Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale

Entre l’« école naturelle » et les mystères de la capitale : La croisée des genres et des traditions littéraires dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg de Vsevolod Krestovski et sa version française

Table des matières

ANNA LUSHENKOVA FOSCOLO

Les mystères urbains en Russie

À la suite de l’immense succès en France des Mystères de Paris, roman-feuilleton d’Eugène Sue paru dans le Journal des Débats du 19 juin 1842 au 15 octobre 1843, l’ouvrage est très rapidement traduit et publié en Russie, dès 1844. Aussitôt, la vogue du roman d’Eugène Sue inspire de nombreux ouvrages russes dont Pétersbourg de jour et de nuit [Peterburg dnem i noč’û / Петербург днем и ночью] de Egor Kovalevskij qui paraît au cours de l’année 1845 dans la revue Biblioteka dlâ čteniâ [Библиотека для чтения] et, plus tard, Les Mystères de Pétersbourg contemporain [Tajny sovremennogo Peterburga / Тайны современного Петербурга] publié d’abord dans le journal Grajdanin [Гражданин], puis édité sous forme de quatre volumes en 1876-1877.

Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg [Peterburgskie truŝoby / Петербургские трущобы] paru dans la revue Otečestvennye zapiski [Отечественные записки] entre 1864 et 1866 est à la fois le roman russe le plus connu de cette lignée, et l’ouvrage le plus célèbre de son auteur, Vsevolod Krestovski (1839-1895). Ce dernier s’inspire des Mystères de Paris sur la suggestion de son ami romancier Nicolaï Pomialovski.

Outre le fait que le roman de Vsevolod Krestovski est un roman d’aventures et d’intrigues criminelles, de nombreux autres traits confirment son inscription dans la lignée des mystères urbains : la perméabilité des couches sociales, les motifs de l’enfant perdu et de l’exhérédation. Une grande partie des personnages du roman de Krestovski se retrouve en dehors de leur couche sociale d’origine ; ils changent, et parfois à plusieurs reprises, de noms et de lieux d’habitation. Parfois, ils ignorent leurs origines, comme c’est le cas de Mariâ [Мария], enfant dérobée à la princesse Anna Čečevinskaâ [Княжна Анна Чечевинская]. Cette dernière héroïne réunit l’ensemble des particularités évoquées du genre : son enfant est perdue, elle-même est déshéritée et finit par se retrouver au bas de l’échelle sociale.

Certains autres traits formels du roman sont partagés par les mystères urbains et les romans russes de l’époque, comme la narration feuilletée. Cette forme de diffusion répond au développement de la culture médiatique du journal à l’époque. Cependant, il ne s’agit pas d’une spécificité française. Tout au long du XIXe siècle, un grand nombre de romans russes paraissent également sous cette forme, y compris les romans de Tolstoï et Dostoïevski. De plus, d’autres points rapprochent également l’ouvrage de Krestovski des œuvres de ces grands écrivains. Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg partage avec les écrits de Tolstoï l’attention portée aux éléments psychologiques dans les descriptions minutieuses des personnages, mais aussi la critique de la monstruosité d’un appareil judiciaire pénal inhumain (également présente dans l’œuvre d’Eugène Sue1), la dénonciation des rouages sociaux implacables et des hypocrisies sociales, la critique des institutions y compris la cellule familiale. Cependant, dans sa vision de la société et dans l’usage romanesque qu’il fait de faits divers, il se rapproche davantage de Dostoïevski. Comme Krestovski, il considère que c’est l’argent qui unit et oppose les individus, et qui se trouve à l’origine du chaos social et de la misère morale.

Une « belle infidèle » de la traduction ou une remise en œuvre ?

À partir du 26 mai 1878, la version française des Bas-fonds de Saint-Pétersbourg paraît dans la revue Le Petit roman-feuilleton sous le titre Les Mystères de Saint-Pétersbourg2. Le choix du titre place d’emblée l’ouvrage sous les auspices de la mysterymania du XIXe siècle. La publication est annoncée comme étant « écrite par un de nos plus célèbres romanciers […]3 ». Le fait que l’identité de l’auteur dissimulée sous le pseudonyme d’Ivan Doff est restée inconnue s’inscrit dans l’air du temps : à l’époque, l’identité du traducteur ne fait pas régulièrement partie des informations mentionnées par l’éditeur, et certaines autres traductions de romans russes publiées dans cette période sont anonymes. Tel est le cas de la première traduction, en 1885, du roman de Tolstoï Anna Karénine [Anna Karenina / Анна Каренина,1873-1877]. Le choix du pseudonyme « Ivan Doff » souligne l’anonymat de l’auteur : il s’agit du prénom russe le plus commun et, quant au nom de famille, de la transcription phonétique de la consonne finale typique des noms russes – off. Le « D » qui complète le nom peut être interprété comme la particule française qui atteste l’origine familiale (« fils de ») ou l’origine géographique.

La comparaison de la version originale à la traduction française témoigne des très grandes libertés que prend l’auteur avec le texte russe. Ces libertés sont des manifestations de différents processus caractéristiques du domaine littéraire français à cette époque, d’une part en matière de traduction littéraire et d’autre part, dans l’évolution du genre des mystères urbains.

En effet, au cours du XIXe siècle, la tradition des « belles infidèles » fait son retour dans la traduction, et tout particulièrement dans le domaine de la traduction des littératures slaves en français, et ce malgré le commencement du déplacement du centre d’intérêt du texte cible au texte source. De plus, comme le rappelle l’Histoire des traductions en langue française, il s’agit parfois d’ « infidèles » dont la qualité laisse à désirer (« des infidèles plus ou moins belles4 ») ce qui explique d’ailleurs en grande partie l’insuccès auprès du public français des auteurs russes traduits à l’époque. Ainsi, malgré le nombre important de traductions de Gogol qui paraissent dans les années 1840-1850, elles sont majoritairement si médiocres qu’il faudra attendre le XXe siècle pour que les œuvres de cet écrivain soient appréciées à leur juste valeur.

Cependant, la comparaison des deux versions – originale et française – réserve tellement de surprises qu’une question se pose : s’agit-il d’une « belle infidèle » de la traduction, d’une adaptation du texte original à la réception par le lecteur français de l’époque, ou d’une véritable réécriture ayant pour but la création d’un nouveau mystère urbain qui intègre les éléments du roman russe ? La question est d’autant plus légitime que la référence au roman de Vsevolod Krestovski ne figure pas dans la publication. L’ouvrage publié dans Le Petit roman-feuilleton n’est pas annoncé comme étant une traduction, même si certains passages ne laissent pas de doutes. Parmi les passages analysés dans l’article, c’est le cas de la description du tapis-franc « Les Goujons ».

Les différences considérables qui permettent de voir dans ce roman une réécriture quasi complète de l’original plutôt qu’une traduction suivent l’évolution du genre des mystères urbains dans le temps. Douze années se sont écoulées entre la parution de la version russe et sa traduction en français. La version française paraît au moment où le genre des mystères urbains mute vers un roman d’aventures géographiques en éclipsantla peinture sociale. De nombreuses particularités de cette œuvre témoignent du fait que son auteur introduit dans le roman des éléments de nombreux ouvrages européens qui s’inscrivent dans la lignée des mystères urbains. Comme le souligne Matthieu Letourneux, chez la plupart des successeurs d’Eugène Sue, le sensationnalisme l’emporte sur le discours social5. C’est aussi le cas des Mystères de Saint-Pétersbourg signés Ivan Doff. Cette version privilégie nettement les intrigues, les coups de théâtre et les aventures, toujours plus invraisemblables, à la problématique sociale, pourtant très présente dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg. En effet, tout en étant inspiré des Mystères de Paris d’Eugène Sue, et tout en appartenant au genre des romans-feuilletons urbains populaires, l’ouvrage de Krestovski est cependant tourné davantage vers la description des réalités sociales que sa version française.

Selon Marie-Ève Thérenty, les « premiers mystères urbains sont […] souvent fondés sur une intense tension entre réalité et fiction » qui se relâche progressivement, avec l’évolution du genre, vers une « fiction exacerbée et archétypale6 », la « matrice romanesque » de ces romans étant l’ouvrage d’Eugène Sue. En effet, la confrontation du roman de Krestovski écrit dans les années 1860 avec la version française parue en 1878 confirme cette tendance, et permet également de constater l’influence du contexte littéraire russe sur l’adaptation du genre de roman urbain en Russie. De plus, certaines caractéristiques de la version française témoignent de l’influence d’autres romans ayant succédé aux Mystères de Paris dont en particulier The Mysteries of London de George William McArthur Reynolds et Les Mystères de Londres de Paul Féval.

Les « bas-fonds » de la société vs les « mystères » de la capitale

Les traductions russes des Mystères de Paris transcrivent avec précision les termes du titre original – Parižskie tajny [Парижские тайны] –, à la différence de certaines autres versions de ce roman, traduit et publié dans de nombreuses langues à travers le monde. En revanche, le terme « mystères » (tajny) ne figure pas régulièrement dans les titres des romans des successeurs russes d’Eugène Sue. Le choix de l’inclure dans le titre de la version signée Ivan Doff témoigne d’une volonté d’inscrire explicitement l’ouvrage dans la tradition littéraire instaurée par Eugène Sue.

Le terme russe truŝoby (taudis, bas-fonds) employé dans le titre original, renvoie aux espaces particuliers de la ville, sans avoir la touche romantique du terme « mystères » employé dans sa version française. Vsevolod Krestovski est parmi les premiers écrivains à introduire le terme truŝoby dans la littérature russe pour évoquer les « bas-fonds » d’une ville riche, ses coins obscurs. Après la publication de son roman, les lecteurs retrouvent ce terme utilisé dans ce même sens chez d’autres écrivains, et notamment dans les Démons [Besy / Бесы, 1871-1872] de Dostoïevski. Au départ, cette expression signifie une forêt profonde, puis par extension – un coin provincial perdu7. Enfin, on commence à désigner ainsi les parties pauvres d’une grande ville, les « bidonvilles ».

L’immense succès du roman en Russie suscite un grand intérêt pour les endroits décrits dans le roman, dont en particulier les tavernes représentées sous les noms de « Erši », « Malinnik », « Vâzemskaâ lavra ». Ainsi s’effectue le retour à la réalité ; les lecteurs sont amenés à visiter les lieux décrits dans le roman, afin d’expérimenter la perméabilité des espaces. Le décalage entre la réalité et la fiction opère lorsqu’ils découvrent les difficultés rencontrées pour se mêler aux habitués de ces lieux et passer inaperçus parmi eux.

Enfin, pour Krestovski, le terme truŝoby fait également référence aux phénomènes vicieux qui témoignent de la déchéance présente dans toutes les couches sociales :

Après quelques années d’observations progressives, j’ai clairement vu que les bas-fonds se cachent non seulement près de la Sennaia, mais qu’ils sont assez variés. C’est pourquoi j’ai choisi ce titre pour mon roman. Mon idée était de faire un essai physiologique non seulement des bas-fonds et des repaires, mais aussi de la vie pétersbourgeoise dans son ensemble. J’ai commencé à étudier cette vie et sa typologie dans les aspects qui paraissaient convenir à mon projet8.

La problématique sociale ainsi formulée transparaît non seulement dans le choix du titre du roman, mais aussi dans son sous-titre : « Le livre sur les repus et les affamés » [« Kniga o sytyh i golodnyh » / « Книга о сытых и голодных »]. Cette opposition entre les riches et les pauvres relève de la manière traditionnelle de représenter les affrontements sociaux dans la littérature réaliste.

Ainsi, le titre et le sous-titre du roman de Vsevolod Krestovski témoignent de la volonté affichée de l’auteur d’écrire un ouvrage avec une portée sociale, tandis que sa version française cherche à l’inscrire davantage dans la tradition des mystères urbains à la française.

L’essai physiologique au sein de l’intrigue romanesque

Vsevolod Krestovski est considéré comme un successeur de l’« école naturelle » de la littérature russe inaugurée par Nicolaï Gogol. L’essai physiologique, également désigné comme esquisse physiologique, imité de l’Occident sous l’influence de George Sand, Balzac, Charles Dickens, est l’un des genres les plus pratiqués par les tenants de l’école naturelle à l’époque gogolienne. Les « physiologies » visent à faire l’inventaire du réel, tandis que l’école naturelle russe se définit avant tout par l’attention particulière portée à la représentation de mœurs et de scènes de la vie quotidienne, ainsi que par la critique sociale.

L’œuvre de Krestovski paraît au moment où le roman en Russie est devenu une tribune politique et un instrument de dénonciation des injustices sociales. Le projet du roman Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg, explicité dans la préface à son ouvrage publié en un seul volume en 1867, naît de l’expérience à laquelle l’écrivain a été confronté : une rixe près d’une maison close à laquelle il a assisté, et qui lui a montré l’existence de tout un monde de vice et de misère au sein de l’élégante capitale russe. Cela fait écho à la conception du premier chapitre des Mystères de Paris par Eugène Sue, lorsque le lecteur devient le témoin d’une bagarre dans un bouge.

Le projet de Krestovski pose la question des rapports entre le réel et la fiction car l’auteur souligne que pour mener son projet, il a dû se confronter à la réalité. Selon l’auteur, l’intrigue du roman n’est qu’un prétexte pour montrer au grand public la vérité de la vie cachée pétersbourgeoise. En 1862, avant d’aborder la rédaction de son ouvrage, il cherche durant neuf mois à pénétrer dans les lieux et les milieux marginaux en se déguisant en vagabond9. L’écrivain obtient également la permission de consulter les archives de la ville, et d’avoir un accès direct aux hôpitaux et aux prisons. Dans le roman, cela se reflète notamment par la grande connaissance du jargon criminel dont témoigne le narrateur ; en effet, il propose une explication et parfois l’étymologie de nombreuses expressions argotiques qui parsèment les dialogues des personnages de milieux criminels.

Un grand nombre de romans psychologiques russes des années 1840-1870 est empreint de nombreux éléments de l’essai physiologique ; c’est notamment le cas des Pauvres gens [Bednye lûdi / Бедные люди, 1844-1845] et des Carnets de la maison morte [Zapiski iz mertvogo doma / Записки из мертвого дома, 1860-1862] de Dostoïevski10, considéré comme un successeur de l’« école naturelle » et l’un des fondateurs du courant du roman urbain en Russie.

Certains chapitres des Bas-fonds de Saint-Pétersbourg constituent également de véritables essais physiologiques qui s’immiscent au sein de la trame narrative. C’est par exemple le cas du chapitre « Les philanthropes » [« Filantropki » / « Филантропки »] qui stigmatise les dérives philanthropiques de son époque et est entièrement consacré à la description de ce phénomène social. Il peint le portrait collectif des dames des couches sociales supérieures qui, par vanité, se complaisent à prêcher le moralisme chrétien, et cherchent à faire de bonnes actions. Ces dames font penser au personnage de Mrs Pardiggle de Bleak House (1852-1853) de Charles Dickens. Seul un petit nombre de leurs projets grandiloquents voit le jour, et la plupart de leurs actions portent un caractère hypocrite. Dans un grand nombre d’autres épisodes, le roman a également tendance à dénoncer une défense obtuse des grandes causes et l’hypocrisie religieuse.

Ce chapitre, comme la plupart des « physiologies » qui s’immiscent à de nombreuses reprises dans la trame narrative du roman de Krestovski, est absent des Mystères de Saint-Pétersbourg publiés à Paris.

La construction des personnages

Vsevolod Krestovski pose la question de la responsabilité civile face à la situation désastreuse dans laquelle vit toute une partie de la société russe, les « affamés ». Selon lui, la partie de la société éduquée, éclairée, dans laquelle de nombreuses théories philanthropiques fleurissent, est davantage responsable de cet état de fait que ceux qui font partie des bas-fonds et qui sont impliqués directement dans cette existence misérable. Il propose au lecteur de se pencher sur des conditions qui amènent ces derniers à se retrouver dans une existence quasi-bestiale : « Pourquoi ces pénuries et cette famine, cette misère gangrénante, en plein cœur d’une ville industrielle riche et élégante, à côté des palais et des physionomies repues et autosuffisantes ?11 » Il avance ainsi une problématique à la fois sociologique, morale et philanthropique.

L’idée de responsabilité civile formulée ainsi dès la préface témoigne du primat moral et conduit l’auteur à privilégier l’examen des rapports entre individus. L’intérêt pour l’humain donne lieu à l’investigation psychologique. Même si le roman de Krestovski est avant tout un roman d’aventures et d’intrigues criminelles, dans lequel l’auteur est davantage soucieux de l’élaboration d’une trame complexe plutôt que d’une analyse psychologique, son ouvrage amorce l’évolution du roman d’observation vers le roman d’analyse psychologique. Cette particularité annonce la voie magistrale des plus grands romans russes du XIXe siècle, et en particulier des œuvres de Dostoïevski et de Tolstoï. À l’instar du roman d’Ivan Gontcharov Une histoire ordinaire [Obyknovennaâ istoriâ / Обыкнованная история, 1844-1846], l’ouvrage de Krestovki conjugue les caractéristiques d’un roman social tout en manifestant de l’intérêt pour l’investigation psychologique.

En revanche, le ton naïf des descriptions des personnages dans la version française et leur manque de finesse psychologique prêtent à sourire. Telle est par exemple la description des relations entre Daria et Darius. Dans la version originale du roman, les prototypes de ces personnages sont Mariâ et Ivan. Leurs caractères sont simplifiés et idéalisés dans Les Mystères de Saint-Pétersbourg. Il en est de même pour l’histoire de leurs relations, entièrement modifiée par rapport à l’original où ils ne forment pas de couple amoureux. Dans la version française, d’abord liés par un amour platonique idyllique, ils forment ensuite une famille parfaite dans laquelle cohabitent en harmonie paradisiaque la mère retrouvée de Daria, mais aussi un autre couple – Tiépolo et Nadèje. Malgré la passion qui anime Nadèje pour Darius, la cohabitation des deux couples à la fin du roman ne pose pas de problèmes et semble ne pas laisser place à de la jalousie ou à d’autres éléments négatifs.

De plus, au cours de la narration, les motivations et comportements de certains personnages changent brusquement. Ainsi, l’omniprésent personnage de Philippe le Quesnoy alias Alexandre Palkine, ancien commandant du bataillon d’Or, est d’abord animé par le désir de protéger sa demi-sœur Marie Palkine, de venger les malheurs de celle-ci et de sauver sa fille. Il est alors présenté au lecteur comme un mystérieux « homme à la figure morte », commandant du bataillon d’Or, la bande de justiciers de la capitale. Puis, lorsqu’il retrouve enfin Marie après de nombreuses péripéties, il l’abandonne aussitôt pour partir à la recherche du médaillon de l’empereur Paul 1er, habité à présent par le désir de pouvoir, d’argent et de gloire.

De plus, ce personnage dont le parcours constitue le fil conducteur des Mystères de Saint-Pétersbourg reliant entre elles les différentes intrigues du récit, est un personnage composite qui intègre les traits de plusieurs héros du roman de Krestovski, mais aussi et surtout des héros centraux des autres mystères urbains français. Dans les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg, le commandant du bataillon d’Or est Sergej Kovrov, mais ce n’est pas le modèle principal d’Alexandre Palkine. L’histoire de ce dernier possède également certains traits qui le rapprochent de Nikolaj Čečevinskij [Николай Чечевинский], alias comte Kallaš [граф Каллаш], complice de Kovrov. Après avoir dérobé la part d’héritage de sa sœur, il passe des années d’aventures criminelles à l’étranger, puis il revient à Saint-Pétersbourg sous une fausse identité et acquiert rapidement, grâce à son charme, une belle réputation dans les milieux mondains contribuant au succès des escroqueries de la bande de Kovrov qu’il intègre à son retour dans la capitale. En établissant le projet d’une grande escroquerie, Nikolaj Čečevinskij évoque la Grande Famille de Londres12, nom de la société criminelle qui figure dans le roman Les Mystères de Londres [1844] de Paul Féval. Cette remarque tisse les liens intertextuels avec ce roman, et sert d’indicateur d’une des sources littéraires pour la composition du personnage de Nikolaj Čečevinskij : le héros principal du roman de Paul Féval, le marquis de Rio-Santo, passeur entre le monde de la haute aristocratie et les bas-fonds de la société londonienne. Il appartient en effet à la Grande Famille de Londres.

Cependant, Nikolaj Čečevinskij tout comme Sergej Kovrov restent avant tout des simples personnages d’escrocs, sans qu’ils ne possèdent le caractère contradictoire et mystérieux du marquis de Rio-Santo.

De plus, si Krestovski ne fait d’aucun de ces personnages la figure centrale de son ouvrage, dans la version française du roman, ce héros traditionnel des mystères urbains revient avec force en la figure d’Alexandre Palkine. Ce dernier semble omnipotent, notamment en raison de la présence des agents de sa société secrète dans tous les cercles pétersbourgeois ; il est mêlé à toutes les intrigues qui composent le roman et son parcours est largement inspiré par le personnage omniprésent des mystères urbains français, dont l’archétype est Rodolphe, grand-duc de Gerolstein, figure centrale des Mystères de Paris. Ce dernier se fait également justicier, comme c’est le cas d’Alexandre Palkine, et conduit le lecteur au cœur des bas-fonds parisiens.

La construction complexe de la figure d’Alexandre Palkine est exemplaire de la manière dont s’entremêlent dans Les Mystères de Saint-Pétersbourg les éléments de différents mystères de la capitale et de l’œuvre de Vsevolod Krestovski.

La description dans le roman : de la précision à la diversité

Non seulement les passages « physiologiques » et les portraits psychologiques des personnages, mais aussi la plupart des descriptions des lieux qui ralentissent l’avancement de l’intrigue sont absentes de la version française.

Ainsi, le roman de Krestovski est riche en digressions et descriptions des différents quartiers de la ville13. Dans la version signée Ivan Doff, au lieu de longues évocations détaillées de différents endroits de la capitale, la vision stéréotypée de la ville prévaut : « Saint-Pétersbourg n’est plus une ville. […] Saint-Pétersbourg ressemble plus à une forêt qui serait un coupe-gorge14 ».

Les modifications apportées aux rares passages descriptifs conservés visent à réduire la description de lieux comme telle, et à diversifier éventuellement la typologie des personnages secondaires représentés. Tel est le cas du passage consacré au tapis-franc « Les Goujons » (« Erši » / « Ерши » dans l’original). La traduction, incomplète par rapport à l’original, fait l’économie de toute une partie de la description de la taverne, en omettant notamment la mention de la décoration des murs par des portraits, et comporte des modifications dans la représentation du public qui le fréquente. Ainsi, le groupe des ouvriers est décrit avec compassion ; devenus voleurs suite à la fermeture de l’usine, ils sont comparés à de « tristes animaux15 » qui boivent silencieusement. Dans l’original, il s’agit des travailleurs dont le comportement est au contraire bruyant, démonstratif, provocateur : ils boivent en chantant. La description de la compagnie de cochers est beaucoup moins détaillée dans la version française, tandis qu’un groupe supplémentaire, absent de l’original, fait son apparition : le groupe d’hommes en vêtements de femmes dérobés à des filles de rue. De la sorte, la version française privilégie la diversité sur les détails.

Une autre particularité des descriptions dans la version publiée à Paris, et qui conforte son inscription dans la lignée des successeurs d’Eugène Sue, consiste dans l’utilisation de l’imaginaire du brouillard et de la nuit. Cet aspect contribue au passage d’une « logique réaliste à une logique romanesque et intertextuelle16 ». Ainsi, le « brouillard jaune » permet à Nadèje de s’échapper miraculeusement de la prison17.

À la recherche du sensationnalisme et de la théâtralité

De nombreuses scènes de la version française confirment la recherche du sensationnalisme au détriment du discours social. Et ce en dépit des affirmations sentencieuses  du narrateur selon lesquelles son ouvrage est « destiné, malgré la rapidité des aventures, à mettre en lumière les plaies d’une société18 », et il s’efforce « de ne jamais choquer, par la crudité des termes, la juste susceptibilité des lecteurs19 ». Ainsi, un grand nombre de scènes, spectaculaires par leur morbidité, ne font pas partie du roman de Vsevolod Krestovski ; elles apparaissent seulement dans la version publiée à Paris. C’est le cas de la scène de la pendaison ratée de Natache20 et de Stéphane21, mais aussi de l’histoire de la jeune Mlle Samarine22, avec l’accent placé sur son goût pour le sadomasochisme qui explique son choix d’amant, Mordesko23, lui-même adepte du sadisme et chargé des punitions physiques des domestiques du père de Mlle Samarine. À la fin de sa vie, devenue hideuse et aveugle, elle jouit des cris des condamnés exécutés publiquement sur une place de la ville. Ce ne sont pas les seules scènes qui comportent de la brutalité et du sadisme : son fils, Michel Markoff24, est lui aussi sadique dès son plus jeune âge. Si dans le roman de Vsevolod Krestovski, cet enfant est décrit, à l’instar de ses parents et de l’éducation qu’il reçoit, comme étant snob et dépravé, ayant pour lecture Justine de Marquis de Sade à l’âge de douze ans, il n’est cependant pas sadique. Dans la version française, non seulement il subit un acte de torture de la part de Mordesko, mais il est lui-même d’une cruauté perverse rappelant ainsi le maléfique personnage de Tortillard des Mystères de Paris, tout autant que Natache, invincible arriviste dont l’apparition ouvre et clôt l’ouvrage d’Ivan Doff, qui rappelle par son caractère insensible et impitoyable Sarah McGregor, autre héroïne du roman d’Eugène Sue.

Ces particularités des Mystères de Saint-Pétersbourg et leur lien avec Les Mystères de Paris, archétype des « mystères urbains », répondent à l’idée de Matthieu Letourneux sur la manière dont la violence acquiert un rôle conventionnel chez les successeurs d’Eugène Sue :

La violence à beau se déchaîner et surgir de partout dans des proportions sans commune mesure avec celles de la violence réelle, elle est canalisée, contrôlée, puisqu’elle apparaît conventionnelle (pré-vue par le lecteur), et qu’elle est mise à distance par l’exhibition de la fiction. Dès lors, alors même qu’elle s’affirme plus barbare que la ville de surface, cette ville fictive est bien plus familière aux yeux du lecteur, donc bien moins inquiétante : il en reconnaît les règles et les invariants. […] Pour pouvoir continuer de formuler – et donc d’exorciser – le chaos de la ville réelle, la mise en ordre stéréotypique et fictive doit se doubler d’une surenchère de la violence et du sensationnalisme : pour donner l’impression du désordre malgré ce travail de cadrage, on lui donne la forme d’une cruauté toujours plus délirante25.

En effet, Ivan Doff rajoute d’autres scènes morbides : dans le chapitre « Le traktir de la botte verte », on coupe la langue de Nadèje qui devient ainsi muette.

Enfin, la narration inclut la mention des mœurs sauvages de peuples résidant dans certaines régions de Russie, sur les bords de la mer Blanche, mais dont certains représentants viennent habiter la capitale, et qui se nourrissent de la chair des cadavres. L’exemple en est offert dans la scène dans laquelle Gog et Magog se rendent au cimetière pour déterrer le cadavre récent de Mme Ivanoff alias Marie Palkine26 afin de le manger27. Ces passages morbides pourraient être inspirés par d’autres mystères urbains, et en particulier The Mysteries of London de George William McArthur Reynolds28. Dans le roman de Krestovski, la motivation de deux malfrats dans des circonstances analogues (ils déterrent le cercueil avec le corps de Ûliâ Beroeva) est toute autre : ils cherchent à lui dérober le légendaire rouble qui rend son propriétaire riche pour toujours. De plus, dans la version française, le mystérieux personnage d’Alexandre Palkine alias le chevalier Philippe du Quesnoy survient juste à temps pour empêcher la barbarie de se produire. Ce genre d’apparitions inattendues constitue une autre particularité de la version française.

En effet, les coups de théâtre et les dévoilements mystérieux y sont plus nombreux que dans l’original. Par exemple, lorsque le comte Markoff29 se rend chez la générale Amalie30 pour lui demander de placer son enfant illégitime dans une famille d’accueil, non seulement elle surprend le comte (et le lecteur) en connaissant d’avance la raison de sa venue, mais en plus elle le retient par la question : « Ne venez-vous pas me demander aussi qui est l’amant de votre femme ?31 », qui clôt le chapitre pour laisser le lecteur sur sa faim avant qu’il puisse découvrir la « suite au prochain numéro ». Dans l’original, Prince Šadurskij formule ses questions auprès de la générale, lors d’une conversation qui se déroule à la manière de dialogues mondains, sans qu’elle devance ses questions.

Le côté théâtral de la narration est également accentué par le fait que les dialogues et les monologues des personnages ont souvent la fonction de relater l’avancement du récit, relayant ainsi les propos du narrateur. Par exemple, Tiépolo, alias Tarask, annonce au chevalier Philippe de Quesnoy :

Et bien, […] la journée d’aujourd’hui ressemble à celle d’hier qui ressemblait à celle d’avant-hier. Depuis que nous l’avons transportée ici, chez moi, Nadéje est toujours la même. La plaie de sa langue s’est enfin cicatrisée ; mais la pauvre enfant est toujours secouée par de violents accès de fièvre qui s’achèvent dans un sommeil profond comme un évanouissement. Ah ! mon maître ! non seulement elle demeurera muette, mais j’ai peur qu’elle ne soit folle aussi32.

C’est aussi à travers le dialogue d’Alexandre Palkine, de Natache et du père Villemain que le lecteur apprend leurs projets communs, également relatés de manière théâtrale. De même, le chapitre où le comte Markoff se rend chez la générale Amalie commence par le monologue du comte, absent de l’original, et qui annonce son plan d’action. Le déroulement de l’entrevue avec la générale Amalie est également moins fantasque dans la version russe, et ne comporte pas de scène dans laquelle le comte observe le rendez-vous amoureux de sa femme avec Philippe de Quesnoy, mu par le désir de se venger du comte. Le récit est moins pittoresque dans le roman de Vsevolod Krestovski où la femme du Prince Šadurskij n’a qu’un seul amant, Mordenko.

Ce goût pour le sensationnalisme dont témoignent tous ces exemples confirme l’hypothèse selon laquelle la version française est adaptée à l’évolution du genre des mystères urbains dans le temps.

Adaptation à la réception française

La parution des Mystères de Saint-Pétersbourg en 1878 précède la vague des traductions massives des romanciers russes, et tout particulièrement de Dostoïevski et de Tolstoï, qui déferle sur le paysage littéraire français dans les années 1880-1890. En effet, l’ouvrage paraît au moment où les auteurs russes ne sont pas encore perçus en France comme « de grands écrivains à respecter, mais des auteurs à succès33 » ce qui peut expliquer les libertés prises avec le texte original. L’auteur cherche à adapter le roman à la réception du lecteur des romans-feuilletons français de l’époque.

Les commentaires qui visent à faire connaître au lecteur français les réalités russes comportent des inexactitudes et virent aux stéréotypes, comme c’est le cas d’une remarque sur la rareté exagérée des fleurs en Russie : « En Russie, les fleurs sont rares, même l’été […]34 ».

Certains termes russes qui sont introduits dans la version française pour épancher la « soif d’évasion et d’exotisme social35 » mais aussi géographique sont employés avec inexactitude, comme par exemple le terme « chouba36 » utilisé pour évoquer les habits des paysans pauvres. Ce type de vêtements qui signifie le manteau en fourrure ne faisait pas partie du costume paysan, étant trop cher ; il aurait été plus correct de parler de « touloup ». De même, le terme « moujik » est employé aussi bien pour désigner le paysan-homme que la femme paysanne, tandis qu’en russe il ne s’emploie qu’au masculin. Ainsi, ces commentaires s’éloignent des « esquisses ethnographiques » et des « physiologies » qui font partie de la version russe. Enfin, parfois le traducteur cherche à adapter le discours au lecteur français en introduisant les références qui lui sont connues. Par exemple, la mention de la franc-maçonnerie vise à adapter la réception du texte au lecteur français : « […] il existe en Russie comme une franc-maçonnerie de sinistres justiciers37 ». Il en est de même lors des changements de noms propres qui sont tous modifiés dans la version française par rapport à l’original. Ainsi, en russe, l’auteur choisit les prénoms Maria et Ivan pour les seuls personnages du roman dont les caractères sont idéalisés et qui n’agissent jamais par méchanceté. Ces prénoms russes les plus typiques et que l’on retrouve souvent dans le folklore, sont traditionnellement associés l’un à l’autre. Dans la traduction, pour garder cette concordance, le traducteur fait le choix des prénoms Daria et Darius. La forme masculine – Darius – n’est pas utilisée en russe, mais la consonance est incontestable et ainsi perceptible par un lecteur français de manière directe, ce qui ne serait pas le cas si les prénoms d’origine avaient été gardés. Dans certains autres cas, le traducteur choisit des noms propres « à la russe », mais dont l’invraisemblance est évidente pour un lecteur russophone, comme le nom du Docteur Pétineff.

Enfin, certaines remarques qui confrontent la ville de Saint-Pétersbourg et de Paris sont appelées à flatter le lecteur français : « Que diable allait faire cette Parisienne sur les bords de la Néva ? La perspective de Nevsky ne vaut pas l’avenue des Champs-Elysées38 ».

Le discours politique est également stéréotypé et plié au gré des intrigues fantasques. Ainsi, si le récit critique la censure, le climat d’oppression, le pouvoir arbitraire du tsar en Russie, les allusions aux possibilités de changements politiques dans le pays font référence aux intrigues menées par le personnage d’Alexandre Palkine qui, dans les dernières parties du récit, cherche à prendre la place du tsar sur le trône en organisant un complot à l’échelle du pays. Comme le souligne Matthieu Letourneux, l’intérêt des auteurs de romans urbains pour les complots et les explications conspirationnistes fait partie du discours archétypique de romans de la ville39, et c’est notamment le cas dans Les Mystères de Londres de Paul Féval.

Le renouveau des mystères urbains en Russie

Ainsi, l’analyse des modifications apportées à la trame romanesque initiale lors de la traduction en français, et en particulier l’abondance de scènes violentes dans la version française et le caractère stéréotypé du discours, confirme l’idée selon laquelle la traduction cherche à adapter le roman original non seulement à la réception par le lecteur français, mais aussi aux codes du genre des mystères urbains, en accord avec l’évolution du genre qui s’opère à ce moment. Le déclin de la dimension discursive fait partie des transformations que connaît le genre au fil du XIXe siècle.

Les Mystères de Saint-Pétersbourg signé Ivan Doff, avec tous ses éléments de réécriture de la trame romanesque initiale et les libertés que s’octroie l’auteur dans le traitement du texte russe, demeure la seule traduction des Bas-fonds de Saint-Pétersbourg en France. Cependant, l’intérêt pour le roman de Vsevolod Krestovski est croissant en Russie, où il a donné lieu à des rééditions récentes et à une adaptation sous forme de série télévisée, Les Mystères de Saint-Pétersbourg [Peterburgskie tajny / Петербургские тайны, 1994]. Il est intéressant de noter ce choix de titre pour la série, d’autant plus que tout comme la version française du roman, elle privilégie les aventures au détriment de l’aspect social. De plus, certaines modifications apportées à la trame du récit lors de cette adaptation rappellent les changements apportés à la version française, comme le mariage de Mariâ et Ivan (Daria et Darius dans le texte français).

Le renouveau du succès du roman en Russie s’inscrit dans l’engouement populaire pour les thématiques de la criminalité croissant au cours des vingt dernières années, avec la mode des productions médiatiques populaires ayant trait au monde du crime. Les années 1990, période charnière du passage à l’économie de marché, font basculer les repères et canons culturels et linguistiques antérieurs en donnant une place aux nouvelles formes langagières empreintes du langage argotique. Les romans et films noirs – černuha [чернуха] – prolifèrent. Parmi les styles de musique qui connaissent le plus grand succès dans les années 1990 se trouve šanson [шансон], à savoir les chansons des milieux criminels. Dans les années 2000, la popularité de ces chansons leur fait perdre encore plus leur caractère marginal car elles font partie du répertoire d’artistes désormais reconnus par les médias de masse (Grigori Leps, Elena Vaenga), et notamment par les chaînes de télévision d’État. La réputation de Saint-Pétersbourg comme ville ayant un taux de criminalité particulièrement élevé, traditionnelle dans les romans urbains du XIXe siècle, revient à l’ordre du jour avec les productions populaires des années 1990 et 2000. Ainsi, Vladimir Bortko, auteur en particulier des adaptations télévisuelles des romans de Mikhaïl Boulgakov, réalise la série télévisée Banditskij Peterburg [Бандитский Петербург, 2000-2007] d’après les romans et essais d’Andreï Konstantinov publiés dans les années 1990. L’adaptation du roman de Vsevolod Krestovski sous forme de série télévisée s’inscrit dans cet intérêt croissant pour les bas-fonds sociétaux et implique en plus une perspective historique. De même, le roman d’Eugène Sue, archétype des mystères urbains, demeure populaire. En témoignent ses rééditions régulières dont la plus récente date de 2012. Ce renouveau de l’intérêt confirme le lien entre la popularité des mystères urbains et les processus sociétaux.

Enfin, il serait intéressant d’établir l’histoire de la circulation du roman de Vsevolod Krestovski en France au XIXe siècle, de sa traduction en français et de sa publication. Notamment trouver l’identité dissimulée sous le pseudonyme d’Ivan Doff permettrait de comprendre s’il s’agit d’un traducteur, d’un auteur de romans-feuilletons ou encore d’un travail collectif.40

(Université de Limoges et Université de Montpellier III)

Notes

1  Voir à ce propos : Claudie Bernard, « Les formes de la justice dans Les Mystères de Paris », Poétique 4/2007 (N° 152), p. 403-422.

2  Nous saluons l’édition des Mystères de Saint-Pétersbourg sous forme de livre par Michel Niqueux : Ivan Doff, Les Mystères de Saint-Pétersbourg. Histoire de tous les repus et de tous les affamés, édition et préface de Michel Niqueux, Amiens, AARP – Centre Rocambole/Encrage Édition, « Bibliothèque du Rocambole », coll. « Récits criminels », 2013, 427 p. Comme cet auteur souligne dans sa préface, Les Mystères de Saint-Pétersbourg viennent ainsi prendre pleinement leur place dans la lignée des Mystères de Paris et des Mystères de Londres. Michel Niqueux montre également qu’avec l’apparition soudaine de la dimension politique dans l’épilogue des Mystères signés Ivan Doff, inspiré, selon lui, par le procès de Véra Zassoulitch en 1878, l’ouvrage devient le premier roman français à mettre en scène le mouvement nihiliste russe : Michel Niqueux, « Les mystères des Mystères de Saint-Pétersbourg », La Revue russe, Paris, Institut d’études slaves, N°40, 2013, p. 51-65. L’article comporte d’autres analyses éclairantes, et en particulier les précisions sur les meurs des sectes des « sabbatnikis » (évoquée par Ivan Doff) et des khlysty (décrite par Krestovski), et qui confirment le caractère improbable de la pratique du cannibalisme par les personnages de Gog et Magog.

3  Le Petit roman-feuilleton, N° 187, dimanche 26 mai 1878.

4  Yves Chevrel, Lieven d’Hulst, Christine Lombez [sous la dir.], Histoire des traductions en langue française, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 800.

5  Voir à ce propos : Matthieu Letourneux, « Paris, terre d’aventures », [accessible en ligne en date du 21/06/2013]

http://www.academia.edu/511962/Paris_terre_daventures_La_construction_dun_espace_exotique_dans_les_recits_de_mysteres_urbains

Article initialement publié dans Le voyage à Paris, RITM, 2007, n° 37, p. 147-161.

6  Marie-Ève Thérenty, « Mysterymania. Essor et limites de la globalisation culturelle au XIXe siècle », Romantisme, Armand Collin, 2013/2, n° 160, p. 63.

7  Sergej Ožegov, Natal’â Švedova, Tolkovyj slovar’ russkogo âzyka: 80000 slov i vyraženij / Rossijskaâ Akademiâ Nauk ; Rossijskij fond kul’tury, Moscou : AZ’’, 1994, p. 803.

8  « Через несколько лет исподвольных наблюдений я увидел ясно, что трущобы кроются не исключительно около Сенной, что они весьма многоразличны, и поэтому дал своему роману его настоящее название.Мне эта мысль уже представлялась в виде общего физиологического очерка не одних только трущоб и вертепов, но петербургской жизни вообще. Я принялся за изучение этой жизни и ее типов с тех сторон, которые оказывались пригодными, подходящими для моей идеи », Vsevolod Krestovski, « Ot avtora k čitatelû » [préface, « De la part de l’auteur à son lecteur »], in Peterburgskie trušoby : Kniga o sytyh i golodnyh, Moscou, Alfa-Kniga, 2011, p. 8. La traduction est d’Anna Lushenkova Foscolo.

9  Fedor Seleznev, « Truŝoby Vsevoloda Krestovskogo », Moskva, 2004, N° 6, p. 215-216.

10  A. G. Cejtlin, Stanovlenie realizma v russkoj literature. Russkij fiziologičeskij očerk, Moscou, Academiâ nauk SSSR, Institut mirovoj literatury imeni M. Gor’kogo, 1965, p. 277.

11  Vsevolod Krestovski, « Ot avtora k čitatelû » [préface, « De la part de l’auteur à son lecteur »], op. cit., p. 6-7. Orig. : « Отчего эти голод и холод, эта нищета разъедающая, в самом центре промышленного, богатого и элегантного города, рядом с палатами и самодовольно сытыми физиономиями? »

12  Vsevolod Krestovski, Peterburgskie trušoby : Kniga o sytyh i golodnyh, op. cit., p. 1116.

13  Voir par exemple : Vsevolod Krestovski, Peterburgskie trušoby : Kniga o sytyh i golodnyh, op. cit., p. 43-45.

14  Ivan Doff, Les Mystères de Paris, Le Petit roman-feuilleton, n° 199, 25 août 1878.

15  Ibid., Le Petit roman-feuilleton, n° 191, 30 juin 1878.

16  Matthieu Letourneux, « Paris, terre d’aventures », art. cit.

17  Ivan Doff, Les Mystères de Saint-Pétersbourg, Le Petit roman-feuilleton, N° 209, 20 octobre 1878.

18  Ibid., Le Petit roman-feuilleton, N° 197, 4 août 1878.

19  Ibid.

20  Dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg : Nataša [Наташа].

21  Dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg : Kazimir Bodlevskij [Казимир Бодлевский].

22  Dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg : Princesse Tat’âna L’vovna Šadurskaâ [Княгиня Татьяна Львовна Шадурская].

23  Dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg : Mordenko [Морденко].

24  Dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg : Vladimir Šadurskij [Владимир Шадурский].

25  Matthieu Letourneux, « Paris, terre d’aventures », art. cit.

26  Dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg : Princesse Anna Čečevinskaâ [Княжна Анна Чечевинская].

27  Ivan Doff, Les Mystères de Saint-Pétersbourg, Le Petit roman-feuilleton, N° 218, 29 décembre 1978.

28  Je remercie Marie-Ève Thérenty pour cette information.

29  Dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg : Prince Dmitrij Platonovič Šadurskij [Князь Дмитрий Платонович Шадурский].

30  Dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg : La générale Amaliâ Potapovna fon Špil’ce [Генеральша Амалия Потаповна фон Шпильце].

31  Ivan Doff, Les Mystères de Saint-Pétersbourg, Le Petit roman-feuilleton, N° 195, 21 juillet 1978.

32  Ibid., Le Petit roman-feuilleton, N° 213, 24 novembre 1978.

33  Ibid., p. 624.

34  Ivan Doff, Les Mystères de Saint-Pétersbourg, Le Petit roman-feuilleton, n° 202, 8 septembre 1978.

35  Dominique Kalifa, Les Bas-fonds, Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2012, p. 17.

36  Ivan Doff, Les Mystères de Saint-Pétersbourg, Le Petit roman-feuilleton, n° 196, 28 juillet 1978.

37  Ibid., Le Petit roman-feuilleton, n° 200, 25 août 1978.

38  Ibid., Le Petit roman-feuilleton, n° 222, 26 janvier 1879.

39  Matthieu Letourneux, « Paris, terre d’aventures », art. cit.

40  Cet article fait partie du projet sur les mystères urbains de l’équipe du centre de recherche Rirra 21, Université Paul-Valéry Montpellier III. Les résultats de ce travail ont fait l’objet d’un exposé lors la journée de recherche Medias19, et je tiens à remercier Helle Waahlberg et tous les autres membres de l’équipe pour leurs intérêt et réflexions échangées à cette occasion, et tout particulièrement Marie-Ève Thérenty de m’avoir proposé de participer au projet.

Pour citer ce document

Anna Lushenkova Foscolo, « Entre l’« école naturelle » et les mystères de la capitale : La croisée des genres et des traditions littéraires dans Les Bas-fonds de Saint-Pétersbourg de Vsevolod Krestovski et sa version française », Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale, sous la direction de Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-prisme-de-lidentite-nationale/entre-l-ecole-naturelle-et-les-mysteres-de-la-capitale-la-croisee-des-genres-et-des-traditions-litteraires-dans-les-bas-fonds-de-saint-petersbourg-de-vsevolod-krestovski-et-sa-version-fra