Les journalistes : identités et modernités

Lire Le Temps avec Phileas Fogg

Table des matières

JEAN-SIMON DEMERS et MAXIME PRÉVOST

À l’image de Jules Verne, Mr. Phileas Fogg, dont on se rappelle que les seuls passe-temps sont « de lire les journaux et de jouer au whist1 », se distingue par sa maîtrise de la presse et du discours social. En effet, les après-midis qu’il passe au Reform-Club sont entièrement consacrés à la lecture de la presse quotidienne, dont il opère « le laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénot[e] une grande habitude de cette difficile opération » (iii, p. 10), amassant autour de lui, en quelques heures, un véritable « flot de papier » (p. 11). La vie en apparence réglée tant du personnage que du romancier se caractérise ainsi par une projection dans l’univers médiatisé par la presse, les faisant accéder aux quatre coins du monde sans quitter le fauteuil de lecture. Les lectures de Verne lui permettent de recréer à distance une géographie qu’on pourrait qualifier de textuelle, alors que le personnage de Phileas Fogg, parfois, redresse « les mille propos qui circul[ent] dans le club au sujet des voyageurs perdus ou égarés » : « il indiquait les vraies probabilités, et ses paroles s’étaient trouvées souvent comme inspirées par une seconde vue tant l’événement finissait toujours par les justifier » (i, p. 3). Mr. Phileas Fogg, comme M. Jules Verne, appartient en somme, comme l’écrit Claude Leroy, « à l’espèce des voyageurs immobiles pour qui le voyage n’est qu’une catégorie de la lecture2 ».

On sait à quel point la fréquentation de la presse constitue le moteur de la création romanesque, pour plusieurs écrivains et pour Verne en particulier qui, dans une entrevue de 1893, décrira ainsi sa méthode de travail au journaliste Robert Sherard :

J’ai toujours avec moi un carnet et, comme ce personnage de Dickens [Mr. Pickwick], je note d’emblée tout ce qui m’intéresse ou pourrait me servir pour mes livres. [C]haque jour après le repas de midi, je me mets immédiatement au travail et je lis d’un bout à l’autre quinze journaux différents, toujours les quinze mêmes, et je peux vous dire que très peu de choses échappent à mon attention. Quand je vois quelque chose d’intéressant, c’est noté. Ensuite, je lis les revues, comme la Revue bleue, la Revue rose, la Revue des deux mondes, Cosmos, La Nature de Gaston Tissandier, L’Astronomie de Flammarion. Je lis aussi entièrement les bulletins des sociétés scientifiques et en particulier ceux de la Société de Géographie, car vous remarquerez que la géographie est à la fois ma passion et mon sujet d’étude. […] Je lis aussi et relis, car je suis un lecteur très attentif, la collection Le Tour du monde qui est une série de récits de voyages. J’ai jusqu’à maintenant amassé plusieurs milliers de notes sur tous les sujets, et aujourd’hui, j’ai chez moi au moins vingt mille notes qui pourraient servir dans mon travail et qui n’ont pas encore été utilisées3.

Si le romancier se projette dans la presse, l’univers médiatique pénètre en contrepartie son univers romanesque. Fogg maîtrise la presse britannique comme Verne la presse française, cette maîtrise étant au moins partiellement applicable, de part et d’autre sans doute, à la presse d’outre-Manche. En effet, Jules Verne s’amuse, dans Le Tour du monde en quatre-vingts jours comme dans Cinq Semaines en ballon, à montrer sa connaissance fonctionnelle de la presse britannique4. Cette représentation de l’univers médiatique anglo-saxon pourrait faire l’objet d’une étude plus vaste, mais soulignons ici que le battage médiatique occasionné par le pari de Phileas Fogg, dans l’économie du roman, s’additionne à d’autres indices textuels, tels le fait qu’il habite l’ancienne demeure de Sheridan et son appartenance au Reform-Club, faisant de lui un gentleman libéral naturellement assorti aux whigs, comme en témoigne la sympathie du Daily Telegraph à son égard : « Cette question du "tour du monde" fut commentée, discutée, disséquées, avec autant de passion et d’ardeur que s’il se fût agi d’une nouvelle affaire de l’Alabama. […] Le Times, le Standard, l’Evening Star, le Morning Chronicle, et vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr. Fogg. Seul, le Daily Telegraph le soutint dans une certaine mesure » (v, p. 21)5.

Lire Le Temps avec Phileas Fogg, cela peut signifier s’imaginer jetant un coup d’œil par-dessus l’épaule du gentleman confortablement installé dans son fauteuil du Reform-Club pour survoler le champ médiatique britannique ; cela signifie encore et surtout lire un quotidien qui met en texte les aventures de ce gentleman, confirmant ainsi, sur le mode humoristique, sa vocation de pont entre la France et l’étranger, et en particulier la Grande-Bretagne. Jules Verne écrit manifestement avec Le Tour du monde en quatre-vingt jours une fable destinée aux lecteurs de journaux de l’an 1872, et la même chose sera vraie, au moins partiellement, des autres romans qu’il publiera dans la presse quotidienne6.

Je propose donc d’explorer l’hypothèse selon laquelle Jules Verne, écrivant Le Tour du monde en quatre-vingts jours pour publication dans Le Temps (le roman y paraît du 6 novembre au 22 décembre 1872), ait, de différentes manières, cultivé une forme d’adéquation entre sa fiction et la culture de ce journal, notamment en ce qui a trait aux notations humoristiques. Verne évoquait parfois dans ses lettres à Hetzel la difficulté de produire de l’intérêt romanesque pour toute la famille – parents compris – « sans viol, ni adultère, ni passions extra », insistant pour que certains de ses romans soient publiés non pas dans le Magasin d’éducation et de récréation, mais dans la presse touchant un large public, et un public adulte (Le Journal des Débats et, surtout, Le Temps). De la correspondance entre l’auteur et l’éditeur, il ressort que Verne était ravi de publier Le Tour du monde en quatre-vingts jours dans Le Temps, et qu’il était tout à fait conscient de livrer au quotidien « un livre gai7 ». Or, ses romans « pour adultes » se distinguent souvent par leur humour, tant par leur verve satirique que par l’excentricité de leurs personnages et l’aspect loufoque de plusieurs données d’intrigue (Le Rayon vert, Les Tribulations d’un Chinois en Chine, tous deux publiés dans Le Temps ; les deux romans lunaires, publiés dans Le Journal des Débats). On se proposera donc d’étudier l’inscription du roman dans Le Temps, scrutant le travail de Verne pour qu’il y ait adéquation entre l’espace du feuilleton et le haut de page, relevant les traces d’humour dans le quotidien pour l’ensemble de l’année 1872. Si l’humour n’est que minimalement exploité dans ce journal, on constatera néanmoins que divers effets comiques relatifs au dépaysement culturel et linguistique et à la prétendue excentricité de l’ethos britannique y sont bien présents, de sorte que le personnage de Phileas Fogg et ses aventures s’intègrent naturellement à l’espace rhapsodique du quotidien.

Le comique participe sans doute de cette « écriture divertissante » dont Boris Lyon-Caen souligne que « sa délimitation, sa définition, sa constitution même en catégorie pose problème8 » ; Marie-Ève Thérenty relève pour sa part la difficulté de définir précisément ce qu’est une « rubrique pour rire », dans la mesure où « il apparaît que beaucoup de rubriques du journal visent à amuser ou à divertir le lecteur9 ». Tout ce qui relève de l’étude de mœurs, notamment, appelle volontiers non pas une suspension of disbelief, mais plutôt a suspension of seriousness10. On sait que le concept de communautés imaginées proposé par Benedict Anderson s’attache essentiellement, sous la plume de l’anthropologue, aux communautés soudées par la lecture des journaux : la lecture des quotidiens serait selon lui à la source des sentiments d’appartenance aux communautés locales, nationales, voire supranationales. Sylvain Venayre a pour sa part bien décrit le rôle de la presse du XIXe siècle dans l’institution imaginaire des identités nationales et de l’altérité : elle met en scène, « avec insistance, les différences de peuple à peuple11 », et ce volontiers sous le mode humoristique, par l’exposition souvent légère de stéréotypes liés aux différentes identités nationales : « Toute une série de caractères supposés nationaux étaient volontiers répétés à longueur d’articles – sur le pragmatisme des Britanniques, la pesanteur des Allemands, la fierté des Espagnols ou la légèreté des Italiens12 ».

Par son seul titre, Le Temps exprime la volonté de se rattacher à ce qui est déjà le « mythe » du Times de Londres13, à savoir celui d’une presse profitant à plein de la progression des moyens de communication, d’une presse acceptant « l’impératif du tout-information prôné par les Anglos-Saxons14 », d’une presse remarquablement informée et informative de ce qui se déroule à l’étranger, et donc instituant des représentations autorisées de l’altérité. Ainsi, de manière significative, le Times est-il le premier journal que dépouille quotidiennement Phileas Fogg (iii, p. 1915). Le Temps, écrivait Pierre Larousse en 1874, sut conquérir « les suffrages de la bourgeoisie lettrée et libérale et devint rapidement un des organes les plus autorisés de la presse française16 ». Comme Le Journal des Débats (où publie aussi Jules Verne), Le Temps de 1872 est l’un des « grands journaux libéraux ralliés à une République modérée et respectueuse de la propriété », un quotidien relativement cher « dont la clientèle apprécie le sens des nuances, les rubriques littéraires et théâtrales, ainsi que la quantité et la sûreté des informations, même venant de l’étranger17 » ; c’est d’ailleurs sur le plan de l’information internationale que se distingue ce quotidien18. Ainsi, bien que Le Temps cherche à se rattacher au mythe du Times, il occupe dans le discours social français une position analogue à celle du Daily Telegraph, ce sur quoi Jules Verne joue dans sa représentation de l’univers médiatique19.

La réputation de sérieux dont jouit Le Temps est bien méritée : je ne surprendrai personne en écrivant que ce journal n’est pas drôle et ne cherche que peu ou pas à l’être, sinon parfois dans l’espace du roman-feuilleton. Un dépouillement systématique du journal pour l’année 1872 dénombrerait à peine, selon la définition que l’on veut apporter au terme, une quarantaine de rubriques pouvant sans hésitation être qualifiées de comiques, ou du moins voulant être perçues comme telles20. Il s’agit parfois de fait divers relatifs à des animaux hors de contrôle, qu’il s’agisse par exemple d’une vache qui grimpe sur les stalles des Arènes landaises pendant une exposition agricole (26 juin 1872, Page 2, Colonne 4), ou d’une de ses semblables faisant irruption dans un restaurant à l’heure du déjeuner (16 novembre 1872, Page 2, Colonne 6), ou encore d’un coq alcoolique qui doit chaque soir être mis au lit ivre mort (21 octobre 1872, Page 3, Colonne 2). Les anecdotes relatives à la perte de raison, à la démence, à la monomanie semblent amusantes aux rédacteurs du journal. Plus généralement, certaines rubriques présenteront les côtés légers de situations sérieuses. Par exemple : un homme se faisant appeler le baron de Winter, clin d’œil manifeste à l’univers des Mousquetaires d’Alexandre Dumas, procède avec l’aide de complices à un vol de piano (20 février 1872, Page 2, Colonne 6). Ou encore : un homme demande à des agents de police s’il n’y aurait pas un lit disponible au poste pour la nuit et finit par défoncer une vitrine afin d’avoir un endroit où dormir au chaud. En effet, les agents l’emprisonnent tout de suite après le méfait commis sous leurs yeux (9 avril 1872, Page 2, Colonne 6).

On pourrait relever certaines ressemblances, sans doute fortuites, entre des faits divers présentés sous le mode loufoque et quelques données d’intrigue du roman de Verne, par exemple ceux décrivant des confusions sur la personne (le 23 février, une ville entière confond un certain M. Handet, chaud partisan du comte de Chambord, avec le président de la République M. Thiers), ou encore celui relatant la mésaventure d’un Florentin qui, comme le fera Passepartout, a tenté d’imiter des « jongleurs japonais ».

On écrit de Florence :
La grande préoccupation actuelle des Florentins est celle d’un homme qui a avalé une fourchette en composition métallique ; cet individu, qui s’appelle Hegisto Cipriano, voulait imiter les jongleurs japonaux [sic] ; pris d’un accès de toux, il a avalé la fourchette. Depuis quinze jours il est à l’hôpital, où les médecins expérimentent sur lui des sondes de toute nature. Il s’y prête de fort bonne grâce, bien qu’on le fasse souffrir sans résultat ; d’ailleurs, il boit et mange parfaitement, et, si cela continue, il finira par digérer la fourchette, en dépit de la Faculté. (6 février 1872, Page 3, Colonne 5)21.

Certes, de telles rubriques demeurent plutôt anecdotiques. De manière plus fondamentale, l’humour du Tour du monde en quatre-vingts jours s’intègre tout naturellement à la légèreté avec laquelle les identités nationales et l’altérité culturelle sont volontiers représentées dans Le Temps. Une « Chronique de Paris » publiée le 1er janvier présente ainsi le récit à la première personne d’un Christmas passé à Londres, où toute la couleur locale passe par le prisme de l’amusement : « Je viens de la taverne, du sermon, et j’ai chanté l’hymne 146. Ma journée est complète. J’avais dîné au Cock Taverne. Je vous le recommande. Steaks, chops, stout (en français on prononce porter), tout est "capital" » (Page 3, Colonne 2). On notera dans cette citation la manière dont les langues anglaise et française se confrontent et s’amalgament, comme dans les romans de Verne, se passant l’une l’autre à l’épreuve de l’étranger, voire de l’étrange, sur le mode loufoque. (D’autres exemples de représentations humoristiques des identités nationales se trouveront dans l’annexe aux dates du 20 janvier, du 1er septembre, des 2 et 21 octobre.)

L’un des aspects humoristiques, parce que déroutant, de la démarche feuilletonesque de Jules Verne est la manière dont il infléchit ce discours sur l’Autre, dont l’une des premières caractéristiques, comme le souligne Sylvain Venayre, est de « postuler l’infériorité de ce dernier, pour des raisons ne tenant pas nécessairement à une supériorité supposée de civilisation, voire de race, mais pour des raisons internes à la logique même de l’enquête journalistique. Quelle que soit l’empathie du voyageur, puis du reporter, envers son objet, la forme de l’enquête impose en effet une supériorité de l’enquêteur, qui décide de sa méthode de travail et de l’intérêt de ses résultats, sur l’enquêté22 ». Or la logique romanesque des premiers Voyages extraordinaires renverse ce rapport de force, de manière quelque peu paradoxale pour un lecteur français. Il semble en somme que le roman que publie en 1872 Jules Verne dans Le Temps donne un tour d’écrou supplémentaire à la construction de ces identités nationales humoristiques. Le lecteur y reconnaîtra par exemple – ou croira initialement reconnaître – la figure du « touriste anglais » qui avait été une des cibles récurrentes de la presse satirique du Second Empire (Venayre : « d’autant plus remarquable, d’ailleurs, que l’on transformait alors en stéréotype une figure dont l’identité résidait précisément dans la quête de l’autre23 »). L’art de Jules Verne, et tout son aspect déconcertant, consistent à faire de ce stéréotype un héros. Alors que, généralement, la représentation humoristique servait à garder l’Autre à distance, à savoir, précisément, à l’objectiver comme Autre, Jules Verne, au contraire, s’en sert de manière à amoindrir les frontières identitaires. Une partie du comique de Jules Verne, donc, – comique tout à fait perdu pour un lecteur anglophone – réside dans cette volonté de présenter l’autre comme égal, voire supérieur, malgré son étrangeté et ses prétendues excentricités.

En effet, pour un Français de 1872, Jules Verne est remarquablement anglophile. Ses grandes sources d’inspiration proviennent toutes de la littérature de langue anglaise : américaine (James Fenimore Cooper, Edgar Allan Poe) et britannique (Walter Scott, mais encore et surtout Dickens). L’originalité de cette anglophilie ressort clairement de ces lignes que consacre au romancier le critique Marius Taupin dans ses Romanciers contemporains de 1876 :

Presque toujours, c’est à des Anglais ou à des Américains que M. Verne confie les rôles qui exigent le plus d’esprit d’initiative et la plus grande énergie. Cet hommage rendu au caractère entreprenant de la race anglo-saxonne n’est que justice, bien qu’il soit un peu humiliant pour notre patriotisme. Mais n’avons-nous pas le droit d’oublier notre infériorité en considérant que c’est un Français qui a conçu et créé tous ces hardis explorateurs et qui en a doté l’Amérique et l’Angleterre ? Où est le romancier d’outre-Manche qui serait capable d’une semblable générosité24 ?

C’est dire que, dans la première partie de sa carrière du moins, Verne ne semble cultiver aucune rancœur relative à la chute de l’Empire : Trafalgar, Fontainebleau, Waterloo, les accords de Vienne, qui seront constamment ressassés quelques années plus tard par un auteur comme Maurice Leblanc, paraissent laisser le romancier indifférent, à telle enseigne que, plongé dans la rédaction du Tour du monde en quatre-vingts jours, il écrit à Hetzel : « J’adore Londres et les Anglais25 ».

Le voyage de Phileas Fogg et l’action du roman prennent fin le 21 décembre 1872 (voir iii, p. 27) ; ceux qui ont lu Le Temps avec Phileas Fogg lui font ses adieux dans l’édition du 22 décembre : temps historique et temps romanesque s’y rejoignent. On se rappelle la conclusion du roman : Passepartout frappe à la chambre nuptiale de Phileas Fogg pour lui annoncer qu’ils auraient pu faire le tour du monde en 78 jours seulement.

« Sans doute, répondit Mr. Fogg, en ne traversant pas l’Inde. Mais si je n’avais pas traversé l’Inde, je n’aurais pas sauvé Mrs. Aouda, elle ne serait pas ma femme, et… »
Et Mr. Fogg ferma tranquillement la porte. (xxxvii, p. 217)

C’est ainsi sur un rare exemple d’humour grivois que se termine le roman dans les pages de l’édition Hetzel du début de 1873, mais non dans celles du Temps, cette plaisanterie y ayant été supprimée. Pour grivois qu’il soit, cet humour permet toutefois au lecteur attentif de comprendre que le voyageur britannique, moins prévisible qu’on ne l’aurait cru, a jugé bon d’accepter la demande en mariage d’une Indienne parsie, au retour d’un voyage qu’il aurait pu être réalisé en 78 jours si l’Inde avait été évitée, comme si son but, quoiqu’il ait au cours du roman été représenté moins comme un voyageur que comme un homme « décrivant une circonférence », comme « un corps grave, parcourant une orbite autour du globe terrestre, suivant les lois de la mécanique rationnelle » (xi, p. 70), avait été non seulement d’aller à la rencontre de l’altérité, mais encore de s’unir à elle. Il s’agit d’un usage pour le moins constructif de l’écriture humoristique.

(Université d’Ottawa)

ANNEXE : Traces d’humour dans Le Temps, année 1872
*Système de citation : Page/Colonne/Ligne

1872/01/01 Numéro 3918

3/2/21 :

Un de mes amis, en ce moment à Londres, me raconte une journée assez originale qu’il a passée pendant les fêtes du Christmas. Quoique ce récit humoristique ne fût pas destiné à la publicité, les lecteurs de la Chronique ne m’en voudront pas de leur faire part :

« Je viens de la taverne, du sermon, et j’ai chanté l’hymne 146. Ma journée est complète. » J’avais diné au Cock Taverne. Je vous le recommande. Steaks, chops, stout (en français on prononce porter), tout est « capital ». Voilà qu’en revenant au Strand, je vois tout éclairée Saint-Clement’s Dams Church. Je veux voir ce que c’est. Dans le vestibule, une ouvreuse me demande si je veux une place. Moi, qui suis l’innocence même, je dis oui, sans réfléchir, et elle m’introduit dans un banc fermé. Je suis pris.

» Il y avait bien soixante personnes ; moins que de becs de gaz. Un clergyman anglican psalmodiait je ne sais quoi. Il était en surplis. Les cérémonies anglicanes se rapprochent de celle du culte catholique, mais on n’y parle pas latin, les exercices sont plus variés, plus imprévus. On passe du chant à la prière, à l’exhortation, à la lecture, avec aisance et facilité.

» On se mit à chanter un hymne, avec accompagnement d’orgue. Belle musique, simple et expressive. Les fidèles prennent part au chant. Je ne comprenais guère. Après cela, prière, exhortation, etc…

» Sur ces entrefaites, l’ouvreuse (pardon du mot profane) voyant que j’étais sans livre d’église, m’en présenta un. Il appartenait à l’établissement, comme l’indiquait une note à la main, par laquelle le volume est affecté à l’aile de l’ouest. Je suppose qu’on en a comme cela en réserve pour les oublieux ou les infidèles.

» Je dois vous dire que, seul dans mon banc, j’avais tout juste devant moi une jeune dévote, seule aussi, qui m’apprenait par son exemple quand je devais me lever, m’asseoir ou me mettre à genoux. Ayant appris de mon maître Descartes qu’il faut toujours respecter les lois, les mœurs et la religion du pays par où l’on passe, j’imitais scrupuleusement les hauts et les bas de ma dévote. Quant à sa coiffure, il m’aurait été impossible de m’y conformer. C’était un casque de dragon, confectionné en cheveux qui se dressent et se replient, de manière à former deux crêtes séparées par un Thalweg. Le Thalweg se trouve non pas comblé ni couvert, mais voilé par je ne sais trop quels brimborions légers et jolis. L’ensemble est extravagant, mais cela aussi m’est égal.

» Le clergyman dit : Hymne 146. Je lis, pendant que l’orgue joue à lui seul le couplet.

» C’est un chant d’allégresse. « Écoutez ! … Alléluia ! » J’y vois que « le royaume va s’étendre jusqu’aux confins de la terre… et ce qui est la fin de tout, l’ennemi sera vaincu. »

Je ne demande pas mieux. L’ennemi ce doit être le Prussien de ce royaume-là.

« Christ est mon Dieu, Dieu est en Christ, Dieu est dans tout. » Jamais je ne contesterai cela. J’aimerais mieux continuer à n’y pas croire de toute ma vie.

» On se mit à chanter. Grâce à l’orgue, j’avais attrapé le motif, et en y mettant de la prudence, je pus chanter aussi la défaite de l’ennemi.

» Vint ensuite un sermon. Heureusement il fut court. L’orateur parlait de la tentation, et je me demandais involontairement si c’était pour me tenter que la dévote devant moi s’était mis un casque de dragon chevelu. Elle était jeune, pas jolie, mais très passable. Sur ses épaules, une espèce de caraco assez court, qui n’allait pas trop bien. Était-ce l’enveloppe de la chrysalide, qu’elle comptait rejeter après l’office pour séduire les cœurs avec son casque de dragon et le reste ? L'avait-elle mis pour atténuer à l’église l’effet de son casque, et me laisser l’esprit assez libre pour que je puisse chanter « la défaite de l’ennemi ? » Je n’en sais rien.

» Quoi qu’il en soit, le sermon prit fin, et moi je pris le chemin de la porte. »

1872/01/02 Numéro 3919

3/3/9 :

Un détail qui a son prix : il est d’usage que l’auteur vienne au théâtre lire lui-même sa pièce aux artistes : cette fois les artistes se transporteront chez l’autre, « quia nominor Hugo. »

1872/01/14 Numéro 3930

2/3/144 :

On a annoncé que la peine de la déportation simple prononcée contre M. Élisée Reclus avait été commuée en celle du bannissement, et que M. Reclus était parti pour l’Angleterre où l’appelle la Société géographique de Londres. On nous dit que, contrairement à une partie de ces renseignements, M. Élisée Reclus n’aurait pas voulu réclamer le bénéfice de cette commutation, parce qu’il aime mieux être prisonnier en France que libre en Angleterre.

1872/01/17 Numéro 3933

2/4/85 :

Ensuite ont commencé les débats spéciaux sur le budget de la police dans les différentes villes. En ce qui concerne spécialement Magdebourg, le député Richter (Hagen) a révélé des abus assez comiques. Il y a là un malheureux directeur de théâtre que la police taquine avec acharnement, parce qu’il prétend devoir au chef de cette administration, non pas une loge entière, mais deux places.

1872/01/20 Numéro 3936

2/5/42 :

Avant-hier sont arrivés à Paris, venant de Canton, quatorze jeunes Chinois appartenant aux plus nobles familles de l’empire du Milieu. Ils sont envoyés en France par ordre de l’empereur pour y être instruits aux frais de l’État. Leur « corsac » se nomme Tchnag ka-Tseu, et est mandarin de seconde classe à bouton de corail. Les quatorze Chinois, qui ne savent à eux quatorze un seul mot de français, vont être répartis entre le lycée Saint-Louis et le lycée Louis-le-Grand. Chose assez curieuse, ils portent, depuis leur départ de Chine, le costume européen ; leur conducteur seul est en costume chinois.

1872/01/20 Numéro 3936

2/5/124 :

[…] De grands malheurs ont pu être évités, grâce à l’attitude énergique du brigadier de service Meyer et de ses agents, qui ont réussi à faire comprendre qu’il n’existait aucun danger. Le calme s’est graduellement rétabli, et les toilettes des dames ont eu seules à souffrir de l’événement.

On a arrêté un pick-pocket qui avait profité de cette bonne occasion pour escamoter des porte-monnaie.

1872/01/22 Numéro 3937

2/3/20 :

Au rédacteur.

Paris, dimanche, 21 janvier 1872.

Plusieurs journaux français et anglais ont annoncé ma mort à l’âge de quatre-vingt un ans. Il y a eu évidemment confusion entre moi et mon regrettable parent, M. Nicolas Tourguéneff, mort le 10 novembre de l’année passée à Vert-Bois, près de Bougival. Permettez-moi de recourir à la publicité de votre journal pour démentir cette nouvelle, et agréez l’assurance de mes sentiments distingués.

Ivan Tourguéneff.

1872/01/30 Numéro 3945

3/1/52 :

Je trouve dans la Revue Britannique quelques curieux détails sur la composition des lettres familières et sur leur transmission : c’est une de ces études de reporter humoriste où excellent nos voisins d’Outre-Manche. M. Maxime Ducamp a publié en ce genre des travaux fort intéressants dans la Revue des Deux-Mondes.

L’écrivain anglais prend la poste au temps d’Ezéchias et la conduit jusqu’à nos jours. Connaissez-vous ce procédé de transmission mentionné par Hérodote ? – « Après avoir rasé la tête d’un messager de confiance, on écrivait sur la peau de son crâne. Quand les cheveux avaient repoussé, on le faisait partir, et une fois arrivé à destination il se laissait encore raser pour qu’on pût déchiffrer la dépêche. »

L’objet principal de l’article est d’étudier les façons d’écrire des personnes qui ont excellé dans ce genre délicat. Voici les conseils que l’amiral Collingwood donnait à sa fille à ce propos :

« … Si vous ne visez pas à la perfection, vous n’y arriverez jamais, au lieu que des efforts soutenus vous rendront toute chose aisée. Ne faites donc rien négligemment. Qu’il s’agisse d’une reprise à votre robe ou d’un travail d’art, tâchez également de faire de votre mieux. Quand vous écrivez une lettre, mettez-y tous vos soins, afin qu’elle soit en tous ses détails aussi parfaite qu’il dépend de vous. Allez droit au sens et cherchez pour le rendre les termes les plus simples, les plus intelligibles et les plus choisis. S’il vous est permis d’être enjouée et rieuse dans une lettre familière, abstenez-vous d’aiguiser votre esprit jusqu’à faire de la peine aux gens. Avant de coucher une pensée par écrit, examinez-la. Pesez même les mots, afin que votre langage soit toujours élégant et ne soit jamais bas. Souvenez-vous, ma chère amie, que votre lettre est la peinture de votre âme. Ceux qui n’ont dans la tête que des sottises, des impertinences et des folies sont fort à blâmer d’aller exposer ces vilaines choses au mépris du monde ou à la pitié de leurs amis. C’est blesser les convenances que d’écrire une lettre sans soin, sans marquer la ponctuation, avec des lignes toutes de travers, pleine de grosses taches. Cela prouve une totale ignorance de ce qui est convenable ou un manque absolu d’égards pour la personne à qui on s’adresse. Vous ne réparez pas le mal en demandant pardon pour vos pattes de mouches, ou en vous en prenant à votre mauvaise plume, car vous n’aviez qu’à la tailler, ou en alléguant que vous étiez pressée, car vous n’avez point d’affaires plus importantes à quoi vous puissiez mieux employer votre temps. Il me semble que je jugerais assez sûrement du caractère d’une dame par son écriture. Les faiseuses de pâtés sont toutes des péronnelles, qu’elles se l’avouent ou non, qu’on s’en aperçoive ou non, et les faiseuses de pattes de mouche ont tort de se flatter que, ne pouvant pas lire leurs lettres, nous les prendrons bénévolement pour des personnes d’esprit… »

Qui donc a avancé cette affirmation téméraire que les marins écrivent mal ?

1872/02/06 Numéro 3953

3/5/74 :

– On écrit de Florence :

« La grande préoccupation actuelle des Florentins est celle d’un homme qui a avalé une fourchette en composition métallique ; cet individu, qui s’appelle Hegisto Cipriano, voulait imiter les jongleurs japonaux [sic] ; pris d’un accès de toux, il a avalé la fourchette. Depuis quinze jours il est à l’hôpital, où les médecins expérimentent sur lui des sondes de toute nature. Il s’y prête de fort bonne grâce, bien qu’on le fasse souffrir sans résultat ; d’ailleurs, il boit et mange parfaitement, et, si cela continue, il finira par digérer la fourchette, en dépit de la Faculté. »

1872/02/10 Numéro 3957

3/1/20 :

Voici un exemple de la tolérance religieuse qui existe aux États-Unis : À la dernière séance de la Chambre, c’est un rabbin de la synagogue portugaise qui a dit la prière accoutumée.

1872/02/20 Numéro 3967

2/6/72 :

– Un vol de pianos vient d’être commis, dans des circonstances curieuses, que rapporte le Figaro :

Un monsieur d’une mise élégante et aux manières distinguées se présentait il y a quelques jours chez M. Th…, facteur de pianos, rue du Faubourg-Montmartre. Il se nommait, disait-il, le baron de Winter, était banquier en Hollande et possédait à Paris de nombreux immeubles ; il désirait louer un piano.

Il arrêta son choix sur un piano d’une valeur d’environ 800 francs, et pria qu’on le lui envoyât immédiatement rue Mazarine, 24, où il habitait provisoirement.

Le piano fut envoyé, et, selon l’usage, le concierge de la maison signa la feuille de location, stipulant que le piano ne pourrait être enlevé de la maison qu’avec l’autorisation du loueur.

On présenta la facture, mais le baron, avec un sourire dédaigneux, déclara qu’il ne s’occupait pas de ces vétilles et que le soin de solder la location regardait son régisseur, M. Abouxy, demeurant rue Constantine, 3.

La facture fut portée chez Abouxy, mais le régisseur n’avait pas d’ordres et ne pouvait payer sans avoir parlé à son maître. Il pria l’employé chargé du recouvrement de revenir dans quelques jours. Lorsqu’on revint, il y avait des ordres ; mais, par une fatalité singulière, le régisseur n’avait pas d’argent.

L’affaire paraissant louche, M. Th… se rendit chez son noble client. Mais, rue Mazarine, plus de baron de Winter. On cherche le concierge : il n’y en a pas dans la maison. Celui qui a signé la feuille de location est un compère, qui n’est resté que le temps de jouer une comédie habilement préparée.

La chambre du premier étage est habitée par un nommé Lefebvre, garçon de salle, qui prétend ne pas savoir ce qu’est devenu le piano qu’il a laissé déposer chez lui, croyant que le baron de Winter, qu’il ne connaît aucunement du reste, en était le propriétaire.

Une plainte fut portée à la police, dont les investigations firent découvrir qu’un nommé Boiron, ancien professeur, s’était, dans la journée même où le piano avait été apporté, rendu rue Mazarine, où, avec l’aide de Lefebvre, il avait enlevé l’instrument qu’ils avaient vendu 200 francs à un brocanteur de la rue Touiller.

Lefebvre a été mis en état d’arrestation.

1872/02/22 Numéro 3969

3/3/146 :

VARIÉTÉS

La librairie académique Didier va mettre en vente un ouvrage de notre ami et collaborateur M. Mézières, consacré à des études sur Goethe. Nous en détachons le passage suivant :

[…] 3/5/172 (suite)

Un officier pontifical que le hasard donne à Goethe pour compagnon de route lui fait entrevoir au fond de la société italienne des abîmes de frivolité, d’ignorance et de crédulité. « À quoi pensez-vous ? dit l’officier lorsqu’il voit son voisin absorbé et recueilli en lui-même : l’homme ne doit jamais penser ; penser fait vieillir. L’homme ne doit pas s’arrêter à une seule chose, car alors il devient fou ; il faut avoir mille choses, une confusion dans la tête. » Rien de plus amusant que les illusions de ce naïf soldat du pape. Il croit, par exemple, que les protestants, ne pouvant se confesser à leurs prêtres, mais éprouvant le besoin de la confession, se confessent à un vieil arbre. Il assure également que le roi de Prusse, Frédéric II, professe au fond du cœur la religion catholique et, sans oser le montrer à son peuple composé d’hérétiques, accomplit ses dévotions dans une chapelle souterraine avec la permission du souverain-pontife. Si ces sujets le savaient, ajoute-t-il, on le mettrait à mort, ce qui ne ferait aucun bien à la cause. C’est pour cela que le pape lui accorde des dispenses particulières : « Telle fut notre conversation, dit Goethe, en se séparant de son compagnon de voyage. J’admirai ce clergé habile qui sait écarter et défigurer tout ce qui pourrait faire invasion et porter le désordre dans la sphère ténébreuse de sa doctrine héréditaire. »

1872/02/23 Numéro 3970

3/1/79 :

On lit dans Le Précurseur, d’Anvers :

Le séjour des partisans de Chambord, à Anvers, donne beaucoup d’animation à notre ville. Par tous les trains arrivent des personnages invités à la réception, qui reste fixée à demain soir, dans les appartements du comte, à l’hôtel Saint-Antoine ; parmi les nouveaux arrivés, on compte une soixantaine de membres du clergé français.

Hier soir, vers six heures, un curieux quiproquo a provoqué un grand rassemblement vers l’Hôtel de l’Europe. Quelques personnes ont cru reconnaître parmi les étrangers nouvellement arrivés, et qui se promenaient à la place Verte, M. Thiers. Aussitôt toute la foule prit l’attitude la plus sympathique, tout le monde salua le promeneur, qui rendit les saluts. Cette scène dura une heure, et quand le faux Thiers rentra à l’hôtel, la foule se groupa devant la porte, criant : « Vive le président ! » Nous informons ces amis de Thiers qu’ils se sont trompés ; le personnage qu’ils ont acclamé n’est autre que M. Handet, un des plus chauds partisans du comte de Chambord, mais qui, bien qu’il soit au moins de 10 ans plus jeune que le président de la république, lui ressemble à s’y méprendre.

1872/04/04 Numéro 4010

2/1/64 :

Le théâtre de l’Athénée a donné hier Sylvana, de Weber, arrangée par MM. Wilder et Mestepès. L’auteur écrivit cet opéra une dizaine d’années avant le Freischütz ; il en emprunta le sujet seulement à La Fille des bois dont il avait fait la musique à l’âge de quatorze ans, mais en n’y attachant aucune valeur quand il composa Sylvana.

La pièce est médiocre ; les arrangeurs français n’ont fait que la rendre plus lugubre. Sylvana est devenue muette tout de bon ; au lieu d’épouser celui qu’elle aime, elle se jette dans un précipice, comme faisait autrefois Fenella dans l’opéra d’Auber. Les fils de l’intrigue sont tenus par un gueux de bohémien qui, tout en occupant un rôle de première importance, ne chante pas une note, sans avoir le mutisme pour excuse. Un duc a chassé son fils comme bâtard ; il lui rend, à la fin, sa place au château et sa fiancée, quand il apprend que l’homme qu’il avait pris pour l’amant de sa femme n’était qu’un voleur, c’est-à-dire le bohémien, lequel devient fou en voyant le suicide de Sylvana, car il en était éperdument amoureux. Une soubrette et un valet égaient un peu trop ce long mélodrame.

La partition aussi a été bouleversée. On y remarque une superbe finale, et d’autres morceaux où l’on reconnaît le futur auteur du Freischütz ; mais la plus grande partie de l’ouvrage offre peu d’intérêt. L’exécution est satisfaisante.

1872/04/09 Numéro 4015

2/6/13 :

Un homme aborde des agents afin d’obtenir un lit pour la nuit. Après une réponse négative, il fracasse la vitrine d’un horloger par un lancer de pierre et obtient séance tenante sa couche.

« – Dans la soirée de samedi, deux agents ont été abordés dans la rue Centrale, à Lyon, par un individu qui leur a demandé brusquement s’ils pouvaient lui procurer un lit pour la nuit.

Sur la réponse négative des agents, cet individu s’armant d’une pierre, la jeta dans la devanture de M. Coquais, horloger. La pierre brisa la glace, et fit à l’étalage des dégâts estimés à 200 francs.

Les agents s’emparèrent aussitôt de cet étrange personnage, et lui procurèrent, séance tenant, le domicile qu’il avait réclamé pour la nuit. »

1872/05/11 Numéro 4047

3/6/79 :

Le falsificateur d’une autre lettre, no 103, a commis une méprise amusante. Racine avait écrit que l’ennemi s’était enfui « à vau-de-route » ; le faussaire, qui ne connaissant pas cette locution, en a fait un nom propre et a écrit : à Vauderoute.

1872/05/27 Numéro 4063

3/4/44 :

– M. Munoz, chef d’une importante maison de commerce à Callao (Pérou), était venu en Europe pour affaires. En Espagne, où il était allé voir sa famille, il fut retenu par l’insurrection. Une fois libre, il se rendit à Londres chez son représentant pour prendre communication de sa correspondance.

Dans la première dépêche, sa femme lui disait : « Tout va bien. » Dans la seconde, elle lui annonçait que son principal commis, le nommé Ramos, âgé de vingt-sept ans, avait pris la fuite, emportant des traites pour une somme de 300,000 fr. M. Munoz partit immédiatement pour Paris.

À peine arrivé, il courut chez son banquier, qui lui apprit qu’il avait entre les mains 117,000 fr. en traites que Ramos devait toucher le lendemain, et lui donna l’adresse de ce dernier. Hier, grâce à une plainte au commissariat du faubourg Montmartre, à la suite de laquelle M. Vassal, commissaire de police, s’est transporté, accompagné d’un agent, au domicile de Ramos, rue Bergère, 27.

Il a trouvé ce dernier dans sa chambre, lisant tranquillement son journal. Mais lorsqu’il a fait connaître l’objet de sa visite, Ramos, qui croyait s’être croisé en mer avec son patron, et, par conséquent, être à l’abri de toute poursuite, parut pétrifié d’étonnement.

Il n’avait en sa possession que 4,000 fr. en or seulement. D’actives recherches sont faites pour découvrir les 180,000 fr. formant le complément de la somme détournée.

1872/06/14 Numéro 4081

2/4/126 :

L’Opéra-Comique a donné hier la première représentation de La Princesse jaune. Il n’y a que deux personnages : Un jeune étudiant flamand ou hollandais s’est épris d’une figure de tapisserie japonaise ; il ne rêve que de voir sa princesse en réalité. Une liqueur noire que lui donne son professeur la lui fait voir en effet, mais en se réveillant, il s’aperçoit que c’est de sa propre cousine qu’il est épris.

Le truc par lequel un intérieur flamand, avec tout le mobilier, se change en un intérieur japonais, puis redevient flamand, a causé une agréable surprise. Aussi MM. Rubi et Chaperon n’ont-ils pas été moins applaudis que MM. Gallet et Saint-Saëns. La pièce est assez intéressante ; la musique est scénique, écrite avec finesse et goût ; Lhérie et Mlle Ducasse rendent très convenablement les deux rôles.

Le succès a été incontesté.

La soirée s’est terminée par la reprise de Bonsoir Voisin, saynète bien connue et bien amusante, gentiment jouée et chantée par Thierry et Mlle Reine.

1872/06/26 Numéro 4093

2/4/111 :

La Gironde raconte qu’aux Arènes landaises, deux épisodes, l’un triste et l’autre plaisant, ont marqué la dernière course. Un nouvel écarteur, Cabot, de Hagelman, s’est présenté dans l’arène ; après trois ou quatre écarts, il a été pris par le dangereux taureau noir, qui est devenu plus rusé encore depuis qu’il a été écarté avec les capas des Espagnols. Enlevé de terre et lancé en l’air, Cabot est retombé sur les cornes du taureau, qui, cette fois, après l’avoir fait tournoyer un instant, l’a lancé à trois pas de lui. Le malheureux a pu se relever et se rendre seul dans la loge des écarteurs. En le déshabillant, on a mis à [sic] découvert deux larges plaies : un premier coup de corne lui avait traversé la cuisse ; un second lui avait fait une dangereuse blessure dans la région du bas-ventre.

Cet accident a peu ému le public, qui a beaucoup ri lorsqu’une petite vache est entrée dans le couloir des écarteurs et a fait mine de grimper les stalles par l’escalier qui conduit dans ce couloir.

1872/07/16 Numéro 4113

3/3/1 :

– Le Journal officiel du 12 juillet contient une proposition de loi relative aux emplois à réserver aux militaires blessés, présentée par M. de Rambures, membre de l’Assemblée nationale. Nous y remarquons l’article 13 dont la rédaction bizarre est à citer :

« Article 13. – Toutes les fois qu’un militaire invalide mourra, ou qu’un militaire sera mis à la retraite pour blessures, il devra en être informé par les maires et par le ministre de la guerre. »

1872/07/21 Numéro 4118

2/6/57 :

– La nuit dernière, vers deux heures du matin, des gardiens de la paix, en tournée place de l’Observatoire, aperçurent de loin, à l’intérieur d’une colonne de salubrité, une sorte de fantôme. Ils s’approchèrent et virent un homme sans autre vêtement que sa chemise, coiffé d’un chapeau très haut de forme.

- Que faites-vous là, dans ce costume ? lui demandèrent-ils.

- J’attends, répondit-il, une audience de S. M. l’empereur de Chine, qui doit me nommer mandarin lettré. Voilà plusieurs fois que je frappe à la porte sans oser entrer.

- Venez avec nous, lui dirent les agents, voyant à qui ils avaient affaire ; nous allons vous introduire.

Ayant trouvé à quelque distance ses habits qu’il avait ôtés, ils l’en revêtirent tant bien que mal et le conduisirent à la préfecture de police.

Cet homme est un sieur M…, professeur, demeurant au Petit-Montrouge, qui a publié des travaux sur les langues de l’Extrême-Orient. Des mesures ont été prises, après constatation de son état mental, pour le faire admettre dans une maison d’aliénés.

1872/08/04 Numéro 4131

2/5/91 :

Le Phare de la Loire parle d’une petite manifestation, très pacifique d’ailleurs, qui se serait produite à Nantes devant la boutique d’un marchand libraire, M. Libaros, à propos d’un dessin légitimiste.

La foule s’est assemblée vers neuf heures du soir au carrefour Casserie, devant la devanture fermée du magasin, qui a été couverte en un instant d’inscriptions inoffensives faites à la craie et de petits papiers collés avec des pains à cacheter. On distinguait surtout ces mots : A bas Chambord ! Vive la France ! Vive la république ! Vive Gambetta !

Aucune menace, aucun cri, la foule paraissait plutôt gaie qu’hostile et l’on riait beaucoup surtout aux premiers rangs.

Un plaisant s’était avisé de ramasser un rat mort, de l’emmailloter dans un cornet de papier en lui faisant une collerette gaufrée, sur laquelle étaient écrits ces mots : Séide d’Henri V.

Le pauvre rongeur avait été placé entre deux bougies et servait à égayer le public.

Toutefois, en présence de l’encombrement de la rue, des gardiens municipaux éteignirent les bougies et firent circuler le public qui, la pluie aidant, se dispersa fort tranquillement comme il était venu.

Le Phare croit savoir que la gravure de ce dessin ne sera pas désormais exposée et que M. Libaros sera seulement autorisé à la vendre à l’intérieur de son magasin.

1872/08/09 Numéro 4136

2/5/111 :

– Les journaux anglais publient la singulière dépêche suivante. L’agence Reuter, qui la leur a communiquée, a pris pour trois noms propres les mots d’une dépêche télégraphique :

Cherbourg, 6 août

M. Delaunay, le directeur de l’Observatoire, s’est noyé ici hier avec trois autres personnes : MM. Canot, Chavire et Bourrasque.

1872/08/22 Numéro 4149

3/5/118 :

– On lit dans l’Echo :

« Dans un banquet offert samedi soir à M. Stanley par la Société médicale de Brighton et de Jussex, le voyageur américain fut invité à répondre à un toast porté « aux visiteurs ». Pendant qu’il parlait, faisait l’éloge du docteur Livingstone, M. Stanley crut s’apercevoir que l’un des assistants riait d’une manière affectée et ironique. Irrité de cette interruption, il déclara qu’il quitterait une ville où l’on se montrait si peu courtois et il sortit immédiatement de table. Il partit en effet le lendemain de Brighton, au grand regret de tout le monde. »

1872/08/23 Numéro 4150

3/3/77 :

Un fait incroyable vient de se passer aux environs de Saint-Fulgent (Vendée).

Un pauvre sourd-muet, dit le Phare de la Loire, originaire de Locmariaquer et terrassier de profession, revenait d’Angers où il s’était rendu en travaillant comme il pouvait sur la route.

Pour ne pas mendier, il cherchait à s’occuper. Arrivé dans un village dépendant de Saint-Fulgent, il entrevit une ferme où l’on battait du grain au moyen d’une machine à vapeur que desservait une troupe de paysans.

L’idée lui vint d’approcher pour se mêler aux travailleurs, dans l’espoir d’obtenir au moins sa nourriture ; puis il fit des signes afin qu’on lui donnât de l’ouvrage.

En le voyant gesticuler, les enfants eurent peur, ainsi que les femmes. Les hommes lui adressèrent des questions pour savoir qui il était et d’où il venait. Comme il ne répondait point, le prenant pour un fou, on voulut le renvoyer en le repoussant. Pour se défendre d’un paysan qui s’était servi d’une fourche en fer, et le poursuivait, il ramassa une pierre et se mit à pousser des cris inarticulés qu’on prit pour les aboiements d’un chien. On conclut de là qu’il était enragé.

À l’aide de fourches et de triques, on l’accula comme une bête féroce, et on le força de se réfugier dans un toit à poules, dont la porte fut aussitôt refermée et barricadée.

Cela fait, et après qu’on se fut consulté, un paysan se détacha du groupe pour aller prévenir la gendarmerie de Saint-Fulgent du cas d’hydrophobie qui venait de se manifester sur place.

« C’est un homme enragé, dit-il au brigadier, car il jappe comme un chien. » Celui-ci courut en informer le juge de paix. Magistrat et officier n’ayant pu obtenir d’explications plus satisfaisantes du paysan, et supposant qu’il s’agissait d’un accès de folie furieuse occasionnée par le vin et l’isolation, se mirent en devoir de se rendre sur les lieux, en s’adjoignant un gendarme et un médecin.

Ils s’approchèrent du toit à poules, ouvrirent la porte et aperçurent le malheureux qui leur tendait en pleurant, des mains suppliantes et qui leur fit immédiatement comprendre, par ses gestes expressifs, qu’il était sourd-muet. On s’empressa de le faire sortir ; puis on lui présenta un crayon et du papier.

Les paysans, ébahis de le voir écrire, se prirent enfin à dire qu’il était plus malin qu’enragé ; mais ils demandaient en même temps au juge de paix de le faire japper, pour l’ouïr par lui-même et voir qu’il parlait comme un chien.

Pour le dédommager un peu du mauvais traitement qu’il avait essuyé, le magistrat lui fit donner à manger. On lui distribua quelque argent, et finalement on lui remit le crayon dont on s’était servi et du papier, en lui recommandant de les garder soigneusement afin de pouvoir s’en servir au besoin et d’éviter à l’avenir une aussi fâcheuse aventure.

Dans cette troupe de cinquante paysans, hommes et femmes, il ne s’était trouvé personne capable de comprendre à ses gestes, l’infirmité d’un pauvre sourd-muet.

1872/09/01 Numéro 4159

2/2/51 :

Ce qui augmente le dépit des marins allemands, c’est la rancune qu’ils gardent à l’Angleterre pour son attitude dans cette même guerre du Danemark. Il faut lire certaines brochures écrites là-dessus par des hommes spéciaux pour se faire une idée juste de cette rancune. De même que le major Britezke, dans son Histoire des guerres de l’Indépendance, annonce comme inévitable une guerre entre l’Allemagne et la Russie, de même un in-octavo très intéressant, publié en 1864 sur la marine prussienne et son avenir, déclare sans détour, – la prétention peut paraître comique, – que la flotte allemande devra se mesurer tôt ou tard avec la flotte anglaise ! Je ne résiste pas, en terminant, au plaisir de citer cet auteur, dont la lecture m’a charmé en mer, et dont la compétence indubitable se cache sous un fâcheux anonymat :

« Quoique les menaces prussiennes, aux conférences de Londres, aient provisoirement écarté les chances d’un conflit entre l’Angleterre et l’Allemagne, ce conflit est et demeure inévitable. Dix, vingt ans et davantage peuvent s’écouler ; mais la lutte éclatera, elle doit éclater, car l’Angleterre voit ses intérêts essentiels mis en péril par l’Allemagne : elle ne souffrira jamais que nous la supplantions dans son rang de première puissance maritime, ni même que nous prenions place à ses côtés. »

Ce seul extrait suffit, je crois, pour montrer quelles ambitions germent dans certaines cervelles allemandes, et je ne serais pas surpris que l’opinion de ce marin fût celle de toute la flotte. Voilà les pacifiques voisins qui nous reprochent notre turbulence. Que les Hambourgeois y réfléchissent : le blocus ! le blocus ! et peut-être quelque chose de pis. Nous ririons bien ce jour-là.

1872/09/01 Numéro 4159

3/4/68 :

On signale au Courrier de l’Aisne un fait assez étrange qui vient de se produire à Fère-en-Tardenois :

Le jour du tirage au sort, on pouvait voir flotter, au balcon de la mairie, un drapeau sur lequel on lisait en grosses lettres dorées : Empire français.

Les conscrits, qui se croyaient en république, ont été légèrement étonnés.

1872/09/14 Numéro 4172

3/2/133 :

Un certain nombre d’habitants du quartier de la Chaussée-d’Antin ont éprouvé hier un grand étonnement. La ville de Paris daignait, par ses conduits d’eau, leur envoyer de la bière de première qualité.

C’est surtout dans la rue Meyerbeer et aux numéros 4 et 6 de la rue Halévy que la distribution était abondante.

Les commentaires allaient leur train.

D’actives recherches furent faites par la police et on découvrit le mot de l’énigme.

Dans un café brasserie du voisinage, un garçon nouvellement embauché avait confondu les tuyaux dans la cave de son patron, et au lieu de faire passer la bière dans le tuyau destiné à la monter au rez-de-chaussée, avait versé ses barils dans la conduite d’eau.

1872/10/02 Numéro 4190

3/2/97 :

Dans un véritable article de fonds, le Daily News raconte que le patron d’une taverne de Mortlake, a été condamné à Richmond pour avoir servi à boire au public dans des demi-pintes plus grandes que les mesures légales. « La culpabilité de l’auteur de cet abominable crime a été parfaitement prouvée, dit le Daily News, mais ses demi-pintes mériteraient d’être conservées comme des reliques dans nos musées, à côté de la bible de Cromwell et de l’épée de Hampden. »

1872/10/21 Numéro 4209

3/2/3 :

La Patrie a découvert chez un marchand de vin, rue des Écoles, un coq superbe qui est un prodige d’intempérance. Perché sur le comptoir, à partir de cinq heures du matin, il tient tête à tous les clients, et boit comme eux son canon de vin ou son verre d’eau-de-vie sans sourciller. À midi, il va se reposer dans sa huche, et revient prendre sa place au comptoir vers les cinq heures du soir. À partir de cette heure, jusqu’à minuit, il accepte de tout venant les invitations à boire qu’on lui fait, et ces invitations sont très nombreuses ; car ce roi de la basse-cour fait les délices de tous les habitués de l’établissement. À minuit précis, il lance son dernier kokoriko, et on l’emporte ivre-mort.

1872/10/29 Numéro 4217

3/1/41 :

On écrit de Madrid, à la Gironde :

Un fait singulier, et peut-être sans précédent dans l’histoire du suffrage universel, vient de se produire à propos de l’élection d’un député de la Biscaye. À la suite des dernières élections, on reçut à la questure les procès-verbaux du collège de Durango, desquels il résultait qu’un certain M. Soler avait obtenu une majorité considérable.

Un candidat aussi fêté par le corps électoral ne devait pas être le premier venu. Son dossier fut classé parmi les plus purs, les plus indiscutables (limpios). La session s’ouvrit, mais le victorieux Soler ne parut point. M. Castro, le bon questeur, le seul fonctionnaire espagnol qui ait résisté aux balayages périodiques des partis, M. Castro se mit en peine de ce représentant peu empressé. Il demanda Soler à tous les échos des montagnes de la Biscaye. Pendant plusieurs jours, il se livra à une correspondance effrénée avec les autorités de Durango.

Avez-vous vu Soler ? leur demandait-il. À quoi les gens de Durango répondaient avec une surprise mal dissimulée : Nous avons nommé Soler, mais nous ne l’avons jamais vu. S’il n’est pas aux Cortès, où peut-il bien être ?

La questure n’en revenait pas. Elle fut sur le point de promettre, par l’organe du Diario de Avisos une récompense honnête à qui lui apporterait Soler ; mais elle ne put donner suite à ce projet par suite de l’impossibilité où elle était de donner le signalement du député perdu.

Les choses en sont encore là.

Qu’est-ce que Soler, auquel plus de 4,000 Biscayens ont donné leur voix ? Serait-ce un mythe ? serait-ce un symbole ? Comment les électeurs de Durango ont-ils voté pour lui sans le connaître ? L’enquête que le président de la commission de la validation des pouvoirs ordonnera sans doute, éclaircira ce curieux mystère.

1872/10/31 Numéro 4219

3/4/7 :

Un incident assez bizarre s’est produit lundi dernier à l’hôtel de ville de Rouen, dans la salle des mariages. Une noce se présentait. Au moment où l’adjoint allait prononcer les paroles sacramentelles qui unissaient les deux époux, une voie [sic] s’écria : « Je fais opposition au mariage. » L’adjoint reste court : la mariée pâlit sous son voile ; l’assistance est en émoi. C’était le frère du marié qui invoquait la loi en donnant un motif assez puéril pour s’opposer au mariage. L’adjoint ne crut pas devoir procéder à la célébration, mais le marié et les témoins allèrent immédiatement intenter une action judiciaire au frère, qui pourrait bien payer doublement les frais de la noce.

1872/11/14 Numéro 4233

3/2/82 :

On croira difficilement qu’un individu, atteint de monomanie, ait pu, pendant un an, exercer les fonctions d’inspecteur à l’insu des Compagnies auxquelles il prétendait appartenir. Et pourtant, dit Le Droit, rien n’est plus exact. V…, domicilié à Grenelle, inspectait les stations des Petites-Voitures et des Omnibus. Il partait de grand matin et rentrait régulièrement chez lui à l’heure des repas.

Les cochers, qui le voyaient tous les deux ou trois jours, ne doutaient nullement qu’il fût attaché à leur administration ; aussi se découvraient-ils respectueusement devant lui. Ils ne le connaissaient que sous le titre dont il s’était affublé.

V… passait la revue des voitures et des chevaux. Il ouvrait les portières pour s’assurer si l’intérieur était dans un état de propreté convenable. Il visitait les ressorts, les roues, la ferrure des chevaux, s’enquérait du nombre des courses, se rendait compte des détails du service, en un mot, remplissait les fonctions d’inspecteur avec un zèle et une intelligence qui lui donnaient, aux yeux de ses subordonnés, une importance réelle.

Il exercerait encore le rude métier de parcourir pédestrement Paris dans tous les sens, si, dernièrement, se trouvant sans doute de mauvaise humeur, il n’eût mis à pied une centaine de cochers, motivant cette mesure disciplinaire sur ce que leurs chevaux avaient été surmenés ou n’avaient pas mangé leur provende.

Des réclamations ayant été faites aux Compagnies, on pensa d’abord que les cochers avaient été victimes d’une mystification ; mais quand on sut que ce personnage se disait appartenir à l’administration, on prit des mesures pour le découvrir.

Dès le lendemain, V… a été arrêté dans l’exercice de ses fonctions. Interrogé, il a répondu que sa nomination d’inspecteur datait d’une année et qu’il ne reconnaissait à personne le droit de le révoquer.

On l’a envoyé à Sainte-Anne.

1872/11/16 Numéro 4235

2/6/8 :

Sous ce titre : Une vache indiscrète, Le Droit raconte l’histoire que voici : Il y avait foule hier, à l’heure des dîners, au restaurant M…, dit Salon des Familles, situé avenue de Saint-Mandé, et dont les salles sont établies au rez-de-chaussée. Les consommateurs avaient toutes leurs pensées tournées vers leurs assiettes quand tout à coup se fait entendre un formidable mugissement.

On lève la tête et l’on aperçoit… quoi ? une énorme vache. Elle avait poussé la porte mal close et arrivait dans les tables (ne pas lire dans l’étable).

A cet aspect inattendu, tout le monde fuit comme devant le monstre du récit de Théramène. La vache, à qui cet accueil déplaît, renverse table, fauteuils, potages brûlants, assiettes, bouteilles et même un consommateur obèse.

Les garçons s’empressent pour protéger ce client, menacé par les cornes de la bête.

La vache devient enragée, brise une cloison vitrée et pénètre dans une pièce occupée par des dames qui s’évanouissent.

De là, elle gagne le jardin où, se croyant revenue dans son village, elle se calme et se met à paître paisiblement le gazon de la pelouse.

Cette vache fait partie du troupeau qui suivait le boulevard de Picpus ; elle s’en était détachée, obéissant à une fantaisie qui l’avait conduite au restaurant. Le bouvier conducteur, qui s’était mis à sa recherche, est parvenu, après quelques tours de jardin, à la ressaisir et à la ramener sur le chemin de l’abattoir.

1872/11/23 Numéro 4242

2/6/27 :

Dans une lettre de Londres adressée à L’Événement, il est question d’un accident de voiture qui a mis un moment en danger l’ex-empereur, l’ex-impératrice et l’ex-prince impérial.

En arrivant à l’une des gares de Londres, les chevaux effrayés par le sifflet d’une locomotive, se sont emportés et l’avant-train de la voiture a été brisé contre un poteau.

Le cocher, renversé par le choc, a été légèrement contusionné. L’ex-empereur s’en est tiré sain et sauf, la cigarette toujours à la bouche.

1872/11/25 Numéro 4244

3/3/87 :

Les journaux de Lyon racontent que mardi dernier, dans la soirée, le lutteur Ambroise, venant de Villeurbane, rentrait à Lyon par le cours de Brosses. Deux individus se présentent et lui demandent l’heure. Le lutteur se contente de leur répondre :

– J’ai mis ma montre au clou.

– Vous n’aviez donc pas d’argent ? reprit un des deux citoyens.

– Oh ! que si, j’en ai, dit à son tour le premier sujet.

– Eh bien ! c’est tout ce qu’il nous faut, ripostent nos deux hommes en se disposant à fouiller les poches de l’artiste. Celui-ci en saisit un par chaque main, les enlève et les jette sur les reins à cinq ou six pas de lui.

Les deux malfaiteurs, étourdis par la violence du coup, et d’ailleurs assez grièvement blessés, ont été ramassés le matin par des voituriers. Ambroise avait rallumé sa pipe, et était rentré tranquillement chez lui.

1872/12/11 Numéro 4259

1/3/24 :

La séance d’hier a amené un incident moitié sérieux moitié burlesque. M. Delpit monte à la tribune. Il rappelle que l’enseignement de l’histoire sainte doit être donné dans les écoles primaires. Il lit même les premières lignes du programme : Création du monde ; – Déluge universel ; – Tour de Babel. M. Delpit part de là pour faire comprendre à l’Assemblée que, si la tour de Babel doit être enseignée dans les écoles primaires, un inspecteur des écoles primaires doit croire à la tour de Babel. Or il parait que M. Jules Simon a nommé à ces fonctions un homme qui ne croit pas à ce miracle, ni même à d’autres, ce qui est un scandale manifeste et propre à alarmer tous les pères de famille.

1872/12/12 Numéro 4260

2/6/21 :

Le XIXe siècle raconte comme suit un épisode assez curieux de l’inondation aux abords de Paris :

M. M… avait loué la chasse de l’île de la Loge et il avait peuplé cette île de lapins. Lorsque la crue devint menaçante, M. M... songea à ses lapins, qui allaient être infailliblement noyés ; il les fit bourser, et au nombre de trois cents environ il les apporta dans une maison de Port-Marly, où il avait loué une grande cave pour les y installer. Mais l’eau entra dans la cave. On fit alors monter le troupeau à l’entresol ; l’eau gagnant l’entresol, on dut louer le premier pour loger les lapins.

Ils sont là en ce moment, tenus bien au chaud et nourris de bonnes carottes qui coûtent plus de cinq francs par jour à leur propriétaire ; on espère que la crue ne les forcera pas de monter au grenier. Ils sont en train de passer à l’état de lapins de choux, et quand on pourra les remettre dans leur île, ils seront tous apprivoisés.

1872/12/18 Numéro 4266

2/4/76

À Sainte-Anne-d’Auray, comme dans beaucoup d’autres lieux de dévotion, on a conservé la coutume de vouer les enfants malades au blanc. M. W. de Fonvielle, à qui j’emprunte quelques-uns de ces détails, cite à ce propos un mot assez amusant. On demandait à un médecin ce qu’il pensait de ces superstitions :

« Excellentes, répondit-il, quand on voue les enfants à Marie, on est obligé de les mettre en blanc. Il en résulte qu’on doit les tenir propres, et qu’on les change plus souvent de linge et de robes. Cela ne fait de mal à personne et cela peut leur faire du bien. » Voilà un point de vue assez nouveau. C’est une façon d’obtenir des guérisons à bon marché, et si les incrédules refusent de se laisser convaincre, à coup sur les blanchisseuses ne réclameront pas.

Notes

1  Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, Paris, J. Hetzel et cie, « Bibliothèque d’éducation et de récréation », 1873, i, p. 3. Les citations suivantes proviennent de cette édition.

2  Claude Leroy, « Emmène-moi au bout du monde !... ou Comment Phileas Fogg est devenu reporter », dans Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche (dir.), Littérature et reportage, Limoges, Pulim, 2001, p. 141.

3  Voir Daniel Compère et Jean-Michel Margot (éd.), Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, Genève, Slatkine, 1998, p. 91-92 (traduction de Robert Sherard, « Jules Verne at Home. His Own Account of his Life and Works », McClure’s Magazine, Vol. II, no 2, janvier 1894).

4  Voir Cinq Semaines en ballon, Paris, J. Hetzel éditeur, 1863, i, p. 7 : « Pendant ces divers voyages, Samuel Fergusson fut le correspondant le plus actif et le plus intéressant du Daily Telegraph, ce journal à un penny, dont le tirage monte jusqu’à cent quarante mille exemplaires par jour, et suffit à peine à plusieurs millions de lecteurs. Aussi le connaissait-on bien, ce docteur, quoiqu’il ne fût membre d’aucune institution savante, ni des Sociétés royales géographiques de Londres, de Paris, de Berlin, de Vienne ou de Saint-Pétersbourg, ni du Club des Voyageurs, ni même du "Royal Polytechnic Institution" où trônait son ami le statisticien Kokburn ».

5  Voir à la même page : « Certains gentlemen osaient dire : "Hé ! hé ! pourquoi pas, après tout ? On a vu des choses plus extraordinaires !" C’étaient surtout les lecteurs du Daily Telegraph ».

6  Outre Le Tour du monde en quatre-vingts jours, voici les romans que publie Jules Verne, de son vivant, dans la presse quotidienne : dans Le Temps : Le Chancellor (17 décembre 1874-24 janvier 1875), Les Indes noires (22 mars-22 avril 1877), Les Tribulations d’un Chinois en Chine (2 juillet-7 août 1879), Le Rayon vert (17 mai-23 juin 1882), L’Archipel en feu (29 juin-3 août 1884), Mathias Sandorf (16 juin-20 septembre 1885), Le Chemin de France (31 août-30 septembre 1887) ; dans Le Journal des Débats : De la terre à la lune (14 septembre-14 octobre 1865), Autour de la lune (4 novembre-8 décembre 1869), Une ville flottante (9 août-6 septembre 1870), Robur-le-Conquérant (29 juin-18 août 1886) ; dans Le Soleil : Claudius Bombarnac (10 octobre-7 décembre 1892).

7  Voir Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs (éd.), Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), t. I, Genève, Slatkine, 1999, p. 173 (juillet 1872, Verne à Hetzel) : « Le Tour du Monde en 80 jours sera prêt pour les premiers jours d’octobre. Son titre est exactement celui-là : Le Tour du Monde en quatre-vingts jours, et si vous le donnez au Temps, cela me fera bien plaisir, je vous l’assure. Le Temps peut absolument compter sur ce volume pour octobre » ; cf. p. 244 (17 mai 1874, Verne à Hetzel), au sujet de la publication à venir du Chancellor et de Hector Servadac dans Le Temps : « Je ne prétends pas donner au Temps un livre gai comme l’était le Tour du Monde, mais j’ai voulu faire un livre vrai et dramatique, ne fût-ce que pour varier la note. Le prochain que nous destinons au Temps, la comète, ou plutôt 4 ans à travers l’espace sera très humoristique et même drôle. Je l’espère, du moins ».

8  Boris Lyon-Caen, « Écrire pour divertir », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 793. Ainsi, dans sa saisie du phénomène, décide-t-il de faire des mises à l’écart d’ordre générique englobant la presse dite « sérieuse » dont Le Temps est emblématique : « il semble nécessaire de laisser de côté les revues exclusivement savantes, les feuilles exclusivement militantes, et, entre autres, les journaux recensant ou commentant la simple actualité politique (Le Moniteur, le Journal de Paris, la Gazette de France, mais aussi à quelques nuances près La Quotidienne, Le Temps, Le National, Le Constitutionnel ou Le Messager) » (p. 795).

9  Marie-Ève Thérenty, « Rubriques pour rire », dans La Civilisation du journal, op. cit., p. 1087.

10  Voir Boris Lyon-Caen, « Écrire pour divertir », loc. cit. (« suspension de l’esprit de sérieux », p. 801).

11  Sylvain Venayre, « Identités nationales, altérités culturelles », dans La Civilisation du journal, op. cit., p. 1402.

12  Ibid., p. 1403.

13  Voir Pierre Guiral, « Le Réveil de la presse politique et le développement d’une presse de grande information de 1860 à 1868 », dans Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral et Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, Paris, Presses universitaires de France, t. II (18-15-1871), 1969, p. 320.

14  Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, « Les Scansions internes à l’histoire de la presse », dans La Civilisation du journal, op. cit., p. 263.

15  Voir son escale à Hong Kong : « L’honorable gentleman […] s’absorba pendant toute la soirée dans la lecture du Times et de l’Illustrated London News » (xx, p. 150).

16  Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, 1866-1877, t. 11 (1874), p. 900.

17  Vincent Robert, « Paysages politiques, cohérences médiatiques », dans La Civilisation du journal, op. cit., p. 243.

18  Voir Alexandre Simon, « Regards croisés France-Québec à travers la presse, 1867-1885 », p. 9 : « Le Temps, d’abord, fondé par Auguste Nefftzer en 1861. Il s’agit d’un journal libéral qui a l’ambition d’être reconnu comme un journal sérieux, si ce n’est le plus sérieux. Il est reconnu comme tel par ses contemporains, particulièrement sous la IIIe République dont il est souvent décrit comme le "quotidien officieux". Un des éléments fondant la notoriété de ce journal est l’attention qu’il porte à la politique étrangère : c’est le seul pendant notre période à entretenir son propre réseau de correspondants permanents à l’étranger » (Médias 19 [En ligne], Études, Publications, Jules Verne : représentations médiatiques et imaginaire social, mis à jour le : 05/01/2015, URL : http://www.medias19.org/index.php?id=21348).

19  Voir Pierre Guiral, « Le Réveil de la presse politique », loc. cit. : « "Le Temps, annonçait le prospectus, ne relèvera d’aucun parti, d’aucune secte, d’aucune coterie." […] Le programme du Temps, c’est "le programme de l’esprit moderne, la liberté… De la liberté de conscience à la liberté des nationalités, toutes les libertés sont solidaires". Il avait établi des correspondances en Italie, en Angleterre, en Allemagne, dans les principaux centres politiques de l’Europe et du monde. Ses correspondants avaient accepté pour premier devoir de dire la vérité. Troisième mot d’ordre : Le Temps se préoccuperait de la science et de la littérature de l’étranger. Enfin, il ne publierait que des feuilletons tels que le journal puisse traîner dans la maison ».

20  Jean-Simon Demers, qui a réalisé pour moi ce dépouillement, en dénombre exactement 39. Compte n’a pas été tenu de la publicité. Voir l’annexe.

21  On remarquera en outre, même si cela tombe un peu hors du propos actuel, que l’édition du 17 mai annonce la parution chez Michel Lévy d’un livre d’Edmond Plauchut, collaborateur au Temps, intitulé Un voyage autour du monde en 120 jours (page 3, colonne3).

22  Sylvain Venayre, « Identités nationales, altérités culturelles », loc. cit., p. 1404.

23  Ibid., p. 1406.

24  Cité dans Marie-Hélène Huet, L’Histoire des Voyages extraordinaires. Essai sur l’œuvre de Jules Verne, Paris, Minard, « Lettres modernes », 1973, p. 42-43.

25  Ibid., p. 45.

Pour citer ce document

Jean-Simon Demers et Maxime Prévost, « Lire Le Temps avec Phileas Fogg », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/lire-le-temps-avec-phileas-fogg