Les journalistes : identités et modernités

L’humour, un art de vivre et d’écrire à l’usage des écrivains et des artistes-journalistes en voyage

Table des matières

NIKOL DZIUB

À l’époque du romantisme journalistique, c’est-à-dire dans le contexte de la première diffusion de la littérature par la presse, le voyage permet à l’écriture de passer par l’épreuve du réel, mais aussi de faire l’expérience du rire. L’humour est voyageur par essence, ou presque : il est, comme le voyage, « une volonté et en même temps un moyen de briser le cercle des automatismes » de la vie1. La pratique viatique du rire est critique ; elle instaure une distance à l’égard des goûts parfois excessifs du romantisme, et notamment à l’égard des gestes orientaliste et exotique, qui contribuent à mythifier des régions comme l’Andalousie par exemple, qui est réduite à quelques clichés – c’est la terre de la corrida, du flamenco et du peuple gitan. Il ne faut pas toutefois négliger le fait que si l’humour et le rire sont à l’époque romantique des éléments devenus communs dans la littérature de voyage, c’est qu’ils ont constitué dans un premier temps une réponse à la mode du voyage scientifique ou touristique, et ce dès la seconde moitié du XVIIIe siècle (on peut penser notamment au Sentimental Journey de Sterne et au Supplément au voyage de Bougainville de Diderot).

Mais l’humour n’est pas toujours au second degré : au début du XIXe siècle, avec l’avènement du feuilleton et des chroniques de voyage, le voyageur se met plus simplement en quête d’images et d’éléments pittoresques qui pourront faire rire le lecteur de la presse. Figurant parmi les best-sellers de l’époque, le Voyage en Espagne (1843) de Théophile Gautier, les Impressions de voyage : de Paris à Cadix (1847) d’Alexandre Dumas et L’Espagne (1874) de Charles Davillier, illustrée par Gustave Doré, sont d’abord publiés sous forme de feuilleton, de lettres ou d’articles, dont la valeur est pour certains lecteurs ethnologique et pour d’autres littéraire.

En tant que modus vivendi du voyageur, quelle place l’humour occupe-t-il dans l’écriture de voyage romantique ? Quelles sont les différentes raisons d’être, quels sont les différents degrés de l’humour ? L’humour n’est-il pas un dispositif qui facilite la communication avec le public tout en permettant à l’écrivain de prendre ses distances avec la presse ?

Le second romantisme et l’humour

Si Gautier ou Davillier, par exemple, pratiquent l’humour, c’est parce qu’ils ne font pas partie de ces premiers voyageurs romantiques dont la légitimité littéraire n’était pas menacée par le commerce imposé avec la presse. Avant eux, Chateaubriand notamment a visité déjà l’Andalousie. Il n’hésite pas à comparer l’architecture à demi ruinée de l’Alhambra aux vestiges de Sparte, cet idéal culturel et esthétique. De plus, il fait de Grenade un lieu romantique au sens le plus sentimental du terme, puisqu’il doit y retrouver sa bien-aimée, Natalie de Noailles. Cette idéalisation connaît une fortune durable : l’Andalousie apparaît aux écrivains dont l’art est menacé par les impératifs journalistiques comme le lieu d’un possible retour aux anciens temps, comme un locus amœnus préservé du redoutable progrès. Toutefois, c’est là un stéréotype que les romantiques-journalistes manient avec humour, et Davillier fait ainsi montre d’un goût faussement romantique pour le voyage « à l’ancienne » : dire qu’il n’y a pas de chemins de fer en Andalousie, c’est intriguer les lecteurs, et leur faire craindre, sur le ton de l’humour, que le réseau ferroviaire ne détruise un jour la magie de Grenade (qui sait si un train futur ne s’appellera pas « Boabdil, l’Abencerrage, et peut-être même, hélas ! l’Alhambra2 ») – en d’autres termes, c’est les inciter à poursuivre la lecture.

Les auteurs romantiques associent plusieurs qualités (stéréo)typiques aux Andalous : la bravoure, le courage, la révolte contre l’ordre usurpé. Toutefois, la démythification est presque immédiate. C’est ce qu’illustre très bien le cas de Mérimée et de ses Lettres adressées d’Espagne au directeur de la Revue de Paris. Du combat de taureaux aux attaques de brigands, les événements supposément authentiques apparaissent presque déréalisants.

Monsieur,

Me voici de retour à Madrid, après avoir parcouru pendant plusieurs mois, et dans tous les sens, l’Andalousie, cette terre classique des voleurs, sans en rencontrer un seul. J’en suis presque honteux. Je m’étais presque arrangé pour une attaque de voleurs, non pas pour me défendre, mais pour causer avec eux et les questionner bien poliment sur leur genre de vie. En regardant mon habit usé aux coudes et mon mince bagage, je regrette d’avoir manqué ces messieurs. Le plaisir de les voir n’était pas payé trop cher par la perte d’un léger porte-manteau3.

Entendre n’est pas synonyme de voir ; pourtant, les histoires racontées par les voyageurs et (ré)écrites par les écrivains-journalistes-voyageurs ressemblent plus à une retranscription de légendes orales qu’à des descriptions fiables. Ce mélange de faits et de fiction est propice aux excès, que ce soit dans le sens de l’idéalisation ou de la moquerie. En effet, ces deux procédés contradictoires fonctionnent de concert dans l’économie esthétique du romantisme : la tentation du grotesque est contrebalancée par l’aspiration à l’Idéal.

L’humour occupe une place paradoxale dans la relation du voyageur français avec l’ailleurs et l’étranger. Il lui permet de se déprendre des clichés, mais dans le même temps, il souligne ou force les traits culturels, il stéréotypise les cultures. En effet, les caractéristiques nationales sont souvent l’objet de comparaisons qui ressemblent fort à des moqueries – qui ne s’adressent pas d’ailleurs forcément aux autochtones : Gautier se moque des Anglais, ces touristes qui l’agacent parce qu’ils emportent partout où ils vont leur confort et représentent ainsi un danger réel pour le voyage romantique. L’Anglais incarne pour Gautier le matérialisme, il « a subi la transformation de l’humain en mécanique4 » et il est de la sorte son anti-ego.

L’humour tourmenté du voyageur-journaliste

Voyager hors des sentiers balisés : c’est le programme viatique et esthétique peu contraignant que se fixent les Romantiques journalistes. Le voyage en Andalousie devient une sorte d’anti-Tour, et Gautier par exemple se comporte plutôt en vagabond ou en pèlerin moderne qu’en touriste. Pourtant, la presse, à l’époque d’éditeurs comme Émile de Girardin, tire littérairement et commercialement profit de la collaboration d’écrivains tels que Gautier ou Nerval, qui écrivent tous deux pour La Presse en 1840. L’antiquaire Eugène Piot propose à Gautier de partir en Espagne pour l’aider dans sa recherche de tableaux et d’objets rares à bon marché. Cette idée ne déplaît pas à Gautier, qui veut prendre des vacances et fuir la routine, et qui décide de laisser le feuilleton dramatique à Nerval. Ce voyage, comme en témoigne sa correspondance privée, promet de la matière à la fois pour le feuilleton et pour son œuvre poétique.

J’ai envoyé huit articles qui suffisaient à payer mes billets et pouvaient faire face à tout ; heureusement voilà la dernière échéance passée ; dans un mois ou six semaines au plus je serai à Paris […] je rapporterai deux volumes presque faits l’un de prose, l’autre de vers ; et avec deux ou trois mois de lecture à Paris je saurai parfaitement l’espagnol […] ce sera pour moi une source abondante et facile d’articles attendu que personne ne sait l’espagnol à Paris : du moins dans la littérature5.

L’entrée de Gautier en Andalousie, note Sainte-Beuve dans les Nouveaux lundis, est « le moment décisif6 » du Voyage en Espagne, et Gautier écrit lui-même dans les Portraits contemporains que là-bas il s’est senti « comme dans une patrie retrouvée7 ». Ce voyage nostalgique a développé en lui le goût de l’exotisme et de l’ailleurs, et lui a fait sentir cruellement le poids du joug journalistique.

C’est d’abord dans La Presse que paraissent ses impressions, sous le titre suivant : « Sur les chemins – Lettres d’un feuilletoniste ». À Valladolid, il voit encore en vente le feuilleton de Nerval, qu’il nomme son « remplaçant littéraire », car « La Presse pénètre jusque dans ces régions barbares8 ». Pourtant, la correspondance avec Émile de Girardin ne fonctionne pas bien, et Gautier écrit à sa mère que l’éditeur ne répond pas à ses lettres et qu’il ne sait pas si ses feuilletons sont publiés, puisque la presse française n’est pas accessible après Madrid. C’est justement la correspondance avec ses proches qui montre que l’humour fait partie de l’esprit de Gautier :

[moi], qui suis forcé d’avaler un nombre infini de cathédrales, de prendre des notes, d’apprendre l’Espagnol et qui compose un volume de vers où il y en a de chouettes je trouve bien le temps de vous écrire à travers ma sueur, et vous rien. Vous paraissiez cependant m’aimer – est-ce déjà fini ? – Peut-être avez-vous oublié de mettre vos lettres à la poste ; ou bien de les affranchir jusqu’à la frontière. Je ne sais qu’imaginer, il n’y a pas de journaux français en Andalousie et j’ignore aussi complètement ce qui se passe que si j’étais en Chine ; je vous avais pourtant bien élevés et à force de soins j’avais fait de vous des parents présentables9.

La seconde partie de son trajet, à partir de la route de Tolède à Grenade, est publiée dans la Revue de Paris sous forme d’articles ; et plus tard, à un rythme mensuel, paraissent dans la Revue des Deux Mondes les articles concernant la visite de l’Andalousie : « Grenade », « Malaga. Le cirque et le théâtre », « Andalousie, Cordoue, Séville » et « El Barco de Vapor ». Malgré ses tourments spirituels d’écrivain-journaliste et ses inquiétudes de voyageur qui dépend du bon vouloir de son éditeur, Gautier pratique une écriture vive. Son goût des aventures et son humour plaisent aux lecteurs, qui ont l’impression de se rapprocher du feuilletoniste, d’observer et de flâner à ses côtés : son livre est « parmi les plus piquants et les plus fidèles tableaux de l’Espagne moderne10 ».

Du feuilleton au vaudeville, en passant par la critique dramatique

En Andalousie, Gautier trouve suffisamment de matière pour écrire un feuilleton et un recueil de poèmes (España11), et même pour mettre en scène, dans un vaudeville, son double Reniflard, qui incarne à la fois la nostalgie du romantisme et les déceptions qui l’accompagnent. Le vaudeville Un Voyage en Espagne, qui a été monté au Théâtre des Variétés, met parfaitement en scène les aspects du texte appréciés par le public – l’humour, la saillie et la plasticité. Les critiques le présentent comme une « divertissante bouffonnerie », et pourtant ce sont ses aspects textuels et plastiques qui l’emportent sur le jeu, car on y trouve « beaucoup de traits dignes du spirituel écrivain qui nous a rapporté d’Espagne les poétiques récits de Tra-Los-Montes12 » (c’est le premier titre du Voyage en Espagne). Le vaudeville démythifie les aspects pathétiques des stéréotypes ramenés d’Espagne par les écrivains-voyageurs. Par moments, Gautier devient l’objet de ses propres moqueries, car son double, Reniflard le rêveur, part en Andalousie en quête de la couleur locale et d’une certaine odeur orientale.

Depuis deux ans, je m’occupais sans relâche à dévorer mon fonds… intellectuellement : Victor Hugo, Alfred de Musset, Prosper Mérimée, lord Byron, je vous ai lus et relus ; vous m’avez monté la tête… vous m’avez inspiré l’amour de la couleur locale… Oh ! la couleur locale… Je ne rêvais que villes gothiques, à la silhouette tailladée en scie, qu’Alcazars moresques, aux colonnettes et aux trèfles de marbre, clochers en spirale, créneaux festonnés… Je ne rêvais qu’orangers aux pommes d’or, que grenadiers aux fruits de corail, que bandits, contrebandiers, gitanos, et surtout qu’Andalouses au sein bruni, pâles comme un beau soir d’automne… Vous savez le reste… Je n’y puis plus tenir… je confie mes bouquins à une personne sûre… Je franchis les monts en disant comme Louis XIV : Il n’y a plus de Pyrénées… et je n’ai pas plutôt posé le pied sur la terre espagnole, qu’on me l’écrase, le pied… C’est égal, cela ne m’arrêtera pas. Je suis venu en Espagne étudier la couleur locale, et faire un voyage d’agrément. Oh ! l’Espagne13 !…

Reniflard incarne le voyageur romantique, qui rêve d’abord du pays qu’il va visiter, avant de partir pour le voir vraiment. Cette situation fait rire les spectateurs, qui se moquent volontiers de cet homme qui n’a pas réussi à atteindre son but et son rêve, parce qu’il est trop profondément plongé dans sa nostalgie. Le ton humoristique et moqueur du vaudeville permet de renforcer l’aspect critique du discours, encore relativement discret dans le récit de voyage. La presse souligne d’ailleurs que Gautier se moque « fort agréablement des honnêtes rêveurs qui voudraient retrouver en 1843 l’Espagne des sérénades et des coups d’épée14. » En même temps, Gautier joue sur les stéréotypes qu’il a lui-même pratiqués.

Pourtant, dès la parution des premiers feuilletons dans La Presse, Gautier se dédommage de ses concessions aux normes éditoriales en raillant la fausse couleur locale et en teintant son texte de fantaisie et d’ironie. En Andalousie, l’imagination de Gautier fait des allers-retours du discours critique aux impressions instantanées, mais aussi du morbide à un humour presque absurde dont le vin local est parfois responsable, même s’il se vante d’avancer dans « un état de perpendicularité très satisfaisant ». C’est après que Gautier est entré dans les caves de Jérez et qu’il a goûté toute une gamme de vins qu’il fait entrer en scène Shakespeare pour se moquer de lui-même : « c’était une question d’amour-propre international : tomber ou ne pas tomber, telle était la question, question bien autrement embarrassante que celle qui donnait tant de tablature au prince de Danemark15. »

Gautier assiste également aux représentations de pièces de théâtre de ses contemporains français adaptées pour le public espagnol : les textes sont raccourcis et les stéréotypes sont retranchés pour que les locaux puissent jouir de la pièce sans se sentir offensés. Le sens de l’humour est aussi un point de comparaison entre les cultures : si les Français sont capables d’autodérision, l’orgueil des Espagnols est beaucoup trop puissant pour qu’ils acceptent de rire d’eux-mêmes. Ils acceptent encore moins d’être romantisés, d’être transformés en figures pittoresques, ils considèrent qu’il s’agit là d’une véritable calomnie.

Le lendemain, on jouait Hernani ou l’Honneur castillan, de Victor Hugo, traduit par don Eugenio de Ochoa ; nous n’eûmes garde de manquer pareille fête. La pièce est rendue, vers pour vers, avec une exactitude scrupuleuse, à l’exception de quelques passages et de quelques scènes que l’on a dû retrancher pour satisfaire aux exigences du public. La scène des portraits est réduite à rien, parce que les Espagnols la considèrent comme injurieuse pour eux, et s’y trouvent indirectement tournés en ridicule16.

Le secret d’une connivence réussie : autodérision et aventures

Quand on voyage, on compare, et on est aussi l’objet de comparaisons. Dumas par exemple sait que les Espagnols trouvent les voyageurs français ridicules et rient d’eux dès qu’ils les voient approcher de loin. Mais tout dépend bien sûr de quels voyageurs il s’agit. Dumas et la bande qui l’accompagne attirent l’attention du pays (du peuple comme de la police) par leurs mésaventures, leurs fêtes et leur comportement tantôt trop « raffiné » de citadins inadaptés à la vie rustique, tantôt trop « insolite » et désinvolte. Or, dans De Paris à Cadix, Dumas met en scène son voyage dans le sens littéraire du terme. L’écriture dramatique produit un grand effet sur le lecteur, qui a l’impression d’assister aux diverses péripéties du voyage de l’écrivain. Les « lettres » de Dumas ne paraissent que très partiellement dans La Presse, sous le titre « Espagne et Afrique » (12-27 mars 1847), avant de paraître en 4 volumes, les deux premiers sous le titre De Paris à Cadix et les deux suivants sous le titre Le Véloce. L’écriture épistolaire donne une impression de sincérité et de franchise, et, dans la mesure où les lettres sont adressées à une femme-lectrice imaginaire, le feuilleton fait entrer les lecteurs dans la sphère de l’intimité de l’auteur, ce qui présuppose de la part de ce dernier une certaine capacité autocritique, puisqu’il doit être prêt à faire rire les lecteurs à ses dépends. Dumas y parvient très aisément, surtout quand son texte est accompagné des croquis de Giraud. Le lecteur est réjoui par les mésaventures et les soucis de ces véritables « mousquetaires ». Ce sont les difficultés rencontrées sur les routes, les nuits courtes et les portes si basses qu’on peut se rompre le cou en essayant de les franchir qui fournissent la matière de l’écriture. Le feuilleton du voyage devient presque un roman d’aventures, à ceci près que les personnages sont des personnes connues que le public s’amuse à suivre dans leurs aventures parfois ridicules.

Dumas aime s’auto-pasticher et veut divertir ses lecteurs – c’est là une condition importante pour avoir les faveurs de la presse. C’est donc à un lecteur jeune mais décidé, parfois même irrespectueux à l’égard des femmes, que s’adressent en réalité ses lettres. À quelle lectrice, pour qui le feuilleton constitue un moment de détente au cours d’une journée remplie par les obligations familiales, les détails obscènes des divertissements de la bande d’artistes en voyage, qui rappelle « celle que dirigeait d’Artagnan17 », pourraient-ils plaire ? Toujours est-il que les Impressions sont republiées sept fois et que le public est séduit par les situations dépaysantes rapportées avec humour par Dumas. Les lettres du recueil De Paris à Cadix forment un récit qui traite de l’amitié entre les voyageurs, et de « la vie aventureuse18 » qu’ils mènent, unanimes quand il s’agit de faire la cour aux Andalouses (« Giraud et Desbarolles étaient allés le chercher [le vin] au cabaret ») et de se laisser enivrer par la saveur « âpre et excitante19 » du vin : « dans le roman-feuilleton, la connivence est la preuve d’un auteur accessible en qui le lecteur peut voir un alter ego20. » Le lecteur est impliqué dans le récit, il s’établit une complicité entre lui et l’auteur par le biais de l’humour : « Giraud, tout en mangeant un déjeuner passable, croqua les deux [filles] qui nous avaient reçus les premières, et qui avaient nom, l’une Concha, l’autre Dolorès21. » Giraud, dont la tâche est de chercher des images, semble préférer pour sa quête d’autres objets : « Ceci rentrait dans la spécialité de Giraud, qui avait découvert la chambrière22. »

Dumas fait de son mieux pour que son lecteur « se sente en terrain familier : le ton du narrateur, sa proximité, sa façon désinvolte d’introduire le savoir quand il manque et d’ironiser lui-même sur ses procédés lui donnent cette qualité23. » Mais le désir que le voyageur éprouve pour la femme étrangère n’est-il pas semblable à celui que ressent le lecteur en face d’un feuilleton qui lui parle de contrées lointaines ? Dans Les Jeunes-France (1833), Gautier avait déjà exploité une métaphore qui associait à un type de livres une sorte de femmes, et son Voyage en Espagne, où l’on voit le narrateur s’attrister de quitter sa bien-aimée exotique à dix heures du matin24, exploite, quoique plus discrètement, la même veine. Les péripéties viatiques, les tristesses et les bonheurs alternés, les joies éphémères et les peurs sans raison – tout cela rappelle le rythme d’une relation amoureuse. La « belle et joyeuse Andalousie25 » est une femme – désirée et attendue depuis longtemps. C’est une femme qu’on veut revoir, relire – et le deuxième rendez-vous qu’elle vous accorde est peut-être le plus grand bonheur concevable. Dans De Paris à Cadix, l’humour est à chaque coin de rue : il est dans les festivités, dans les recettes de cuisine de Dumas, dans les récits légendaires théâtralisés avec humour (on peut penser notamment à l’histoire de Rodéric et Florinda), et même les descriptions des villes sont humoristiques et érotiques (Grenade est montrée par exemple s’étirant nue sur la plaine).

Humour, haschich et caméléons

Gautier, cependant, va plus loin dans l’humour que Dumas. Plusieurs voies se signalent pour pousser l’humour à l’extrême. Gautier, ainsi, ne cache pas qu’il est dans un état d’ivresse avancée lorsqu’il s’amuse à méditer sur l’existence des caméléons qui vivent dans son patio, et qu’il assimile à des artistes de cirque. Ce n’est là d’ailleurs qu’une sorte de « fausse superficialité26 » : en effet, l’humour de Gautier traduit une prise de conscience autoréflexive. Gautier s’interroge sur les limites mimétiques de la littérature, mais aussi sur la souplesse morale et littéraire de l’écrivain obligé de s’adapter au milieu journalistique.

Gautier observe deux caméléons sur une corde, et « le spectacle devient d’une bouffonnerie transcendantale. Le spleen en personne crèverait de rire27… ». L’écrivain n’oubliera pas cette vision, qui modifiera durablement sa conception du comique, puisqu’il écrit par exemple dans Le Club des Haschischins (1846) qu’après avoir consommé de la drogue, il voit surgir du plafond de sa chambre d’hôtel « des grimaces à réjouir le spleen en personne28 ». Quant à l’allusion à Schlegel, qu’elle soit consciente ou non, elle est frappante. Dans le Fragment critique 42, Schlegel met l’accent sur le paradoxe de la poéticité, qui combine le divin et l’ironique : « Il y a des poèmes, anciens et modernes, qui exhalent de toutes parts et partout le souffle divin de l’ironie. Une véritable bouffonnerie transcendantale vit en eux29. » Le rire est d’ailleurs parfois malheureux. Gautier décide d’emporter ce « divertissement » avec lui, et d’acheter les caméléons pour « délivrer ces pauvres animaux de leur supplice […] ils furent dispensés désormais de ces exercices acrobatiques qui semblaient leur déplaire beaucoup30 ». Son idée est aussi de voir comment on les accueillera en France, et si leur effet comique hypertrophié y sera le même qu’en Espagne, mais les animaux, ne survivront pas et mourront peu après l’arrivée à Port-Vendres. Gautier reparlera d’eux dans le chapitre de sa Ménagerie intime (1869) intitulé « Caméléons, lézards et pies ». Difficiles à cerner et à définir, laids et étranges, les caméléons sont grotesques, et ressemblent quelque peu à l’artiste en ceci qu’ils sont à la fois soumis aux lois de la nature et capables d’un geste de création/d’imitation. Le grotesque, pour les Romantiques, est l’esthétique même de la condition humaine, et l’expression la plus immédiate de l’imperfection du monde. Oscillant entre l’ascension et la faillite, le caméléon est semblable au poète-Sisyphe, qui se tient sur l’impraticable corde raide tendue entre l’idéal politique et les obligations journalistiques.

En faisant cet essai, recommencé pour la centième fois peut-être, il louchait d’une façon désespérée et touchante, demandait aide à la terre et au ciel ; puis, voyant qu’il n’y avait nulle issue de ce côté, il se mit à descendre d’un air triste, piteux, résigné, emblème du travail inutile, Sisyphe de la fatigue perdue ; à mi-chemin, les deux bêtes se rencontrèrent, se lancèrent des œillades amicales peut-être, mais effroyables par leur divergence, et ce fut pendant quelques minutes une sorte de nodosité hideuse sur la ligne perpendiculaire de la ficelle31.

Le journaliste-poète est écartelé entre la réalité de Paris où le spleen est chronique et l’Andalousie idéale où la lumière méditerranéenne guérit la « maladie du bleu32 » : « Jamais vin du Rhin dans un verre de Bohême ne parut aussi délicieux que l’eau de la fontaine des Lions dans le soulier33. » Mais comment atteindre l’idéal, quand on en est séparé par des milliers de kilomètres ? Dans Caprices et Zigzags (1852), Gautier avoue qu’il se laisse véhiculer spirituellement d’Angleterre en Andalousie par le haschich : « Où trouver mon idéal ? Je n’avais d’autre ressource que le haschich, magicien fidèle qui évoquait l’objet de mon amour », écrit-il en pensant à telle femme rencontrée à Grenade. Le sentimentalisme parodié donne lieu à un voyage pathétique, au cours duquel l’ailleurs idéalisé et la rêverie sans limite se brisent sur l’écueil de la réalité. Chez Gautier, l’humour devient parfois noir et cynique. Il tourne en dérision un monde dont il se désolidarise, il rit de ce que le romantisme a créé aussi bien que de ce que la presse produit, de l’idéal aussi bien que du quotidien.

Sur les pas de Don Quichotte

Cela n’empêche pas que Gautier ressemble à certains égards à un Don Quichotte romantique : il alimente les illusions tout en les combattant, et il n’abandonne jamais la quête de l’idéal poétique, qui devient pourtant un mirage inatteignable si l’on doit suivre un rythme imposé par la presse. Ces contradictions ne sont d’ailleurs pas l’apanage de Gautier. Gustave Doré lui aussi suit les pas de Don Quichotte, de cette paradoxale incarnation du mythe romantique de la lutte entre le réel et l’illusion, entre le premier degré et le second34. Doré voyage en Espagne avec Davillier. Ses images seront publiées, aux côtés des souvenirs et des impressions de l’écrivain, pendant quelque dix ans dans Le Tour du Monde. Mais dans le même temps, il cherche en Espagne de la matière pour illustrer Don Quichotte. C’est ce qui rend son humour viatique si particulier : il superpose une certaine réalité typique (les Dames de Grenade, les musiciens ambulants) et une fiction archétypale. Il est difficile de juger si le rire chez Doré relève vraiment de l’humour, il est carnavalesque, aigu, fortement symbolique et critique. Chez lui, le grotesque côtoie le pittoresque : le premier est dans la droite ligne de la tradition romantique, tandis que le second prend une inflexion déjà nettement plus réaliste, conformément aux exigences d’Édouard Charton (le fondateur du Magasin pittoresque et du Tour du Monde), qui tient que le lecteur doit avoir le monde sous les yeux en lisant la revue et que l’auteur doit presque s’effacer, dans une sorte de soumission complète à ce que les peintres appellent le motif.  

Doré parle ainsi à la fois de la vie et de l’art. Cette ambivalence de son discours graphique est particulièrement frappante lorsqu’il représente des artistes de rue. Le saltimbanque notamment est une figure (autoréflexive) de l’artiste qui initie le public à la vie de l’écrivain qui doit le divertir. Chez Doré, les figures de danseurs nomades et de musiciens mendiants, qui rient et sont tristes à la fois, et qui dénoncent l’injustice d’un monde régi par les impératifs matériels, où le talent est ignoré, sont nombreuses. Les illustrations de ce qui deviendra L’Espagne témoignent des questionnements du siècle – sur la consommation, l’industrialisation et sur leur coexistence avec l’art. Doré met en particulier en valeur la figure de l’actrice-danseuse, car on peut y voir une manifestation du génie populaire. Éloge ambulant du mascara et de la mascarade, elle ne montre sa valeur que dans le jeu, mais l’inertie envahit son corps et son génie, la fatalité ne l’épargne pas, et la belle femme à la fois déguisée et naturelle (car par nature elle est masquée) se transforme en une abominable sorcière. La danseuse (et cela vaut aussi pour l’actrice) est placée entre deux réalités et deux mondes : celui du jeu et celui du spectateur qui, essentiellement masculin, voit en elle un objet de désir. Toujours pareille mais toujours différente, elle se transforme, se métamorphose, elle est l’objet d’une transfiguration esthétique perpétuelle, et c’est de cette agilité, de ce pouvoir protéen que découle « son aptitude à revêtir, pour le spectateur, un rôle sexuel changeant. Elle se prête au caprice imaginatif de l’auteur35. » Doré ne souligne pas la différence entre la danse qu’on pratique dans les cafés chantants et celle des théâtres, car il dénonce sans nuances le comportement de l’observateur-dévorateur de l’époque. Le flamenco, la malagueña rentrent avec le romantisme dans le système des clichés locaux de l’Andalousie, dans l'économie de l’éros comme expression et explosion de l’ardeur de l’artiste. L’humour ne disparaît-il pas alors pour céder la place à l’ironie ? Car l’ardeur créatrice de l’artiste n’est qu’une réponse imposée à l’ardeur consommatrice du spectateur avide. Et c’est alors que « la conscience […] de l’impuissance de l’art donne […] naissance à un nouvel art, à un art foncièrement moderne36. »

L’humour de l’artiste-acrobate

L’efficacité de l’humour est incomparable. Il transforme l’écriture journalistique et feuilletonesque du voyage. Pour que le feuilleton, fondé sur la logique de la « répétition et de l’intemporalité », soit une « réussite », il faut que le lecteur s’attache au héros, qui doit le séduire par son caractère aventureux, son goût des intrigues et son humour. Si le grotesque esthétise et schématise la réalité, si le comique met la réalité au cœur d’un jeu déréalisant, si l’ironie fonctionne sur le principe du renversement perpétuel, l’humour, lui, reste profondément impliqué dans la réalité, et dans l’action surtout. C’est une forme d’esprit qui sélectionne les moments plaisants de l’expérience pour les communiquer, et qui, surtout, permet de vivre malgré la désillusion, d’écrire malgré les contingences journalistiques. La communication avec le public est le but même de la presse : il faut maintenir le dialogue pour enchaîner le lecteur à sa lecture, afin qu’il s’abonne à long terme à la bonne humeur du matin que lui promet le journal ou la revue. Mais la complexité de l’humour vient justement de ceci qu’il tire aussi son efficacité de sa capacité à faire jaillir des étincelles critiques de la banalité et de la normalité d’une situation, ce qui permet au feuilletoniste de réconcilier, dans un geste d’écriture paradoxal, et même acrobatique, l’art et la presse.

(Université de Haute-Alsace)

Notes

1  Robert Escarpit, L’humour, Paris, PUF, « Que sais-je?», 1976, p. 127.

2  Le Tour du Monde, 7 décembre 1865, p. 353.

3  Lettre envoyée de Madrid en novembre 1930. Voir Prosper Mérimée, Lettres d’Espagne, t. III, dans Romans et nouvelles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1978, p. 579-580.

4  Françoise Court-Pérez, Gautier, un romantique ironique. Sur l’esprit de Gautier, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 113.

5  Lettre adressée à Adèle Gautier, le 1er ( ?) août 1840. Voir Correspondance générale de Théophile Gautier, 1818-1842, t. I, éditée par Claudine Lacoste-Veysseyre, Genève, Froz, 1985, p. 236-237.

6  Charles-Augustin Sainte-Beuve, Nouveaux lundis, t. VI, lundi 23 novembre 1863 (consacré à la prose de Gautier), Paris, Calmann-Lévy, 1883, p. 304.

7  Théophile Gautier, Portraits contemporains : littérateurs, peintres, sculpteurs, artistes dramatiques, Paris, Charpentier et Cie, 1874, p. 11.

8  Théophile Gautier, Voyages en Espagne, texte établi, présenté et annoté par Jean-Claude Berchet, Paris, Garnier-Flammarion, 1981, p. 120.

9  Lettre adressée à sa mère et à sa sœur. Voir Correspondance générale de Théophile Gautier, op. cit., p. 199-200.

10  V. de Mars, Revue des deux Mondes, janvier 1843, nouvelle série, t. 1, p. 1086.

11  Théophile Gautier, « España », Poésies complètes, Paris, Charpentier, 1845.

12  V. de Mars, Revue des deux Mondes, Janvier 1843, p. 1086.

13  Théophile Gautier, avec la coll. de Paul de Siraudin, Un voyage en Espagne : vaudeville en trois actes, Bruxelles, Lelong, 1843, p. 11.

14  F. Bonnaire, Revue de Paris, série 4, t. 21, p. 302-303.

15  Théophile Gautier, Voyage en Espagne, p. 382.

16  Ibid., p. 119.

17  Jean Sarrailh, « Le voyage en Espagne d’Alexandre Dumas père », Bulletin hispanique, t. 30, no 4 (1928), p. 289.

18  Alexandre Dumas, Impressions de voyage : de Paris à Cadix, Paris, Michel Lévy Frères, 1854, vol. 2, p. 276.

19  Ibid., p. 276.

20  Christèle Couleau, « Quand le roman parle à son lecteur. Stratégies du discours auctorial chez Balzac, Dumas, Stendhal », dans Lise Dumasy, Chantal Massol et Marie-Rose Corredor (dir.), Stendhal, Balzac, Dumas, un récit romantique ? Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 2006, p. 229.

21  Dumas, Impressions de voyage, op. cit., p. 245.

22  Ibid., p. 252.

23  Couleau, « Quand le roman parle à son lecteur », op. cit., p. 231.

24  Gautier, Voyage en Espagne, op. cit., p. 403.

25  Dumas, Impressions de voyage, op. cit., p. 246.

26  Martine Lavaud, Théophile Gautier, militant du romantisme, Paris, Honoré Champion, 2001, p. 40.

27  Théophile Gautier, Voyage en Espagne, op. cit., p. 385.

28  Théophile Gautier, Le Club des Haschischins, dans Romans, contes et nouvelles, t. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2002, p. 1012.

29  Friedrich Schlegel, Fragments critiques, cité par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L’absolu littéraire, Paris, Seuil, 1978, p. 85-86.

30  Théophile Gautier, Ménagerie intime, Paris, Lemerre, 1869, p. 93.

31  Ibid., p. 91.

32  Théophile Gautier, Loin de Paris, Paris, Michel Lévy Frères, 1865, p. 1-2, souligné dans le texte.

33  Théophile Gautier, Caprices et zigzags, Paris, Lecou, 1852, p. 157.

34  Miguel de Cervantès, Gustave Doré (dessinateur), Héliodore Pisan (graveur), Don Quichotte, Paris, Hachette, 1863.

35  Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Paris, Gallimard, « Arts et artistes », 2004, p. 43.

36  Jean Starobinski, « Sur quelques répondants allégoriques du poète », Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 1967, p. 412.

Pour citer ce document

Nikol Dziub, « L’humour, un art de vivre et d’écrire à l’usage des écrivains et des artistes-journalistes en voyage », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/lhumour-un-art-de-vivre-et-decrire-lusage-des-ecrivains-et-des-artistes-journalistes-en-voyage