Crimes littéraires et transactions discursives. Les Mystères de Montréal et le récit national
Table des matières
ALEX GAGNON
Dans l’histoire du roman québécois, le crime figure comme une marque congénitale. Flétrissure originelle, malédiction de naissance, pour ainsi dire, que la critique littéraire du XIXe siècle s’est empressée d’occulter et d’étouffer. Effacer, pour l’oublier, cette première tache de sang et récrire par-dessus le mythe d’une conception immaculée : « l’homme de lettres doit employer toute son énergie à imprimer ce cachet de pureté à notre littérature née d’hier1. » Le métadiscours a rêvé de faire basculer le crime sanglant dans l’irreprésentable. Mais on peut dire, sans sombrer dans l’exagération, que la représentation du meurtre, au carrefour d’enjeux narratifs, éthiques et esthétiques, a joué un rôle significatif dans la genèse et l’élaboration de nos premiers récits littéraires. Pourtant, le discours de l’histoire littéraire québécoise, dans sa version la plus canonique – donc assez peu versée en matière de réflexivité épistémologique – propose des catégories descriptives et des découpages historiques qui demeurent généralement incapables de rendre compte, dans toute sa complexité, de ce phénomène littéraire aussi majeur que sous-estimé. Silence involontaire ou omission stratégique, cet oubli peut s’expliquer, semble-t-il, par la conjonction de deux facteurs.
D’une part, l’oubli est lui-même inscrit dans l’histoire, constitutif de la tradition du discours critique dont le travail de consécration suppose nécessairement des ellipses. En effet, comme le remarque à très juste titre Pierre Hébert, le meurtre comme problème littéraire a très rapidement « fait l’objet d’une forte dénégation, après avoir pourtant secoué "nos origines littéraires"2. » Dès 1853, lors de l’édition en volume de Charles Guérin, l’éditeur Cherrier indique, dans l’« avis » qu’il rédige à l’adresse du lecteur, que seront « complètement désappointés » ceux qui chercheraient, dans le roman de Chauveau, « un de ces drames terribles et pantelants, comme Eugène Sue et Frédéric Soulié en ont écrit ». De cette « honnête banalité », comme on l’appellera plus tard dans les années 19303, ce sont « nos Canadiens » eux-mêmes qui portent la responsabilité, eux « qui tuent ou empoisonnent assez rarement leur femme, ou le mari de quelque autre femme4. » En juin 1868, Faucher de Saint-Maurice écrit pour sa part, dans la Revue canadienne, que la mission du littérateur consiste à protéger notre littérature encore balbutiante, cet « enfant chéri », en éloignant d’elle « tout ce qui plus tard pourrait [la] souiller et l’entacher. Déjà toutes nos belles intelligences sont à l’œuvre, et grâce à Dieu qui bénit les bonnes actions, nos lettres ont noblement commencé leur carrière5. »
D’autre part, il faut voir qu’avec la distance historique, en partie modelée par cette longue tradition d’omissions historiographiques, le crime comme motif narratif et thématique peut sembler ne pas avoir exercé, comme disent les formalistes russes, de « fonction constructive6 » dans l’élaboration littéraire. Il peut sembler n’avoir été qu’un élément subordonné, relevant de l’accessoire ou de l’épiphénomène. Or, lorsque l’on pose un regard attentif sur l’histoire littéraire du XIXe siècle, la situation qui se livre (ou se dérobe) à la compréhension paraît largement plus complexe. C’est cette situation que le présent article aimerait contribuer à démêler à partir d’une étude des Mystères de Montréal d’Auguste Fortier. Ce roman, paru en 1893 sous forme de volume, présente cette particularité, pour un récit de crime, d’avoir échappé à cette espèce de « probation » éditoriale que rendaient possible, à l’époque, les espaces journalistiques spécialement dédiés à l’hébergement du feuilleton. Et s’il peut être lu dans une perspective comparative, à l’aune de cette véritable matrice narrative confectionnée par les Mystères d’Eugène Sue, ce texte doit surtout être appréhendé à partir des paramètres génériques et socioculturels spécifiques qui ont façonné la littérature québécoise du XIXe siècle et qui, dès lors, ont imposé à la reprise du modèle français une déclinaison particulière, environnementale pourrait-on dire dans la mesure où elle se situe dans le sillage de cette exigence de « couleur locale7 » que formulait, dans les années 1870, l’abbé Henri-Raymond Casgrain. Bref, le roman d’Auguste Fortier gagne indéniablement à être resitué dans l’intertexte canadien dont est tributaire sa signification historique, dans un vaste répertoire de textes où, à travers la proliférante représentation du crime, la littérature écrivait avec de l’encre un récit national qu’elle racontait avec du sang8.
Fonctions, transactions, traditions. Définition d’un espace herméneutique
Sur la base de l’hypothèse formulée plus haut, à savoir que le roman québécois trouve l’une de ses conditions d’émergence dans la représentation du crime, ou plutôt dans le crime comme représentation – celui-ci étant toujours déjà pris dans le discours –, on peut dire que Les Mystères de Montréal viennent se loger et prendre sens dans une économie discursive complexe. La présente étude s’effectuera donc en deux temps : dans cette première section, je chercherai à reconstruire le contexte général dans lequel s’insèrent, au XIXe siècle, les représentations littéraires du crime au Québec. Il s’agira donc d’abord, en esquissant et passant en revue un certain nombre de questions à la fois historiques et théoriques, de faire apparaître l’ampleur et les ramifications d’un défi herméneutique. La seconde section, quant à elle, sera consacrée à une lecture des Mystères de Montréal, à travers laquelle il sera possible d’entendre l’écho et de voir la mise en œuvre des trois problèmes généraux que j’aborderai maintenant, ceux de la formation, de la circulation et de la confrontation des discours au sein d’un espace social.
Dans un article sur la texture hybride des deux premiers « romans » québécois, Micheline Cambron a montré qu’au fondement de ces œuvres, dont le statut générique est ambivalent, se trouvait une logique « de brouillage des frontières entre fiction et réalité9 ». En effet, L’Influence d’un livre, de Philippe Aubert de Gaspé fils, et Les révélations du crime, de François-Réal Angers, parus presque simultanément en 1837, se construisent, respectivement, à partir de deux faits divers dont ils s’inspirent explicitement. Ces deux cas historiques ont connu, à l’époque, une audience élargie et – les indices abondent qui nous permettent de le supposer – un certain retentissement, voire une sorte de célébrité10 : comme bien des récits de crime, autour desquels les sociétés se réunissent pour faire l’expérience d’elles-mêmes, ils semblent avoir figuré, un temps, comme de véritables lieux de mémoire à la fois rassembleurs et obsédants. Le premier d’entre eux, qui fournit l’une de ses composantes narratives au roman de Philippe Aubert de Gaspé, entoure le meurtre de François-Xavier Guillemette commis en 1829 à Saint-Jean-Port-Joli par un dénommé François Marois : sous le poids de la légende qu’il alimente et qui prolifère autour de sa figure, le personnage se cristallise ensuite suffisamment, dans l’imaginaire populaire et la tradition orale, pour faire encore l’objet en 1901, sous le pseudonyme du « Docteur l’indienne », d’une légende consignée par Charles Édmond Rouleau11. Le second fait divers, qui contient le noyau d’événements dont les Révélations du crime proposent une reconstitution narrative – hautement fictionnalisée par le recours à des procédés de focalisation qui ne peuvent être justiciables que de l’invention –, relate la série de délits et de méfaits perpétrés à Québec et dans les paroisses environnantes, en 1834 et 1835, par la bande de Charles Chambers. On sait, d’ailleurs, qu’en vue de la préparation de ses « chroniques canadiennes », Angers fait des emprunts aussi directs que nombreux aux enregistrements, confessions et rapports judiciaires diffusés par les journaux lors des procès du criminel concerné12, dont les exactions vont également nourrir l’écriture, en 1844, de La Fille du brigand d’Eugène L’Écuyer.
Le recours au fait divers, la place du fait divers dans l’élaboration narrative des récits de fiction pose bien sûr un certain nombre de problèmes. Et d’abord celui des rapports entre presse et littérature, au croisement desquelles le crime se trouve pris au centre d’une incessante circulation de discours. La réflexion historiographique sur la naissance et la formation du roman dans l’histoire littéraire québécoise doit donc commencer par tenir compte de cette porosité constitutive des types de discours. La question est à la fois générique et génétique. C’est uniquement parce qu’il mobilisait une définition réductrice et trop ciblée du « fait divers », considéré dans son « immanence » comme « information totale13 » sans durée ni contexte, que Barthes pouvait prétendre opposer la clôture du fait divers à l’étendue du roman. Comme le souligne Pierre Popovic, dont l’analyse me paraît largement plus opératoire, le fait divers constitue toujours un roman potentiel, une sorte de condensé narratif qui prête flanc à l’élaboration pour peu, dit-il, qu’il y ait « changement de l’information en intrigue » et qu’on assiste, dès lors, « à l’installation d’un système destiné à complexifier cette intrigue et à retarder sa résolution14 ». À rebours, donc, d’une division étanche entre les genres, et pour rendre compte des relations d’échange, de contagion et de contamination entre les discours, Popovic fait valoir la notion de « transaction discursive », qui évoque « une interaction, un compromis et une négociation sociosémantique » plutôt qu’une simple « adaptation sans effet15 ». C’est dire que le fait divers, à travers le roman qui le réactualise et à l’intérieur duquel il se dissémine, se trouve recatégorisé dans un nouvel environnement sémantique et narratif dans le cadre duquel il peut assumer de nouvelles fonctions. C’est précisément ce type de transaction discursive que mettent en œuvre Les Mystères de Montréal.
Le deuxième problème général sur lequel je me pencherai est celui des fonctions de la représentation du crime. À cet épineux problème, il est difficile d’apporter une réponse satisfaisante et probablement impossible d’en formuler une qui soit définitive. D’un côté, les fonctions littéraires que peut exercer la représentation du crime, variables et changeantes en fonction des lieux, époques et genres considérés, ne semblent guère uniformes. Comme action, d’une part, et comme élément symbolique dans un système de valeurs morales et sociales, d’autre part ; en tant qu’il suppose, aussi, une temporalité et donne prise à la narrativité16, le crime, comme l’indique Jacques Soulillou, « cristallise un ensemble de questions relatives à l’écriture, mettant du même coup le genre "policier" au centre d’un enjeu qui le dépasse17 ». D’un autre côté, il n’est pas moins délicat d’essayer de circonscrire et d’isoler, plus largement, les fonctions sociales des représentations du crime. Si le crime terrorise, suscite révolte et dénonciation, déchaîne les passions et interpelle la raison, soulève l’indignation, ameute les curiosités et excite la prolifération du discours, c’est qu’il oblige une société à se représenter les limites qui la fondent, et que ses représentations rejouent en quelque sorte le geste – virtuel – de différenciation par lequel, à chaque moment de son existence, cette société a besoin de se réinstaurer. Comme l’affirme le criminologue Jacques Laplante, le crime joue un rôle symbolique fondamental : les événements « jaillissent soudainement du quotidien, polarisent la pensée, les sentiments, l’expression des valeurs18 ».
On peut avancer, en tout cas, qu’au Québec une importante majorité des représentations littéraires du crime, au XIXe siècle, avaient l’édification morale pour visée explicite. À l’évidence, elles s’accordaient de façon plus ou moins manifeste aux injonctions d’un clérico-nationalisme ambiant. En un sens, c’est parce que le récit de crime est toujours susceptible de passer pour un facteur criminogène qu’il a tant besoin de négocier son droit à l’existence en mettant de l’avant, au sein de l’espace public, sa fonction civilisatrice et, dans le cadre des pratiques de lecture privées, son objectif moralisateur. En 1900, dans la préface de son roman L’Épreuve, Paul-Émile Prévost mentionne ainsi, dans un énoncé symptomatique, que les représentations littéraires du crime, à condition d’être conformément dirigées, demeurent indéniablement pertinentes si elles donnent
l’exemple salutaire du méchant qui se repent, du mal hideux qui se change en bien, de la passion mauvaise se terminant dans la pénitence, exemple qui rend inévitablement meilleures les âmes des lecteurs cherchant de quoi flatter leurs sens au cours de l’intrigue, mais qui restent ébahis au dénouement dont la moralité les frappe et les plonge dans la réflexion19.
De façon régulière, alors qu’elle prétend marcher aux côtés du pouvoir pénal, la littérature criminelle donne à lire, non sans un certain triomphalisme, l’ultime victoire de la loi sur la déviance20. En un certain sens, elle entend reprendre la structure argumentative illustrée par l’exemplum de la rhétorique classique21.
« Et pourtant, comme l’écrit Foucault, par leur existence même, ces récits magnifient le désir de savoir et de raconter comment des hommes ont pu se lever contre le pouvoir, franchir la loi, s’exposer à la mort22. » La moralisation est donc constamment guettée par une ombre : elle a beau exhiber ses intentions, elle risque toujours de se retourner en puits de fascination. Inévitable, cette ambiguïté constitutive de la représentation du crime, ambivalence que l’on tente de masquer et que l’on cherche à lever, fait d’ailleurs l’objet, au XIXe siècle, d’une prise de conscience explicite. C’est elle qui, comme une précaution, s’inscrit directement dans le discours narratif de François-Réal Angers. En explicitant ses intentions, il dévoile en même temps ses craintes. Il prend un risque prudent : « Notre objet n’est pas simplement de satisfaire la curiosité par le récit d’aventures extraordinaires, mais bien d’appeler l’attention du Législateur aux misères et aux souffrances de l’humanité, comme de soulever des questions de moralité publique23. » En fonction de ses liaisons congénitales avec le discours de la presse, en se donnant lui-même à lire comme une « reprise » critique de la réalité, le récit prétend ainsi, en se plaçant au service d’une campagne d’assainissement des rapports sociaux, assumer une fonction dans l’espace public. Le texte circule dans le quotidien du lecteur en même temps que le quotidien peut circuler dans le texte : c’est à travers ces transactions, qui forment un nœud au croisement de plusieurs univers de discours, que le crime se constitue comme phénomène culturel. Il donne lieu à des productions symboliques qui, tout en accueillant la fascination qu’il suscite, l’inscrivent dans des récits qui cherchent à conjurer le mal qu’il crée en le soumettant au contrôle social.
On ne peut, enfin (il s’agit du troisième problème général), rendre compte de l’émergence et du maintien d’un imaginaire du crime au Québec sans poser la question de l’inscription des textes dans des traditions littéraires préexistantes, une « tradition » étant ici entendue, en un sens presque archéologique, comme un ensemble de possibilités techniques et thématiques actualisables. La notion de « transaction discursive », brièvement discutée plus haut, gagnerait en fait à être élargie jusqu’à pouvoir désigner, non plus seulement les relations d’échange, de frottement et de contagion entre les diverses formes de discours sur le crime (journalistique, littéraire, pénal, religieux et, éventuellement, socio-criminologique24), mais aussi, au sein même de ce que l’on circonscrit comme relevant de la « littérature », les interactions et contaminations, sur les plans à la fois thématique et formel, entre les genres et les matrices narratives. Dans une perspective à la fois générique et génétique, il faudrait ainsi pouvoir penser la « naissance », de même que l’évolution, du roman québécois sur le mode d’une sorte de poétique des transactions.
Pour l’instant, on peut dire que cette naissance semble largement tributaire, comme l’a montré Michel Lord, des codes narratifs propres au roman noir issu de la littérature anglaise, vis-à-vis desquels le texte canadien français se pose, ou bien en rupture, comme dans Charles Guérin (1846), ou bien en continuité, comme dans les romans d’Eugène L’Écuyer, La Fille du brigand (1844)et Christophe Bardinet (1849), et de Georges Boucher de Boucherville, les deux tomes d’Une de perdue, deux de trouvées (1849). Il n’est pas, toutefois, d’affiliation à une tradition sans appropriation plus ou moins distanciée, sans adaptation régionale : en fait, comme l’atteste par exemple la préface de L’Influence d’un livre25, l’ancrage gothique a dès son importation dans les années 1830 une propension à se « canadianiser », c’est-à-dire à s’inféoder à un « code canadien26 » en voie de cristallisation et à l’aune duquel les acteurs qui bénéficient alors du pouvoir de définition de la chose culturelle cherchent à penser la mise en vogue d’une véritable « littérature canadienne ».
L’imaginaire spatial dans le cadre duquel s’élabore l’esthétique gothique, où les lieux surdéterminent continuellement l’action (redondance sémantique, homogénéité sur les plans paradigmatique et syntagmatique), fait ainsi l’objet d’un réinvestissement sur mesure. Il s’exprime à partir des réalités géographiques locales et chargées en quelque sorte d’un caractère indigène qui donne à la délinquance ce mode de présence ambivalent dont parlait Foucault : elle « apparaît à la fois comme très proche et tout à fait étrangère, perpétuellement menaçante pour la vie quotidienne, mais extrêmement lointaine par son origine27 ». Autrement dit, on voit se constituer une sémiologie nationale du crime, du criminel et du milieu social où il baigne, qu’il marque et qui, en retour, déteint sur lui. Irréductiblement familier et dissemblable, l’être criminel, généralement pensé comme une nature ou une essence, menace le cœur même d’un monde dont il habite pourtant les marges. Cet aspect du traitement littéraire du crime, relève cependant moins de l’invention pure que de l’appropriation nationale d’une matrice narrative importée, qui n’est pas sans rappeler, comme le remarque avec justesse Michel Lord, la définition du roman noir que proposait Northrop Frye dans son Anatomie de la critique : celui-ci, qui s’élabore selon une logique ascensionnelle, part de « dangereuses complications » pour aboutir « à un heureux dénouement et à un état d’innocence a priori où chacun des personnages est censé demeurer par la suite28 ». En ce sens, le roman criminel tel qu’il se manifeste dans la littérature canadienne française du XIXe siècle, situé d’un point de vue générique au croisement entre le code gothique et une esthétique nationale encore en émergence, met en scène du terrifiant architecturé comme du comique29, où dans la prolifération des situations narratives se recoupent continuellement les quiproquos, reconnaissances et deux ex machina.
Mais Michel Lord fait erreur lorsque, se montrant incapable de remettre en question les catégories du récit historiographique dominant, il laisse entendre qu’à compter de 1860, date à laquelle il fait remonter la fixation définitive d’un mouvement littéraire hégémonique, le roman gothique et la littérature criminelle deviennent impossibles, toujours déjà censurés qu’ils seraient devenus sous l’effet des menaces répétées du clérico-nationalisme. C’est là, sans doute, une lecture simpliste et réductrice, j’oserais dire préformatée, de l’histoire littéraire. Car si, en effet, la représentation littéraire du crime se trouve précédée par un ensemble d’injonctions à la fois éthiques et esthétiques auxquelles elle se soumet plus ou moins, la littérature criminelle continuera de se propager allègrement au-delà de 1860, formant à elle seule un pan extrêmement significatif de l’histoire littéraire des XIXe et XXe siècles. Certains éléments de la tradition gothique, d’ailleurs, survivront et trouveront plusieurs lieux de résurgence, dont notamment la collection de romans-fascicules inaugurée, au seuil des années 1920, par Édouard Garand.
Or, de cette appropriation locale d’une matrice narrative importée, tout autant que de cette survivance manifeste d’une culture littéraire du crime au Québec, Les Mystères de Montréal d’Auguste Fortier, parus en 1893, attestent indéniablement. La série de questions que pose cette oeuvre devrait permettre, en dernière analyse, de dégager l’idée, ici encore programmatique, d’une histoire culturelle du crime et de ses représentations, autour de laquelle je poserai quelques jalons et fixerai certaines balises.
Le récit national entre histoire et déshistoricisation
Comme le note Catherine Jolicoeur, dans le Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec, Auguste Fortier échafaude son récit sur la base d’un fait divers qui semble avoir fait couler beaucoup d’encre au XIXe siècle. Cette histoire vécue relate la découverte, faite au large des Açores au début du mois de décembre 1872, du Mary Céleste, un navire abandonné. La disparition de l’équipage restera d’ailleurs inexpliquée. Le fait divers, qui repose donc ici sur une indétermination sémantique, fournit à l’auteur une forme vide, une amorce narrative qu’il pourra revisiter et réinvestir. Les Mystères de Montréal fonctionnent donc, en quelque sorte, comme une opération de remplissage idéologique que le prologue laisse déjà présager. « La rencontre de ce navire avec pas une âme à bord et entouré de mystères se répandit dans Gibraltar avec la rapidité de l’éclair et causa un vif émoi. » Le roman se pose dès lors, et dès les premières pages, comme répondant à une attente sociale qu’il attribue à la « population », inscription en texte d’une figure du lectorat collectif, du lectorat national auquel il prétend s’adresser. « Qu’était devenu l’équipage ? Pourquoi avait-il abandonné le navire ? … C’est ce que se demandait la population accourue sur les quais pour examiner ce vaisseau qui prenait déjà un aspect étrange30. »
Ce qui surprend, d’emblée, c’est le fait que, par rapport à ceux d’Hector Berthelot (1879), Les Mystères de Montréal d’Auguste Fortier désaffectent le cadre urbain, lieu par excellence d’un imaginaire des bas-fonds31, pour investir l’univers diégétique du roman d’aventures, où la grandiloquence des péripéties ouvre la porte à une mythification de la référence à l’Histoire et, plus précisément, à l’histoire nationale. La multiplication des lieux visités, l’exotisme des univers spatiaux, la présence du lointain et de figures archétypiques comme celle du pirate renouvellent ici considérablement la structure thématique des Mystères urbains, plus ou moins calqués, généralement, sur la matrice que forment Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Le roman d’Auguste Fortier raconte et met en scène les longues et multiples tribulations de Paul Turcotte, un Canadien français au patriotisme irréprochable et qui se voit condamné, à l’issue des événements de 1837 et 1838 auxquels il participe activement, à l’exil politique. Il devient alors capitaine du Mary Céleste et lutte contre vents et marées pour revenir en terre natale se réunir avec sa fiancée Jeanne Duval, de laquelle il est indûment séparé depuis la réussite d’un complot, fomenté par le rival amoureux Charles Gagnon, dont l’objectif était de mener les patriotes à la défaite et de livrer Turcotte aux autorités anglaises. Traître jaloux, vicieux, criminel, qui emprunte successivement une pluralité d’identités de rechange, Charles Gagnon est cet être qui ne connaît guère l’hésitation, prêt à trahir les revendications patriotiques au profit de son intérêt personnel, faisant définitivement primer l’individuel sur le collectif. Il « était aussi l’esclave des passions que la nature donne au jeune homme. Pour voir la réalisation de ses désirs, il ne craignait jamais de commettre des actions basses et participait à n’importe quel crime32. » Paul Turcotte, quant à lui, est plutôt cette âme noble et incorruptible, placée sous la tutelle d’une nation « en danger ». Il est apte à marcher fermement pour « voler à la défense de ses droits » tout en les scandant avec une conviction indéfectible. « Sortons de cette apathie, de cette torpeur mortelle. Marchons sous l’égide d’hommes capables de nous guider, en criant aux Anglais : "Halte-là, c’est assez ! …"33 »
On voit se manifester, ici, un principe de construction narratif tout à fait récurrent. En fait, il est à ce point structurant qu’on peut sans doute en faire l’un des traits définitoires de la représentation du crime dans le roman québécois du XIXe siècle. La répartition des rôles narratifs, l’organisation d’un schéma actantiel où les cases du tableau sont parfaitement distinctes se donnent comme les moyens par excellence de dresser des grandes caractérologies34, de cristalliser, et donc de polariser, des systèmes identitaires opposés. Ces systèmes cumulent l’abondance, sur le plan quantitatif, et la simplicité voire l’extrême cohérence, sur le plan qualitatif. Se livrant à des exactions aussi variées que coutumières, commettant meurtres, vols et enlèvements, responsable de surcroît de la disparition de l’équipage du Mary Céleste, Charles Gagnon « allait beaucoup plus avec ces derniers [des Anglais] qu’avec les Canadiens français. » (p. 290) Pétri par ses passions, sculpté par ses basses inclinations, son corps est ce lieu où s’impriment ses allégeances douteuses, essentiellement inguérissables : « on eut pu voir un sourire malin presque diabolique sur les lèvres du traître. » (p. 96) Il s’oppose naturellement à Paul Turcotte, sur la base d’un amour qu’ils partagent pour la même jeune femme. Paul est en quelque sorte la Nation dont il représente une version idéalisée qui condense les figures du martyr et de l’héroïsme, Nation socialement exemplaire, se distinguant de celles qui demeurent « sans religion et sans morale » (p. 248), mais politiquement malmenée par le régime britannique et l’ensemble de ses troupes, à la « moralité plus que douteuse. » (p. 91)
Pour réutiliser les termes d’une distinction opératoire introduite par Roland Barthes, on peut dire que le récit construit ici une concordance, une coïncidence parfaite, une superposition exacte entre les plans indiciel et fonctionnel35. C’est déjà ce que notait Marc Angenot, à propos de ce qu’il définissait comme le « roman populaire », lorsqu’il relevait des « unités fonctionnelles auxquelles est lié indissolublement un système de motifs et d’indices36. » À l’issue de ses innombrables périples, Paul Turcotte parvient enfin à rejoindre Jeanne Duval pour la célébration de leur mariage continuellement ajourné. Les aléas de son circuit autour du monde ont fait en sorte qu’il puisse revenir dans sa patrie, après plusieurs années de dérivations, doté d’une immense richesse matérielle qui a, dans le récit, valeur de récompense morale plutôt que de sanction sociale. Ce nouveau capital ne découle ni d’un travail, ni d’une pratique particulière et ne suppose aucune intégration dans une structure de classes ; il « arrive » en quelque sorte comme une intervention divine. Narrativement parlant, il est le fruit d’un auto-engendrement, sans motivation autre qu’idéologique. Alors qu’il est naufragé sur une île déserte, Paul Turcotte déniche des monceaux de diamants. La terre aride, contrôlée par une providence aussi nécessaire qu’invisible, le gratifie en l’honneur de ces souffrances alors que d’un autre côté, Charles Gagnon, le criminel indigne de sa nation et des valeurs canadiennes est attrapé, publiquement jugé, puni et même tué. Car l’État est ici, comme disait Max Weber, l’instance qui bénéficie du monopole de la violence légitime37. « La perversité de cet homme est telle, fit-il en terminant [le juge], qu’elle surpasse de beaucoup celle de n’importe quel criminel amené devant ce tribunal. » (p. 450) Charles Gagnon, « tourmenté de la manie de faire le mal » (p. 450), est condamné à être « pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. » (p. 452) Comme la richesse, le crime est ici, en tant que phénomène, d’ordre exclusivement moral. Le crime est une nature, une essence, un trait caractériel. Du criminel à son geste, de l’être au faire, les mêmes déterminations circulent. Alors que le concept de loi suppose et présuppose une liberté subjective, la gestion pénale présente ici ce paradoxe, dans une économie de la représentation comme celle des Mystères de Montréal, de punir de sa seule existence une espèce entièrement déterminée. L’énonciation narrative, d’ailleurs, se fait proverbiale. « À ces impies qui se jouent de la religion, à ces immoraux qui se font fi de la loi naturelle, Dieu réserve dans l’autre monde une vie qui sera le contraire de celle qu’ils auront menée sur la terre. » (p. 396)
Alors que sur l’axe paradigmatique, on assiste à la confrontation de grands systèmes d’opposition, sur l’axe syntagmatique, où les analepses et nombreuses interventions de l’instance narrative finissent par donner au lecteur le sentiment de dominer le récit et de l’emporter sur les multiples travestissements et truquages d’identités, sur la surabondance d’informations et l’infini des rebondissements, se met en place une sorte d’esthétique de la convergence, où tout s’entrecroise, où l’intrigue se démultiplie mais où toutes les pièces finissent par s’emboîter pour former un tout cohérent, sans reste, où rien ne déborde. Cette convergence répond, comme le notait Marc Angenot, à une nécessité structurelle. « Certains romans populaires ne se prolongent que par la répétition de séquences narratives, par contiguïté, ou par analogie38. » En somme, Les Mystères de Montréal ont beau avoir adopté, dès leur première publication en 1893, le format du livre, ils mobilisent néanmoins le modèle narratif du roman-feuilleton, dont la logique interne doit répondre aux exigences du support périodique qui fait de lui un récit continuellement différé. La validité de cette interprétation se trouve d’ailleurs historiquement démontrée : la reprise du roman, à l’automne 1916, par le journal Le Réveil atteste de sa capacité à se couler dans le moule de la publication discontinue, épisodique, « clignotante ». Au fondement du tissu narratif se trouve également, pour reprendre l’expression de Marie-Ève Thérenty39, le principe d’une construction en « mosaïque », caractéristique d’une production romanesque née au croisement entre presse et littérature. La narration des Mystères, qui apparaît comme le résultat de transactions discursives situées aux deux plans de l’appropriation littéraire d’un fait divers et de l’appropriation régionale d’une matrice narrative importée de la littérature européenne, donne lieu à une forme romanesque mixte, hybride, protéiforme. L’intégration de genres intercalaires comme la chanson de matelot, la chanson pour trinquer, le poème patriotique de Monsieur Angers, qui « faisait le tour de la province » (p. 30), ou le conte populaire, une « histoire de revenant » (p. 248) n’ayant aucune pertinence du point de vue du déroulement de l’intrigue et caractérisée par une autonomie d’expression, témoigne de la vivacité d’une culture orale encore très active à la fin du XIXe siècle. La présence d’un intertexte littéraire thématiquement significatif, qui mentionne par exemple Félix Poutré, un patriote alors célèbre (avant la mise à mal de sa réputation) et connu pour son œuvre Échappé de la potence (1862), de même que l’inscription de plusieurs figures de l’écrit, dont une allusion au journal La Minerve que la collectivité « se passait » (p. 96), donc représenté à la fois comme lieu d’informations et moyen de sociabilité, fournissent par ailleurs au roman de Fortier les moyens de penser son insertion dans un cadre national et sa présence au sein du discours social où il cherche à prendre place.
Les Mystères de Montréal d’Auguste Fortier correspondent au roman prométhéen tel qu’analysé par Marc Angenot. Ils mettent en scène, dans le cadre d’un monde dégradé par une déstabilisation temporaire, une quête de valeurs authentiques menée par un héros capable de régénérer l’équilibre momentanément rompu. Il est difficile, toutefois, de proposer du texte une lecture sociale sans lui surimposer un groupe de thèmes qui reste, en fait, extérieur à son économie interne. Il n’y a pas ici, ou très peu, de « société » ou de monde « social ». Pour cette raison, il reste en quelque sorte impensable de ressaisir le roman à partir d’un intertexte socialiste à travers lequel la critique cherche généralement à faire parler le roman d’Eugène Sue ; impensable d’y déceler une aporie idéologique semblable à celle qu’Angenot repérait dans Les Mystères de Paris, où la désaliénation sociale trouve son origine (paradoxale) dans le système bourgeois dont est issu Rodolphe de Gerolstein et d’où il tire son prestige, son statut, son argent. Devant le texte de Fortier, on se trouve moins en présence d’une telle aporie, à travers laquelle une classe sociale tend à universaliser son rapport au monde, que d’une situation manichéenne où la distinction sociale est un critère finalement très peu significatif. Le lecteur se trouve devant un système narratif qui s’efforce d’éliminer du crime toute dimension sociale au profit d’une bicatégorisation d’ordre proprement moral, où la délimitation entre le crime et le non-crime fait intervenir des enjeux patriotiques liés à une sorte de protectionnisme racial et culturel. D’où l’hypothèse que je proposerai, à savoir que la fonction sociale que pouvait exercer, à l’époque, un roman comme Les Mystères de Montréal, et ce à l’instar de toute une littérature criminelle, était de produire de l’universel à partir de la matière historique. Partant, les préoccupations morales universalisantes, asociales par définition, pouvaient avoir pour effet de masquer et de dissimuler l’évidence des inégalités sociales et hiérarchiques, qui sociologiquement parlant participent inévitablement de la production des comportements qu’une collectivité désigne et reconnaît, sur la base de son système de droits, comme relevant du domaine « criminel ».
Toute l’économie de la représentation du crime, dans le roman d’Auguste Fortier, tend donc à produire une abstraction de l’homme, et plus précisément du Canadien français idéalisé, qui repose sur une morale à la fois divine et individuelle dont le corollaire apparaît comme une déshistoricisation des rapports sociaux. Cette morale est également culturelle au sens où elle oppose la criminalité à l’identité canadienne française dans ce qu’elle aurait d’inaliénable et d’irréductible. En ce sens, Les Mystères de Montréal me paraissent représentatifs d’un pan important de la production littéraire québécoise du XIXe siècle, où la représentation du crime a pu servir de « prisme » en révélant, pour le cristalliser, un grand récit national : celui d’un peuple élu qui, à travers l’oppression qu’il subit, s’implante, survit et grandit en se réappropriant son espace, ses valeurs et ses droits. Le fait divers initial et la structure du roman prométhéen se trouvent ici, précisément, placés sous la tutelle de ce récit national. Le roman n’est finalement que la longue histoire d’un patriote exemplaire qui, au gré de ses aventures et de ses pérégrinations, fait l’expérience de sa spécificité identitaire et finit par reconquérir son territoire pour réintégrer un univers parfait et proverbial. Les « jeunesses, affirme la voix narrative dans la phrase de clôture, trouvent une grande leçon : les jeunes filles apprennent à être constantes dans leurs amours et les jeunes garçons que le dévouement à la religion et à la nationalité ne reste jamais sans récompense. » (p. 455) Le discours narratif ne trouve son achèvement que s’il devient métadiscursif, que s’il livre en dernière analyse la signification du récit qu’il s’apprête à clore.
La mise en récit du crime semble ainsi, si l’on cherche pour finir à prendre un point de vue général sur l’histoire littéraire québécoise du XIXe siècle, avoir permis de médiatiser un rapport à l’histoire, au territoire et à l’identité nationale que la littérature naissante était explicitement chargée d’inventer, de raffermir, de consolider et de valoriser. Il me semble possible, en ce sens, d’élargir la remarque de Louise Frappier lorsqu’elle explique qu’au tournant des années 1830-1840, la « construction d’un projet sociopolitique et d’une référence historique sont les frontières qui circonscrivent l’espace où se déploie l’imaginaire national40 ».
Pour une histoire culturelle du crime et de ses représentations
Mikhaïl Bakhtine avait certainement raison d’écrire que les « catégories judiciaires et criminelles en général, eurent une importance au point de vue de l’organisation de l’ensemble du roman, à quoi correspondait, dans son contenu, la place énorme occupée par le crime41. » Mais cette réflexion sur le rôle capital du crime et de ses représentations pour l’histoire littéraire et des formes romanesques, dont Les Mystères de Montréal viennent de nous fournir un exemple, ne peut faire l’économie d’un questionnement plus général sur le fonctionnement du crime dans une société, son mode de présence et, si j’ose dire, son mode d’« irradiation » dans l’ensemble des discours et des pratiques auxquels cette société donne lieu et à travers lesquels elle se donne une représentation d’elle-même. Le crime est un objet qui, par excellence, brise la fausse imperméabilité du texte littéraire, le rend perméable au « bruit » ininterrompu de la discursivité foisonnante et nous force à le replacer dans le domaine général de la culture – au sens d’un « ensemble de représentations propres à une société42 ». Si le crime ne se constitue comme phénomène culturel qu’au croisement d’un ensemble de pratiques et discours, alors une histoire culturelle du crime et, nécessairement, des formes multiples de sa re-présentation sera surtout, pour reprendre la formule de Pascal Ory, « une histoire de la circulation, de la mise en relation43 ».
De cette façon, et de cette façon seulement, il nous sera possible de comprendre, en tenant compte de leur histoire et de leurs transformations, les types d’expérience du crime qu’une société peut faire et à travers lesquels elle se rencontre pour faire l’expérience d’elle-même comme d’une société plus ou moins organisée. De comprendre ce qui peut rendre possible, à tel ou tel moment de son histoire, l’émergence ou la disparition de certaines pratiques sociales ou pénales, de comportements et de réactions ; la circulation de tel ou tel récit, de tel ou tel objet ou de telle ou telle représentation ; le processus de formation et de mise en place, enfin, de tel ou tel type de discours scientifique, littéraire, politique ou juridique. Cette histoire culturelle du crime aurait donc, à l’évidence, une importante dimension anthropologique et sociologique. Elle prendrait pour point de départ une notion envisagée par Marcel Mauss dans l’Essai sur le don, dont il faudrait revisiter la portée et le potentiel heuristique. Le crime est sans doute l’un de ces « faits sociaux totaux » dont parlait le sociologue alors qu’il cherchait à décrire le fonctionnement et la dynamique du don et des formes de l’échange dans les sociétés dites « archaïques ». Totaux, écrit Mauss, dans la mesure où ces faits « mettent en branle dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions. […] Tous ces phénomènes sont à la fois juridiques, économiques, religieux, et même esthétiques, morphologiques, etc.44 » Au cœur des transactions et des relations entre les divers ordres de réalité, dans la multiplication des discours et des pratiques qui le prennent en charge, le crime existe et figure probablement comme l’un de ces phénomènes à travers lesquels, comme dit Mauss, « la société prend45 ».
(Université de Montréal)
Notes
1 Narcisse Faucher de Saint-Maurice, « L’homme de lettres. Sa mission dans la société moderne », Revue canadienne, tome cinquième, numéros 6, 8 et 10, 1868, p. 449.
2 Pierre Hébert, « De "l’assassinart": Réflexion sur nos premier meurtres littéraires (1835-1837) », Portrait des arts, des lettres et de l’éloquence au Québec (1740-1840), sous la direction de Bernard Andrès et Marc André Bernier, Presses de l’Université Laval, coll. « Les collections de la République des Lettres », 2002, p. 400.
3 « La prose du XIXe siècle », Le Devoir, 11 décembre 1939, p. 6.
4 G.-H. Cherrier, « Avis de l’éditeur », dans Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, Charles Guérin, Édition présentée et annotée par Maurice Lemire, Montréal, Fides, 1978 [1853], p. 31.
5 N. Faucher de Saint-Maurice, op. cit., p. 449.
6 « J’appelle fonction de construction le rapport de corrélation de tout élément d’une œuvre littéraire, prise comme système, avec les autres éléments et avec, de fait, l’ensemble du système. » (Iouri Tynianov, Formalisme et histoire littéraire, Lausanne, Éditions L’Âge d’homme, coll. « Slavica », 1991, p. 234.) Dans le cadre de la distinction opérée par Tynianov entre « construction » et « matériau », tel ou tel élément d’une œuvre, formel ou thématique, devient « facteur constructif » s’il se subordonne les autres éléments, qui dès lors fonctionnent comme des « matériaux ».
7 Henri-Raymond Casgrain, Critique littéraire, Québec, C. Darveau, CIHM-ICMH, Collection de microfiches, 00 516, 1 microfiche, 1872, p. 47.
8 Je récupère ici un jeu de mots déjà « travaillé » par Dominique Kalifa dans le titre de son ouvrage L’Encre et le sang. Récits de crime et société à la Belle-époque, Paris, Fayard, 1995.
9 Micheline Cambron, « Vous avez dit roman ? Hybridité générique de nos "premiers romans", L’Influence d’un livre et Les révélations du crime », Voix et images, vol. 32, no. 3 (96), 2007, p. 47.
10 Pierre-Georges Roy, en 1944, consacre par exemple une section entière des Petites choses de notre histoire aux événements mémorables de 1834 et 1835, autour desquels se tisse le récit des Révélations du crime. Voir « La bande à Chambers », Les petites choses de notre histoire, Québec, Éditions Garneau, septième série, 1944, p. 219-244.
11 Charles Édmond Rouleau, « Le docteur l’Indienne », Légendes canadiennes, Montréal, Granger Frères Limitée, 1901, p. 31-41.
12 C’est à l’issue du troisième procès, qui a lieu en mars 1837, quelques mois avant la publication des Révélations du crime, que Charles Chambers est reconnu coupable et condamné à la peine capitale ; selon une pratique courante au XIXe siècle, la sentence sera toutefois commuée en déportation.
13 Roland Barthes, « Structure du fait divers », Essais critiques, Paris, Seuil, coll. « Points », 1964, p. 195.
14 Pierre Popovic, « Le crash de la Nationale sept – Sociocritique et transactions du texte », Discours social/Social Discourse, volume 8, no 3-4, 1996, p. 122.
15 Ibid., p. 135.
16 C’est ce que montre bien Colette Astier, qui met en rapport le meurtre, comme objet de récit, et la « temporalité romanesque ». Le meurtre ouvre et ferme des virtualités narratives. Il dramatise la chronologie et en « intensifie l’irréductibilité », « car plus qu’aucun autre événement, le meurtre répartit le temps en un avant et un après qui ne sont pas de même teneur. » (Colette Astier, « Le roman et le crime », Littératures, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, no. 39, 1998, p. 187.)
17 Jacques Soulillou, L’Impunité de l’art, Paris, Seuil, Coll. « La couleur des idées », 1995, p. 161.
18 Jacques Laplante, La violence, la peur et le crime, Ottawa, Les presses de l’Université d’Ottawa, Coll. « Sciences sociales », 2001, p. 91.
19 Paul-Émile Prévost, L’Épreuve, Montréal, A. Pelletier, CIHM-ICMH collection de microfiches, no 12 166, 2 microfiches, 1900, p. IV.
20 Dans L’Encre et le sang, Dominique Kalifa souligne, en employant une formule révélatrice, qu’un certain nombre de représentations fonctionnent « comme si les enseignements de la "criminalité imaginaire" venaient en permanence corriger ceux de la "criminalité légale" ». (D. Kalifa, L’Encre et le sang. Récits de crime et société à la Belle-époque, p. 239.)
21 Nombreux sont les romans qui, en dotant la voix narrative d’une autorité de jugement, l’investissent du même coup d’une fonction proprement métadiscursive : la narration devient alors, comme dit Susan Suleiman, « non seulement source de l’histoire mais aussi interprète ultime du sens de celle-ci. » (Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Paris, Presses universitaires de France, Coll. « Écriture », 1983, p. 90) Les Mystères de Montréal fournissent un exemple révélateur, dont il sera question plus loin. On pourrait relever une série d’autres exemples, mais je ne retiendrai ici que le plus significatif, qui est aussi peut-être le plus représentatif d’une stratégie narrative récurrente. Dans Vengeance fatale, roman de Wilfrid Dorion paru en 1893, qui n’est en fait qu’une nouvelle version revue et corrigée d’un feuilleton, Pierre Hervart, qu’il avait fait paraître en 1874 dans L’Album de la Minerve, la narration dispense le lecteur d’une tâche herméneutique qui, dans l’errance, pourrait s’avérer dangereuse. Les dernières lignes du roman ont dès lors pour fonction de faire correspondre la clôture du sens et la clôture du récit : « des six combattants qui avaient pris part à cette lutte sanglante, les coupables seuls avaient été punis. Raoul de Lagusse avait reçu le châtiment de tous ses forfaits et son complice Puivert n’avait pas été épargné davantage. Edmond et Victor avaient été punis du vol des bijoux et de leur trahison réciproque. Le doigt de Dieu était visible. » (Vengeance fatale, Montréal, Desaulniers, CIHM-ICMH collection de microfiches, no 93 078, 3 microfiches, 1893, p. 179-180.)
22 Michel Foucault, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…, Paris, Gallimard, Coll. « Folio histoire », 1973, p. 329.
23 François-Réal Angers, Les révélations du crime ou Cambray et ses complices, Réédition-Québec, 1969, p. 9 (c’est moi qui souligne).
24 On peut noter, par exemple, que certains énoncés des Révélations du crime paraissent sortir tout droit du Traité des délits et des peines de Beccaria. Ceux qui portent, notamment, sur le rapport entre la douceur et l’efficacité des peines : « Que les supplices soient plus doux mais qu’ils soient certains, si l’on veut faire de l’effet. » (F-R Angers, Les Révélations du crime, p. 103.)
25 « J’offre à mon pays le premier roman de mœurs canadien […] Les mœurs pures de nos campagnes sont une vaste mine à exploiter ; […] J’ai décrit les événements tels qu’ils sont arrivés ». (Philippe Aubert de Gaspé, « Préface », L’influence d’un livre, Saint-Laurent, Éditions du Renouveau Pédagogique, 2008, p. 7-8.)
26 Cette émergence graduelle (et la (ré)pression qui l’accompagne) d’une esthétique nationale se marque et se remarque de façon particulièrement sensible dans l’évolution d’une œuvre comme celle du romancier Eugène L’Écuyer. Alors qu’il se livre à une étude comparative de La Fille du brigand (1844) et de Christophe Bardinet (1849), deux romans parus en feuilletons, le premier dans Le Ménestrel et le second dans Le Moniteur canadien, Michel Lord écrit, concernant le second d’entre eux : tout se passe comme si l’auteur se « sentait à la fois le besoin de se servir des procédés gothiques dont il se servait cinq ans plus tôt et par l’obligation de se plier au code de l’institution littéraire naissante. » (Michel Lord, En quête du roman gothique québécois (1837-1860), Québec, Centre de recherche en littérature québécoise, Université Laval, coll. «Essais», 1985, p. 100.)
27 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1975, p. 335.
28 Northrop Frye, Anatomie de la critique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969 [1957], p. 198.
29 M. Lord, En quête du roman gothique québécois (1837-1860), p. 20.
30 Auguste Fortier, Les Mystères de Montréal, Montréal, Cie d’imprimerie Desaulniers, imprimeurs-éditeurs, 1893, p. 7.
31 Les «bas fonds» sont en effet, dans l’imaginaire, «des espaces intrinsèquement liés à l’expérience de la ville» (D. Kalifa, Les bas fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 2013, p. 26).
32 Ibid., p. 18.
33 Ibid., p. 29. Pour éviter les redondances inutiles et alléger les références, j’indiquerai dorénavant dans le corps du texte, pour chaque citation tirée du roman d’Auguste Fortier, la ou les pages correspondantes.
34 Il me paraît d’ailleurs significatif que l’idée même de caractérologie soit thématisée par le récit, qui recourt explicitement au discours physiognomonique, toujours guetté par le déterminisme, à travers lequel le XIXe, pour parler de façon extrêmement générale, croyait pouvoir penser le développement du sujet. « Cet individu était le type parfait de l’alcoolisé. L’histoire de sa vie était écrite sur son nez d’un rouge écarlate, dans ses yeux vitreux et cernés et sur sa physionomie abrutie. Il avait dû s’adonner beaucoup à la débauche. Les phrénologistes vous l’auraient dit en examinant la conformation de son crâne, qui sans être tout à fait pointu, avait la forme d’un cône, ayant le sommet à la partie supérieure de la cervelle. » (p. 221)
35 Voir R. Barthes, « Introduction à l’analyse structurale des récits » [1966], Poétique du récit, Paris, Seuil, coll. « Points », 1977, p. 7-57.
36 Marc Angenot, Le Roman populaire. Recherches en paralittérature, Montréal, Les Presses de l’Université du Québec, coll. « Genres et discours », 1975, p. 58.
37 Max Weber, Le Savant et le politique, Paris, Éditions La Découverte, 2003, p. 119.
38 Marc Angenot, Le roman populaire, p. 53.
39 Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1929-1936), Paris, Honoré Champion, 2003, 735 p.
40 Louise Frappier, « Littérature, société et histoire dans Le Canadien », Le journal Le Canadien. Littérature, espace public et utopie (1836-1845), sous la direction de Micheline Cambron, Fides, 1999, p. 290.
41 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, coll. « TEL », 1978 [1975], p. 273.
42 Pascal Ory, L’Histoire culturelle, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2004, p. 8.
43 Ibid., p. 16.
44 Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2012 [1924-1925], p. 234.
45 Ibid., p. 236.