Les journalistes : identités et modernités

Sur les traces de Quatresous. Être rédacteur-reporter en province à la Belle Époque

Table des matières

SÉBASTIEN SOULIER

Introduction

Le 23 juin 1906, les lecteurs de la presse puydômoise découvrent un épouvantable crime commis à Varagnat, un minuscule hameau perché dans les hauteurs de la vallée de la Dore dans l’arrondissement d’Ambert en Auvergne1. Les époux Chelles et leur fille âgée de 14 ans ont été sauvagement assassinés dans leur maison dans la nuit du 21 au 22 juin. L’auteur du triple homicide, Joseph Quatresous, leur propre gendre, est arrêté quelques jours plus tard, trahi par les propos de sa femme qui révèle accidentellement sa sortie nocturne la nuit du crime. Niant d’abord les faits, Joseph Quatresous finit par avouer son forfait, prétextant la mauvaise intelligence régnant entre lui et son beau-père. Il est condamné, le 27 novembre de la même année, aux travaux forcés à perpétuité à l’issue d’un procès qui constituera l’épilogue d’une affaire criminelle largement suivie par la presse départementale et plus particulièrement par le Moniteur du Puy-de-Dôme. Mais cette affaire criminelle n’est qu’un prétexte, ou plutôt l’avons-nous choisi comme fil conducteur, pour présenter un métier encore assez peu connu en ce qui concerne la Belle Époque : rédacteur-reporter de province.

Cartes postales éditées lors de l’affaire représentant respectivement Joseph Quatresous et la maison familiale des victimes

En effet, en ce début de siècle, les mutations économiques et culturelles des trois décennies précédentes ont transformé la nature, la forme et les structures de la petite et grande presse de province. À Clermont-Ferrand, tous les courants politiques sont représentés par un ou plusieurs journaux. Le radicalisme s’exprime principalement à travers les colonnes du Moniteur du Puy-de-Dôme, la droite conservatrice catholique est représentée par L’Avenir du Puy-de-Dôme et les socialistes par L’Ami du Peuple, créé par Alexandre Varenne en 1904. Si le nom de ces journaux, leur contenu, leur orientation politique et les grandes étapes de leur existence sont désormais bien connus des chercheurs locaux2, le parcours, la vie et les réalisations des hommes qui composent le paysage journalistique de province demeurent bien souvent dans l’ombre de quelques personnalités exceptionnelles. Étudier la vie de ces journalistes puydomois, rédacteurs principaux ou rédacteurs en second, chroniqueurs ou reporters, qui des années durant alimentent les colonnes de la chronique locale de la petite presse de province, est un chantier immense dont nous ne présenterons ici que quelques pistes à travers cette affaire du triple assassinat de Varagnat.

Cet article présente les trois moments clés de l’affaire. Le premier temps est celui de l’annonce du crime, le jour J, qui nous permettra de présenter en quelques mots Félix Ronserail et son quotidien de journaliste de province à Clermont-Ferrand. La deuxième partie sera consacrée au temps des investigations, qui débute avec le premier voyage du journaliste sur les lieux du crime jusqu’à la clôture de l’instruction un mois plus tard. Cette partie sera l’occasion de découvrir une réalité de l’investigation journalistique, des conditions de voyage à la collecte des informations sur le terrain. Nous terminerons sur le dernier temps fort de l’affaire : le procès, ce qui nous permettra de présenter l’activité d’un chroniqueur judiciaire de province et de poser la question de l’engagement politique dans le discours médiatique.

Un rédacteur au quotidien (Clermont-Ferrand, le 22 juin 1906)

Itinéraire d’un enfant lettré

Appartenant à la petite bourgeoisie citadine tarnaise, Ronserail débute sa carrière comme publiciste et rédacteur en chef au modeste journal Bagnères-Saison, dans les Hautes-Pyrénées. Il travaille ensuite pour L’Indépendant des Basses-Pyrénées, à Pau,avant de rejoindre le Moniteur du Puy-de-Dôme en 1895. Le journaliste débute sa collaboration avec le quotidien clermontois de façon assez discrète, avec des articles plutôt courts qu’il ne signe pas ou alors sous le pseudonyme F’lix. Ronserail va toutefois rapidement prendre de l’importance au sein de la rédaction en devenant rédacteur en second quelques mois seulement après son arrivée à Clermont-Ferrand.

Portrait de Félix Ronserail, dans L’Afrique du Nord Illustrée, 5 décembre 1931.

En 1906, le Moniteur du Puy-de-Dôme domine ses concurrents du département en tirant quotidiennement à plus de 30 000 exemplaires. Il est un représentant prospère de la petite presse quotidienne régionale, son aire de diffusion s’étendant sur tous les départements limitrophes du Puy-de-Dôme, de la Haute-Loire à l’Allier. Toutefois, si Gabriel Mont-Louis, le propriétaire du journal, dispose d’une certaine notoriété dans le milieu des maîtres-imprimeurs3, les moyens humains dont dispose le journal n’ont rien de comparable avec ceux de la grande presse nationale et des grands quotidiens régionaux comme Le Progrès, La Dépêche ou L’Ouest-Éclair. On ne trouve pas de hiérarchie professionnelle aussi complexe que dans l’industrie des grands journaux mais seulement une demi-douzaine d’hommes qui composent la rédaction clermontoise et qui s’occupent de l’intégralité de la chronique locale. À titre d’exemple, les rédactions du Petit Marseillais ou du Petit Provençal, qui tirent à 40 000 exemplaires, comptent, selon Pierre Van Den Dungen, sur des équipes de plus de 15 journalistes4. Théodore Mourgue, le rédacteur en chef du Moniteur, signe la plupart des éditoriaux politiques et Félix Ronserail s’occupe du « remplissage » : couverture des petits et grands événements clermontois et puydômois, actualités culturelle, artistique et sportive et chronique judiciaire. Il rédige également quelques chroniques sur l’histoire de la ville ainsi qu’un certain nombre de comptes rendus de conseils municipaux. Il est secondé dans sa tâche par un autre journaliste permanent, Paul Belin.

Caricature représentant Félix Ronserail et Paul Belin, Le Petit Rose, 24 novembre 1912

Toutes sortes de collaborateurs occasionnels, députés, médecins, instituteurs, comme l’universitaire Desdevises du Désert, finissent d’alimenter les six colonnes des pages intérieures du quotidien. En quelques années, Ronserail s’élève au sommet de la pyramide professionnelle, à une marche de la direction éditoriale et rejoignant la catégorie des journalistes privilégiés signant régulièrement leurs articles. La précision a son importance : pour beaucoup d’autres quotidiens de province, seul le rédacteur en chef jouit de ce privilège. Parce que, justement, ces signatures sont rares et les sources assez peu loquaces, il est difficile de savoir précisément quelle est la répartition des tâches et les attributions de chacun des rédacteurs dans la presse de province, et ce malgré les quelques monographies dont nous disposons sur les titres régionaux les plus importants5. Concernant la vie de Félix Ronserail et son activité de journaliste au Moniteur du Puy-de-Dôme, nous disposons, comme sources, de quelques précieux témoignages6, mais une biographie complète reste à réaliser.

Un journaliste dans la ville

Ce dernier habite et travaille en plein cœur de Clermont-Ferrand, préfecture du Puy-de-Dôme et capitale auvergnate abritant, en 1906, un peu plus de 58000 habitants (beaucoup plus si l’on tient compte de l’agglomération). Pour se tenir informer, Ronserail peut compter sur le solide réseau de correspondants du Moniteur, sur sa proximité avec les personnalités politiques locales mais aussi sur sa parfaite intégration au sein de l’élite culturelle clermontoise. Devenu une figure populaire du Clermont-Ferrand de la Belle Époque, il représente le Moniteur aux réunions politiques et participe, toujours muni de son bloc-notes, aux soirées festives, représentations théâtrales, manifestations sportives, célébrations, dîners mondains, inaugurations, concours et autres assemblées générales. On le retrouve également dans les couloirs du Palais de Justice où il fréquente policiers, commissaires spéciaux, avocats et magistrats. Son réseau de connaissances comprend enfin toutes sortes de « prestataires de service » : propriétaires d’automobiles, gérants d’hôtels et de restaurants susceptibles de faciliter les investigations en échange, par exemple, d’une petite insertion publicitaire pleine d’éloges.

Parallèlement à ses activités au Moniteur, il multiplie les conférences sur l’histoire de Clermont-Ferrand et de l’Auvergne, écrit quelques modestes pièces de théâtre7 et publie occasionnellement des articles dans des petits journaux locaux comme le Journal du Mont-Dore. Avec le soutien de la très sélective Société des Amis de l’Université de Clermont qu’il intègre en 19058, Ronserail envisage la publication en plusieurs tomes d’une œuvre regroupant ses articles et ses souvenirs. Digne représentant de cette génération de rédacteurs aspirant à ce qu’on leur accorde un statut d’homme de lettres, Ronserail n’arrivera toutefois pas à s’imposer comme journaliste-écrivain. Moins célèbre qu’un Gaston Leroux et moins prolifique qu’un Pierre Giffard, l’œuvre littéraire de Ronserail ne dépassera pas les frontières de la région et se limitera à la publication en 1913 d’un seul tome de son Auvergne Autrefois – Aujourd’hui sur les huit annoncés9.

Couverture du premier tome de l’Auvergne Autrefois – Aujourd’hui de Félix Ronserail, 1913.

De toutes les facettes de son activité au Moniteur, la couverture des grands événements et des affaires criminelles est celle dont nous gardons le plus prégnant souvenir. À chaque annonce de crime particulièrement sanglant, le journaliste est envoyé sur place et pendant plus de deux décennies, il va parcourir les quatre coins du département, décrire plusieurs dizaines de scènes de crimes violents et assister à autant d’arrestations et de procès. Pour le triple assassinat de Varagnat, Félix Ronserail va se rendre à deux reprises dans le canton de Medeyrolles, une première fois lors de la découverte du crime du 22 au 23 juin et la deuxième fois à l’annonce de l’arrestation de Joseph Quatresous, quatre jours plus tard.

Un reporter sur le terrain

Aux confins des frontières (du département)

Le journaliste donne volontiers aux récits de ses expéditions une dimension romanesque. Si cela n’a rien d’exceptionnel en soi en ce début de XXe siècle où, comme le rappelle Marc Martin, « le récit du fait divers commence à obéir à une mise en scène10 », la tonalité épique des récits de Ronserail a peu d’équivalent dans les affaires que nous avons parcourues dans les colonnes des autres journaux puydômois, pas plus que dans celles de L’Ouest-France de Rennes, du Patriote de Pau ou de L’Est Républicain de Nancy11. Chaque déplacement du reporter est prétexte à de longues descriptions des paysages, les campagnes auvergnates devenant, le temps d’un récit, d’exotiques pays lointains. Ainsi lit-on, dans son article du 23 juin 1906 que :

Pour se rendre à Varagnat, on suit la merveilleuse vallée de la Dore jusqu’à Ambert [...] De là, la route monte au milieu des bois [...] et après avoir zigzagué au-dessus des ravins, parmi les sapins, les mélisses, les bruyères, les genêts, s’étale large et droite jusqu’à Medeyrolles dont l’on aperçoit de très loin le clocher fortifié. Il faut ensuite prendre un chemin rocailleux non carrossable, encombré de pierres, strié d’ornières, zébré de racines, qui conduit au hameau de Varagnat. Il faut bien connaître le pays pour ne pas se perdre de ce côté, car sous la voûte sombre des sapins et des pins, se croisent et s’enchevêtrent dans un inextricable dédale de nombreux sentiers où l’on risque fort de s’égarer12.

Itinéraire suivi par Félix Ronserail de Clermont-Ferrand à Medeyrolles le 23 juin 1906

Heureusement, pour arriver à destination, il peut compter sur une Peugeot « munie de pneus Torrilhon et conduite par l’habile mécanicien Bourgeois, dont nous admirons le sang-froid, la sûreté de main et la présence d’esprit dans ce pays aux virages redoutables13». Comme tout envoyé spécialde la Belle Époque qui se respecte, il met un point d’honneur à s’octroyer une place de choix au sein de ses récits. Le « je » ou le « nous » devient la règle, et dès son arrivée sur le lieu d’un drame, il s’improvise juge d’instruction, relate chaque détail de ce qu’il voit et même de ce qu’il ne voit pas, partage avec les lecteurs ses émotions, ses rencontres, ses premières interrogations et livre ses premières hypothèses. La pratique du journaliste investiguant se plaçant au cœur de son récit a été maintes fois étudiée14 et on la retrouve dans la plupart des quotidiens de province. Mais là encore, Ronserail est souvent dans la démesure, s’octroyant des paragraphes entiers pour conter les moindres détails de ses pérégrinations là où d’autres s’abstiendraient ou ne se contenteraient que de quelques lignes. Par exemple, alors que la rédaction de L’Est Républicain se contente d’indiquer, en petits caractères, lors d’une affaire d’assassinat à Pont-à-Mousson, que son reporter transmet les informations par téléphone15, Ronserail s’attarde lui sur son arrivée tardive à Ambert, expliquant comment il a pu « transmettre téléphoniquement au Moniteur dans la nuit [les informations,] [...] grâce à la bonne volonté des deux employées – d’ailleurs charmantes – du bureau de poste d’Ambert, alors qu’elles étaient plongées dans un profond sommeil16 ».

Deux prises de vue des alentours de Varagnat aujourd’hui (photos personnelles)

Autochtones et autorités judiciaires : la quête de la vérité

Les liens que noue Félix Ronserail avec la population lors de ces expéditions sont assez difficiles à cerner. La description du contact avec les habitants répond là encore au code de l’écriture journalistique qui veut que l’opinion publique ait toujours raison et que la rumeur publique soit toujours porteuse de nouvelles peu fiables. Sans surprise, dans l’affaire Quatresous, Ronserail insiste à plusieurs reprises sur cette rumeur publique « dont il faut souvent se défier », ces « racontars les plus invraisemblables » dont il ne souhaite pas faire l’écho17. À l’inverse, on ne lit aucune réserve quand il évoque l’opinion générale de la population du canton qui, après l’arrestation de Quatresous, ne se révèlerait « guère favorable à l’inculpé18 ».

Concernant la prise d’informations auprès des autorités judiciaires, il faut garder à l’esprit que dans un environnement comme celui dans lequel évolue Ronserail, le microcosme des personnes informées n’est composé que d’une poignée de juges d’instruction, de procureurs, d’avocats généraux, de commissaires spéciaux, d’avocats, de médecins légistes et d’experts pour seulement deux ou trois rédacteurs-reporters. Pour résumer, d’une affaire à l’autre, tout le monde se retrouve très rapidement dans une même voiture pour aller et venir de Clermont-Ferrand aux lieux d’un crime. Aussi la qualité des rapports humains est essentielle et s’entretient au-delà même parfois des divergences d’opinions politiques.Ronserail l’a bien compris etne critique que très rarement le travail des forces de l’ordre et des juges instructeurs. Dans l’affaire Quatresous, à aucun moment il ne doute de la réussite de l’enquête. Une fois les aveux obtenus et le dossier bouclé, on assiste aux traditionnelles félicitations aux magistrats du Parquet « qui ont conduit leur enquête avec beaucoup de tact, d’intelligence et de fermeté19 ». Une formule que l’on retrouve, à l’identique ou à quelques mots près, dans la plupart des articles de Ronserail relatant les conclusions d’une enquête policière pourvue d’un heureux dénouement. Le Petit Rose, modeste feuille satirique locale, évoque cette faculté de Ronserail à entretenir les meilleurs rapports du monde avec son entourage :

Si vous rouspétez pour un de ses articles, il fond en larmes, vous appelle son cher ami, accuse ces satanés types qui n’en font jamais d’autres et vous invite à noyer son chagrin dans une paire de bocks bien tirés et sans faux-col. Vous êtes refait, mais il est si arrangeant, il sait si bien vous chatouiller à l’endroit sensible pour vous faire rire, que quatre minutes trois secondes 4/5 ne se sont pas écoulées que vous êtes les meilleurs amis du monde et que vous lui faîtes des excuses20.

En échange, le rédacteur-reporter du Moniteur obtient assez facilement des informations et est tenu promptement au courant des avancées d’une enquête, au point même parfois de donner l’illusion d’être au cœur des procédures judiciaires. Dans l’affaire Quatresous, Ronserail affirme avoir pu accéder à la scène du crime accompagné d’un « guide » paysan21. On peut douter, au départ, de la réalité de cette « opportunité » offerte au journaliste quand l’on sait que le parquet, dès son arrivée à Varagnat, a fait garder la maison du crime par deux gendarmes avec ordre de ne laisser entrer personne22. Mais après tout, la pratique est loin d’être inédite et nous sommes surpris par l’exactitude et la précision de la description que le reporter propose à ses lecteurs.

Vue d’aujourd’hui sur Varagnat (photo personnelle)

Plan du lieu du crime extrait du dossier de procédure criminelle, Archives départementales du Puy-de-Dôme, U10911, 1906

La publication d’extraits de lettres écrites par la femme de l’assassin achève de lever les doutes sur l’étroite collaboration existante entre magistrats et journalistes. Ce n’est toutefois pas toujours le cas. Ainsi, le journaliste du Patriote, dans une autre affaire de triple meurtre à Pau, se retrouve en difficulté face à l’inaccessibilité des informations tenues secrètes par le Parquet, avouant devoir supposer à défaut de pouvoir révéler. La cohabitation du Moniteur avec les autorités judiciaires ne fut pas non plus constamment placée sous les meilleurs auspices. En août 1893, deux ans avant l’arrivée de Ronserail, le procureur général Gubian, envisageait publiquement de mettre fin à la collaboration entre les autorités judiciaires et les représentants de la presse républicaine locale. Une décision qui avait provoqué une vive réaction dans les colonnes du principal quotidien clermontois23.

Révélations et anecdotes réelles ou fantasmées forment peu à peu le récit et offrent aux lecteurs une histoire que l’on découvre quotidiennement au même rythme que les épisodes des romans-feuilletons et dont l’épilogue n’est autre que le procès en assises.

Un chroniqueur engagé aux Assises (Riom, le 28 novembre 1906)

Rituel et spectacle judiciaire

La participation de Ronserail aux sessions de la Cour d’Assises du Puy-de-Dôme obéit à un rituel immuable : le reporter se rend à Riom la veille de l’ouverture de la session, dans un hôtel où une chambre lui est réservée. Comme à chaque fois, le journaliste devenu chroniqueur judiciaire recommande chaudement « à MM. les Jurés et aux personnes qui se rendront à Riom à l’occasion des Assises, l’hôtel Versepuy-Gras où l’on est toujours sûr de trouver une excellente cuisine, des chambres confortables, un service irréprochable24 ». Ayant pris connaissance du rôle des affaires, il sait d’ores et déjà lesquelles bénéficieront d’une attention particulière et cette fois-ci, l’affaire Quatresous est la seule qui sorte du lot.

Palais de Justice de Riom

Titre du Moniteur du Puy-de-Dôme, 29 novembre 1906.

La veille du procès, il prépare l’introduction de son compte-rendu tout en rencontrant les autres journalistes présents dans la salle du premier étage du « café Glacier mis gracieusement à la disposition de la presse par M. Corre25 ». C’est l’occasion de discuter un peu avec les trois confrères parisiens de L’Écho de Paris, du Matin et du Petit Parisien qui ont fait le déplacement. Peut-être est-ce à ce moment-là, aussi qu’est venu à l’idée de Ronserail d’ajouter à son récit original une anecdote des plus insolites : celle d’avoir rencontré sans le savoir, lors de son premier déplacement à Varagnat, Joseph Quatresous en personne et de lui avoir demandé le chemin de la maison du crime :

Un paysan montait du village tandis que nous y descendions. Pouvez-vous nous indiquer, lui demandâmes-nous, la maison des époux Chelles, qui ont été assassinés, ainsi que leur fillette, la nuit dernière ? [...] D’un geste bref, il nous la montra et, alerte et gai, sifflotant un refrain de café-concert, poursuivit sa route. Cet homme était Joseph Quatresous26.

Nous ne nous attarderons pas, ici, sur la propension du journaliste à introduire dans son récit des éléments fictifs, renvoyant aux recherches menées par Marie-Ève Thérenty sur le sujet27, mais nous citerons quand même une dernière fois Le Petit Rose qui, semble-t-il, dépeint de la meilleure façon qui soit cette dérive du discours médiatique : « Tout ce qu’il voit, il l’écrit, tout ce qu’il entend, il l’écrit, tout ce qu’il sait, il l’écrit. Il écrit même ce qu’il ne sait pas28... » Passé l’anecdote, le chroniqueur débute par une présentation de l’affaire dans laquelle il colle, pour économiser un temps précieux, des extraits d’articles qu’il avait rédigés pendant l’instruction. Après avoir présenté l’accusé, il reproduit, très classiquement, les différentes étapes du procès: la lecture de l’acte d’accusation, l’interrogatoire de l’accusé, les dépositions de témoins, le réquisitoire du ministère public, la plaidoirie de la défense et le verdict. Malheureusement pour les chroniqueurs présents ce jour-là, le procès de Joseph Quatresous n’offre finalement rien d’exceptionnel ni coups de théâtre. Aussi Ronserail a tout le loisir et la place d’intégrer dans son compte-rendu d’audience une attaque en règle contre le principal concurrent et adversaire politique du Moniteur : L’Avenir du Puy-de-Dôme, et, pour nous d’insister, dans une dernière partie, sur l’impact de l’engagement politique sur le discours d’un chroniqueur.

Chroniqueur judiciaire et journaliste politique : la confusion des genres ?

Car si Ronserail n’affiche pas ouvertement et quotidiennement sa sympathie pour le parti radical, la mise en avant de certaines personnalités publiques dans ses articles n’est évidemment pas étrangère à l’orientation politique du Moniteur du Puy-de-Dôme. Une sensibilité apparaît lorsqu’il prend part aux fréquentes querelles qui animent le petit monde politique local. Des querelles politiques qui également, en maintes occasions, pénètrent insidieusement la chronique criminelle. Pendant l’instruction du triple assassinat de Varagnat, l’absence de référence à la présence d’un prêtre sur les lieux du crime ou encore l’absence d’informations en rapport avec l’enterrement religieux des victimes ne doit rien au hasard. Dans tous les quotidiens d’obédience conservatrice, les obsèques constituent pourtant un épisode incontournable des affaires d’homicide qui a pour principal objectif d’émouvoir le lecteur en affichant la détresse des familles de victime. Lors du procès, Ronserail rappelle à ses lecteurs :

Les journaux réactionnaires et cléricaux, dont Quatresous était le lecteur fidèle, mènent en sa faveur une campagne. Ils essayent de démontrer que l’inculpé est le plus honnête homme du monde ; une feuille bien pensante publie une lettre dans laquelle celui que la justice considère comme un assassin est représenté comme un modèle de douceur, et paraît s’étonner qu’un si brave paysan soit maintenu sous les verrous29.

Pour comprendre la remarque, il faut revenir une fois encore à l’instruction et plus précisément après l’arrestation de Quatresous. Le journaliste fait référence ici aux doutes émis par L’Avenir sur la culpabilité du suspect avant que celui-ci n’avoue. Jusqu’au procès, le journaliste du Moniteur ne perdra pas une occasion d’insister sur cette bienveillance, en réalité totalement fictive, de la presse catholique à l’égard de l’accusé.

Le Moniteur et l’Avenir du Puy-de-Dôme, deux adversaires politiques qui dominent la presse régionale.

L’imprégnation de la presse de province par la politique n’est pas en soi quelque chose d’exceptionnel, comme nous le rappelle Marc Martin quand il évoque l’instrumentalisation des contenus30. Bien des affaires criminelles suscitent, tant dans les colonnes des journaux de province que dans la presse nationale, des débats et des joutes verbales sur le positionnement des journaux, sur la perception des événements et des individus ou encore sur le fonctionnement de la justice. L’affaire de la grâce de Soleilland en septembre 1907 en est un des exemples les plus marquants de cette période. Mais dans notre cas, ne se révélant qu’entre les lignes, remarqué que si l’on y fait attention, elle révèle combien la « noble chronique judiciaire », pour reprendre l’expression de Dominique Kalifa31, peut devenir un redoutable instrument politique en jouant sur la confusion des discours, tout cela au détriment d’une objectivité déjà mise largement à mal par la recherche du sensationnalisme.

Conclusion

Pour alimenter des rubriques locales de plus en plus denses, les quotidiens de province s’appuient, à partir des années 1870-1880, sur un réseau plus ou moins important de correspondants, sur quelques collaborateurs occasionnels et, surtout, sur les services d’un ou deux rédacteurs spéciaux polyvalents dont on ne sait finalement, encore aujourd’hui, que très peu de choses. Celui que nous avons rencontré au Moniteur jouit d’un certain confort matériel et dispose d’un réseau d’informateurs qui lui permet de couvrir sans difficultés et assez rapidement le moindre événement survenu dans le département. Jonglant d’un jour sur l’autre entre fait divers, chronique judiciaire et actualité mondaine en passant par le sport, le théâtre et la politique locale, le tout avec un goût prononcé pour le sensationnel et l’écriture romanesque qui dépasse assez régulièrement les limites de la réalité observée, les pratiques et le style journalistique de Ronserail ne sont pas sans rappeler ceux des « petits reporters » de la grande presse parisienne à la Belle Époque. Mais contrairement à ces derniers qui souffrent, nous le savons, d’une relative précarité et d’une faible considération au sein de la profession, Ronserail jouit quant à lui d’un statut privilégié. Son statut de second rédacteur du plus grand quotidien auvergnat et de membre d’une société savante lui confère une certaine notoriété au sein du journal et plus largement au sein de la société clermontoise qu’il côtoie. Est-ce une spécificité du rédacteur-reporter de province ? Nous ne le pensons pas. C’est là un chantier en cours, aussi nous contenterons-nous ici, pour conclure, de fournir quelques informations sur le reste de la carrière de Ronserail. Ce dernier quitte le Moniteur du Puy-de-Dôme en 1919, après avoir poursuivi son activité de journaliste pendant la Grande Guerre. Après Clermont-Ferrand, il retourne dans le sud de la France, puis entame une carrière de correspondant de guerre au Maroc en couvrant, pour plusieurs journaux nationaux dont L’Excelsior, la Guerre du Rif en 192132. Secrétaire de rédaction au Petit Marseillais en 192533, il termine sa carrière de journaliste à Casablanca, comme rédacteur en chef et secrétaire de rédaction du journal LaVigie Marocaine34. Il meurt en novembre 1931 des excès, de ce que l’on sait,d’une « vie épicurienne », pour reprendre l’expression de son ami Renaldy35.

(Université de Clermont-Ferrand 2)

Sources

Pour la consultation du Moniteur du Puy-de-Dôme : bibliothèque numérique Overnia (http://www.bibliotheques-clermontcommunaute.net).

Pour la consultation du Patriote : bibliothèque numérique Pireneas (http://www.pireneas.fr).

Pour la consultation de L’Est Républicain : bibliothèque numérique kiosque lorrain (http://www.kiosque-lorrain.fr).

Pour la consultation de L’Ouest-France : bibliothèque numérique Gallica (http://www.gallica.bnf.fr).

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Notes

1  « Un crime épouvantable », Moniteur du Puy-de-Dôme, 23 juin 1906.

2  Pour l’histoire de la presse puydomoise, nous renvoyons à l’ouvrage d’André Parrain, La Presse dans le Puy-de-Dôme de 1870 à 1914, Institut d’études du Massif Central, 1972 ainsi qu’à la bibliographie présente dans notre thèse, Sébastien Soulier, La Chronique criminelle dans la presse du Puy-de-Dôme de 1852 à 1914, Clermont-Fd, Fondation Varenne, 2013.

3  Marc Martin, La Presse régionale. Des Affiches aux grands quotidiens, Paris,Fayard, 2002, p.170-171.

4  Pierre Van Den Dungen, « Profession du journalisme et écriture au quotidien. Organisation des rédactions », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 632.

5  Pour n’en citer que trois : Michel Lagree, Patrick Harismendy, Michel Denis (dir.), « L’Ouest-Éclair », naissance et essor d’un grand quotidien, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2000 ; Félix Torres, La Dépêche du Midi. Histoire d’un journal en République, 1870-1900, Paris, Hachette, 2002 ; Gérard Bonnet, L’Indépendant des Pyrénées-Orientales, Un siècle d’histoire d’un quotidien en province, 1846-1950, Perpignan, Publications de l’Olivier, 2004.

6  « Félix Ronserail », Le Petit Rose, 24 novembre 1912 ; Georges Desdevises du Dezert, Félix Ronserail. Publiciste. Rédacteur en second au « Moniteur », Dossiers documentaires sur les savants, les écrivains et les artistes de l’Auvergne contemporaine, 1938 ; Louis Passelaigue, « Félix Ronserail : un journaliste talentueux », dans Le Gonfanon, N°77, 2011. Pour mener à bien nos investigations sur le parcours du journaliste, nous avons également interrogé les moteurs de recherche classiques, ceux des portails des bibliothèques locales ainsi que celui du portail Gallica.

7  Annuaire de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, 1926 et 1927.

8  Revue d’Auvergne et Bulletin de l’Université, Société des amis de l’Université de Clermont, 1906 et 1913.

9  Félix Ronserail, L’Auvergne, Autrefois, Aujourd’hui, Clermont-Fd, Imprimerie Mont-Louis, 1913.

10  Marc Martin, La Presse régionale. Des Affiches aux grands quotidiens, Paris, Fayard, 2002, p. 181.

11  Nous avons notamment consulté les articles relatifs au triple assassinat de Puyo dans Le Patriote (novembre 1906 – mai 1907), au crime de Saint-Malo dans L’Ouest-France (juin-novembre 1906) et à l’affaire Colas dans L’Est Républicain (novembre 1905-août 1906).

12  « Le triple assassinat du hameau de Varagnat », Moniteur du Puy-de-Dôme, 24 juin 1906.

13  Ibid.

14  Nous renvoyons ici aux travaux de Dominique Kalifa et d’Anne-Claude Ambroise-Rendu.

15  « Assassinat à Pont-à-Mousson », Est Républicain, 17 novembre 1905.

16  « Le triple assassinat du hameau de Varagnat », Moniteur du Puy-de-Dôme, 24 juin 1906.

17  Ibid.

18  « Le triple assassinat de Varagnat », Moniteur du Puy-de-Dôme, 1er juillet 1906.

19  « Le triple assassinat de Varagnat », Moniteur du Puy-de-Dôme, 8 juillet 1906.

20  « Félix Ronserail », Le Petit Rose, 24 novembre 1912.

21  « Le triple assassinat du hameau de Varagnat », Moniteur du Puy-de-Dôme, 24 juin 1906.

22  Dossier de procédure criminelle n° 52, Archives départementales du Puy-de-Dôme, U10911, 1906.

23  « Môssieu le Procureur général », Moniteur du Puy-de-Dôme, 9 août 1893.

24  « Cour d’assises du Puy-de-Dôme », Moniteur du Puy-de-Dôme, 26 novembre 1906.

25  « Le triple assassinat du hameau de Varagnat », Moniteur du Puy-de-Dôme, 29 novembre 1906.

26  Ibid.

27  Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2007.

28  « Félix Ronserail », Le Petit Rose, 24 novembre 1912.

29  « Le triple assassinat du hameau de Varagnat », Moniteur du Puy-de-Dôme, 29 novembre 1906.

30  Marc Martin, La Presse régionale. Des Affiches aux grands quotidiens, Paris,Fayard, 2002, p. 185.

31 Dominique Kalifa, « La chronique judiciaire », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 999-1010. Voir également Frédéric Chauvaud, La Chair des prétoires. Histoire sensible de la cour d’assises. 1881-1932, Rennes, PUR, 2010.

32  Armée et marine : revue hebdomadaire illustrée des armées de terre et de mer, 25 juillet 1926.

33  France-Maroc : revue mensuelle illustrée, 1925.

34  Bulletin de la Société de Géographie de Toulouse, 1929.

35  L’Afrique du Nord Illustrée, 5 décembre 1931.

Pour citer ce document

Sébastien Soulier, « Sur les traces de Quatresous. Être rédacteur-reporter en province à la Belle Époque », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/sur-les-traces-de-quatresous-etre-redacteur-reporter-en-province-la-belle-epoque