Les journalistes : identités et modernités

Sans rire. Les journaux socialistes français (juillet 1830 – juin 1848)

Table des matières

THOMAS BOUCHET

« Each joke is a tiny revolution »1

Si les études consacrées aux socialismes français de la première moitié du XIXe siècle n’ont jamais porté sur le rire socialiste c’est sans doute, entre autres raisons, parce que les sources n’en offrent pas la possibilité. Non seulement rire ne résonne pour ainsi dire jamais dans les colonnes des journaux de sensibilité socialiste, mais la question du rire n’y est pas même posée – sauf à dénoncer de loin en loin les effets de cette pratique. Autrement dit, s’il se passe énormément de choses passionnantes dans les colonnes des journaux socialistes, jamais ou presque on n’y desserre les dents.

Voilà pourtant de quoi piquer la curiosité. Pourquoi tant de sérieux tandis que le rire est chose commune dans la société française de l’époque ? Avant de chercher des explications, il conviendra tout d’abord de préciser les contours de l’enquête, puis de se convaincre de la quasi absence du rire dans la presse socialiste. Une fois effectué ce travail de repérage on tâchera de montrer que ce constat ne tient pas à une erreur de lecture : on ne peut considérer par exemple qu’une si maigre moisson tiendrait à notre insuffisante maîtrise des codes du rire d’alors puisque l’absence est justifiée voire même théorisée par les socialistes eux-mêmes dans leurs journaux : leurs analyses permettent de comprendre pourquoi le rire n’est pas le bienvenu chez eux. Tout cela permettra de suggérer en fin de course que cette posture place les socialistes dans une situation doublement inconfortable : vis-à-vis des moqueries de leurs adversaires mais aussi vis-à-vis d’un peuple volontiers rieur.

Les contours de l’enquête

À quoi ressemble le socialisme dans les deux premiers tiers du XIXe siècle2 ? Celles et ceux qui s’en réclament dénoncent avec virulence un ordre dominant qui opprime, croient en un avenir meilleur, s’interrogent sur les voies de la libération. S’ils sont nombreux à mettre en avant l’idée de justice contre les ravages de l’individualisme, ils donnent au mot qui les fédère des sens très divers : certains accordent une attention prioritaire – voire exclusive – à l’égalité, d’autres à la liberté, d’autres encore à la solidarité. Certains penchent pour la révolution, d’autres pour un réformisme radical, d’autres encore croient à la vertu de l’exemple. Ils sont partisans de l’association mais les uns la veulent aussi peu contraignante que possible tandis que les autres lui assignent un rôle intégrateur.

Ce qui les lie – ainsi que l’étymologie du mot y invite – c’est qu’ils ne s’en tiennent pas à l’émancipation de l’individu et ne se satisfont pas de l’éparpillement, de la pulvérisation des expériences singulières, si libératrices ou réjouissantes soient-elles ; ils s’arriment sur l’action commune ou collective. C’est autour de cette colonne vertébrale sociale que se déploient dans leurs écrits des questions d’ordre non seulement économique, mais aussi politique, moral ou culturel. Ils s’attaquent tous, sous des angles divers, au régime de la propriété, et ils affirment pour la plupart que leur pensée est scientifique. Ils pensent avoir découvert les lois de la nature humaine et de la vie en société. Ils élaborent des sciences de l’organisation sociale.

Pierre Leroux est souvent considéré – et il se considère lui-même – comme l’inventeur du vocable socialisme en France au début de la monarchie de Juillet3. Pourtant il est possible de repérer dès avant lui un glissement entre un vocable « société » à usage généralisé et un vocable « socialisme » à sens spécifique4. De sorte qu’avec Leroux, un mot déjà existant prend en France son épaisseur doctrinale et fait son entrée dans l’histoire des idées. Si la période abordée dans cette étude commence à l’orée de la monarchie de Juillet, ce n’est pas uniquement parce que le vocable se stabilise alors : la révolution victorieuse de Juillet 1830 fait naître un espoir d’émancipation politique et sociale. L’étude s’achève dix-huit ans plus tard, à l’issue de l’insurrection manquée de Juin 1848, tragique guerre sociale au cœur de Paris (le nombre des morts est sans doute de l’ordre de 6000). Après les jours sanglants de Juin 1848 il est hors de question de rire, à la fois dans les rangs socialistes et au-delà.

La lecture in extenso des journaux socialistes entre l’été 1830 et le printemps 1848 serait une tâche démesurée : les socialistes écrivent beaucoup et sous des formes très diverses – contenus, formats, périodicité et durées de vie varient du tout au tout. Ils font connaître leurs idées dans les colonnes de très nombreux titres, L’Atelier ou Le Populaire, L’Écho de la Fabrique ou La Revue du progrès, La Phalange ou L’Intelligence, La Femme libre ou Le Tocsin des travailleurs, etc. Ce qui suit est donc fondé tantôt sur une recherche personnelle – en particulier pour les titres les plus importants ainsi que pour la presse fouriériste – tantôt sur les remarques formulées par divers spécialistes de la question en relation avec une recherche collective récente5.

Chou (presque) blanc

Les bons connaisseurs de la presse socialiste sont unanimes : pas ou très peu de rire dans les colonnes des journaux. C’est le cas pour Le Populaire de Cabet, pour La Démocratie pacifique de Victor Considerant, ou encore pour L’Atelier6. Le constat est le même après dépouillement des organes fouriéristes La Phalange ou Le Nouveau Monde, ou encore dans la presse communiste (un exemple, dans la nébuleuse communiste : L’Égalitaire. Journal de l’organisation sociale, par Théodore Dezamy, deux numéros parus, mai et juin 18407). On y cherche en vain la plaisanterie, l’histoire drôle, le mot d’esprit. Les rédacteurs ne sont pas adeptes de la caricature. Ils ne pratiquent pour ainsi dire pas l’ironie, encore moins le sarcasme ou la raillerie. Les faits divers et les anecdotes sont édifiants, pas amusants. Le rire contestataire et le rire de combat qu’on aurait pu espérer y trouver manquent aussi à l’appel. Ces remarques sont valables pour toutes les familles socialistes pendant la période considérée. La plupart d’entre elles sont fort austères ; c’est particulièrement sensible chez les Icariens avec Le Populaire de Cabet ou chez les rédacteurs de L’Atelier mais la remarque est généralisable. Celles qui, minoritaires, prônent une émancipation des corps ou des mœurs, tels les groupes saint-simoniens qu’animent au début de la monarchie de Juillet Prosper Barthélemy Enfantin, ne font pas exception. Pour se dérider mieux vaut donc consacrer son attention aux caricatures qui paraissent dans une presse d’opposition non socialiste ou parcourir les colonnes de La Presse, voire de La Gazette des tribunaux. À défaut de se révéler hilarants ces titres ne dédaignent pas le rire. Ils ne répugnent par exemple pas à rendre compte de faits divers amusants ou d’audiences qui dans les tribunaux déclenchent le rire des spectateurs.

C’est à force de chercher qu’on finit par débusquer à grand-peine quelques occurrences un peu plus probantes. Elles ont en général deux caractéristiques : elles nichent dans des rubriques périphériques telle la chronique artistique et elles relaient le rire des autres. Ce qui est rapporté, c’est parfois le rire des députés lors de certaines séances à la Chambre des députés (sous la monarchie de Juillet) ou à l’Assemblée constituante (sous la Deuxième République)8, un peu plus souvent celui du public au spectacle. L’Écho de la Fabrique, organe des canuts et des chefs d’atelier lyonnais au début des années 18309, rend compte dans la livraison du 2 février 1834 de La Fille d’Ève, une pièce qui se joue au théâtre des Célestins.

C’est une bluette fort gaie et fort piquante que La Fille d’Ève. Un procureur du roi, aussi farce qu’il peut l’être sous les traits de Breton, et ce n’est pas peu dire, une femme vive, spirituelle et qui aime à la fureur le fruit défendu, aussi aimable qu’elle peut l’être sous ceux de Mme Herdliska ; avec cela une intrigue légère mais originale et bien conduite, un dénouement très comique, en voilà plus qu’il n’en faut pour réussir.

La critique est ensuite consacrée à une autre pièce intitulée Le Prédestiné : un dénommé Breton tient le rôle principal avec talent ; il « a excité un rire fou ; les maris qui lui ressemblent ne sont pas probablement tous aussi gais. Ils devront aller le voir, ne fût-ce que pour se consoler. »

Même tendance chez les fouriéristes de La Phalange. Allyre Bureau, rédacteur habituel de la « revue musicale », attire le 8 janvier 1843 l’attention des lecteurs sur Don Pasquale, aux Italiens.

Privée de Lablache (qui joue Don Pasquale), cette pièce perdrait immédiatement toute sa valeur. Mais grâce à cet inestimable acteur, à ce buffo portentoso, elle forme un spectacle attrayant et désopilant au suprême degré. Il est impossible de ne pas être saisi d’un fou rire en voyant Lablache grimé en vieillard, emprisonné dans un habit qui a la prétention de lui dessiner la taille, un camélia à la boutonnière, un pantalon tendu, les gants blancs, le tout surmonté d’une perruque alezan frisé.

La double négation – « il est impossible de ne pas » – met à distance un rire qui n’a ici rien de naturel et qui semble jaillir malgré les louables efforts du critique.

Ce qui est valable pour les presque dix-huit années de monarchie de Juillet le reste pendant les premiers mois de Deuxième République. Certains pensent fin février que l’heure du socialisme a sonné. « Vive la République ! écrit Victor Considerant au lendemain de la victoire des insurgés […] La réforme sociale est le but : la République est le moyen. Tous les socialistes sont républicains ; tous les républicains sont socialistes.10 » Dans la presse socialiste, le changement radical de contexte ne déclenche pourtant pas le rire : la perspective de l’exercice du pouvoir est pour les socialistes chose tout aussi sérieuse que l’opposition à l’ordre établi. Les tensions politiques et sociales qui règnent après la révolution de Février les placent en position très minoritaire, y compris vis-à-vis des républicains de gouvernement. Louis Blanc, la principale figure du socialisme au cours de ces quelques mois, va de déception en échec11. Sur le front du rire, seuls quelques titres socialisants font exception : L’Aimable faubourien qui moque Louis-Napoléon Bonaparte flanqué d’un aigle et au langage de perroquet (15-18 juin 1848), le Vieux Père Grégoire, « journal mensuel, politique, critique et charivarique »12. Ainsi est-on enclin à penser qu’entre 1840 et 1848 l’esprit de sérieux est l’une des caractéristiques fédératrices des socialismes.

Prière de ne pas rire

Si le rire n’est pas le bienvenu dans ces journaux, c’est parce que les socialistes poursuivent des objectifs extrêmement sérieux et qu’ils font en sorte d’accorder leur discours et leurs idées. Ils sont occupés à dénoncer l’état de la société ou les agissements de leurs adversaires, à convaincre d’éventuelles recrues, à édifier leurs lecteurs. Ils mobilisent les ressources de la raison et se défient de ce qui pourrait détourner du combat. Ils ne cherchent aucunement à divertir, aux deux sens du terme. Ils s’emploient en outre à prouver leur crédibilité dans l’arène sociale et politique tandis que peut peser sur eux le soupçon de la futilité ou du manque de sérieux. Enfin, ils se défient de tout ce qui pourrait installer dans leurs propres rangs le désordre ou l’excès.

Pour ne rien arranger, l’existence d’un journal socialiste est toujours semée d’embûches. Les difficultés financières ou les poursuites judiciaires, les immenses difficultés que soulève le projet de constitution d’un lectorat stable sont autant de raisons pour doucher les enthousiasmes. Aussi l’engagement journalistique des socialistes peut-il être présenté comme un véritable apostolat. Albert Laponneraye, à propos de son implication dans le journal L’Intelligence – qui paraît irrégulièrement entre la fin de l’année 1837 et le début de l’année 1840 – ne dit pas autre chose :

La condition du forçat est mille fois préférable à la condition du journaliste. Tout travailleur, quand il a fini sa journée, trouve dans un sommeil paisible l’oubli de ses maux, l’apaisement de ses douleurs ; pour le journaliste il n’y a pas de sommeil ; aux anxiétés du jour succèdent les tourments de l’insomnie. Cet oreiller sur lequel il pose sa tête épuisée, c’est une fournaise ardente qui le brûle, qui le dévore. Ah ! du moins, si, pour le soutenir au milieu de tant d’épreuves cruelles, une auréole de gloire venait ceindre son front où fermentent, où bouillonnent l’amour de l’Humanité et la haine de toute tyrannie ! Mais l’auréole du journaliste c’est une couronne d’épines.
[…] Ainsi donc, après avoir consacré trente-deux mois de ma vie à l’œuvre la plus pénible, la plus compromettante, la plus ingrate que l’on puisse imaginer ; après avoir, durant ces trente-deux mois, graissé de mes sueurs et de mon sang les rouages de cette machine si compliquée, si rebelle, qu’on appelle un journal ; après d’innombrables traverses, d’innombrables soucis, d’innombrables labeurs, je me suis retiré chargé d’un déficit de 20,855 fr. 45 cent.13

Pourtant, les socialistes savent l’efficacité du rire. Ils l’expérimentent – il arrive même qu’ils en fassent l’épreuve – dans les combats qu’ils mènent, y compris les combats de presse. Ils savent que cette arme fait partie de celles qu’ils pourraient utiliser contre leurs adversaires mais ils en abandonnent l’usage à d’autres qu’eux-mêmes. C’est ainsi qu’on peut lire dans La Phalange du 5 mars 1843 cette apostrophe à l’encontre de François Guizot, l’homme fort du gouvernement Soult :

Quoi ! Monsieur Guizot se vante d’être le représentant du Progrès, du Progrès positif ; il se vante d’avoir plus fait et de savoir mieux faire que tout autre pour l’amélioration du sort de toutes les classes, et pas une voix ne s’élève pour abaisser un pareil orgueil, pas un éclat de rire ne répond à ces ridicules prétentions ?

Et lorsque le fouriériste Just Muiron suggère en 1841 d’adopter « un ton badin et loustic » dans les journaux qui se rangent sous la bannière de la pensée de Fourier, il ne le proclame pas haut et fort : il se contente d’en aviser Victor Considerant dans une lettre qui ne rencontre aucun écho14.

Est-ce à dire que les socialistes sont sérieux de part en part lorsqu’ils écrivent ? Un parcours rapide dans les almanachs socialistes de l’époque, qu’ils soient icariens ou phalanstériens15, semble confirmer la tendance observée. Il en est de même avec la correspondance ou les écrits publiés d’Étienne Cabet (en particulier son extrêmement sérieux Voyage en Icarie). Il faudrait certes mener l’enquête plus loin, dans les clubs ou à l’Assemblée après Février 1848, par exemple, mais sans grand risque cependant d’exhumer de précieux gisements de rires.

Les socialistes abandonnent donc à d’autres les missions pourtant stratégiques de faire rire, de délasser, de divertir. C’est dans le camp d’en face que se trouvent les rieurs, qu’ils soient moqueurs, ironiques ou acides.

La presse socialiste et le rire de l’adversaire

Il faudra bien que vous finissiez par comprendre que notre position n’est plus la même qu’il y a dix ans. Alors il vous suffisait, pour nous écraser, d’affecter un superbe dédain et de nous jeter pour toute réponse un sourire méprisant et silencieux, qui rehaussait encore votre merveilleuse réputation de science […] Il ne vous convient nullement de venir encore essayer, pour toute réponse : Ah ! ces phalanstériens sont de plaisantes gens ; quelles folies, quelles niaiseries ont-ils en tête ! Nous en rions beaucoup ! – À force de rire, prenez garde de finir par rire tout seuls, et de vos propres plaisanteries, ce qui serait assez ridicule. Assez et trop de rire comme cela. Attaquez-nous avec les armes du raisonnement.16

En dénonçant les rieurs, le fouriériste Émile Bourdon confesse à demi-mots que les quolibets adverses – ce sont en l’occurrence ceux des économistes – le laissent démuni. Les socialistes sont effectivement des cibles de choix. Au début des années 1830 les saint-simoniens sont gratifiés de dizaines de caricatures dans la presse ; leurs dirigeants et en particulier Enfantin surnommé par exemple le « Père Fanfantin » sont couverts de ridicule, représentés dans les poses les plus grotesques17. Les lois de septembre 1835, dirigées en particulier contre la presse politique, limitent les effets de la moquerie anti-socialiste dans un contexte de relative atonie doctrinale. Quelques années plus tard (20 juillet 1847), dans le feuilleton du Journal des débats – l’un des organes de presse favorables au régime de Louis-Philippe Ier – le journaliste et critique littéraire Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury s’attaque à l’Histoire de la Révolution française du socialiste Louis Blanc. Il se gausse des « prémisses incommensurables » de l’ouvrage, puis il formule une remarque caractéristique : « on a attaqué surtout le système socialiste par le ridicule, et je crois qu’avec cette arme toute seule on l’aurait vaincu. » Plus loin, il prend pour cible la pensée de Fourier : « qui songe à s’enfermer sérieusement dans le phalanstère ? », et « qui pourrait discuter sans rire la cosmogonie du Père de la Doctrine, son Clavier sidéral, ses Bacchantes, ses Damoiselles, sa théorie de l’union des sexes en 7e période ? »

En 1848, c’est le Journal pour rire qui incarne le mieux le rire anti-socialiste18. Certes, aux lendemains de la révolution de Février l’heure est à la gravité, comme l’explique son directeur Philipon : « Le Journal pour rire ne peut faire que de la politique pour rire, et de qui ririons-nous en ce moment ? » (26 février 1848). Dès mars le naturel reprend pourtant le dessus. Le 4, à propos des petites compromissions et des petites lâchetés des lendemains de révolution, on peut lire : « C’est maintenant qu’il faut rire, encore rire et toujours rire ! » Les attaques anti-socialistes du Journal pour rire visent d’abord l’abbé Châtel, « évêque in partibus de la rue Mouffetard »19 (11 mars) ; puis Louis Blanc, « ce tout petit grand homme, correctement vêtu d’un paletot de la même couleur que son nom, étroitement chaussé de vernis, méticuleusement ganté de beurre frais, [qui] ne sort plus que moelleusement étendu au fond d’une berline de l’ex-cour » (8 avril) ; puis Lamennais et « une foule de nouveaux dieux, assez malvenus et de très mauvaise mine, [qui] encombrent le marché sacerdotal », tel le dieu Saint-Simon, « le dieu socialiste, ennemi du dieu Terme, [qui] montre le poing » (13 mai) ; puis les orateurs socialistes des clubs (20 mai) ; puis « Petit Blanc, mon bon frère » (20 mai et 10 juin) ; les charges fusent contre des femmes socialistes telles George Sand ou Eugénie Niboyet, contre Proudhon ou Considerant, contre des slogans socialistes en faveur de l’organisation du travail. Sur la caricature de première page du 24 juin signée Monta, un ouvrier demande à un représentant des forces de l’ordre : « Vous avez arrêté Raspail, eh bien ! qu’en ferez-vous (camphrez-vous) ? »20 Le rire n’est pas la seule arme des anti-socialistes puisqu’ils jouent aussi sur la peur et excellent à diaboliser leurs adversaires. Il figure néanmoins en bonne place dans leur arsenal.

Presse socialiste et rire populaire

Les journaux socialistes ont en outre beaucoup de mal à gérer la réalité incontournable et gênante d’un rire populaire. Ils sont plus à l’aise lorsqu’il s’agit de dénoncer sur le ton de la colère ou des larmes la misère d’un peuple souffrant. Cette difficulté est très sensible lorsque vient le temps du carnaval21. Chaque année pendant quelques jours s’imposent le rire, le cri, la danse, les excès en tous genres. Dans L’Atelier, par exemple, se déploie un insistant discours moralisant22. Le 6 février 1841 le rire carnavalesque est présenté comme « ignoble », « crapuleux ». Dégradant, il tourne en ridicule la misère et le malheur. La gestuelle qui l’accompagne doit être fustigée. La morale et l’esprit de sacrifice doivent l’emporter dans le cadre privilégié de la fête civique. Des charges du même style sont menées dans L’Atelier les années suivantes. Or le rire carnavalesque est un « rire frondeur » qui sous l’angle politique et social remet en cause les pouvoirs établis, de sorte qu’il est permis de se demander si la presse socialiste ne se prive pas là d’un véritable atout.

Que faire, en vérité, du rire populaire ? Le dénoncer systématiquement ? C’est prendre le risque d’alimenter la défiance du peuple rieur. Le taire systématiquement ? C’est s’exposer à ne pas être entendu de lui. L’idéaliser ? Le « franc rire », au même titre que les « bonnes larmes », font l’objet de remarques louangeuses dans L’Organisation du travail du 15 juin 184823. L’ouvrier, et nul autre, « rit sans contrainte et […] pleure de bon cœur ». Il n’est pas impossible qu’une partie des lecteurs éprouvent une sorte de malaise face à cette mise à distance du rire dans les journaux. Le maçon Martin Nadaud, qui fait sous la monarchie de Juillet la lecture du journal L’Atelier à d’autres maçons dans un silence religieux, rit de très bon cœur pendant les fêtes, l’alcool aidant24.

Au terme de ce rapide parcours il convient de rester prudent. Même s’il est difficile d’imaginer qu’un socialisme hilare, rieur ou même souriant représente davantage qu’une infime minorité de l’ensemble considéré, une lecture systématique de la presse socialiste des années 1830-1848 laisserait peut-être apparaître de petits territoires du rire.

Les termes du problème semblent rester les mêmes après Juin 1848. Le drame tragique de l’insurrection inaugure une période où, dans les rangs socialistes, le rire n’est pas du tout de mise. Puis la presse socialiste du milieu du XIXe siècle ne relaie pas davantage qu’auparavant un rire populaire qui continue de se faire entendre distinctement – « Mille cris bizarres s’élèvent, mille quolibets se croisent, une gaieté folle semble flotter sur cette foule ; on la respire dans l’air, elle gagne de proche en proche et finit par éclater partout. »25 Dans L’Éducation sentimentale (1869), Gustave Flaubert rend compte à sa manière du sérieux socialiste. Aux lendemains de la révolution de Février 1848 le rire est le fait du journaliste Hussonnet et non des socialistes Sénécal ou Vatnaz. Arriviste blagueur, Hussonnet ne croit à rien. Le contenu de son journal Le Flambard en témoigne :

L’article de fond, invariablement, était consacré à démolir un homme illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on blaguait l’Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il y en avait. La disparition d’un paquebot fournit matière à plaisanteries pendant un an. […] La seule partie sérieuse était la critique des petits théâtres, où l’on s’acharnait sur deux ou trois directeurs.26

Il vaudrait la peine de poursuivre l’enquête, de se demander par exemple si des éclats de rire socialiste résonnent dans les colonnes des journaux pendant les mois de la Commune de Paris (mars-mai 1871) et, pourquoi pas, de s’interroger aussi sur les rapports qu’entretiennent aujourd’hui la presse socialiste et le rire. Faute de s’engager dans un tel travail, on se contentera ici de redire sa surprise. Le rire, c’est bien connu, peut servir efficacement une cause protestataire parce qu’il aide à souder un groupe face à l’adversité, parce qu’il contribue à forger une identité collective27. Il peut être, comme l’a montré par exemple James Scott, une « arme des dominés »28. Peut-être les socialistes auraient-ils par exemple réussi, en pariant sur le rire, à augmenter un lectorat en général faible29 et à mieux résister aux charges de leurs adversaires. L’horizon de la réforme radicale ou de la Révolution l’emporte en 1830-1848 sur la « toute petite révolution » au quotidien qu’évoque Orwell.

(Université de Bourgogne – Centre Georges Chevrier, UMR 7366 (CNRS-uB))

Notes

1  « Chaque plaisanterie est une toute petite révolution. » George Orwell, « Funny but not vulgar », Leader, 28 juillet 1945, cité dans Marjolein ‘t Hart and Dennis Bos, dir., Humour and Social Protest, International Review of Social History Supplements, 15, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, introduction, p. 20.

2  Une synthèse de référence : Jonathan Beecher, « Early European Socialism », dans George Klosko (dir.), The Oxford Handbook of the History of Political Philosophy, Oxford, Oxford University Press, 2011. Voir aussi Noëlline Castagnez-Ruggiu, Histoire des idées socialistes, Paris, La Découverte, 1997. Madeleine Rebérioux, Chantal Georgel, Frédéric Moret (dir.), Socialisme et utopies de Babeuf à Jaurès, Paris, La Documentation française, 2000.

3  Dans l’article qu’il fait paraître en 1834 (« Economie politique », dans la Revue encyclopédique) Leroux théorise pour la première fois le mot « socialisme » et il pose les termes d’un débat appelé à une grande fortune. « Nous sommes pourtant aujourd’hui la proie de ces deux systèmes exclusifs de l’individualisme et du socialisme, repoussés que nous sommes de la liberté par celui qui prétend la faire régner, et de l’association par celui qui la prêche. […] Tandis que les partisans de l’individualisme se réjouissent ou se consolent sur les ruines de la société, réfugiés qu’ils sont dans leur égoïsme, les partisans du socialisme, marchant bravement à ce qu’ils nomment une époque organique, s’évertuent à trouver comment ils enterreront toute liberté, toute spontanéité sous ce qu’ils nomment l’organisation. » Le socialisme tel que le veut Pierre Leroux articule liberté, fraternité, égalité et unité.

4  Sur cette question : Jacques Guilhaumou et Sonia Branca-Rosoff, « De "société" à "socialisme" : l’invention néologique et son contexte discursif. Essai de colinguisme appliqué », Langage et société, 83-84, 1998.

5  Sur les journaux socialistes entre la fin de la Restauration et le milieu du Second Empire : Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert, François Jarrige (dir.), Quand les socialistes inventaient l’avenir. Presse, théories et expériences 1825-1860, Paris, La Découverte, 2015.

6  C’est ce qui ressort de plusieurs discussions du printemps 2015. Avec François Fourn pour Le Populaire : « […] Je n’ai aucun souvenir d’un article drôle dans Le Populaire […] C’est plutôt un journal où l’on pleure beaucoup : de tristesse devant les misères du monde ou les persécutions faites aux Icariens, ou de bonheur quand Cabet annonce le départ en Icarie… Les rédacteurs du Populaire n’ont, c’est sûr, aucun sens de l’humour. » Avec Bernard Desmars pour La Démocratie pacifique : « […] La place du rire me paraît réduite dans La Démocratie pacifique, sinon inexistante. L'ironie, la moquerie et le second degré, peuvent être présents […] Mais rien qui fasse se plier le lecteur en deux, et pas de rubrique "Histoire drôle" ou quelque chose de semblable ! Leur objectif est plutôt de "faire sérieux". […] » Avec François Jarrige pour L’Atelier.

7  Réédité dans Les révolutions du XIXe siècle (1834-1848), « Révolutionnaires et néo-babouvistes. De 1835 à 1847 », volume 1, Paris, EDHIS.

8  Dans les comptes rendus de séances figurent assez régulièrement le mot « rires » et ses dérivés, voire le mot « hilarité », décliné en « hilarité générale », « hilarité prolongée », « nouvelle et plus vive hilarité », etc.

9  Ce journal (ainsi que divers titres de la petite presse ouvrière lyonnaise des années 1831-1835) est en ligne : http://echo-fabrique.ens-lyon.fr/

10  La Démocratie pacifique, 25 février 1848.

11  Louis Blanc (1811-1882), publie Organisation du travail en 1839. Il écrit régulièrement dans des journaux socialistes ou républicains sous la monarchie de Juillet. Aux lendemains de la Révolution de 1848 il est à la tête de la Commission de gouvernement pour les travailleurs, au palais du Luxembourg. Les projets de réforme qu’il formule ne sont pas suivis d’effet. Quant à son programme d’ateliers nationaux, il est dénaturé par les gouvernants au profit d’ateliers sociaux qui sont en fait des ateliers de charité. Inquiété après le 15 mai 1848 (ce jour-là, des manifestations populaires ont lieu à Paris et l’Assemblée est envahie), il choisit l’exil en Angleterre.

12  Journaux réédités dans 1848. La Révolution démocratique et sociale, volume 10, Paris, EDHIS, 1984.

13  Lignes extraites de Albert Laponneraye, Histoire du journal L'Intelligence, Paris, 1842, p. 1 et 8. Etienne Cabet publie ce texte dans Le Populaire de 1841, numéro 6. Réédité dans Les révolutions du XIXe siècle (1834-1848), « Révolutionnaires et néo-babouvistes. De 1835 à 1847 », volume 1, Paris, EDHIS. Merci à Alain Maillard pour ces références.

14  Lettre de Just Muiron à Victor Considerant, décembre 1841. Besançon, bibliothèque d’étude et de conservation, fonds Considerant.

15  Ces almanachs phalanstériens sont consultables sur le site « Premiers socialismes », bibliothèque virtuelle de l’université de Poitiers. http://premierssocialismes.edel.univ-poitiers.fr/

16  La Phalange, revue de la science sociale, 1er semestre 1846.

17  Voir les analyses, reproductions à l’appui, d’Henry d’Allemagne (Les Saint-simoniens, 1827-1837, Paris, Gründ, 1937).

18  Quentin Detourbet, « Le Journal pour rire. Discours et pratiques d’une entreprise de presse pendant la Seconde République (1848-1851) », mémoire de M2, Université de Bourgogne, 2008.

19  François Châtel, dit l’abbé Châtel (1795-1857) est le fondateur et primat de l’Église française, de tendance républicaine et socialiste. « Lors de la Révolution de 1848, il s’efforça de relancer son Église. Il donna des conférences, prononça dans des clubs des discours contre le célibat des prêtres, l’esclavage, les abus de la confession, l’éducation antinationale des séminaires, pour la souveraineté du peuple, l’amour de la patrie, l’émancipation de la femme. Le 15 mai, il harangua les ouvriers devant le n°3 de la place de la Madeleine pour exprimer son soutien à la classe ouvrière. Mais les temps avaient changé. Privé de ressources et sans audience réelle auprès de la population, il ne réussit pas à populariser ses idées de réforme religieuse. » (Notice « Châtel » dans Jean Maitron, dir., Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, en ligne : http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/)

20  François-Vincent Raspail (1794-1878), théoricien et propagandiste républicain socialiste, médecin des pauvres, pratique une médecine non conventionnelle. Il préconise par exemple l’usage systématique du camphre.

21  Sur le carnaval : Alain Faure, Paris Carême prenant. Du carnaval à Paris au XIXe siècle (1800-1914), Paris, Hachette, 1978.

22  L’Atelier se définit comme l’« organe des intérêts moraux et matériels des ouvriers » et porte en tête de sa première page ce jugement biblique : « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger »

23  Cette analyse figure dans la rubrique « théâtres », à propos du public ouvrier qui a, contrairement aux riches qui ne pleurent jamais et dont les rires sont ignobles, « la science du franc rire et des bonnes larmes »

24  Martin Nadaud, Mémoires de Léonard, ancien garçon maçon, Bourganeuf, Duboueix, 1895, réédité avec une préface et des notes de Maurice Agulhon, Paris, Hachette, 1976.

25  Le Magasin pittoresque, 1850, cité par Alain Faure, Paris Carême prenant, op. cit., p. 62.

26  Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Michel Lévy frères, 1869, 2e partie, chapitre 4.

27  De nombreux exemples dans Marjolein ‘t Hart and Dennis Bos, dir., Humour and Social Protest, op. cit.

28  James Scott, Weapons of the Weak : Everyday Forms or Peasant Resistance, New Haven, Yale University Press, 1985.

29  Thomas Bouchet, Vincent Bourdeau, Edward Castleton, Ludovic Frobert, François Jarrige (dir.), Quand les socialistes inventaient l’avenir, op. cit., passim.

Pour citer ce document

Thomas Bouchet, « Sans rire. Les journaux socialistes français (juillet 1830 – juin 1848) », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/sans-rire-les-journaux-socialistes-francais-juillet-1830-juin-1848