Les journalistes : identités et modernités

Pratiques gastronomiques, pratiques journalistiques (1830-1865)

Table des matières

BERTRAND MARQUER

La presse est liée de multiples manières à l’« art culinaire » – au sens propre, mais également au sens que lui donne Hans Robert Jauss. On peut par exemple penser à l’usage d’un vocabulaire culinaire pour déprécier la littérature industrielle, condamner les « recettes » du roman feuilleton, ou stigmatiser Émile de Girardin, le « Baron Brisse de la presse » selon un journaliste du Figaro1, du nom du chroniqueur gastronomique du quotidien La Liberté, racheté en 1866 par Émile de Girardin, qui veut en faire un concurrent du Petit Journal. Ce n’est cependant pas sur l’aspect polémique de ce lien entre pratique gastronomique et pratique journalistique que je voudrais revenir. En me centrant sur les principaux journaux de la « petite presse » gastronomique des années 1830 à 1860, je souhaiterais mettre en relief l’évolution des contenus et des rubriques spécifiques à ce type de média, afin d’en faire ressortir les ambitions initiales (une gastronomie polymathique héritée de Brillat-Savarin), et d’interroger ce que recouvre sa paradoxale spécialisation (puisque, selon cette presse, parler gastronomie, c’est parler de tout). J’axerai en particulier mon propos sur le rire que ce type de « spécialisation » peut solliciter, à travers un exemple en particulier : la critique théâtrale « au point de vue digestif », qui me permettra de mettre en avant la filiation rabelaisienne de cette presse, adepte de ce que l’on pourrait nommer un « rire physiologique ».

Présentation du corpus

La presse gastronomique se développe à partir des années 1830, dans le sillage de la Physiologie du goût ou méditations de gastronomie transcendante de Brillat-Savarin (1825), ouvrage dont elle reprend l’ambition polymathique et la définition extensive de la gastronomie. La « profession de foi » du Gastronome, journal universel du goût, publié du 14 mars 1830 au 18 août 1831, est à cet égard éloquente :

je me fais fort de démontrer par A plus B – écrit Paul Lacroix, alias le Bibliophile Jacob – que sciences, arts, gouvernements, tout dépend de la gastronomie naturelle, spéciale ou transcendante oui, tout se rapporte à ce centre unique qui est partout et dont la circonférence n’est nulle part2.

Les journaux qui succèderont au Gastronome, victime de sa « cuisine tricolore » selon les propres termes de son directeur3, adopteront la même ligne éditoriale, ainsi que son ton, que l’on pourrait qualifier de physiologique (en référence aux Physiologies littéraires que Brillat-Savarin inaugure). Ce n’est qu’à partir de la réelle spécialisation technique de la presse gastronomique que ce ton a tendance à disparaître, au profit d’une forme de sérieux plus en phase avec la « patrimonialisation4 » de la gastronomie que la « presse de bouche » a permis de réaliser. Inaugurée en 1864 par La Salle à manger, d’abord dirigée par le Baron Brisse, cette veine plus technique se développe dans les années 1880, et donne naissance à des revues relativement pérennes (comme L’Art culinaire, fondée en 1883, à laquelle participe Auguste Escoffier5).

La presse gastronomique des années 1830-1860 se caractérise à l’inverse par une durée de vie relativement courte (un an en moyenne, parfois quelques mois), brièveté qui n’a cependant rien d’exceptionnelle dans la petite presse, et qui ne doit pas conduire à préjuger de l’implantation grandissante du discours gastronomique dans les journaux du XIXe siècle. Ce dont témoigne, en revanche, cette brièveté, c’est sans doute des tâtonnements quant au champ d’application de la gastronomie elle-même, et au choix, par conséquent, du public visé. L’ambition totalisante revendiquée de cette « petite presse » rendait en effet pour le moins lâche une ligne éditoriale en réalité centrée en priorité sur le rapport entre les « mets » et les « mots ».

De manière assez attendue, ce rapport se concrétise en premier lieu par le recours massif aux métaphores alimentaires pour énoncer un jugement de goût dans le domaine artistique, comme dans la rubrique des « Lectures substantielles6 » du Gourmet, journal des intérêts gastronomiques, dirigé par Charles Monselet (21 février-1er août 1858), qui collectionne les textes où le repas est central, ou propose des « tranches de poème », « servi[es] froides, par livraison » et laissées à l’appréciation du « bon goût » du lecteur7. Même si l’ambition de constituer une anthologie de la littérature gastronomique est très présente, la dimension littéraire de cette presse ne se limite cependant pas à la publication de morceaux choisis, poème ou feuilleton, ni à la collecte de bons mots assimilés à un « dessert » (c’est le titre d’une rubrique récurrente du Gastronome), ou à un « Vol-au-vent » (dans L’Entracte du gastronome). Cette approche culinaire de l’art s’articule également à un discours critique s’appliquant tout autant aux mets qu’aux œuvres, en priorité théâtrales.

L’autre figure tutélaire de la presse gastronomique est en effet Grimod de la Reynière, fondateur de L’Épicurien français (ou Journal des Gourmands et des belles8), de l’Almanach des gourmands et du Manuel des Amphitryons. Or, ce « littérateur gourmand » est également un critique dramatique dont les activités sont, comme l’a montré Jean-Claude Bonnet, régies par un « système de correspondances », perceptible par exemple dans la Revue des comédiens9, où « le visage et surtout le grain de la voix sont caractérisés par les métaphores du goût : figure "appétissante" ; voix "fraîche, pure" ; prononciation "âpre". Inversement, pour décrire un écart culinaire, la référence au théâtre est utilisée10 ». L’Almanach des gourmands multiplie ainsi les parallèles, soulignant ici qu’« il y a autant de distance entre [l’alouette] et la caille que le public en met entre le grand Racine et tel autre grand tragique de nos jours11 », envisageant là de « parl[er] du Théâtre du Vaudeville, considéré dans ses rapports avec la Gourmandise », avant de préciser en note qu’« il n’est à Paris aucun Théâtre où la digestion d’un bon dîner se fasse plus agréablement qu’au Vaudeville »12.

La presse gastronomique des années 1830-1860 est donc forte de ce double héritage : l’ambition polymathique et « transcendante » de Brillat-Savarin ; la critique théâtrale « gourmande » de Grimod. Double héritage qui peut expliquer une certaine forme d’errance et d’absence de réelle spécialisation, mais qui donne lieu à des tentatives d’écriture sérielle souvent réussies (quoique difficiles à tenir sur le long terme), sur lesquelles j’aimerais désormais m’arrêter.

La critique « au point de vue digestif »

La première d’entre elle est celle que Le Gourmet annonce dans son premier numéro (21 février 1858), mais qui ne sera pas mise en pratique dans ce journal : « Le compte-rendu des théâtres – au point de vue digestif ».

Cette critique « au point de vue digestif » existe néanmoins bel et bien dans la presse gastronomique des années 1830, en particulier dans Le Gastronome. Le sommaire du premier numéro énumère ainsi les « incroyables richesses renfermées dans une spécialité qui tient à toutes les autres », et propose, parmi d’autres rubriques plus conventionnelles13, une « Digestion dramatique14 » qui semble fortement inspirée de Grimod de la Reynière. La première critique, qui porte sur « Hernani – Henri V et ses Compagnons », témoigne néanmoins de l’inclination proprement physiologique de ce nouveau censeur dramatique, qui privilégie le « point de vue digestif » avec un certain humour :

Le drame de M. Victor Hugo porte un grand préjudice à la gastronomie : la foule se presse tellement aux représentations, qu’il faut, pour y trouver place, avancer l’heure du dîner, et même ne pas dîner du tout plutôt que de mettre les morceaux doubles. Ensuite, l’effet produit par cette œuvre de génie semble exiger un estomac à jeun ou légèrement nourri. Pendant les premiers actes, on se sent enivré d’une poésie grande et neuve, capable de réveiller les esprits les plus blasés : l’oreille se livre tout entière à cette bonne chère de pensées sublimes, de vers superbes ou délicieux : mais l’émotion devient plus vive d’acte en acte […] qu’une digestion, commencée au doux bercement de l’alexandrin, pourrait s’arrêter tout à coup et déranger le système gastronomique : Nefandum ! […] Ce n’est pas que le gastronome doive éviter cet Hernani, auquel l’Académie, la censure et les membres du Caveau classique voudraient bien rendre tous les sifflets qui firent justice de leurs ouvrages : bien au contraire. […] Laissons les bégueuleries littéraires dire qu’Hernani est une composition qui blesse le goût15 !

Hostile au « Caveau classique », la gastronomie suppose ici clairement un parti-pris esthétique, et se range sous la bannière de la modernité romantique, du côté d’une digestion épanouie. Dans le deuxième numéro, la rubrique, consacrée à « François Ier à Chambord – Zoé, ou l’Amant prêté. – Hocnani », file la métaphore de manière négative. Qualifiée de « petit ouvrage sans conséquence, sentant le monarchique d’une lieue, et bénin, innocent à faire mal au cœur », la première pièce a ainsi malgré tout des vertus eupeptiques car, en provoquant un rire involontaire, elle fait sortir le spectateur de son « incapacité stomachique16 ». Tout aussi médiocre, la pièce de Scribe, qui passe « comme une potion anodine », n’a pas même cette qualité : « La digestion est plus lente au Gymnase qu’ailleurs, parce que l’esprit coquet et musqué demande une attention plus passive, et ne produit jamais ces bienfaisantes crises de rire, qui mènent à bien le repas le plus compliqué.17 »

Quant aux parodistes d’Hugo, comparés « aux harpies, qui souillaient les mets pour empêcher les convives d’y goûter18 », leur pièce consomme le divorce entre le goût esthétique et le goût culinaire. Malheureusement, elle sonne également le glas de l’inventivité du critique, qui disqualifie Hocnani en ayant recours aux catégories plus traditionnelles de l’écœurant et du dégoûtant. Difficile à renouveler, l’analogie entre effets physiologique et esthétique est rapidement abandonnée au profit d’une rhétorique beaucoup plus classique, souvent purement informative.

La critique dramatique n’en demeure pas moins un passage obligé pour les successeurs du Gastronome, qui prolongent tous la double veine du goût initiée par Grimod de la Reynière. L’Entracte du gastronome est de ce point de vue le plus explicite : dirigé par André Borel d'Hauterive, ce « nouvelliste des théâtres et des plaisirs de Paris » propose conjointement une revue des théâtres et une « carte du restaurant », toujours en deuxième page. Le spécimen indique d’ailleurs clairement le lectorat visé par ce journal distribué « dans les principaux restaurants de Paris » :

L’habitant de Paris ou de la banlieue, sorti de chez lui, et livré pieds et poings liés par la faim à la merci du restaurateur, n’est pas moins dépaysé que le voyageur. Tous deux également sont tirés en tous sens par l’attrait du plaisir. Les théâtres, les concerts, les bals, les séances fantastiques se disputent l’avantage de les enchanter. Un mentor impartial et sévère est plus indispensable à l’un et l’autre qu’au fils d’Ulysse. C’est là le rôle ambitieux que convoite cette petite chronique ; et rien ne sera épargné pour le bien remplir19.

D’abord définie comme une « causerie dramatique, littéraire et fashionable20 », la rubrique « Après dîner » de La Gastronomie, Revue de l'art culinaire ancien et moderne (6 octobre 1839-29 décembre 1840) se convertit de même en une « Rubrique des théâtres », annoncée telle quelle dans le sommaire du journal. Bien que les deux expressions renvoient à un même moment de la journée (c’est après dîner que l’on va au théâtre), l’évolution du titre de la rubrique obéit en réalité à une autre logique, esquissée dès le premier numéro :

C’est une fort bonne chose que de dîner, surtout quand on dîne bien. Mais il est une chose non moins importante, c’est de digérer et l’on ne digère jamais mieux que lorsqu’on s’amuse. C’est pourquoi nous indiquerons avec soin à nos lecteurs tout ce qui peut activer chez eux cette grande opération de la vie : la digestion21.

Or, lorsque la saison des bals n’est pas ouverte, les théâtres sont pour le gourmet la seule « planche de salut », et le meilleur digestif qui soit :

Qu’il fasse chaud, qu’il fasse froid, nous sommes toujours sûrs de les trouver en sortant de table. Les pièces sont plus ou moins bonnes ; mais avec Bouffé, Vernet, Odry, Arnal et Alcide-Tousez, y-a-t-il moyen de ne pas rire ? par conséquent de ne pas faire une bonne digestion22 ?

Cette critique dramatique « au point de vue digestif » témoigne donc dans son fonds comme dans sa forme, de l’importance du rire dans une approche gastronomique centrée sur la physiologie. Héritée de Brillat-Savarin, cette approche se revendique en réalité d’une tradition plus ancienne, associée à la figure de Rabelais.

Gastronomie et rire physiologique

Dans son ouvrage sur Le Rire de Rabelais au XIXe siècle, Marie-Ange Fougère relie la fréquence de la référence à Rabelais (en particulier dans la presse23) au fait que le Bourgeois, qui constituait jusqu’alors un « type comique », devient au XIXe siècle un « consommateur de rire »24. De plus en plus active sur le plan politique, la bourgeoisie accèderait également à une forme de maîtrise de l’humour, valeur aristocratique que le discours gastronomique (lui-même « pris » au « goût » de la noblesse) permet d’expérimenter sous une forme physiologique.

Bien qu’elle puisse être définie comme la « loi ou le culte du ventre25 », la gastronomie, fondée sur la bienséance, laisse pourtant très peu de place à un comique du « bas corporel » tel qu’il a pu être utilisé par le Balzac des Contes drolatiques26. Sa dimension rabelaisienne n’est d’ailleurs clairement revendiquée qu’à partir des années 1830, dans la presse se présentant comme l’héritière de la Physiologie du goût. La « profession de foi » du Gastronome se conclut ainsi par un éloge de « Gaster, Ventre, inventeur de tous les arts, comme a dit Rabelais » :

Voilà que j’entonne un hymne sans fin à ton honneur. Écoute-moi, bien que ventre affamé n’ait pas d’oreilles ; protège-moi, bien que tu sois un pauvre dieu sans les membres, tes serviteurs obligés. Ô Ventre, le monde entier est occupé à te servir : les plus grands seigneurs, ainsi que les plus vils animaux, sont tes esclaves. Bienheureux les gens d’esprit qui t’adorent : que d’autres te sacrifient fortune et même santé : moi, je te consacre ma plume pour la plus grande gloire de ta divinité !
Et vous tous, adorateurs de messire Gaster, prêtez-moi votre esprit, sinon votre pieux appétit ! À moi, Rabelais, qui n’écrivais [sic] qu’à table les prouesses gastronomiques de Gargantua27 !

En faisant du « gastrolâtre » l’ancêtre du gastronome, le premier numéro de L’Entracte du gastronome fait également de Rabelais une sorte de figure tutélaire trônant à côté de Brillat-Savarin :

Rabelais, dans Pantagruel, donne le nom de gastrolâtres (gaster ventre, latreia adoration) aux moines dont l'amour des jouissances matérielles et des plaisirs de la table était passé en proverbe. Le mot méritait de rester dans la langue.
La passion du gastronome est la plus égoïste de toutes ; elle ne souffre pas qu'une autre vienne lui disputer l'empire qu'elle exerce. Partout où elle règne, elle règne sans partage. Elle interdit souvent à son sectateur jusqu'à l'amour du jeu et au désir de la reproduction, quoique ce soit les deux penchants pour lesquels on la trouve en général le moins intraitable28.

De manière générale, cette presse associe Rabelais à une forme de sybaritisme joyeux dont la gastronomie serait à la fois le fer de lance et la forme la plus policée. Si donc le rire demeure le propre de l’homme, celui de « l’homme d’esprit » qu’est le gastronome29 se doit de respecter le cadre du savoir-vivre, et refuser la gaudriole dans laquelle le père de Gargantua s’est pourtant si souvent complu.

Le rire physiologique rattaché à la tradition rabelaisienne trouve en réalité avec Brillat-Savarin un « genre comique30 » conforme à « l’esprit délicat » du gastronome. La Physiologie du goût constitue en effet une des premières – si ce n’est la première31 – concrétisation de cette veine panoramique reposant sur un mélange de sérieux à prétention savante et de pastiche parfois burlesque. L’emphase avec laquelle Brillat définit les enjeux de la gastronomie est par exemple emblématique de ce discours de spécialité en partie ironique dont Valérie Stiénon fait une des caractéristiques de la Physiologie littéraire32 : la gastronomie transcendante mise en œuvre (notamment dans les « aphorismes ») se confond à bien des égards avec la blague, dont elle peut, déjà, adopter le « point de vue supérieur33 ». De la même manière, dans le Code gourmand d’Horace Raisson (1827), les emprunts à l’architecture du Code civil desservent une réécriture globalement parodique (au sens d’imitation ludique, sans vocation satirique), un sérieux pour la forme contredit par les enjeux souvent subsidiaires de la « civilité » codifiée34.

Cette rhétorique emphatique est particulièrement mobilisée dans Le Gourmet, créé par Charles Monselet en 1858. Le premier numéro de ce « Journal des intérêts gastronomiques » choisit ainsi d’exhiber ses adhésions prestigieuses en les regroupant par poids, sur le mode de l’étal ou du tableau de chasse, la typographie soulignant par ailleurs le principe du classement :

Adhésions
de quelques littérateurs gras

La tradition des écrivains faméliques disparaît de jour en jour ; nous n’en voulons pour preuve que les adhésions qui nous parviennent, et qui sont signées par les auteurs les mieux portants de Paris :

ÉMILE SOLIÉ (100 kilog.),
LOUIS ULBACH (110 kilog.),
ANDRÉ THOMAS (90 kilog.),
H. DE VILLEMESSANT (100 kilog.),
ALBÉRIC SECOND (100 kilog.),
GUSTAVE BOURDIN (94 kilog. 3 gr.),
EUGÈNE WOESTYN (102 kilog.),
ÉMILE DE LA BÉDOLLIÈRE (85 kilog.),
AMÉDÉE ROLLAND (100 kilog.),
ROGER DE BEAUVOIR (90 kilog.),
GUICHARDET (100 kilog.).

LITTÉRATEURS SIMPLEMENT DODUS.

ARMAND BARTHET,
G. DE LA LANDELLE,
CHARLES ASSELINEAU,
HENRY MURGER,
BALATHIER DE BRAGELONNE,
ANGELO DE SORR,
ALFRED BUSQUET,
HENRI DE LA MADELEINE, etc.35

L’enjeu du tableau est explicite : rallier d’emblée « les cœurs hardis, les estomacs solides, qui ont le courage de leurs opinions et de leurs digestions36 », et qui revendiquent à ce titre une éthique littéraire opposée au modèle romantique. Cette héroïsation du mangeur parcourt les différents numéros du Gourmet, et alimente une forme d’épique culinaire proprement rabelaisien37. L’humour est en effet souvent potache, qu’il s’agisse de faire l’éloge des boudins sous la forme d’un poème en prose38, ou de célébrer le « cochon, cet animal encyclopédique39 ». D’abord publié dans Le Figaro sous le titre « Les littérateurs obèses », l’appendice que Théophile Gautier, collaborateur régulier du Gourmet, ajoute à son recueil Les Jeunes-France, est de la même veine : en abordant, avec le ton du professeur dissertant, le problème de « l’obésité en littérature », Gautier dresse une galerie de portraits héroïcomiques, où les corps à la fois grotesques et sublimes des artistes encensés permettent de renouer avec l’épique par le biais de la démesure gourmande.

Si l’ironie peut être mordante, puisque les grognards de la bataille d’Hernani se sont, somme toute, cruellement embourgeoisés, Gautier, à travers son texte, redonne à cette pléthore physiologique santé et vigueur, en remplaçant un mythe (« la race du littérateur maigre ») par un autre :

Quant à M. Théophile Gautier, il renouvellera incessamment l’exploit de Milon de Crotone de manger un bœuf en un jour (les cornes et les sabots exceptés, bien entendu) : ce que ce jeune poète élégiaque consomme de macaroni par jour donnerait des indigestions à dix lazzarones40.

Loin de renvoyer au triomphe des « hommes de chair » stigmatisé par Musset dans La Confession d’un enfant du siècle, cette démesure gourmande, qui associe à la vie artiste une physionomie peu en adéquation avec la consomption romantique, permet de renouer avec l’épique « goguenard » ou rabelaisien déjà présent dans la poésie gastronomique de Joseph Berchoux qui, en 1802, choisissait « le Dieu joufflu de la mythologie » afin de « chante[r] l’Homme à Table »41, dans une poésie qui ne soit plus vaine.

Associé à un rire physiologique, Rabelais apparaît donc bien comme un des pères putatifs d’une gastronomie qui, depuis son avènement au lendemain de la Révolution française, est soucieuse de filiation symbolique. Bien que ce rire physiologique puisse reposer sur une analogie entre la chère et la chair, et confondre les appétits, il demeure en effet policé, car il participe du transfert que la gastronomie permet d’opérer entre valeurs aristocratiques et valeurs bourgeoises – l’humour apparaissant comme une variante du goût, et un des instruments de sa conquête.

Lorsque la spécialisation de la presse deviendra réelle (et donc plus technique), l’esprit de sérieux s’imposera davantage, prouvant d’une certaine manière que cette conquête symbolique du goût est achevée. Le « rire », dès lors, ne sera plus du côté des mangeurs, mais du côté de leurs satiristes, qui utiliseront le discours gastronomique pour tourner en dérision l’écriture sérielle caractéristique de l’esprit bourgeois – et la réduire, bien souvent, à une activité purement alimentaire, une « recette » menaçant la presse elle-même, comme le laisse entendre Nox, dans un long et savoureux article du journal satirique La Lune, dont un extrait me servira de conclusion :

Le Monde gastronomique envahit tous les autres Mondes de la Liberté, qui, décidément, n'est pas une comtesse du noble faubourg Saint-Germain, vu que les comtesses du noble faubourg Saint-Germain n'aiment pas tant que ça l'odeur du graillon.
Partout on cuisine maintenant dans les colonnes de ce journal : à la cave, au rez-de-chaussée, au premier étage et jusqu'au grenier.
Baron Brisse, qu'as-tu fait de notre Liberté, – Liberté chérie, – seul bien de la vie, – 15 centimes le numéro, – baron Brisse, qu'en as-tu fait ?

*
**

[…] Mais où l’on rira le plus, sans contredit, ce sera le jour où M. de Girardin, fidèle à une vieille habitude, se décidera à faire paraître en volume la série de ses nouveaux articles, – système Brisse.
Le voyez-vous d’ici cherchant un titre à mettre en tête de son in-octavo ?
Moi, bon garçon, je propose d’avance à l’illustre chef celui de : Questions sauciales, à moins qu’il ne préfère : l’Art d’accommoder les restes.
On en mangerait42.

(Université de Strasbourg - IUF)

Notes

1  Jules Richard, « Chronique de Paris – Un menu du baron de Girardin », Le Figaro, 26 septembre 1867.

2  Le Gastronome, journal universel du goût, n° 1, 14 mars 1830.

3  L’expression est utilisée par Paul Lacroix, alias le Bibliophile Jacob, dans un article qu’il donne au Gourmet, « journal des intérêts gastronomiques » qui se présente comme le continuateur du Gastronome : « Après les glorieuses, le ventre sembla devoir mourir, et nos abonnés s’en allèrent comme la saison des fraises. Je m’accuse de ce désabonnement : je faisais de la politique tricolore dans le Gastronome » (1er numéro, 21 février 1858).

4  Julia Csergo, « La gastronomie dans les guides de voyage : de la richesse industrielle au patrimoine culturel, France 19e-début 20e siècle », In Situ [En ligne], 15 | 2011.

5  Voir sur ce point Alain Drouard, Histoire des cuisiniers en France. XIXe-XXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2004.

6  « Il est aussi bon de se préparer à un festin par des lectures engageantes que par des apéritifs. Certaines méditations équivalent à ce sommeil salé dont parle Rabelais. C’est pourquoi sous la rubrique ci-dessus, nous classerons des extraits de nos écrivains les plus exquis et les mieux intentionnés. », Le Gourmet, n° 1, 21 février 1858.

7  Le Gourmet, n° 4, 4 mars 1858.

8  Le Journal des gourmands et des belles ou L’Épicurien français est présenté comme « rédigé par quelques littérateurs gourmands, plusieurs convives des Dîners du Vaudeville, un Docteur en médecine, etc., etc., etc. ». Le « Premier service » du numéro de janvier 1807 a pour sous-titre « Littérature gourmande ».

9  Revue des comédiens ou critique raisonnée de tous les acteurs, danseurs et mimes de la capitale, Paris, Chez Favre, 1808.

10  Jean-Claude Bonnet, « Présentation », Romantisme, 1977, n° 17 (« Les Banquets »), p. 42-43.

11  Almanach des gourmands, Paris, Chez J. Chaumerot, 1810, vol. 1, p. 146.

12  Ibid., p. 192.

13  « Aphorismes culinaires, gastronomiques, en prose et en vers ; Code gourmand ; Préceptes de l’École de Salerne ; Devises, blason du gastronome, etc., etc. » ; « Littérature envisagée dans ses avantages, son influence et ses rapports gastronomiques. » ; « Dessert du gastronome. Nouvelles diverses, etc., etc. Revue de Paris et des départements. » ; « Poésie gastronomique. Chansons de table ; chansons bachiques ; stances anacréontiques, épicuriennes, etc. Le Caveau romantique, par les premiers poètes et chansonniers, etc., etc. », Le Gastronome, n° 1, 14 mars 1830.

14  « Digestion dramatique. Compte-rendu des pièces représentées sur tous les théâtres de Paris. »

15  « Digestion dramatique : Hernani – Henri V et ses Compagnons », Le Gastronome, n° 1, 14 mars 1830.

16  « Digestion dramatique : François Ier à Chambord – Zoé, ou l’Amant prêté. – Hocnani », Le Gastronome, n° 2, 18 mars 1830.

17  Ibid.

18  Ibid.

19  L’Entr’acte du gastronome, spécimen, 30 novembre 1851. Rebaptisé L'Entremets du gastronome, et devenu « nouvelliste de tous les plaisirs, repas, voyages, bals », le journal inclura ensuite des articles sur la mode et les toilettes féminines. Sa devise demeure « Panem [parfois Panis] et Circenses »

20  La Gastronomie, n° 1, 6 octobre 1839.

21  « Après dîner », La Gastronomie, n° 1, 6 octobre 1839.

22  Ibid.

23  Voir le chapitre consacré aux « avatars rabelaisiens dans la presse » : « Qui consulte la liste des journaux et revues ayant paru tout au long du siècle ne peut être que stupéfait devant le nombre de titres à consonance rabelaisienne : environ une quarantaine. », Le Rire de Rabelais au XIXe siècle. Histoire d’un malentendu, Dijon, EUD, coll. « Écritures », 2009, p. 27.

24 « Le bourgeois, après avoir constitué, depuis le Moyen Âge un type comique dont se sont régalés les Scarron et autres Furetière, devient donc, au XIXe siècle, un consommateur de rire. », ibid., p. 6.

25  C’est « d'après l'étymologie grecque », la définition de la gastronomie « (gaster ventre, nomos loi) », comme le rappelle le premier numéro de L'Entr'acte du gastronome : nouvelliste des théâtres et des plaisirs de Paris (14 décembre 1851).

26  Voir par exemple le prologue du premier dizain des Cent contes drolatiques, écrit en avril 1832 : « Cecy est ung livre de haulte digestion, plein de déduicts de grant goust, épicez pour ces goutteulx très-illustres et beuveurs très-prétieulx auxquels s’adressoyt nostre digne compatriote, esternel honneur de Tourayne, Françoys Rabelays », Honoré de Balzac, Nouvelles et contes, I, 1820-1832, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2005, p. 1235.

27  Le Gastronome, n° 1, 14 mars 1830, p. 5.

28  L'Entr'acte du gastronome : nouvelliste des théâtres et des plaisirs de Paris, n° 1, 14 décembre 1851.

29  Voir le deuxième aphorisme de Brillat-Savarin : « Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger » (Jean Anthelme Brillat-Savarin, Physiologie du goût, ou méditations de gastronomie transcendante. Ouvrage théorique, historique, et à l’ordre du jour, dédié aux gastronomes parisiens, par un professeur, membre de plusieurs Sociétés savantes [1825], Paris, Charpentier, 1839, p. 12).

30  Voir Valérie Stiénon, selon laquelle « [l]a Physiologie se donne d’emblée comme un genre comique », La Littérature des physiologies. Sociopoétique d'un genre panoramique (1830-1845), Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 209.

31  Voir la synthèse de Valérie Stiénon sur les rapports Brillat-Balzac, et sur la fausse antériorité de la Physiologie du mariage, ibid., p. 34-40.

32  Voir en particulier « Dires et rires de la Physiologie », ibid., p. 209-249.

33  L’expression est utilisée par Flaubert dans une lettre à Louise Colet du 7 octobre 1852 (Correspondance, Jean Bruneau et Yvan Leclerc éd., Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, p. 168).

34  Voir par exemple « Art. 4. Toute phrase commencée doit être suspendue à l’arrivée d’une dinde aux truffes » ; « Le seul parti à prendre lorsqu’on a le malheur de se trouver le voisin d’un enfant, c’est de le griser au plus vite, afin que sa maman lui fasse quitter la table. », Horace Raisson, Code gourmand, Manuel complet de gastronomie, contenant les lois, règles, applications et exemples de l’art de bien vivre [1827], Bruxelles, Librairire Aug. Wahlen – Imprimerie de la Cour, 1828 (quatrième édition, revue et augmentée), p. 45 et p. 48.

35  Le Gourmet, n° 1, 21 février 1858.

36  Le Gourmet, n° 4, 4 mars 1858 (lettre de Solié félicitant Monselet pour son initiative éditoriale).

37  Éric Woestyn esquisse ainsi une « physiologie du dîneur » qui, après avoir cité Brillat-Savarin (« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es »), dresse un portrait des dîneurs « de différentes espèces » se revendiquant de « Rabelais et Balzac », ces « deux maîtres en l'art de jouer des mangeoires » (Le Gourmet, n° 16, 6 juin 1858).

38  Edmond Duranty, « Les boudins », Le Gourmet, n° 7, 4 avril 1858. Le poème met en scène « le peintre Gautier », sortant de ses poches « deux grands boudins, l’un blanc, l’autre noir » : « Je ne savais vraiment quel était le meilleur du peintre Gautier ou des boudins », poursuit Duranty ; « mais lorsque j’eus étendu sur un gril ces deux bâtons de fine graisse qui eussent fait envie à Polichinelle, je me suis dit : non, jamais le peintre Gautier, cuit sur le gril, ne sentirait si bon et ne serait si agréable à manger que le boudin noir ou le boudin blanc ». Le poème se conclut néanmoins sur un parallèle, puisque « les cochons songent au soleil dans le fumier, presque comme des poètes ».

39  Xavier Aubryet, « Le cochon », Le Gourmet, n° 6, 28 mars 1858.

40  « De l’obésité en littérature », Les Jeunes-France, romans goguenards, suivis de Contes humoristiques, Paris, Charpentier et Cie, 1880, p. 368. Le texte a été publié une première fois, de manière anonyme, dans Le Figaro du 24 octobre 1836, sous le titre « Les littérateurs obèses », puis ajouté sous son titre définitif au recueil les Jeunes-France, lors de sa réimpression en 1873. Je remercie Paolo Tortonese de m’avoir fourni ces indications.

41  Joseph Berchoux, La Gastronomie ou l’homme des champs à table, Paris, Chez Giguet et Michaud, 1803 [1802], p. 27.

42  Nox, « Les omelettes de M. de Girardin », La Lune, 30 septembre 1866.

Pour citer ce document

Bertrand Marquer, « Pratiques gastronomiques, pratiques journalistiques (1830-1865) », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/pratiques-gastronomiques-pratiques-journalistiques-1830-1865