« MM. les voyageurs sont invités à replacer la planchette et le journal à l’endroit qui leur est assigné dans la voiture » : la littérature de la route et le journal gratuit
Table des matières
SYLVAIN VENAYRE
À propos de ces feuilles volantes et de ces brochures qu’on vendait à la criée, dans les rues des grandes villes à la Belle Époque, Jean-Yves Mollier parle d’une « littérature du trottoir1 ». En décalant un peu l’image, on pourrait parler de la même façon, à propos des deux premiers tiers du XIXe siècle, d’une littérature de la route2. Il ne s’agit pas d’encombrer le vocabulaire de l’histoire de la presse par une nouvelle expression ; mais enfin on peut désigner grâce à elle un objet un peu original. La littérature du trottoir et la littérature de la route partagent en effet un certain nombre de traits communs. Dans les deux cas, il s’agit bien de formes où le livre est extrêmement minoritaire : plutôt des brochures, des livrets, des fascicules, des guides, mais aussi des journaux. Dans les deux cas aussi, toutes ces productions étaient très bon marché, parfois gratuites, souvent imprimées sur du mauvais papier, rarement contraintes par l’impératif du dépôt légal et pratiquant l’emprunt et le plagiat sur une assez large échelle.
La littérature de la route, néanmoins, diffère beaucoup de la littérature du trottoir. Elle n’était pas diffusée par des camelots vantant bruyamment leurs feuilles imprimées au hasard de leurs déambulations sur la chaussée3. Au contraire, on la trouvait à des points fixes, aisément identifiables : là d’où partaient les diligences, les malles-postes, les coches d’eau, bientôt les chemins de fer et les bateaux à vapeur. On la trouvait en fait à chaque départ de voyageurs et jusque dans l’intérieur des voitures. Les conducteurs, à commencer par ceux des diligences, étaient habilités à les vendre, à l’image de ce Manuel du voyageur de Paris à Bruxelles par Saint-Quentin ou Péronne, Cambrai et Valenciennes, que les postillons parisiens proposaient à leurs passagers à la fin des années 1820, ou de ce Vade-mecum ou Itinéraire de Bordeaux à Paris, que les postillons bordelais vendaient au milieu des années 1840 dans les diligences dont ils avaient la charge4. Au début des années 1860 encore, tout acheteur d’un billet de Paris à Londres par le bateau à vapeur se voyait remettre une plaquette de douze pages proposant un itinéraire d’une semaine pour le Français se rendant en Angleterre5. Les chemins de fer se conformèrent à cette pratique ancienne. Des brochures destinées aux voyageurs étaient vendues dans les embarcadères, à l’image de ce Petit Manuel du voyageur en Alsace, qui était une brochure de 4 pages, que l’on pouvait se procurer dans toutes les gares des départements d’Alsace, dans les années 1840, pour le prix remarquable de 5 centimes les trois exemplaires6. Chaque ligne de chemin de fer avait les siennes propres7. Certaines coûtaient parfois un peu plus cher, tel ce Manuel du voyageur sur les chemins de fer de Paris à Rouen, au Havre et à Dieppe, qu’on trouvait au début des années 1850 non seulement dans toutes les gares du parcours, mais aussi dans les bureaux des Messageries Caillard et compagnie, au prix de 25 centimes les 40 pages. Mais parfois, et même assez souvent, les compagnies, surtout les compagnies de chemin de fer, les offraient gratuitement aux passagers8.
Un lieu neuf fut particulièrement consacré à cette littérature de la route, un lieu qui devint au XIXe siècle un des lieux emblématiques de l’ennui moderne avec la caserne et l’école : la « salle d’attente »9. Mais on la trouvait aussi dans les salons des hôtels, où de nombreuses brochures gratuites attendaient les voyageurs, tel ce Guide à l’usage des voyageurs de Bayonne en Espagne, que l’hôtel Saint-Étienne de Bayonne offrait à ses clients au début des années 1840, ou aussi cet Itinéraire et carte du chemin de fer de Nancy à Metz et de Metz à Saarbruck, de 50 pages, qui était disponible gratuitement dans tous les hôtels de Nancy, Metz et Pont-à-Mousson au début des années 1850, ou encore ce Paris en wagon. Agenda du voyageur, brochure de 40 pages qui dix ans plus tard était distribuée « gratis au nombre de 15000 aux étrangers partant pour Paris dans les 40 hôtels les plus importants de la France et de l’étranger »10.
L’avènement ambigu du journal gratuit
À partir du début des années 1840, ces formes anciennes de la littérature de la route, brochures, fascicules, guides et livrets, furent progressivement recouvertes par les formes nouvelles de l’imprimé périodique, alors en plein développement. À cette époque, on pouvait par exemple trouver dans les salles d’attente des embarcadères du chemin de fer de Paris, Versailles, Saint-Germain et Corbeil un journal périodique de quatre pages à l’intention des voyageurs sur les chemins de fer et les bateaux à vapeur11. On pourrait en citer beaucoup d’autres, tel ce Journal des voyageurs sur le chemin de fer d’Orléans, lancé en 1846, ce Journal du voyageur en chemin de fer, lancé en 1857, jusqu’à ce Wagon, sous-titré Gazette des voyageurs, lancé tardivement en 1869. C’était vrai aussi des hôtels, qui se mirent à publier des journaux, tel le journal Paris et ses environs, qui était distribué gratuitement, à partir de 1845, aux voyageurs à leur arrivée dans certains hôtels meublés et qu’on trouvait également dans certains cafés et restaurants, mais aussi le Journal des hôtels, sous-titré Guide du voyageur à Paris, qui parut continument de 1848 à 1863 ou encore le Messager des hôtels, lancé en 185112.
La périodicité de tous ces journaux était assez variable, hebdomadaire, bimensuelle ou mensuelle. Leur caractéristique la plus remarquable sans doute est que presque tous étaient gratuits. Dans les wagons du « P.O. » (la compagnie de chemin de fer Paris-Orléans), on pouvait ainsi trouver, à partir de 1842, un journal intitulé Le Chemin de fer d’Orléans. Journal des voyageurs, qui était rangé dans une planchette contre la paroi. Le voyageur était invité, après l’avoir lu, à le replacer au même endroit, afin que les voyageurs suivants puissent en profiter à leur tour (« MM. les voyageurs sont invités à replacer la planchette et le journal à l’endroit qui leur est assigné dans la voiture13 »). Notons que ce n’était pas une spécificité des chemins de fer. Les diligences tirées par les chevaux étaient également pourvues de telles planchettes : sur le même modèle exactement que le journal Le Chemin de fer d’Orléans, existaient ainsi deux autres journaux, intitulés La Malle-Poste et La Diligence, qui étaient fabriqués par le même imprimeur et dont les contenus étaient en grande partie les mêmes.
Cette gratuité intrigue évidemment un peu, aujourd’hui, dans la mesure où l’on pourrait y retrouver la généalogie du phénomène actuel des journaux gratuits, et ce d’autant plus que les journaux gratuits que nous connaissons sont eux aussi étroitement corrélés aux moyens de transport, à commencer par ces magazines que les voyageurs trouvent à leur disposition dans les wagons de chemin de fer et, plus encore, dans les avions. Ce serait toutefois une erreur de perspective, car ces journaux des années 1840 n’inventèrent pas la gratuité. Au contraire, ils ne firent que reprendre un principe qui existait déjà pour nombre de brochures, de fascicules, de guides et de livrets de l’époque précédente.
Ajoutons que ces journaux étaient gratuits, certes, mais il serait faux de croire qu’ils l’étaient pour tous. À la vérité, ils n’étaient proposés qu’aux clients de certains hôtels et à une certaine sorte de passagers. À la fin des années 1850, le Journal du voyageur en chemin de fer, par exemple, n’était disponible que pour les passagers des voitures de première et de deuxième classe. En ce temps où il y avait trois classes de voyageurs, la troisième classe en était dépourvue14.
Étude de contenu
Comprenons que toute cette masse de papiers périodiques était beaucoup plus visible à cette époque qu’elle ne l’est devenue aujourd’hui. Il faut faire un effort d’imagination pour se représenter la place qu’elle devait occuper dans l’espace public, à l’image de la planchette des voitures du « P.O. », et considérer, du même coup, avec un peu d’étonnement, l’absence totale d’études historiques la concernant. Cette absence rend un peu délicate, et impressionniste, toute présentation du contenu de ces journaux. Tentons-la tout de même. Qu’est-ce que les innombrables utilisateurs des transports en commun des deux premiers tiers du XIXe siècle pouvaient bien lire dans ces journaux, dès qu’ils s’installaient sur les sièges des salles d’attente, dans les fauteuils des salons des hôtels, sur les banquettes des diligences et des wagons de chemin de fer ou dans les cabines des bateaux à vapeur ?
Le premier point qu’il faut mentionner, c’est que le passage des brochures, fascicules, guides et livrets aux journaux périodiques a entraîné un certain nombre de transformations. Deux grandes thématiques, en particulier, pourtant caractéristiques des autres formes de la littérature de la route, ou au moins de certaines d’entre elles, disparurent avec l’avènement des journaux.
D’une part, les brochures, fascicules, guides et livrets pouvaient être des outils de promotion des compagnies de transport, notamment des compagnies de chemin de fer. On y trouvait presque toujours l’histoire de la compagnie exploitant la ligne, la législation dont elle dépendait, sa santé économique, les travaux d’établissement qu’elle assurait et la description des ouvrages d’art dont elle avait la charge15. Tout cela disparut pratiquement des journaux gratuits.
D’autre part, ces journaux ne s’adressèrent pas spécialement aux professionnels du voyage. Parmi les brochures, fascicules, guides et livrets, il en était en effet un certain nombre que les éditeurs destinaient tout exprès à ce groupe social neuf qu’était alors celui des voyageurs de commerce (groupe dont Balzac a fixé le type en 1833 avec l’illustre Gaudissart). On y trouvait les principes de base d’arithmétique16, comme la règle de trois, ou encore des modèles de billet à ordre, de quittance, de procuration, de lettre de change17. On y trouvait aussi ces « tours divertissants » par lesquels les voyageurs de commerce, à l’étape ou dans la voiture, s’efforçaient de capter l’attention de leurs voisins (souvent au grand détriment de ces voisins, d’ailleurs ; les récits de voyage sont pleins de récriminations contre cette véritable vermine des voitures et des tables d’hôte que constituaient alors les voyageurs de commerce)18. Tout cela disparut aussi des journaux, en particulier des journaux gratuits, pour se réfugier, mais un peu plus tard, dans la presse professionnelle des voyageurs de commerce, qui se développa à partir des années 1860.
À cela, il convient d’ajouter l’émergence, dans les journaux gratuits, d’un souci jusqu’alors inconnu : le souci de la signature. On vit en effet apparaître des articles signés par leurs auteurs (ce qui ne signifie pas nécessairement, compte tenu de l’abondance des emprunts et des plagiats, que ces auteurs les avaient écrits exprès pour être publiés dans ces journaux). Mais enfin, le premier numéro du Journal du voyageur en chemin de fer, par exemple, contenait ainsi, en 1857, un article signé par Nestor Roqueplan, lequel était alors un chroniqueur assez célèbre du Tout-Paris. Cela aurait été tout à fait insolite dans la littérature de la route de l’époque précédente.
Enfin, bien entendu, les annonces se multiplièrent, dans la foulée de l’impulsion donnée par des patrons de presse comme le célèbre Émile de Girardin. Il convient toutefois de relativiser cette innovation, dans la mesure où les brochures distribuées gratuitement par les compagnies de transport, à commencer par les compagnies de chemin de fer, accueillaient également, à la même époque, un certain nombre d’annonces.
Il convenait de signaler ces différences car, sinon, pour l’essentiel, les journaux gratuits remplissaient les mêmes fonctions que celles des brochures, fascicules, guides et livrets de l’époque précédente. Ces fonctions étaient, globalement, de trois ordres.
Le voyageur y trouvait d’abord des renseignements pratiques sur son itinéraire : des cartes, par exemple, ce qui contribua très certainement à acclimater la représentation cartographique du territoire dans l’ensemble de la société française. Plus souvent encore, on y trouvait les distances entre les différentes villes du parcours et, là aussi, il est bien évident que cette littérature est à compter au nombre des vecteurs essentiels qui, dans les premières décennies du XIXe siècle, contribuèrent à diffuser le système métrique à travers toute la France19. Par la suite, les compagnies de chemin de fer donnèrent avec davantage de précision encore les heures des départs, le tarif des places, les correspondances20. Parfois même on indiquait les prix des consommations aux buffets des gares21.
Toute cette littérature prétendait ensuite, et c’est sa deuxième fonction, aider le voyageur à tromper l’ennui qui, depuis les salles d’attente jusqu’aux compartiments, semblait devoir accompagner inévitablement le voyage22. Plusieurs journaux s’intitulèrent explicitement Le Passe-temps23. Dès la fin du XVIIIe siècle, le fameux Guide des voyageurs de Reichard avait estimé que, pour remédier aux heures d’ennui imposées par une longue navigation, « chaque voyageur doit se pourvoir de livres instructifs et amusants, surtout (disait Reichard) des relations de voyages24 ». La littérature de la route des premières décennies du XIXe siècle se conforma à cette injonction. Dans les brochures et les journaux qui s’épanouirent alors, on pouvait lire par exemple un détail de la prise de Constantine25, l’extrait d’un journal écrit à bord de La Belle Poule26, des anecdotes de nature géographique sur le Japon, les Esquimaux ou l’Arabie, des descriptions des mœurs et coutumes des pays les plus éloignés27, la pratique du « juge Lynch » aux États-Unis d’Amérique28, ce genre de choses, assez représentatives de ce qu’on y trouvait. Cette littérature redoublait donc volontiers sa fonction par son contenu : le lecteur était invité à tromper l’ennui de son voyage en lisant, d’abord, des extraits de récits de voyage29. Il peut paraître paradoxal de meubler son ennui en voyage par la lecture de récits de voyage. En réalité, cela en dit long sur les attentes des voyageurs modernes, qui espèrent toujours, en voyage, faire l’expérience d’une autre texture du temps, avec cet espoir que l’intensité d’une émotion imprévue compensera, rétrospectivement, les nombreuses heures vides liées au déplacement.
Enfin, et c’est sa troisième fonction, cette littérature informait le voyageur sur les régions qu’il traversait. Depuis longtemps, les brochures contenaient en effet la description, même sommaire, des principales villes du parcours. Les « curiosités », comme on disait, les objets que l’on pouvait admirer étaient parfois mentionnés30. Le modèle est ici ancien : depuis le XVIIIe siècle, les guides avaient pris l’habitude d’indiquer au voyageur en diligence ce qu’un guide de 1842 appelait « tous les lieux remarquables qui se trouvent, tant sur les grandes routes de poste que sur la droite ou la gauche de chaque route31 ». On faisait de même pour le coche d’eau, le bateau à vapeur et le chemin de fer32. La littérature de la route – cela pourrait être une de ses définitions – proposait ainsi un va-et-vient permanent entre le paysage et le texte imprimé, entre ce que l’œil pouvait apercevoir de chaque côté de la route parcourue et ce que l’esprit pouvait se représenter comme étant la nature du voyage.
Fin de la littérature de la route
Notons que le parcours en chemin de fer appelait plus qu’aucun autre la description du paysage observé. En effet, la plupart du temps, les voies ferrées du XIXe siècle ne reprenaient pas les tracés routiers préexistants, mais elles en créaient de nouveaux33. Les passagers n’étaient donc pas familiers des panoramas qu’ils pouvaient observer depuis la fenêtre de leur compartiment. Au début des années 1850, Napoléon Chaix tira argument de cette nouveauté pour lancer sa collection de guides :
À l’aspect inaccoutumé de ces nouvelles routes, les voyageurs interrogent les cartes, questionnent leurs voisins, demandent le nom des stations, s’informent sur l’histoire et les monuments des pays qu’ils traversent. De ce besoin de voir et de connaître est née cette collection de Guides descriptifs et pittoresques que nous publions sous le titre de Bibliothèque du Voyageur34.
En réalité, la collection Chaix signalait l’avènement d’un nouvel âge du guide de voyage, qui allait contribuer à faire disparaître la littérature de la route. Les deux plus remarquables représentants de ces nouveaux guides allaient être, non pas ceux de Chaix, mais les traductions des guides allemands de Karl Baedeker et, dans le sein de la librairie Hachette, les guides d’Adolphe Joanne. À cela s’ajoutait un journal aussi, mais d’un genre différent, l’Indicateur des chemins de fer, que Chaix lui-même lança avec succès en 1849. Les voyageurs en train – et en bateau à vapeur – pouvaient y trouver à bon marché tous les renseignements sur les horaires et les tarifs35. Ces mutations sont décisives car, que ce soit dans sa fonction de pourvoyeuse d’informations pratiques, avec l’Indicateur des chemins de fer, ou dans sa fonction de description des régions traversées, avec Baedeker et Joanne, la littérature de la route était désormais très efficacement concurrencée.
Elle le fut également dans sa fonction du divertissement. L’offensive, ici, s’est développée en deux temps. D’une part, Louis Hachette obtint en 1852 le monopole des bibliothèques de gare36. Il lança alors une collection de livres explicitement destinés aux voyageurs : la « Bibliothèque des chemins de fer37 ». Ce faisant, il permit à tous ceux qui prenaient le train d’acheter, sur le lieu même de leur départ, de nombreux ouvrages bon marché qu’on regrouperait un jour sous l’appellation péjorative de « littérature de gare38 ». Et cette littérature de gare vint s’ajouter aux nouvelles collections de guides pour concurrencer la littérature de la route. D’autre part, à partir du lancement du Petit Journal en 1863, le formidable développement des journaux vendus au numéro conduisit les voyageurs à acheter des journaux à un sou, eux-mêmes vendus dans les gares, soit à la criée, soit par l’intermédiaire des kiosques Hachette. Et cette double offensive accentua le déclin de la littérature de la route, qui fut extrêmement rapide à partir des années 1860, en dépit de la persistance d’exemples isolés jusqu’à la fin du XIXe siècle.
On pourrait se demander quel intérêt il peut y avoir à ressusciter cette littérature de la route, ensemble d’imprimés au fond très peu passionnants. Certes, montrer l’apparition puis la disparition d’un phénomène n’est pas quelque chose de négligeable, c’est d’ailleurs la raison d’être des historiens, même si ce phénomène semble aussi dérisoire que les journaux gratuits que les voyageurs pouvaient trouver dans leurs voitures ou dans leurs hôtels dans les deux premiers tiers du XIXe siècle. Mais il n’y a pas que cela. Car avec l’effacement de cette littérature si particulière, disparut en effet un certain type de publications : les publications liant explicitement la pratique du voyage et la lecture d’extraits de récits de voyage. On pourrait ainsi considérer qu’avec le triomphe de la lecture du journal quotidien dans les transports en commun, les représentations du temps l’ont emporté, en ce domaine, à partir des années 1860, sur les représentations de l’espace. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, le voyageur était en effet invité à s’accorder, non plus au paysage qu’il traversait et à l’immensité supposée du monde, mais plutôt à des rythmes nouveaux, qui étaient tout à la fois celui des vitesses de plus en plus grandes des moyens de transport et celui de l’accélération de l’information.
(Université de Grenoble)
Notes
1 Jean-Yves Mollier, « La librairie du trottoir à la Belle Epoque », dans J.-Y. Mollier (dir.), Le Commerce de la librairie en France au xixe siècle. 1789-1914, Paris, IMEC/Editions de la MSH, 1997, p. 233-241.
2 Sur la littérature de la route, je me permets de renvoyer à Sylvain Venayre, Panorama du voyage. 1780-1920. Mots, figures, pratiques, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 188-192.
3 Jean-Yves Mollier, Le Camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des xixe et xxe siècles, Paris, Fayard, 2004, p. 71-97 notamment.
4 Manuel du voyageur. De Paris à Bruxelles par Saint-Quentin ou Péronne, Cambrai et Valenciennes, Paris/Bruxelles, Dupont/Librairie polymatique, 1828 et Vade-mecum ou Itinéraire de Bordeaux à Paris, Bordeaux, Chaumas-Gayet, 1845.
5 Guide et itinéraire des voyageurs pendant une semaine à Londres, Paris/Londres, s.d. [1863].
6 J. Duplessy, Guide indispensable des voyageurs sur le chemin de fer de Paris à Orléans (section de Paris à Corbeil), Au bureau et aux embarcadères de Paris et de Corbeil, 1841 ; Petit Manuel du voyageur en Alsace, Mulhouse, Baret, 1843.
7 Voir par exemple le Manuel du voyageur sur les chemins de fer de Paris à Rouen, au Havre et à Dieppe, en vente dans toutes les gares des lignes de Rouen, du Havre et de Dieppe et dans tous les bureaux des Messageries générales Caillard et Comp. (août 1851, 25 centimes, 40 pages).
8 Le Chemin de fer d’Orléans. Journal des voyageurs, n° 1, novembre 1846. Voir aussi le Livret-Guide du voyageur à Paris, « distribué gratuitement dans les principales gares de chemin de fer aux personnes à destination de Paris », s.d. [1876], 20 p.
9 Stéphanie Sauget, « L’ennui dans les gares au XIXe siècle », dans P. Goetschel, C. Granger, N. Richard et S. Venayre (dir.), L’Ennui. Histoire d’un état d’âme (XIXe-XXe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 225-236.
10 Livret ou Guide à l’usage des voyageurs de Bayonne en Espagne, Bayonne, 1841 ; Itinéraire et carte du chemin de fer de Nancy à Metz et de Metz à Saarbruck. Guide du voyageur, Metz, Dembour et Gangel, s.d. [1850] ; Paris en wagon. Agenda du voyageur, Paris, Administration de publicité, s.d. [1859]. Citons aussi le Guide du voyageur à Paris, offert par l’hôtel des Colonnes en 1858, Les Tablettes parisiennes, portefeuille du voyageur dans Paris offert par l’hôtel Voltaire en 1859, le Guide du voyageur à Châlons-sur-Marne et aux environs, offert par l’hôtel de la Cloche d’or en 1861.
11 Le Passe-temps des voyageurs sur les chemins de fer et sur les bateaux à vapeur, n° 1, 10 février 1841. Voir aussi Le Wagon. Gazette des voyageurs, n° 1, 25 septembre 1869.
12 Citons également, parmi ces périodiques gratuits, le Journal des hôtels. Guide du voyageur à Paris (1848-1863), le Guide du voyageur à Paris de l’hôtel des Colonnes (1858), Les Tablettes parisiennes, portefeuille du voyageur dans Paris offert par l’hôtel Voltaire (1859), le Guide du voyageur à Châlons-sur-Marine et aux environs, offert par l’hôtel de la Cloche d’or (1861), le Guide du voyageur offert par l’hôtel d’Orient à Alger (1865), La Vie à Paris, périodique distribué gratuitement à tous les voyageurs du Grand-Hôtel (1880), etc.
13 Le Chemin de fer d’Orléans. Journal des voyageurs, op. cit.
14 Journal du voyageur en chemin de fer, numéro spécimen de 1857.
15 Voir par exemple le Guide indispensable des voyageurs sur le chemin de fer de Paris à Orléans (1841), op. cit., le Petit Manuel du voyageur en Alsace (1843), op. cit., le Guide du voyageur sur le chemin de fer des Ardennes et au camp de Châlons, Reims, Maréchal-Gruat, 1857 et Charles Bousquet, Guide du touriste de Nantes à Lorient par le chemin de fer, Nantes, André, 1862.
16 Voir par exemple Le Voyageur, Clermont-Ferrand, 1828, 12 p. ou Le Voyageur, Toulon, 1842, 12 p.
17 Guillaumet, op. cit.
18 Le Guide des voyageurs, Chassignon, 1817, 24 p.
19 La troisième édition du Guide pittoresque, portatif et complet du voyageur en France de Girault de Saint-Fargeau (Firmin Didot, 1842) prétend être la première à le faire de façon systématique pour l’ensemble du territoire français.
20 Petit Manuel du voyageur en Alsace, op. cit.
21 Manuel du voyageur sur les chemins de fer de Paris à Rouen, au Havre et à Dieppe, op. cit.
22 Sur cette question, voir les articles de Karine Salomé, Stéphanie Sauget et Anne-Gaëlle Weber dans C. Granger, P. Goetschel, N. Richard et S. Venayre (dir.), L’Ennui. XIXe-XXe siècles. Approches historiques, Publications de la Sorbonne, sous presse.
23 Le Passe-temps des voyageurs sur les chemins de fer et sur les bateaux à vapeur, op. cit. ; Le Messager des hôtels. Passe-temps des voyageurs, op. cit.
24 Heinrich Ottokar Reichard, Guide des voyageurs en Europe [1793], t. 1, Weimar, Au bureau d’industrie, 1805, p. cxvii.
25 Le Voyageur, Clermont-Ferrand, 1840.
26 Celle qui, en 1840, rapporta les cendres de Napoléon en France. Voir Le Passe-temps des voyageurs, 10 février 1841.
27 Hauguelle, op. cit.
28 Journal du voyageur en chemin de fer, op. cit.
29 Lorsque ce n’était pas le cas, il n’était jamais question des débats politiques du temps. Au contraire, les auteurs de ces publications affirmaient rester résolument à l’écart de ceux-ci. La tradition était celle de l’almanach (et ce, jusque tard dans le XIXe siècle : voir Evariste Carrance [dir.], Almanach du voyageur, Agen, Libraire de la Revue française, 1887). Le voyageur était alors invité à lire des articles sur « l’origine de la civilisation » ou les « beaux traits d’un grenadier français » (Le Voyageur, Toulon, 1842), des « remarques faites par les historiens les plus célèbres », une « vie de Napoléon » (Guillaumet, op. cit.) ou encore un « tableau approximatif de la population du monde connu ».
30 Parmi d’innombrables exemples de brochures dans nos sources, voir Petit Manuel du voyageur en Alsace, op. cit. ; Vade-mecum du voyageur ou Itinéraire de Bordeaux à Paris, op. cit. ; Le Chemin de fer d’Orléans. Journal des voyageurs, op. cit. ; Hauguelle, op. cit. ; Guide du voyageur sur la ligne du chemin de fer depuis Calais jusqu’à Paris et Bruxelles, Calais, Demotier, 1849 ; Guide du voyageur sur le chemin de fer de Tours à Nantes, Tours, Cousturier, 1849 ; Guide du touriste sur le chemin de fer d’Anvin à Calais, Boulogne-sur-Mer, Vve Charles Aigre, 1883 ; Le Touriste de la Meuse, Reims, imprimerie moderne, 1886.
31 Girault de Saint-Fargeau, op. cit. Sur l’ancienneté de ce modèle, voir Marc Desportes, Paysages en mouvement. Transports et perception de l’espace. XVIIIe-XXe siècle, Gallimard, 2005, p. 50-51.
32 Voir par exemple Eugène Hatin, La Loire et ses bords. Guide pittoresque du voyageur d’Orléans à Nantes, Orléans, Gatineau, 1843 et le Guide itinéraire historique et statistique du voyageur en Bretagne. Département d’Ille-et-Vilaine, Rennes, Marteville, 1857, avant-propos.
33 Marc Desportes, op. cit., p. 117.
34 Nouveau Guide de Paris à Strasbourg et à Bâle, Chaix, coll. « Bibliothèque du voyageur », s.d. [1852], préface.
35 L’Indicateur des chemins de fer paraissait tous les dimanches. Fait « sous le contrôle et avec le concours des compagnies », il était « le seul journal officiel » en ce domaine. Il donnait le même type de renseignements pour les bateaux à vapeur également.
36 Voir Jean Mistler, La Librairie Hachette de 1826 à nos jours, Hachette, 1964, p. 125 et Jean-Yves Mollier, Louis Hachette (1800-1864). Le fondateur d’un empire, Fayard, 1999, p. 353.
37 Goulven Guilcher, « La rivalité Chaix-Hachette pour la conquête d’un marché de la lecture ferroviaire. 1846-1865 », Revue d’histoire des chemins de fer, H.S. n° 3, 1992, p. 275-305 et Karine Taveaux, « Les bibliothèques de gare et du Métropolitain : un monopole Hachette (1870-1901) », dans R. Beautier, E. Cazenave et M. Palmer (dir.), La Presse selon le XIXe siècle, Universités de Paris-3 et Paris-13, 1997, p. 124-136.
38 En 1861, « l’affaire des bibliothèques de chemin de fer » donna le signal de la dévalorisation de cette littérature. Cette année-là, le roman Marcomir fut proscrit à la vente dans les gares, ce qui donna lieu à une enquête de la commission de colportage dirigée par le vicomte Sérurier. L’éditeur Charpentier dénonça la concurrence déloyale faite par Hachette. La question qui se posait était celle de la légitimité du « colportage » pour désigner cette vente, qui ressemblait plus à celle de la librairie par l’étal, autant par le mode de vente que par la clientèle urbaine. De droit, les gares faisaient partie des voies publiques où toute vente de livres ressort du colportage. Le Ministère de l’Intérieur mit alors en place une tripartition : colportage ordinaire, sévèrement contrôlé ; vente dans les gares, contrôlée mais plus libérale, et le régime de la librairie. Cela induisait des distorsions entre ce qui était vendu en librairie et ce qui était vendu dans les gares, à l’origine du mépris dans lequel fut bientôt tenue la « littérature de gare ». (Stéphanie Sauget, A la recherche des Pas-Perdus. Dans la matrice des gares parisiennes (1837-1914), thèse, Université Paris 1, 2005, p. 219).