, débattent des questions dont ils jugent bon de s’emparer. Cet espace public émerge avec le libre exercice du suffrage universel masculin, la liberté de la presse, et prend une dimension nationale1. Les journaux y occupent une place majeure, en particulier les quotidiens parisiens à un sou, diffusés dans l’ensemble de l’Hexagone, et la presse régionale populaire, qui répercute au jour le jour, dans ses premières pages, ce qui se dit dans les lieux du pouvoir central.

Dans cet espace public républicain, tel Janus, le journaliste-homme politique s’adresse à tous et se rend visible de tous, de ses pairs comme des innombrables lecteurs-électeurs. Il s’adapte ainsi aux nouvelles contraintes de la sphère publique. Dans la presse radicale, parisienne et régionale, qui est l’objet de cette étude (Le Radical [Paris], La Dépêche [Toulouse], Le Petit Méridional [Montpellier]), ils se nomment Arthur Huc, Maurice Sarraut, Jules Gariel, Arthur Ranc, Henry Maret, Jean Jaurès, Georges Clemenceau…, pour les plus connus d’entre eux. Il s’agit également des rédacteurs départementaux et correspondants locaux de ces quotidiens régionaux, qui jouèrent un rôle politique essentiel à l’échelle de leur territoire.

Ces incarnations modernes de Janus ne constituent que l’aspect le plus visible de l’étroite imbrication entre presse et politique, qui est ancienne. Sous la Révolution française, comme en 1848, il arrive, par exemple, qu’un quotidien républicain constitue une entreprise politique, aux mains d’un seul homme ou d’un groupement. Il sert à imposer une personnalité, emploie des journalistes militants, constitue un réseau, diffuse le programme électoral, engage la lutte contre les adversaires…2 Ceux qu’on appelle les « publicistes » sont des hommes politiques, écrivains, savants, tels que Guizot, qui collaborent ponctuellement ou régulièrement à un journal pour prolonger le débat public en dehors de l’enceinte parlementaire, en s’adressant à un public restreint.

Mais, sous la IIIe République, la situation est plus complexe : il se produit un double mouvement d’autonomisation des deux grands pôles de l’espace public, la politique et la presse, et en même temps, me semble-t-il, d’interdépendance croissante entre ces deux pôles3. L’autonomisation va de pair avec la professionnalisation des journalistes et des hommes politiques, de 1880 à 1914. Cette différenciation se manifeste par l’essor de quatre grands quotidiens populaires, Le Petit Journal, Le Petit Parisien, Le Journal et Le Matin, qui affirment leur neutralité, tandis que périclitent des journaux d’opinion ancienne manière, tels que La République française, quotidien politique gambettiste. Elle se traduit également par la rapide augmentation du nombre de journalistes qui alimentent la presse parisienne en « actualités » en tous genres, faits divers, informations sociales, économiques, culturelles, mondaines, financières, etc., et par le développement de méthodes spécifiques à la profession, telles que le reportage et l’interview. Enfin, la profession de « journaliste » cherche à être reconnue en tant que telle et défend ses intérêts4.

Cependant, les historiens ont également souligné une autre facette de la réalité sociale : les liens très étroits entre les journalistes et le pouvoir politique, manifestes dès les premières décennies de la IIIe République. Les uns sont occultes, comme l’a révélé notamment le scandale de Panama. Les autres, visibles et légitimes, comme le prouvent les relations entretenues par des associations de journalistes avec les gouvernements républicains5. Autre signe manifeste de cette interdépendance : la possibilité d’être à la fois journaliste et député (ou sénateur, ou conseiller municipal), qui a déjà été soulignée par des historiens6, notamment dans le camp radical, qui est l’objet de notre étude. Mais pas seulement. Des journalistes-hommes politiques se trouvent parmi les nationalistes antisémites (Édouard Drumont et Maurice Barrès) comme dans les groupes de républicains modérés : par exemple, Arthur Ranc, dans les années 1880 ; Adrien Hébrard, directeur du Temps (quotidien de référence du personnel dirigeant de la IIIe République) et sénateur de la Haute-Garonne de 1879 à 1897 ; Jean Dupuy, patron du Petit Parisien, sénateur des Hautes-Pyrénées de 1891 à 1919 et plusieurs fois ministre.

Quel est l’enjeu ? En étudiant la xénophobie et l’antisémitisme des années 1880 à 1914, dans le Midi viticole, je me suis efforcée de comprendre comment s’élaboraient et se diffusaient des représentations négatives de l’étranger et du Juif. Cela soulève une question essentielle : qui donne le « la » ? Comme l’ont montré plusieurs historiens, les journaux, dans leur ensemble, véhiculaient les références nationales, « le patriotisme », le « nous Français » opposé aux étrangers, les différentes expressions de la haine de l’autre (xénophobie, racisme, antisémitisme), en particulier dans des rubriques très lues, celles des faits divers et des feuilletons7. Mais il me semble utile d’examiner également l’hypothèse d’un rôle majeur des journalistes-hommes politiques, en raison de leur position privilégiée au cœur de l’espace public républicain. Dans mes lectures de la presse radicale régionale, les articles qu’ils ont signés et qui véhiculent des représentations négatives du Juif représentent une part importante du discours antisémite.

Mes principales sources :

- les trois quotidiens radicaux : La Dépêche, Le Petit Méridional, Le Radical ; mais en tenant compte de la multiplicité des collaborations des journalistes politiques ;

- les dossiers de la Légion d’honneur ;

- les dictionnaires de la presse au début de la IIIe République ;

- des écrits d’Arthur Ranc, Souvenirs, correspondance, 1831-1908, Paris, Édouard Cornély et Cie Éditeurs, 1913.

Dans un premier temps, je montrerai que ces quotidiens radicaux, à la fois entreprises politiques et journaux populaires, constituent une ressource collective pour se lancer en politique ou, une fois les journalistes-hommes politiques élus, pour faire carrière. Ils sont au cœur de l’interdépendance entre les deux pôles principaux de l’espace public républicain.

Comme nous le verrons dans un deuxième temps, ces journalistes-hommes politiques font partie des élites, de par leurs mandats électifs, leurs fonctions de journalistes politiques ou leur statut de dirigeant d’un quotidien, qui leur donnent un accès privilégié et légitime à la sphère publique. Selon les individus et les périodes, les parcours diffèrent, en fonction de la forme donnée à leur intervention politique, mais la presse y occupe une place prépondérante.

Dans un troisième temps, nous étudierons de quelle manière les journalistes-hommes politiques de la presse populaire radicale se sont adaptés à la communication de masse, non seulement en maniant l’arme de la polémique, mais aussi en déclenchant des campagnes de presse, en se faisant les porte-paroles des opprimés, des victimes, de tous ceux qui n’ont pas accès à l’espace public, en dénonçant des injustices, des scandales, en se lançant eux aussi dans des reportages et des enquêtes, et donc dans la révélation d’informations inédites.

1. Au cœur de l’interdépendance entre presse et politique

Le Radical, La Dépêche, Le Petit Méridional : entreprises politiques et journaux populaires

Le Radical, La Dépêche, Le Petit Méridional, tout en étant clairement engagés dans la mouvance radicale, appliquent les recettes éprouvées par les grands quotidiens populaires : un prix bas (cinq centimes) et de la publicité, une presse d’information générale, des faits divers, des romans-feuilletons. Ils échappent aux catégories classiques, « presse d’opinion » ou « presse d’information »8.  Pour leur implantation régionale, La Dépêche, fondée en 1870 à Toulouse, et Le Petit Méridional, fondé en 1876 à Montpellier, ont mis en place des éditions locales alimentées par des correspondants, ainsi qu’un maillage serré de dépositaires, qui ont largement contribué à leur succès. À la fin du XIXe siècle, La Dépêche dépasse les 100 000 exemplaires et en 1914, frôle les 300 000 exemplaires, diffusés dans 30 départements du Midi. Le Petit Méridional se développe sur un territoire plus réduit, entre le Rhône, le Roussillon et la frange sud du Massif central. Son tirage atteint 85 000 exemplaires vers 1900, puis se tasse à 70 000 exemplaires à la veille de la Première Guerre mondiale9. Ce sont des entreprises florissantes, qui font des bénéfices. Fondé juste avant les élections législatives de 1881 par Victor Simond et Henry Maret, Le Radical s’est voulu un journal d’information et non de propagande, il a bénéficié d’un lancement commercial, mais ne semble pas avoir eu le succès espéré. À partir de 1911, il est l’organe de presse du Parti radical10.

Une ressource collective, la presse, pour faire de la politique

La presse apparaît comme un recours mobilisable par des individus sans ressources personnelles11.  Elle constitue un moyen sûr d’intégrer, d’entretenir, de développer un réseau, de constituer un important capital de notoriété et d’influence pour se lancer en politique, pour faire carrière une fois élu, ou encore pour rester en lice après avoir perdu un mandat électif. C’est aussi une source de revenus, de plus en plus indispensable, pour des professionnels de la politique12.

Les journalistes-hommes politiques radicaux sont tous dans ce cas. Nés dans de petites villes de province, issus de la petite ou moyenne bourgeoisie, ils deviennent journalistes, en région ou à Paris, pour se lancer en politique ou faire carrière.

Ainsi, Arthur Ranc, né en 1831, fils d’un avoué de Poitiers, après des années de vicissitudes dues à son engagement républicain sous le Second Empire, se retrouve à Paris, correcteur typographique, dans les années 1860. Il se met alors à collaborer à la presse républicaine et se rapproche de Gambetta, qu’il servira directement dans le gouvernement de la Défense nationale en 1870-1871. Il fera de son métier de journaliste la base principale de son activité politique et sa source de revenus la plus constante, tout en étant élu député de la Seine de 1881 à 1885, dans le camp opportuniste, puis sénateur de la Seine de janvier 1891 à janvier 1900, premier président du groupe de la Gauche démocratique13, rattaché aux radicaux, et enfin sénateur de la Corse de 1903 jusqu’à son décès en 1908. Il a collaboré à La République française dans les années 1870, pris la direction de La Petite République française de 1880 à 1886. Après son échec aux législatives de 1885, il dirige le Petit National (1886-1887), puis le Mot d’ordre (1888) et le Paris (1889-1897). Dans les années 1890, il collabore à La Dépêche, au Matin et, à partir de 1897, au Radical. En 1903, il prend la direction de L’Aurore14.

Autre exemple : Arthur Huc, futur directeur de La Dépêche, naît en 1854 à Sigean (Aude). Son père est alors un « marchand épicier » de 21 ans15, dont les affaires ont ensuite prospéré. En 1872, il commence des études de droit à Paris, cherche à faire de la politique, part à Lyon et Tours, puis revient à Paris en 1878. Il entre comme journaliste au Voltaire en 1879 et à L’Union Républicaine en 1880, se rapproche d’Allain-Targé, qui, une fois ministre dans le gouvernement Gambetta, le recrute comme secrétaire particulier. Lors de la chute du gouvernement, il est employé dans une direction du ministère des Finances. Allain-Targé le reprend à son service en 1885, dans un nouveau ministère. Puis Arthur Huc est nommé sous-préfet en 1887 et 1888, mais il est sanctionné à la suite d’un scandale (en 1889, à Soissons, il soudoie un candidat pour qu’il se démette, car ils sont deux candidats côté républicain) et quitte son poste. Fin de sa carrière administrative… Il rebondit en se tournant vers la presse. Recommandé par le journaliste radical Paul Strauss, il devient en 1890 correspondant de La Dépêche et prend la responsabilité des bureaux parisiens. En 1894, il est nommé directeur du quotidien régional à Toulouse16.

À l’échelle locale, une situation fusionnelle

Les rédacteurs départementaux et correspondants du Petit Méridional et de La Dépêche sont issus de la petite ou moyenne bourgeoisie urbaine et rurale : ils sont fils d’imprimeur, de commerçant, de négociant, de petit industriel, d’avocat, de petits ou moyens propriétaires. Lorsqu’ils sont recrutés par les deux quotidiens régionaux parmi les militants républicains, radicaux ou socialistes, ils sont instituteurs, professeurs de collège, vendeurs dans un magasin, employés dans une administration municipale ou préfectorale, employés des postes ou des télégraphes, correcteurs d’imprimerie, employés de banque, employés du chemin de fer, employés d’une caisse de retraite, juges de paix et, plus rarement, écrivains. Le journalisme est pour quelques-uns un métier à part entière, pour la plupart une activité complémentaire, en raison de la faible rémunération perçue. Dans tous les cas, c’est une façon privilégiée d’intervenir et de peser dans la vie politique locale, au service de l’entreprise de presse qui les emploie.

Deux exemples. D’abord, celui de Léon Dupré. Né à Béziers (Hérault) en 1855, il est le fils d’un patron de café, républicain, conseiller municipal radical. Il travaille comme vendeur dans un grand magasin, mais se fait renvoyer pour avoir fomenté une grève. Il propose des articles sur ce conflit social au Petit Méridional qui le recrute en novembre 187617. Quelques années après, il prend la tête de la rédaction biterroise qu’il conservera jusque dans l’entre-deux-guerres. Il soutient activement les candidats radicaux. En 1889, le temps de la campagne électorale, il crée un quotidien local, Le Combat, radical et antiboulangiste, au service d’Émile Vernhes18.

À Agde (Hérault), Honoré Muratet, 32 ans, clerc d’avoué et agent d’assurances, correspondant du Petit Méridional et de deux autres journaux du sud de la France, est élu conseiller d’arrondissement en août 1898, sous l’étiquette radicale-socialiste. Il anime un comité, qui fonde un journal agathois, L’Étincelle. Charles Farras, ouvrier agricole, syndicaliste, qui lui succède après sa mort en 1899, suit le même chemin : correspondant du Petit Méridional, il fait partie de l’équipe qui refonde L’Étincelle le 5 mai 1901, se réclame lui aussi du radical-socialisme et soutient Louis Lafferre. Il est alors secrétaire de mairie, puis secrétaire de la Bourse du travail19.

On pourrait multiplier les exemples : des rédacteurs locaux de La Dépêche, Léon Castel à Carcassonne, Marius Richard à Nîmes, Paul Grenier à Perpignan, Irénée Bonnafous dans le Tarn-et-Garonne furent autant d’agents politiques renommés au service du mouvement, puis du Parti radical. « Tout passait par eux, par eux souvent le maire devenait conseiller général, et ils étaient intimement mêlés à la vie locale20 ».

Cette double activité, considérée comme légitime, leur donne un accès privilégié à la sphère publique et fait d’eux des membres à part entière des élites républicaines, nationales ou locales.

2. « Janus », une position privilégiée et légitime, trois variantes

Une position privilégiée et légitime

Dans la presse, les journalistes politiques forment une élite. Selon Christian Delporte, ils se situent en haut de l’échelle sociale et de celle des rémunérations21. Les journalistes-hommes politiques cumulent parfois ce revenu avec une indemnité parlementaire ou celle d’un élu municipal. Il leur arrive aussi d’être rémunéré pour des collaborations régulières par deux ou trois journaux. Symboliquement, Maurice Sarraut comme Jules Gariel se présentent comme « publicistes », et non comme « journalistes », dans les documents transmis pour la Légion d’honneur. Dans la profession, ils se distinguent plus encore par leur accès privilégié, d’une part à la une des journaux, où ils signent le plus souvent l’article de tête, d’autre part à la tribune parlementaire ou aux coulisses de la scène politique. De ces différentes places, ils échangent avec leurs pairs, journalistes politiques, députés, sénateurs, ministres…

Autre signe de leur appartenance à l’élite : plusieurs d’entre eux occupent des postes de responsabilité à la tête des associations de journalistes ou de patrons de presse, dans lesquelles ils défendent les intérêts de leur profession tout en affichant leurs liens étroits avec les ministères. Ranc préside l’association des journalistes républicains, de 1888 jusqu’à son décès en 190822. Au milieu des années 1890, il devient vice-président du Comité général des associations de la presse française. Victor Simond, directeur du Radical, a longtemps occupé la fonction de syndic de l’association des journalistes républicains, de vice-président de sa caisse de retraite et de syndic de la presse parisienne23. Maurice Sarraut devient en 1897 secrétaire du Syndicat des journalistes socialistes24.

Lors du banquet de l’association des journalistes républicains, le 4 février 1906, Rouvier, président du conseil, est présent et fait un discours. Ranc le salue et se réjouit des liens très étroits entre les gouvernements républicains et l’association25. C’est un rituel, depuis les premières assemblées générales26. Les liens financiers en représentent un aspect non négligeable : les gouvernements ont favorisé la constitution de la caisse de retraite de l’association des journalistes républicains, en autorisant l’émission de bons à lots, pour des montants importants27.

La position de journaliste-homme politique est non seulement privilégiée, mais aussi légitime. C’est un non-dit. Le fait est implicitement admis, jamais contesté. Ainsi, Arthur Ranc fut à la fois considéré comme un proche conseiller de Gambetta, un soutien de l’opportunisme dans les années 1880, puis un mentor du radicalisme, mais aussi comme l’une des meilleures plumes politiques de sa génération, autant qu’un expert des tractations en coulisses, à l’avant-garde de la défense républicaine, contre les boulangistes, puis parmi les premiers dreyfusards. Henri Avenel, en 1901, précise dans la courte biographie de Victor Simond qu’il est le fondateur et directeur du Radical, « dont on sait la haute influence politique28 ». Arthur Huc, sans jamais solliciter de mandat électif, et Maurice Sarraut, sénateur à partir de 1913, reçoivent dès cette époque de nombreuses marques de considération pour avoir fait de La Dépêche un grand quotidien populaire régional, en même temps que l’outil de l’expansion et de la structuration du mouvement radical29.

La double activité des rédacteurs départementaux et correspondants locaux de la presse quotidienne régionale radicale est tout aussi légitime et leur ouvre la porte des élites locales. Ainsi, à Béziers, Léon Dupré, cité plus haut, devient un membre influent du Grand Orient, d’associations laïques et de sociétés mutualistes30.

Trois variantes

1) Journaliste avant tout : influer sur le cours de la vie politique avec leur plume, c’est leur activité principale. Tous ont connu cette situation à une période de leur vie. Arthur Ranc et Maurice Sarraut, notamment, ont pendant une longue période exercé la profession de journaliste, au point de s’investir dans la défense de son identité et de ses intérêts. Cela ne les a pas empêchés d’être élus député ou sénateur et de contribuer à la mobilisation et au rassemblement du mouvement radical.

Maurice Sarraut débute comme correspondant de La Dépêche en 1889, à Carcassonne. Il a à peine 20 ans. En 1891, il est promu secrétaire de rédaction à Toulouse. En 1892, il rejoint les bureaux parisiens de La Dépêche et devient rédacteur parlementaire. À partir de 1894, il dirige la rédaction parisienne, bientôt secondé par son jeune frère Albert, tout en préparant sa licence de droit, qu’il obtient en 1895, ce qui lui permet d’exercer également la profession d’avocat31. En 1897, il collabore également à La Petite République et devient secrétaire du Syndicat des journalistes socialistes. Son ascension rapide est favorisée par son entregent dans les milieux politiques. Avec son frère Albert, il s’implique à tous les niveaux dans l’animation et l’organisation du mouvement radical, dans l’Aude comme à Paris, en lien étroit avec Arthur Huc et les correspondants de La Dépêche comme avec les députés et sénateurs radicaux du Midi, dont certains, tel Dujardin-Beaumetz, deviennent de proches amis, de même que Jaurès et Clemenceau. Les deux frères jouent un rôle actif au congrès de fondation du Parti radical, en 1901, et lors des congrès suivants, de même que dans la création de la Fédération départementale de l’Aude, en novembre 1903. Maurice Sarraut entre au conseil d’administration de La Dépêche en 1909 et assume la codirection du quotidien aux côtés d’Arthur Huc. En 1902, Albert Sarraut remporte les législatives dans la circonscription de Narbonne. En 1913, Maurice est élu sénateur de l’Aude32.

2) Homme politique avant tout : un parlementaire pour qui la presse est l’outil indispensable de sa carrière et de l’accès au pouvoir. S’il échoue aux élections, il s’appuie sur la profession de journaliste pour maintenir sa capacité d’intervention dans l’espace public et conquérir un nouveau mandat, mais aussi pour s’assurer un revenu, car il est, non pas un notable ou un publiciste de l’ancienne manière, mais un professionnel de la politique à l’épreuve du suffrage universel. Les deux figures les plus emblématiques de ce profil sont Jean Jaurès et Georges Clemenceau.

Élu député en 1885, Jaurès fait de La Dépêche, à partir de 1887 et jusqu’en 1914, à la fois l’outil majeur de son implantation durable dans le Tarn et à Toulouse, et sa première vitrine dans un quotidien populaire, auprès d’un large public. Collaborateur politique, il remet un article par semaine, qui lui est payé 100 F. Il s’assure le soutien amical et politique des dirigeants, Arthur Huc et Rémy Sans. Non seulement ils appuient sa candidature à chaque élection législative, mais quand il perd son siège de député en 1889, il est plus que probable qu’ils l’aident se faire élire au conseil municipal de Toulouse en juillet 1890, où il reste jusqu’à sa réélection à une législative partielle de janvier 1893. À Toulouse, Jaurès joue longtemps un rôle important, en lien étroit avec Arthur Huc, dans la composition des listes électorales et des équipes municipales33. À partir de 1893, il collabore également à La Petite République, quotidien parisien dirigé par le socialiste indépendant Alexandre Millerand. C’est un deuxième outil de communication politique, cette fois socialiste, d’envergure nationale et à la recherche d’un large public. En 1897, il collabore également au Matin et à La Lanterne34. Battu aux législatives de mai 1898, Jaurès prend la direction de La Petite République, au côté de Gérault-Richard. Il s’assure ainsi un gagne-pain confortable et en fait rapidement un second tremplin politique, en menant le combat en faveur de Dreyfus et pour l’union des socialistes. Enfin, en avril 1904, Jaurès crée son propre journal, L'Humanité, qui deviendra dès 1905 le quotidien d’information du mouvement socialiste unifié. Il tente d’y appliquer les recettes qui ont fait le succès des journaux à un sou, non sans rencontrer de nombreuses difficultés35.

3) Dirigeant d’un quotidien, mentor, bâtisseur, financeur du mouvement radical : pas de mandat électif, mais une direction politique influente, à la tête d’un quotidien, contribuant à élaborer des programmes électoraux, rallier et financer des candidats, structurer un mouvement, attaquer ou soutenir les pouvoirs en place, au niveau local et national. Tel est le profil de Jules Gariel, directeur du Petit Méridional, d’Arthur Huc, directeur de La Dépêche, et de Maurice Sarraut, une fois directeur en 1909, de Victor Simond et d’Henry Maret, à la tête du Radical, d’Arthur Ranc, quand il prend les rênes de journaux.

Une fois à la tête du Petit Méridional, en 1885, Jules Gariel signe régulièrement des éditoriaux sous le pseudonyme de Pangloss. C’est un franc-maçon, très proche de Michel Vernière, député radical de l’Hérault de 1882 à 1893, et de Louis Lafferre, député de la première circonscription de Béziers (1898-1919), figure majeure du radicalisme méridional, qui signe des éditoriaux dans Le Petit Méridional, à partir de février 1900, en même temps que Gaston Doumergue, député de la 2e circonscription de Nîmes (1893-1910), puis sénateur36. Il soutient le groupe des « lafferristes » (dont Vernière, Pezet, Suchon et Lafferre lui-même), contre celui des « razimbaudistes » (dont Laissac, Nègre, Pech et Razimbaud lui-même) qui ont l’appui de La Dépêche37. Il est l’un des principaux dirigeants radicaux dans l’Hérault. La manière dont Le Petit Méridional décrit son engagement en faveur de la R. P. (représentation proportionnelle) en 1912 est significative : Jules Gariel « a bataillé au Comité exécutif du Parti radical, dans le journal, dans les groupements politiques ; sous son inspiration, le journal a pris sa large part à la diffusion du principe de représentation des minorités ; l’idée a depuis fait son chemin : elle va se réaliser.38 »

Arthur Huc et Maurice Sarraut sont encore plus influents, en raison de l’immense audience de La Dépêche et de l’important réseau de députés et sénateurs méridionaux qui lui est lié. Les deux hommes auraient notamment joué un rôle déterminant dans le soutien apporté à Waldeck-Rousseau, président du conseil (1899-1902), puis à Combes (1902-1905) et enfin à Clemenceau (1906-1909)39.

Telle est également la situation de plusieurs correspondants de La Dépêche et du Petit Méridional, à l’échelle de leur territoire40. Irénée Bonnafous, correspondant de La Dépêche à Montauban à partir de 1898 et patron de L’Indépendant du Tarn-et-Garonne, membre influent du Grand Orient, était réputé tirer « toutes les ficelles de la politique locale41 ». Paul Grenier, à Perpignan, a présidé la Fédération radicale des Pyrénées-Orientales à partir de 191242.

Pour séduire un large lectorat, au-delà des militants, et conquérir un leadership, encore faut-il s’adapter à la communication de masse. C’est ce que nous allons étudier dans un troisième temps.

3. Polémistes, justiciers dénonçant des scandales et reporters

Dans l’espace public républicain, les journalistes-hommes politiques de la presse populaire radicale se plient aux règles de la communication de masse : écrire dans un langage accessible, en utilisant des mots simples et des lieux communs ; fabriquer et imposer « l’actualité » ; et enfin élaborer un récit suscitant l’émotion et l’identification des lecteurs, enchaînant les stéréotypes, selon un schéma immuable, opposant agresseurs et victimes43. Sous la plume du journaliste-homme politique, cela se traduit notamment par des campagnes polémiques, une rhétorique de la dénonciation, celle des injustices et des scandales, mais aussi par l’usage du reportage et de l’enquête.

L’art de tout politiser : polémistes en campagne, journalistes-justiciers

Les journalistes-hommes politiques de la presse populaire radicale ne sont pas uniquement des commentateurs, qui tirent les leçons de tel débat à l’assemblée ou qui prennent position sur tel projet de loi. Tout, sous leur plume, peut devenir une actualité politique. Rien à voir avec les fameux chroniqueurs des époques précédentes, qui avaient l’art de parler de tout et de rien avec esprit. Ni avec les publicistes, qui cultivaient l’entre soi et dont les débats d’idées ne s’adressaient qu’aux happy few. Sous la IIIe République, ils produisent de l’information politique pour le grand public sur tous les thèmes : le clergé, la condition ouvrière, l’appartenance religieuse, les grèves, les enfants, etc. Et pour susciter l’intérêt des lecteurs, pour faire sensation, rien ne vaut une bonne polémique, la dénonciation d’une situation injuste ou la révélation d’une affaire.

Gambetta et Ranc ont lancé les premières polémiques contre le clergé dans La République française et d’autres journaux. Gambetta s’est rapidement félicité de leur succès. Francisque Sarcey rappellera, des années après, que la campagne anticléricale sous l’Ordre Moral « avait donné au journal [Le XIXe siècle] un essor prodigieux ». Selon Gambetta, elle s’est imposée parce qu’elle s’est investie d’un sens « patriotique » – donc politique, au service de l’idéologie nationale républicaine44. La presse radicale n’a cessé ensuite d’engager, d’entretenir ce thème. Au moment où les radicaux ont bataillé pour l’interdiction des congrégations, leurs journaux ont monté en épingle des affaires mettant en cause des « satyres en soutane »45.  

L’impact immense de La Libre Parole et de ses confrères, qui ont déclenché le scandale de Panama et l’affaire Dreyfus, en a fait réfléchir plus d’un. Dans La Dépêche, en janvier 1893, Arthur Huc et Maurice Sarraut lancent leurs flèches contre Rothschild, « les reptiles » (les Allemands), les « Juifs allemands » dans la presse étrangère… Le 7 novembre 1894, Maurice Sarraut dénonce les « protecteurs hauts placés » qui soutiennent le « traître » Dreyfus et la vénalité de la presse : « Sa famille paie 2 à 3 journaux parisiens pour le défendre ». Le 12 novembre, sous le titre « brelan de scandales », il réaffirme la culpabilité du traître Dreyfus et dévoile une nouvelle affaire : des ventes frauduleuses au ministère de la Guerre, auxquelles seraient mêlés un fabricant et des journaux. En septembre 1896, il s’indigne d’un nouveau scandale : l’évasion de Dreyfus. La rhétorique de la dénonciation est bien en place.

Clemenceau adopte les recettes de la presse populaire en octobre 1893, après son échec aux législatives. Il baisse à cinq centimes le prix de vente de son journal La Justice, et, lui qui écrivait très peu d’articles, prend désormais la plume pour se faire le défenseur des opprimés et réclamer la justice sociale. Il puise des preuves de ce qu’il avance dans les faits divers : c’est son « thermomètre social »46. Lors de son combat pour la révision du procès Dreyfus, dans L’Aurore et La Dépêche, il lance la bataille sur deux fronts. En janvier 1898, avec la publication de l’article de Zola, « J’accuse », volontairement diffamatoire, il frappe un grand coup. Mais il engage aussi une nouvelle campagne anticléricale, sur la même ligne que celle d’Arthur Ranc (lancée dès septembre 1896), dénonçant l’alliance du « sabre » et du « goupillon » et assimilant antisémitisme et cléricalisme, de manière à rallier les radicaux sous cette bannière. Sans compter toutes ses formules qui font mouche : Esterhazy « le uhlan », le combat contre « la raison d’État », l’engagement des « intellectuels », etc.47

La polémique, cela consiste désormais à engager un débat, à coups de griffes, avec ses pairs, journalistes politiques, députés, sénateurs, ministres…, en traçant le schéma manichéen dans lequel s’inscrivent ennemis et amis. Arthur Ranc, dans un éditorial de La Dépêche intitulé « L’Édit de Nantes », en novembre 1894, désigne Henri Fouquier, qui a signé un article contre l’antisémitisme dans L’Écho de Paris, comme son seul allié, dans une querelle qui l’oppose à la plupart des journalistes, ceux-ci se déchaînant contre les appuis dont bénéficierait Dreyfus. Le 6 mars 1898, dans Le Radical, Henry Maret raille le président du conseil Méline, « l’homme heureux », allié des cléricaux, qu’il désigne comme non patriotes. Le journaliste dénonce son usage de l’antisémitisme : Méline chercherait à détourner l’attention des Français des vrais enjeux des élections. Jaurès n’est pas en reste. Dans La Dépêche, il attaque ses ennemis politiques, du « petit juif bossu » Naquet, allié du clergé48, aux « faux socialistes49 », ou s’en prend à « l’avidité cosmopolite50 » et à « la puissance juive51 ».

Une polémique entre journalistes-hommes politiques peut même s’afficher dans un journal. Dans La Dépêche, pour la première fois, en 1898, Huc ferraille contre Clemenceau et Jaurès, ou avec des lecteurs, à propos de l’affaire Dreyfus. Le 19 juillet 1904, Huc voit a posteriori dans la publication de ces points de vue opposés sur un même sujet l’émergence d’une nouvelle conception de la presse, un modèle repris par d’autres journaux depuis. Un journal n’est plus l’organe d’un « parti », d’une doctrine, il doit susciter l’intérêt en accueillant des débats, même virulents, et par là même se montrer « neutre ». En réalité, c’était déjà la ligne éditoriale de la grande presse, une manière d’afficher son refus d’un parti pris politique.

Lecteurs de journaux et reporters-enquêteurs

Leurs sources et leurs pratiques journalistiques se diversifient pour s’adapter aux règles de la communication de masse. Ce sont à l’évidence de grands lecteurs de journaux. En effet, leurs articles font fréquemment référence à d’autres journalistes ou d’autres publications, quand ils ne sont pas des réponses directes à tel ou tel. Chaque jour, ils se mettent au courant de l’actualité, lisent ce que leurs homologues écrivent, s’intéressent aux comptes rendus des débats parlementaires.

Mais ils descendent également dans la rue, chercher des informations neuves, inédites, recueillir des avis de personnes qui n’ont pas leur accès privilégié à l’espace public. Ils sont de moins en moins des journalistes « en chambre », travaillant chez eux, au siège des rédactions ou dans des cafés. Sans doute ont-ils été incités à s’approprier ces nouvelles pratiques professionnelles, d’autant que les articles s’appuyant sur ce travail de terrain ont un impact plus grand : ils bénéficient de « l’autorité de la chose vue »52.

Maurice Sarraut est le plus emblématique de ces nouveaux journalistes-hommes politiques qui se baptisent eux aussi reporters et mènent des enquêtes. Ses reportages portent sur la grève de Carmaux en 1892, les procès Dreyfus et Zola, les voyages du président de la République (Félix Faure en Russie durant l’été 1897, le président Loubet à Rome en mars 1904). Il mène aussi des enquêtes sur le « Syndicat Dreyfus » en novembre 1897, sur l’impôt sur le revenu en Suisse au printemps 189853, sur la marine marchande en Angleterre en 190054.

Dans la veine du reportage, le 29 août 1899, alors que se termine le procès de Rennes, un collaborateur politique de La Dépêche, Henry Bérenger, futur sénateur, signe l’article de tête, intitulé « Impressions morales ». Il est allé en Basse-Bretagne interroger les « paysans bretons » : que pensent-ils de Dreyfus et du procès de Rennes ? Sur deux colonnes, en s’appuyant sur cette forme ancienne de sondage ou de « micro-trottoir », il dénonce l’influence de la presse populaire, Le Petit Journal et La Croix, antidreyfusards, et celle du petit clergé qui a des préjugés antijuifs, en milieu rural.

D’autres se sont mis à ces nouvelles pratiques professionnelles. Par exemple, Jaurès. Au printemps 1895, lors de son voyage en Algérie, où il va se reposer à l’invitation de René Viviani, il s’informe de la situation sociale et politique, assiste au congrès du Parti socialiste algérien, organisé par le journaliste antisémite Daniel Saurin, et tire de ce voyage deux grands articles, publiés dans La Dépêche en mai. Il livre son analyse de la situation algérienne, hostile aux Juifs, et prétend l’étayer d’informations recueillies sur place55. Autre exemple célèbre : « ses preuves » de l’affaire Dreyfus, fruits d’une enquête personnelle, dont Jaurès prépare l’édition sous forme d’ouvrage. La publication des premiers chapitres dans La Petite République, au cours de l’été 1898, sous forme de feuilleton, précède la parution du livre, en octobre de la même année56.

Les correspondants locaux : l’information tous azimuts au cœur des batailles politiques locales

Si leur premier travail est de collecter des informations politiques, économiques, sociales, culturelles et d’envoyer régulièrement des brèves à la rédaction, les correspondants lisent aussi les organes de presse rivaux et se lancent souvent dans des controverses avec leurs journalistes. Dans Le Petit Méridional, par exemple, les polémiques avec le quotidien populaire conservateur L’Éclair (Montpellier), comme avec La Croix, se renouvellent très régulièrement dans la chronique régionale en page 3, remontent parfois en page 2 ou à la une, d’autant plus que ces deux journaux incarnent l’ennemi clérical. Au tournant du siècle, la rivalité du Petit Méridional avec La Dépêche est tout aussi vive, en particulier dans le Biterrois, mais pas seulement. Chacun soutient des élus différents, comme je l’ai déjà souligné57.

Les correspondants sont amenés à maintes reprises à écrire des commentaires politiques, qu’ils rendent compte d’une réunion du conseil municipal, d’une manifestation patriotique, d’une grève ou d’un fait divers. Ainsi, dès les années 1880, dans Le Petit Méridional, la thématique xénophobe est portée par le projet politique d’un État-nation républicain qui protège ses citoyens, défend le travail national et contrôle le séjour des étrangers. Dans la chronique régionale, en page 3, comme dans les informations locales traitées en pages 1 et 2, l’interprétation politique est déjà là. Par exemple, lorsqu’il est question de violences commises par des ouvriers français contre des ouvriers italiens ou d’un crime commis par des Espagnols, les étrangers sont stigmatisés, le lien est fait entre immigration et criminalité et la protection des nationaux, de leur sécurité et de leur emploi est vivement réclamée, au moyen de « mesures énergiques »58.

Conclusion

Dès les débuts de la IIIe République, l’interdépendance des deux pôles principaux de l’espace public républicain, la presse et la politique, s’est renforcée, comme le montrent les carrières des hommes politiques-journalistes et le développement de quotidiens qui sont à la fois des entreprises politiques de la mouvance radicale et des journaux populaires. Peu nombreux au sein de la profession à Paris, sans doute plus en province, ils apparaissent cependant comme des figures majeures de l’espace public républicain, au niveau national comme au niveau local. Leur ascension repose sur leur accès privilégié à la une des journaux, ainsi qu’à l’avant-scène politique ou à ses coulisses, et sur leur adoption des règles de la communication de masse. Leurs pratiques et leurs sources se sont modifiées. Ils ont adopté la posture des journalistes modernes, révélant des affaires, dénonçant des scandales, s’appuyant sur des faits divers ou sur des informations inédites, et, dans la polémique, déployant un nouvel art de la formule qui fait mouche. Pour toutes ces raisons, leur avis et les stéréotypes qu’ils véhiculaient ont sans doute eu un poids important.

Leur impact dépasse largement les quotidiens auxquels ils collaborent. Ils sont très souvent cités dans d’autres journaux, en particulier dans les éditoriaux et les revues de presse. Comme le souligne Henri Avenel, en 1900, à propos de Jaurès et de Gérault-Richard, qui « brillent au premier rang » des rédacteurs de La Petite République, leurs articles « sont très lus et très commentés ». Mais cet impact aurait besoin d’être mesuré précisément.

Dans leur carrière, la fonction d’homme de presse a eu un poids prépondérant. Clemenceau, déboulonné de son siège par les journaux qui ont lancé le scandale de Panama, retrouve une position de leader grâce à trois journaux : le sien, La Justice, et surtout La Dépêche et L’Aurore. En 1906, il clame : « Quelle erreur de croire qu'il n'y a pas d'action politique en dehors de la tribune et du ministère ! Quiconque a quelque chose à dire est une force incoercible. À travers tout, sous quelque forme qu'elle se produise, l'idée fera toujours son chemin.59 » Ainsi, pas de meilleure tribune que la une d’un ou plusieurs journaux pour un professionnel du discours public. Certains apparaissent même invincibles, tel Gérault-Richard, élu député lors d’une élection partielle de janvier 1895 à Paris grâce au soutien de ses amis et confrères, notamment de Jaurès, alors qu’il est en prison pour diffamation envers le président de la République, Casimir-Périer. Quelques jours après, celui-ci démissionne. Et, un peu plus tard, Gérault-Richard est amnistié60.

(U. M. R. TELEMME)

Notes

1  Gérard Noiriel, Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècles) : discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, p. 83 à 134.

2  Raymond Huard, Le Mouvement républicain en Bas-Languedoc, 1848-1881, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982, p. 21, 347-348, 438-439 ; Raymond Huard, La Naissance du parti politique en France, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996. Huard a montré que les journaux ont joué un rôle primordial dans la mobilisation politique républicaine de 1848 jusqu’aux années 1870 : ils contribuent à rassembler, structurer, diriger un mouvement qui doit s’adapter aux impératifs du suffrage universel.

3  Gérard Noiriel, op. cit. Et son Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, 2006, p. 29-35, sur la sociologie historique de Norbert Elias et le concept d’interdépendance.

4  Marc Martin, Médias et journalistes de la République, Paris, Odile Jacob, 1997. Christian Delporte, Les journalistes en France (1880-1950). Naissance et construction d’une profession, Paris, Seuil, 1999. Michael B. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences. Naissance du journalisme moderne, Paris, Aubier, 1983. Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, et al. (dir.), Histoire générale de la presse française, tome III, Paris, PUF, 1972.

5  Id.

6  Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, et al. (dir.), op. cit., p. 249-251. Thomas Ferenczi, L’Invention du journalisme en France, Paris, Payot, 1996, p. 152 sq. Christian Delporte, op. cit., p. 149 et 150. Marc Martin, op. cit., p. 140 sq.

7  Voir notamment Marc Angenot, 1889, un état du discours social, Montréal, Éditions du Préambule, 1989. Dominique Kalifa et Philippe Régnier, « Homogénéiser le corps national », in D. Kalifa, P. Régnier, M-E Thérenty et A. Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française du XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 1411-1428. Gérard Noiriel, op. cit., p. 83-134.

8  Judith Lyon-Caen souligne cette complexité nouvelle : le fait que des journaux politiques parisiens s’inspirent des méthodes de la presse populaire, tandis que celle-ci peut mener une campagne politique, par exemple celle du Petit Parisien contre la peine de mort, en 1907. Voir Judith Lyon-Caen, « Lecteurs et lectures : les usages de la presse au XIXe siècle », in D. Kalifa, P. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant (dir.), La Civilisation du Journal, op. cit., p. 23-60.

9  Henri Lerner, La Dépêche, journal de la démocratie. Contribution à l’histoire du radicalisme en France sous la IIIe République, Toulouse, Association des publications de l’Université de Toulouse, 1978 [thèse d’histoire, Paris X, 1975]. Et à propos du Petit Méridional : Roland Andréani, La Presse quotidienne de Montpellier des origines à 1944, thèse d’histoire, Toulouse, 1989. Sur ces deux quotidiens : Solange de Fréminville, La Xénophobie dans le Midi viticole (1880-1914), Paris, EHESS, 2011, p. 31 à 48.

10  Thomas Ferenczi, op. cit., p. 147-148. Et sur le rôle politique du Radical : Jacques Kayser, Les grandes batailles du radicalisme (1820-1901), des origines aux portes du pouvoir, Paris, Marcel Rivière & Cie, 1961, p. 132, 140 et 149.

11  Sans ressources personnelles, c’est-à-dire sans notoriété, sans réseau, sans influence, sans revenu suffisant pour se lancer en politique. Cette analyse est directement inspirée des travaux de Michel Offerlé, selon lequel la part prépondérante des nouveaux venus en politique, sans capital personnel suffisant, les oblige à « réunir des ressources collectives ». Certains « entrepreneurs », parmi lesquels des dirigeants de journaux, tissent des réseaux de relations locales, patronnent des candidatures, recueillent des affiliations. Michel Offerlé, Les Partis politiques, Paris, PUF (« Que sais-je ? »), 1987, p. 31-38.

12  Pour nombre d’entre eux, le journalisme est une source de revenu essentielle, parfois la seule. (Marc Martin, op. cit., p. 152-153. Gilles Candar, « Jean Jaurès », in D. Kalifa, P. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant [dir.], La Civilisation du Journal, op. cit., p. 1297-1300.) Jean Jaurès, nommé directeur de La Petite République en 1898, juste après avoir échoué aux élections législatives, touche une rémunération de 1 000 F par mois, soit plus qu’une indemnité parlementaire. Une collaboration politique à La Dépêche est rémunérée environ 100 F par article, d’après Henri Lerner.

13  Jacques Kayser, op. cit., p. 194 : Arthur Ranc fut le premier président du groupe de la Gauche démocratique, qui rassemblait les sénateurs partisans de réformes sociales. Jean-Marie Mayeur, La Vie politique sous la IIIe République, Paris, Seuil, 1984, p. 168.

14  Sur Arthur Ranc : Adolphe Robert et Gaston Cougny, Dictionnaire des parlementaires français de 1789 à 1889, Bourloton, 1890-1891, et Jean Jolly, Dictionnaire des parlementaires français de 1889 à 1940, Paris, PUF, 1960-1977 [consultés sur la base de données des députés de l’Assemblée nationale]. Henri Avenel, La Presse française au vingtième siècle : portraits et biographies, Paris, 1901. Adolphe Bitard, Dictionnaire biographique contemporain français et étranger, Paris, A. Lévy et Cie, 1887. Michael B. Palmer, op. cit., p. 100 et note 168, p. 284. Thomas Ferenczi, op. cit., p. 194-197.

15  D’après son acte de naissance, qui figure dans le dossier de la Légion d’honneur d’Arthur Huc (cf. base de données Léonore).

16  Sur Arthur Huc : Henri Lerner, op. cit., p. 91-108, 203.

17  Fabien Nicolas, Ressources privées et mobilisation politique : la construction du parti républicain radical et radical-socialiste à Béziers (1901-1939), thèse de science politique, Université Montpellier I, 2004, p. 357.

18  Roland Andréani, op. cit., p. 836.

19  Jean Sagnes, Le Midi Rouge : mythe et réalité, Paris, Éditions Anthropos, 1982, p. 123 à 152.

20  Henri Lerner, op. cit., p. 290, 419-420.

21  Christian Delporte, op. cit., p. 117. Moyenne : 350 F, salaire d’un rédacteur du service politique.

22  Ibid., p. 89. Plus largement, les professionnels du discours public sont convaincus du rôle essentiel de la presse dans la vie politique, de sa capacité à faire et défaire les carrières. Adrien Hébrard disait de Jules Ferry : « Comment […] a-t-il pu faire une carrière politique en négligeant à ce point la presse ? » Cité par Albert, in Histoire générale de la presse française, op. cit., p. 251, note 3.

23  Henri Avenel, La Presse française au vingtième siècle, op. cit.

24  Christian Delporte, op. cit., p. 124.

25  Arthur Ranc, Souvenirs, correspondance, 1831-1908, Paris, Édouard Cornély et Cie Éditeurs, 1913, p. 461.

26  Selon Marc Martin (op. cit., p. 139), des ministres républicains ont toujours été présents aux banquets qui suivent les assemblées générales annuelles des associations de journalistes favorables à la République, même au Syndicat des journalistes socialistes.

27  Marc Martin, op. cit., p. 146-149. Il y eut deux émissions de bons à lots, en 1885-1887 et en 1905. Et aucune cotisation de journaliste.

28  Avenel Henri, La Presse française au vingtième siècle, op. cit.

29  Henri Lerner, op. cit., p. 98, 137-138, 270 et 481 notamment. Il est dit de Maurice Sarraut qu’il « fit une carrière parlementaire beaucoup plus modeste que son frère Albert, mais une carrière politique bien plus importante, selon l'avis général des observateurs du temps. Elle se fondait sur ses fonctions à la Dépêche de Toulouse, grand quotidien radical du Sud-Ouest. » (Jean Jolly, op. cit.)

30  Fabien Nicolas, op. cit., p. 357.

31  Henri Lerner, op. cit., p. 136. Maurice Sarraut exerce une activité d’avocat jusqu’en 1898.

32  Ibid., p. 132-139. Jean Jolly, op. cit.

33  Henri Lerner, op. cit., p. 149-154, 541 et 546.

34  Voir Le Petit Méridional, 5 décembre 1897 et 16 janvier 1898.

35  Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2014, p. 285.

36  Roland Andréani, op. cit., p. 978.

37  Yves Billard, « Le conseil général de l’Hérault de 1901 à 1913 », in Liame, n° 23, 2011.

38  Citation d’un article du Petit Méridional de juillet 1912, qui figure dans le dossier de la Légion d’honneur de Jules Gariel.

39  Henri Lerner, op. cit., p. 470 à 480. La direction politique assurée par Arthur Huc est comparée à la direction d’un parti. Des députés et sénateurs ont protesté contre ses « procédés autoritaires » (p. 470-471).

40  Ibid., p. 421-427.

41  Ibid., p. 420-421.

42  Id.

43  Sur ce dernier point, voir la « fait-diversisation », in Gérard Noiriel, op. cit., p. 98-101. Sur l’actualité, voir Marc Angenot, op. cit.

44  Lettres de Gambetta à Ranc, in Arthur Ranc, Souvenirs, correspondance, op. cit., p. 249, 261 et 273. On pourrait dire la même chose de la campagne antidreyfusarde et antisémite : elle s’est si bien imposée parce qu’elle s’est investie d’un sens patriotique.

45  A.-C. Ambroise-Rendu, « Les faits divers », in D. Kalifa, P. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant (dir.), La Civilisation du Journal, op. cit., p. 979-997.

46  Michel Winock, Clemenceau, Paris, Perrin, 2007, p. 213 et 214.

47  La Dépêche, 23 novembre 1897, 7 décembre 1897, 18 janvier 1898.

48  La Dépêche, 16 janvier 1890.

49  La Dépêche, 5 février 1890.

50  La Dépêche, 19 février 1887.

51  La Dépêche, 26 décembre 1894.

52  Sylvain Venayre, « Identités nationales, altérités culturelles », in D. Kalifa, P. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant (dir.), La Civilisation du Journal, op. cit., p. 1381-1407.

53  Henri Lerner (op. cit., p. 549-550) souligne le grand retentissement de cette série d’articles qui ont contribué à l’augmentation du tirage pendant la campagne électorale du printemps 1898. La librairie de La Dépêche a édité une brochure à 100 000 exemplaires.

54  Ibid., p. 133-134 et 138.

55  Gilles Candar, « Jaurès et l’antisémitisme », colloque « Être dreyfusard hier et aujourd'hui », École miliaire (Paris), 8 et 9 décembre 2006. Ces articles sont bien connus des historiens pour les propos du député socialiste hostiles aux juifs qu’ils comportent.

56  Gilles Candar et Vincent Duclert, op. cit., p. 226-227.

57  Jean Sagnes, op. cit. Henri Lerner, op. cit., p. 421.

58  Solange de Fréminville, op. cit., p. 68 à 81.

59  Ibid.

60  Jean Jolly, op. cit.

Pour citer ce document

Solange de Fréminville, « Les « Janus » de la communication de masse : des journalistes-hommes politiques dans la presse radicale, au début de la IIIe République », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/les-janus-de-la-communication-de-masse-des-journalistes-hommes-politiques-dans-la-presse-radicale-au-debut-de-la-iiie-republique