Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale

Imaginaires sériels et circulation internationale. Le cas des mystères urbains (France, Grande-Bretagne)

Table des matières

MATTHIEU LETOURNEUX

Le développement mondial des mystères urbains fait de ceux-ci un exemple précoce de circulation internationale d’un genre fictionnel1. Il n’est pas étonnant que ce soit ce genre prétendant révéler à ses lecteurs des aspects inconnus du monde contemporain (comme l’ambitionne son support privilégié le journal), qui ait été parmi les premiers à se voir ainsi mondialisé. Mais en retour, liant son discours au contexte direct de communication (celui du public urbain des lecteurs de journaux), il ne pouvait séduire les lecteurs des différents pays qu’en adaptant son imaginaire au cadre national. Il s’agissait alors de s’inspirer de la formule créée par Eugène Sue dans Les Mystères de Paris (1842-43) pour évoquer la société française du premier XIXe siècle, tout en l’acclimatant aux contextes anglais, américain, allemand… comme en témoignent les titres des ouvrages déplaçant explicitement le cadre du récit2. Mais il s’agissait plus fondamentalement de reformuler une production liée à des pratiques littéraires et à une situation éditoriale françaises (supports, modes de consommation et stéréotypes qu’ils articulent) pour l’adapter à chacune des situations culturelles et techniques des différents pays. Ce sont ces processus d’ajustement que nous voudrions considérer à partir d’une comparaison des situations française et anglaise.

Comme l’a montré Berry Palmer Chevasco3, la parution des Mystères de Paris en Angleterre a connu un succès extrêmement rapide (treize éditions des œuvres de Sue en Grande-Bretagne entre 1844 et 1845), la critique a immédiatement repéré l’importance médiatique de l’œuvre, et des imitations ont fleuri, à commencer par The Mysteries of London de Reynolds (1844) ou par les nombreuses pièces de théâtre s’inspirant du roman (The Bohemians of Paris, novembre 1843, The Scamps of London, nov. 1843, The Bohemians or the Thieves of Paris, déc. 1843)4.

Ainsi, l’Angleterre s’approprie l’œuvre de Sue quand celle-ci n’apparaît encore que comme un succès isolé, et que le mystère urbain n’existe pas encore comme genre. Plutôt que d’une adaptation d’un genre français à l’espace anglais, il faut donc parler de deux développements contemporains d’un genre à partir de l’œuvre de Sue, dont les différences sont liées à chacun des contextes.

Genre et contexte sériel

Penser l’incidence du support sur le genre du mystère urbain suppose de croiser deux types de sérialités culturelles : celle produite par le genre et celle produite par les supports. Le postulat serait alors double : il existerait une unité du genre d’une part, et une unité architextuelle produite par les supports d’autre part, ayant toutes deux une incidence sur les propriétés des œuvres et la communication littéraire, constituant toutes deux ce qu’on peut appeler une série culturelle5. D’un côté, on considérera que, dès lors qu’elles se réclament d’un genre, par des traits qui restent à déterminer, les œuvres inscrivent leur communication dans une série, celle des textes du même genre, et dessinent un horizon d’attente. De l’autre, on envisagera chaque support, avec ses contraintes, ses modes de consommation, ses auteurs prototypiques. Les deux séries culturelles ne se recouvrent que très imparfaitement. Si certains supports ont facilité la production de formes et de thèmes particuliers, ils étaient loin de se cantonner aux seuls imaginaires du récit de mystère urbain. De même, il existe une unité du genre qui dépasse les limites du support : donner pour titre à son récit Les Drames de Paris, The Mysteries of London ou encore The Wild Boys of London, c’est indiquer implicitement la relation de l’œuvre au genre du « mystère urbain », quand bien même celle-ci est conçue pour être diffusée en feuilleton, en volume ou dans les livraisons d’un penny dreadful. On peut même aller plus loin, et remarquer que les genres fictionnels permettent d’opérer une classification qui ne se cantonne pas à un seul mode d’expression : la série théâtrale des Bohémiens anglais (The Bohemiens ; or the Rogues of Paris, The Bohemiens, or the Thieves of Paris, etc.) se réfère ainsi clairement à la même logique sérielle que celle des romans de « mystères urbains ».

Mais l’idée d’une unité transmédiatique du genre est en partie illusoire, dans la mesure où chaque série médiatique impose ses propres contraintes à l’architexte du genre. Il est clair qu’on peut lire Les Mystères de Paris en volume (par exemple au « Livre Populaire » de chez Fayard), mais il n’empêche que, avec sa superstructure s’effaçant au profit de l’épisode et avec son intrigue fragmentée, le récit a été conçu pour un support périodique ; de même l’intérêt pour l’actualité et la posture oratoire de l’auteur s’expliquent-ils par la proximité matérielle du récit avec les autres textes publiés dans le journal. Ainsi, on peut supposer que le développement de certains genres a été favorisé par la nature des supports auxquels ils ont été associés de manière privilégiée, articulant la série culturelle du genre et celle du support. Qu’advient-il alors à des genres liés à un support quand celui-ci change ou disparaît ? Que deviennent-ils en outre quand ils sont exportés dans des pays qui n’obéissent pas au même système éditorial ? Si le genre retranscrit en partie dans son architexte les propriétés de son support privilégié, on peut imaginer qu’il se transforme de la même façon sous l’influence des contraintes du nouveau support qui l’accueille.

Si l’unité du support apparaît largement à travers sa matérialité et ses modes de distribution, celle du genre est beaucoup plus problématique. Bien souvent cependant, le lien d’une œuvre au genre s’affiche dès le titre, ou un certain nombre d’indications textuelles et paratextuelles, indiquant que l’auteur inscrit son œuvre dans une relation dialogique avec un ensemble d’œuvres et un architexte identifié, et invitant le lecteur à lire dans le genre. Il n’y a véritablement de pacte de lecture sériel que lorsque les auteurs en appellent explicitement, dans leur œuvre, à une série d’autres œuvres ou à l’architexte du genre, et lorsque le lecteur, de son côté, engage son acte de lecture dans un dialogue avec ces autres œuvres auxquelles on l’invite à confronter le récit.

D’une œuvre à l’autre, cette logique sérielle est plus ou moins évidente, au point de parfois se déduire simplement par le jeu des intertextes. Nous nous intéresserons ici aux œuvres indiquant de la façon la plus claire, dès le titre, leur relation sérielle au genre, autrement dit aux récits qui s’inscrivent le plus explicitement dans un pacte de lecture sériel6. Au XIXe siècle, l’un des lieux stratégiques du pacte de lecture est le titre (parfois renforcé par un sous-titre). En France, le titre générique repose sur l’association des « mystères » (ou d’un élément de son champ lexical – bas-fonds, nuits, catacombes, drames7), et de la ville (ou d’une de ses portions significatives à valeur métonymique – boulevards, faubourgs, carrières, etc.). Ces fluctuations s’expliquent par la nécessité de varier qui le dispute à celle de se rattacher aux œuvres du même genre. Il n’empêche que, des Mystères de Londres (Paul Féval, 1843) aux Mystères des carrières de Montmartre (Fortuné de Boisgobey, 1876), c’est bien une large unité générique qui se dessine ici, et qui détermine tout un ensemble de traits qui peuvent être plus ou moins présents : la ville, l’idée d’un mystère, la promesse de révélations, le crime, la description du tissu social, le discours sur la modernité, la mise en scène de rapports de forces engageant la collectivité, constituant ainsi une sorte d’encyclopédie architextuelle du genre.

Les contemporains en avaient conscience, et ironisaient sur la ratiocination titrologique et générique, à l’instar du Journal pour rire, dans un article de 1855 évoquant les « moutons des lettres » : « plus tard, ce fut le tour des Mystères de Paris, lesquels engendrèrent Les Mystères de Londres, Les Mystères de Rome, Les Petits Mystères de Paris, Paris la nuit, Les Bohémiens de Paris, etc. »8. Et déjà, en 1844, le magazine new-yorkais Knickerboxer décrivait l’usure du genre que révélaient ces ressassements terminologiques : « Le Journal des débats ayant publié Les Mystères de Paris, Le Courrier français publie Les Mystères de Londres. A Berlin, pas moins de quatre auteurs ont publié les mystères de la ville. Les Mystères de Bruxelles ont été publiés dans un de ses journaux. Les Mystères de Hambourg sont sous presse. A Vienne, on donne Les Mystères de Constantinople et un journal parisien promet Les Mystères de St. Pétersbourg. A ce rythme, il n’y aura plus aucun mystère dans ce monde et le mot lui-même sera devenu obsolète »9.

On serait tenté a priori de traduire la titrologie dans une autre langue, pour trouver un équivalent à ce système générique dans les autres pays. Et la multitude des « mystères de » villes d’un autre pays (Mysteries of London, Misteri di Napoli, Misterios de Lisboa, etc.) nous inviteraient à le croire. Mais les indices donnés au lecteur des effets de sérialité n’obéissent pas au même principe d’un pays à l’autre ; et suivre le développement d’un genre au-delà des frontières, c’est aussi constater cette première divergence sérielle qui touche aux indices mêmes de généricité. Ainsi, la notion de « mystère » a une valeur définitoire bien moins forte en Grande-Bretagne qu’en France. Mais d’autres logiques architextuelles sont mises en avant dans les titres, comme la référence au peuple de Londres en Grande Bretagne, évoquant prostituées, ouvriers et mauvais garçons10. Il faut dire que la notion de Mysteries renvoie encore à l’époque aux Mysteries of Udolpho d’Ann Radcliffe, et à l’imaginaire du roman gothique. Et de fait, si l’on excepte bien sûr l’ouvrage de Reynolds, l’emploi du terme de « mystère » dans le titre désigne plutôt les romans de tradition gothique : c’est le cas avec The Mysteries of the Forest (1846), Tyburn Tree or the Mysteries of the Past (1849) ou encore The Child of Two Fathers, or The Mysteries of the Old (1848). Autrement dit, si en France les titres associant « mystères » et ville renvoient avant tout au genre, en Grande-Bretagne, le terme de « mysteries » désigne plutôt une autre tradition générique, celle du gothique, préférant pour désigner ses récits urbains hérités de Sue et de Reynolds l’association de la ville et du peuple.

Ainsi y a-t-il variation dans le genre en fonction des supports, mais aussi des contextes culturels dans lesquels il s’inscrit. Suivre le fil de ces définitions différentes, c’est découvrir aussi un « portrait de famille » du genre, avec ses contradictions, ses figures saillantes (ou prototypes – ici Eugène Sue, G. W. M.  Reynolds) et ses œuvres problématiques, pour reprendre le concept de « ressemblance de famille » développé par Wittgenstein et les thèses associées à la « théorie étendue du prototype »11. Certains auteurs apparaissent comme des références implicites du genre, toujours sollicitées, d’autres comme des figures convoquées suivant des critères définitionnels limitatifs12, enfin, il faut compter avec tout un ensemble d’auteurs problématiques, mais affirmant néanmoins leur appartenance au genre. Si l’on excepte quelques rares œuvres protoypiques, qui servent d’ancrage intertextuel aux principes architextuels, les œuvres ne correspondent jamais totalement aux définitions du genre, et deux œuvres peuvent n’avoir aucun trait commun entre elles mais avoir chacune des traits communs avec le genre. Or, le caractère partiel des relations des œuvres au genre entraîne des variations sensibles dans ses définitions (et donc dans les corpus qui lui sont associés) suivant la position adoptée par ceux qui les décrivent. Ainsi, on définit généralement le mystère urbain comme un genre tentant de figurer la modernité urbaine. Pourtant, un nombre considérable de récits que leur titre rapporte explicitement au genre se déroulent dans un passé pré-moderne contredisant cette lecture moderniste. Reynolds écrit The Mysteries of Old London (qui se déroule durant le XVIIIe siècle) peu après The Mysteries of London, Sue, Les Mystères du peuple (qui suit les malheurs d’une famille de prolétaires de l’Antiquité au coup d’Etat de Napoléon III) après Les Mystères de Paris, Féval, Les Nuits de Paris (autre panorama trans-séculaire) après Les Mystères de Londres…et l’on peut continuer ainsi la litanie des titres en évoquant Deriège, Les Mystères de Rome (VIIe S.), Féré, Les Mystères du Louvre (XVIe S.), Gourdon de Genouillac, Les convulsionnaires de Paris (XVIIIe S.), etc.

L’exemple français des « mystères urbains » historiques témoigne de ce que la cartographie du genre était sensiblement différente de celle qu’on a tendance à mettre en avant, puisque la ville archaïque y tenait une place presque aussi importante que la ville moderne. Le genre n’est donc pas directement associé à la modernité urbaine. Même dans les peintures de la ville moderne, des métaphores peuvent convoquer des motifs archaïques, et Maxwell n’a pas tort de lier Notre-Dame de Paris au genre13. Cela s’explique par le fait que la ville n’était pas nécessairement perçue comme un lieu de modernité. Ce que nous voyons comme les prémisses de la ville moderne a souvent été lu à l’époque comme le signe de la résurgence d’une barbarie archaïque, d’une violence primitive, d’un processus d’involution dont cette même ville serait le signe14. Mais à l’inverse, les mystères urbains historiques possèdent des traits communs avec les autres œuvres du genre, comme l’insistance sur l’« espace public », faisant dialoguer sphère privée et publique, posant la question des relations humaines, et illustrant, à travers les imaginaires du masque, du complot et de la tromperie, le caractère indéchiffrable d’un espace jugé trop vaste et trop hétéroclite. Autrement dit, la ville historique reflétait elle-même les imaginaires de la ville moderne qui émergeaient au XIXe siècle. Elle reprenait en outre d’autres traits importants de l’encyclopédie architextuelle comme le « mystère » et l’idée d’un dévoilement, l’imaginaire de la ville, celui des bas-fonds et de la mise en crise du tissu social – autant de traits qui participent de la « ressemblance de famille » des œuvres de ce genre, au même titre que la question de la modernité.

L’un des éléments qui joue un rôle central dans la structuration des logiques génériques et dans les effets de « ressemblance de famille », est le support. En effet, chaque support est lié à des contraintes (le format d’un fascicule ne permet pas le même type de textes que celui d’un volume, et la périodicité de la presse a eu une incidence sur la structure des récits en feuilletons). Le support peut en outre être lié à des réseaux de distribution spécifiques (ceux des romans en livraisons sont plus proches de ceux de la presse que de ceux des romans en volumes publiés en librairie). Le support peut également se voir associé à des lectorats spécifiques (ce sera le cas, on le verra des penny dreadfuls). Enfin, il peut favoriser l’émergence de formes et de contenus particuliers (la périodicité de la presse a par exemple favorisé le développement de fictions d’actualité).

La question de la relation du genre au support est donc double : elle implique d’une part de se demander dans quelle mesure les effets de cohérence entre les textes publiés sur un même support (textes du même genre ou de genres proches) tendent à accroître certains traits architextuels. Elle suppose d’autre part de chercher à mesurer l’incidence du support lui-même sur la mise en forme des textes (ce que Marie-Ève Thérenty a appelé la « poétique historique des supports »15).

Le cas de la France

En France, le récit de « mystère urbain » est lié à l’avènement de la presse. Il trouve en effet sa source dans l’un des premiers grands succès du roman-feuilleton, Les Mystères de Paris, et reste associé durablement à la presse et à ses déclinaisons (journaux-romans et livraisons). Il s’éteint d’ailleurs quand d’autres supports comme les collections populaires et les récits en fascicules, peu adaptés aux visions panoramiques, tendent à se substituer au journal au début du XXe siècle. Cette incroyable vogue du récit de mystère urbain s’explique en partie par l’articulation entre un imaginaire (celui de la grande cité moderne) et un mode de diffusion (celui du feuilleton publié dans la presse). En effet, on peut supposer qu’il existe un lien entre le mode d’appréhension du monde qu’a favorisé le développement de la presse au XIXe siècle, et l’avènement d’un discours qui prétend révéler une facette inédite de la société même qui est liée à ce nouveau type de support – la ville, espace de consommation du journal.

Or, si l’on suit ce qu’écrit Raymond Williams, la relation entre un média et le monde est bivalente : certes, le média, en imposant des formes discursives particulières, tend à structurer une certaine façon de dire et de considérer la réalité. Mais l’avènement de formes, de manières de dire le monde, et de contenus particuliers, loin d’être la simple formalisation des contraintes du média, reflète également, en amont, la situation économique, sociale, politique et culturelle qui lui sert de contexte. Autrement dit, les contraintes du média donnent certes forme au texte, mais cette forme est plus fondamentalement le produit d’une situation historique antérieure dont elle est l’expression16. De fait, si d’un côté, le succès du mystère urbain est tributaire des représentations du monde favorisées par le développement de la presse, d’un autre côté, cette thématisation générique des contraintes du support correspond aussi à un état de la société, lié à l’avènement de la ville moderne, à la remise en cause de l’ordre d’Ancien Régime, aux mutations économiques et à leur incidence sur les imaginaires sociaux. Toutes ces transformations, qui brouillent les représentations héritées, expliquent le succès d’un genre qui évoque le caractère indéchiffrable de la ville et du social.

Le lien entre le support et son contexte se formalise à travers l’évocation de la grande cité. La ville permet d’une part de décrire un univers dont le poids économique et culturel va croissant. Mais il s’agit d’autre part de désigner à travers elle l’espace public, au sens où l’entend Habermas, c’est-à-dire l’espace dans lequel se développe l’opinion publique, médiatisée par les grands supports de communication17. Le rôle de tribun que prétendent longtemps jouer les auteurs de romans de mystères urbains, comme la mise en scène d’un dévoilement des ressorts cachés qui commandent à la réalité sociale et l’interrogation des rapports de force qui la structurent, s’inscriraient dans une telle perspective. Ils expliquent cet intérêt pour la ville, dont l’imaginaire apparaît comme définitoire de la société contemporaine. En articulant discours social et exploitation des contraintes du support, le récit de mystère urbain participerait du même coup de cet ensemble de genres panoramiques qui émergent dans la première moitié du XIXe siècle18. C’est d’autant plus vrai que la grande ville que peignent les auteurs est aussi l’espace de communication des feuilletons, puisqu’elle représente le seul marché rentable pour les journaux modernes. Ce dont on parle dans ces œuvres sensationnalistes, c’est aussi du contexte de communication des récits eux-mêmes.

L’avènement de la presse a joué un rôle fondamental dans le développement de cette sphère publique. Mais c’est une relation médiatisée à la réalité qu’elle a imposée, impliquant que l’appréhension du monde dépende désormais d’un réseau de discours imprimés. Consacrant ce phénomène, les journalistes prétendent jouer eux-mêmes un rôle de médiateurs entre le lecteur et la société qui est la sienne, en révélant des aspects de la réalité dont le public ne pouvait faire directement l’expérience19. Les événements politiques et culturels, les affaires liées à d’autres classes sociales, existaient désormais pour ceux qui n’en étaient pas familiers, parce que les lecteurs en prenaient connaissance dans le journal. Ils participaient à un espace culturel et social qui excédait leur expérience.

C’est une même expérience médiatisée de leur propre univers que les mystères urbains offrent à leurs lecteurs. Ce qui est dévoilé dans ces récits, c’est une ville que le lecteur fréquente au quotidien, mais que la logique médiatique permet de révéler d’une autre façon. C’est reconnaître là le pacte de lecture paradoxal du journal dans la sphère publique : pour intéresser le lecteur, il doit à la fois lui parler d’objets qui le concernent de près – son époque, son milieu, son monde – et apporter un gain médiatique en termes de connaissance par rapport à l’expérience immédiate. Or, déjà, quand Eugène Sue fait paraître en 1842 les premières livraisons des Mystères de Paris, il associe explicitement son projet, dans un incipit tapageur aux accents publicitaires, à une volonté de dévoilement d’une réalité masquée. Et même si Sue n’est pas aussi novateur qu’il l’affirme, les nombreuses lettres des lecteurs témoignent que l’impression produite par l’œuvre est celle d’une nouveauté radicale, comme si l’auteur était le premier à s’être intéressé aux misères du peuple20. C’est bien en tant que discours de savoir que le roman de Sue est évalué par ses lecteurs.

Or, ce succès est en partie dû à une intuition de l’écrivain sur la dynamique de cette culture médiatique qui se met en place. Il fait du rédacteur du texte journalistique (ici, l’écrivain Eugène Sue, dont l’œuvre est associée de façon intrinsèque au support) le médiateur d’une relation du lecteur au monde. L’ouverture discursive des Mystères de Paris se présente ainsi comme un acte de communication journalistique autant que littéraire qui retrouve, dans son mécanisme, la tension entre proximité (le « nous » qu’emploie Sue, c’est le lectorat parisien21) et écart (la révélation d’un exotisme social doit conduire à une mutation des pratiques). Le roman de Sue se nourrit de la logique référentielle du discours d’actualité des journalistes, insistant sur la solidarité entre discours sur le monde et imagination romanesque. Il reformule la posture journalistique à travers les mécanismes romanesques, et ressaisit la fiction comme tribune journalistique, dans un va-et vient entre les espaces du journal. En épousant la perspective discursive du périodique, Sue joue sur l’ambiguïté du pacte de lecture de la fiction journalistique.

Le lien que Sue a tracé entre la fiction et la logique de la presse va rester durablement un trait caractéristique du récit de mystère urbain. Ce qui rapproche un certain nombre de romans de ce genre, c’est l’affirmation d’un rôle médiatique de l’œuvre : il s’agit « d’un regard synthétique [de] saisir l’ensemble merveilleux de notre civilisation » (Raban, Les Mystères du Palais-Royal, 1845), de renvoyer aux « faits qui vont se dérouler sous les yeux du lecteur » (Vidocq, Les Vrais mystères de Paris, 1844). Le rôle de médiateur que prétend jouer l’auteur explique d’autres traits récurrents du genre. L’opposition structurant les œuvres, entre surface et profondeur, ne vaut pas seulement pour ses vertus axiologiques (le Grand Monde face aux Bas-fonds, la probité face au crime, l’apparente vertu face au vice masqué), mais aussi comme mise en scène de ce rôle de guide que s’assigne l’auteur, dévoilant la face cachée du monde. A cet égard, le motif obsessionnel du bal masqué (et de ses variantes, grand bal mondain et carnaval22) est significatif de cette affirmation, inlassablement répétée, que l’écrivain est là pour déciller le lecteur sur les réalités du jeu social (ce que montrent les affiches et frontispices, avec un personnage de guide dévoilant une scène mystérieuse ; voir les illustrations 1 et 2). Certes, la nature de ces révélations peut varier, leur caractère apparaître plus ou moins conventionnel, mais ce qui compte, c’est que les auteurs continuent de prétendre jouer ce rôle, dans les passages discursifs du roman, même quand ils y ont renoncé dans les faits.

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Illustration 1. Affiche pour Les Bas-fonds de Paris d’Aristide Bruant, 1897

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Illustration 2. Couverture du Paris mystérieux de Ponson du Terrail, 1910

Or, qu’est-ce que cette ville dont les auteurs prétendent dévoiler les mystères ? C’est avant tout un microcosme métaphorisant dans l’espace des rapports sociaux : on oppose les faubourgs et les bas quartiers, les bas-fonds aux rues bien éclairées, etc. La société qui est peinte est pensée en termes de conflits et de crime, mais d’un crime qui est largement défini par sa structuration sociale et collective – ce qui ne sera plus le cas du récit criminel de la IIIe République. Ce qui est narré dans les récits de mystères urbains, c’est la circulation de ces malfaiteurs : criminels infiltrant les milieux privilégiés et les sphères du pouvoir, contagion du vice dans les classes populaires, hommes de loi utilisant leurs fonctions pour satisfaire leurs plus viles pulsions. Or, les mécanismes du feuilleton contribuent à produire cet effet de tissage du social, à travers la structure ramifiée de ces publications, dans laquelle s’entrecroisent sur des dizaines ou des centaines de chapitres, une série de fils narratifs et, à travers lui, souvent, des dizaines de personnages qui apparaissent et disparaissent, pour former une sorte de société en miniature. Ressaisis dans la cosmologie urbaine, présentés à travers leurs fonctions sociales (et souvent leurs activités officieuses), tous ces personnages sont liés les uns aux autres comme dans une société réduite et simplifiée.

Mais la prétention à parler du monde est rapidement reconfigurée par les logiques architextuelles du genre. Dès lors qu’une œuvre s’inscrit dans une logique de genre, son référent n’est plus seulement le réel, mais aussi, et surtout, les autres œuvres du même genre. Cette dynamique va s’accélérer sous l’effet des transformations politiques, sociales et culturelles du Second Empire, lesquelles vont avoir une incidence sur les usages éditoriaux de l’imprimé. On peut les rappeler rapidement, car elles sont connues. La méfiance à l’égard du feuilleton et de la presse quotidienne, associés à la Révolution de 1848, a conduit à une série de lois visant à contrôler la presse politique. Droit de timbre, autorisations préalables, avertissements favorisent le développement de la presse de divertissement au détriment des supports politiques. En parallèle, le succès de périodiques spécialisés dans la fiction, comme les « journaux-romans » et les livraisons à cinq centimes, tend à autonomiser l’espace de la fiction par rapport à celui du journal d’actualité.

L’avènement des journaux-romans à partir des années 1855 en particulier, en spécialisant un type de périodiques dans la publication de feuilletons, a renforcé les sérialités strictement romanesques au détriment des autres types d’échanges interdiscursifs. De fait, quand on dépouille les grands journaux-romans, il est frappant de constater combien les titres se font écho dans ces périodiques, produisant des effets de sérialité auxquels les lecteurs étaient certainement sensibles : ainsi, dans Le Conteur, on découvrira tour à tour Les Viveurs de province, Les Vautours de Paris, Un Carnaval de Paris, Les Vrais mystères de Paris et Les Bohémiens de Paris. Et dans les vingt premières années du Journal de la semaine, on rencontre Les Martyrs de la Bastille, Les Voleurs du Pont-Neuf, L’Espion du Grand-Monde, Les Mendiants de Paris, Les Étrangleurs de Paris, Les Femmes de Paris, Les Patriciens de Venise, Les Bandits de Nantes, Les Drames de Modène, Les Nuits de l’opéra, Les Mystères de Bicêtre, etc.23 Abandonnant dans l’ensemble l’actualité, les feuilletons se font écho sur un même support fonctionnant en vase clos, ce qui se répercute dans les œuvres, de plus en plus normées, preuve que les auteurs surinvestissent les mécanismes sériels. Le lecteur est certainement sensible à cette autonomisation et à cette sérialisation de la fiction. Et même si on retrouve en apparence des traits narratifs et thématiques proches de ceux qui prévalaient auparavant, dans bien des cas, la logique devient de plus en plus celle d’un recyclage ayant perdu de vue l’actualité politique et sociale.

Un tel glissement est sensible chez les auteurs les plus sériels, comme Gustave Aimard, pour qui le discours social n’apparaît plus guère que comme un procédé du genre parmi d’autres. Dans Les Invisibles de Paris, qu’il écrit avec Henry Crisafulli, toute l’intrigue se déroule durant le Mardi Gras, d’un bal à l’autre, la plupart des personnages sont masqués ou déguisés, et on multiplie les passages secrets ; quant aux protagonistes, ils forment une société secrète, avec grades, noms de guerre et langage codé, et ils ne cessent de parler par sous-entendus, promettant des révélations prochaines. On se croirait dans La Fabrique du crime de Paul Féval. La surenchère finit par conduire le lecteur à imaginer de vastes complots, d’autant que des indices en sont distillés régulièrement : on précise que l’un des personnages lit Le National, qu’un autre parle avec un accent allemand, un Juif réussit à déchiffrer un code secret en patois indoustani, etc. Les Invisibles sont une société secrète imposant la démocratie partout, vaguement inspirée des carbonari, et préparant une révolution mondiale, sans qu’on sache très bien au nom de quoi, sinon des bons sentiments. Et tout cela débouche, bien entendu, sur les plus banales affaires privées d’argent et de mœurs, sur des intrigues criminelles, loin de tous les dévoilements politiques que semblait promettre le récit à force de sous-entendus24. Dans ce principe de surenchère à vide, jusqu’au délire et à la démesure des trames criminelles, la voie est libre pour les Zigomar et les Fantômas.

En parallèle, le genre perd son ancrage journalistique : il délaisse progressivement  les questions d’actualité pour se limiter souvent au cercle privé de la famille : les intrigues rejoignent du même coup celles du roman de la victime, du roman de l’erreur judiciaire ou du roman criminel, autant de courants qui s’organisent eux-mêmes progressivement en genres à partir des années 1860. Or, dès les années 1870, certains récits que le titre lie au mystère urbain sont en réalité des récits criminels. C’est le cas par exemple des Étrangleurs de Paris d’Adolphe Belot (1879, voir l’Illustration 2, sous titrée significativement « dernier mystère de Paris », au singulier) qui abandonne les perspectives panoramiques en se concentrant sur un crime et sa résolution. Même si on trouve toujours des récits se rattachant explicitement aux traits architextuels du genre dans les années 1890 (par exemple dans Les Bas-fonds de Paris d’Aristide Bruant), celui-ci semble bien avoir perdu une bonne part de cette dimension sociale qui semblait auparavant le caractériser, et s’est petit à petit dissout dans les nouveaux genres en vogue de la IIIe République.

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Illustration 3. Publicité du Petit Journal pour Les Étrangleurs d’Adolphe Belot (1879)

L’évolution de Pierre Zaccone, dont la carrière au long cours permet de rendre compte des transformations du mystère urbain, est significative de ce glissement d’un genre affirmant sa volonté discursive vers un imaginaire plus platement criminel et sensationnaliste25 : tandis que les premiers récits (Les Ouvriers de l’avenir, 1845, Les Ouvriers de Paris, 1848)oscillaient entre des positions saint-simoniennes et socialistes, les œuvres plus tardives, à l’instar des Nuits du Boulevard, 1877, narraient des machinations criminelles de portée essentiellement privée, dont la résolution engageait tout au plus à la réconciliation des classes et au statu quo. L’abandon de la portée discursive des textes, et la reprise de canevas sur lesquels l’auteur variait, illustre bien les transformations du genre sous l’effet conjugué de l’évolution politique, de celle des supports, et de celle d’une sérialisation écrasant les postures auctoriales.

On peut voir un autre signe de cette montée en puissance des principes sériels dans la cristallisation des espaces référentiels : il est en effet significatif que les récits de mystère urbain tardifs continuent généralement de se dérouler dans un Paris préhaussmanien, et qu’ils privilégient même, bien souvent, le Paris d’Eugène Sue : Les Chiffonniers de Paris de Turpin de Sansay (1861) se déroule en 1842, Les Mystères de l’île Saint-Louis de Roger de Beauvoir (1877), en 1845, Les Crimes du capital ou Les Intrigues de Paris, de Jules Boulabert (1882), « avant 1848 », Les Loups de Paris de Jules Lermina (1876), après un prologue en 1822, « en 184. », etc. Cette référence aux années 1840 est une autre façon de payer un tribut au parangon historique du genre : c’est en effet avant tout au monde d’Eugène Sue qu’on renvoie, un monde qui ne correspond plus à celui du Second Empire ou de la Troisième République.

C’est un autre événement médiatique qui signera la mort du genre, en même temps qu’il entraînera un bouleversement majeur de l’histoire de l’édition populaire au début du XXe siècle, avec le « Livre populaire » et la rupture de la Première Guerre mondiale. Le basculement d’une logique fondée essentiellement sur des supports et des réseaux de la presse vers le principe éditorial des collections populaires transforme en profondeur la nature des textes proposés : à la dynamique ouverte, paratactique et proliférante du feuilleton, fondée sur une valorisation des épisodes au détriment de la superstructure narrative, succèdent des formats plus courts, et parfois très courts (de 64 pages souvent). Dès lors, il n’est plus question de présenter des visions panoramiques de la société, conflits de classes, intrigues ramifiées et affrontements collectifs. La narration se resserre rapidement autour d’une trame plus dense. En réalité, c’est l’économie d’ensemble des genres fictionnels qui se redistribue sous l’effet de cette transformation des supports, y compris les genres assez proches du récit de mystère urbain, comme le roman de la victime (qui, condensé, deviendra le roman sentimental moderne) ou le roman de l’erreur judiciaire (dont les descendants se partagent entre roman sentimental et roman policier). À chaque fois, ces mutations s’expliquent par le resserrement de l’intrigue, des univers de fiction et du personnel du roman pour répondre à ces formes plus courtes qui prévalent désormais. Évidemment, la logique panoramique du « mystère urbain » subit de plein fouet cette mutation de fond : si on excepte des résurgences ponctuelles, le genre disparaît.

De fait, par la suite, quand des titres paient leur tribut au genre, c’est de façon marginale, pour convoquer, à travers lui, le souvenir du feuilleton : par exemple pour trouver un équivalent au principe des films à épisodes (comme quand la version française de la novellisation de The Exploits of Elaine (1914) donne, chez Pierre Decourcelle Les Mystères de New York), ou pour des formes de romans qui n’ont pas totalement perdu leur lien avec le feuilleton (comme Anges et démons de Paris, 1933, ou Les Bas-fonds du grand monde, 1926 deux séries de romans populaires en fascicules de Marcel Priollet). Ainsi, la référence ponctuelle aux « mystères urbains » convoque l’imaginaire, désormais désuet, du feuilleton du XIXe siècle.

Si le développement de genres reflète les préoccupations de la société (par exemple, ici, le glissement d’un imaginaire collectif de la ville comme espace public vers une privatisation des rapports sociaux), il est également lié à des transformations médiatiques. En réalité, les grands changements de supports n’altèrent pas de façon mécanique les discours produits par les genres. En opérant une brusque mutation des contraintes et des usages de l’imprimé, ils permettent aux pratiques sérielles, elles-mêmes bouleversées, de se réorganiser plus rapidement et de refléter les transformations sociales – réorganisation que le principe de répétition sérielle ralentissait considérablement. Dans le cas français, le glissement de publications dominées par la presse et les feuilletons vers le principe éditorial de la collection a transformé tout le système des genres. Mais il l’a fait en consacrant par ces bouleversements des mutations en germe auparavant, comme la rupture entre les classes laborieuses et les classes dangereuses, bien repérée par Dominique Kalifa26, qui favorisera l’avènement du roman policier. De même a-t-il consacré la subjectivation des imaginaires sociaux, initiée en l’a vu dans les feuilletons de la IIIe République, mais qui s’exprimera pleinement à travers le roman sentimental de l’entre-deux-guerres ; celui-ci redéfinira les rapports de force sociaux en insistant sur la position de victime de la femme issue du peuple, et reconfigurant le discours social à partir des stéréotypes de la féminité. En ce sens, le genre sentimental est dans l’entre-deux-guerres un autre héritier du récit de mystère urbain. On retrouve à travers ces exemples l’hypothèse de Raymond Williams qui veut que, si les transformations du système éditorial ont bouleversé les logiques sérielles des genres populaires, elles n’ont fait en cela que consacrer des mutations en germe depuis plusieurs décennies.

Le cas de la Grande Bretagne

Si la logique des supports a une incidence sur le genre, il faut remarquer l’origine médiatique commune de l’imaginaire urbain en France et en Grande-Bretagne. Comme en France, c’est dans l’univers de la presse que l’imaginaire de la ville se développe. Comme l’a montré Richard D. Altick27, la montée en puissance de l’imprimé se traduit par un triomphe de la presse bien plus que du livre. Bien avant la parution de l’œuvre de Sue, la fiction urbaine est intimement liée à cet essor des circuits de la presse, à sa logique d’actualité et au développement du journalisme. Dès le XVIIIe siècle, les magazines évoquent cet espace de la ville qui est aussi l’univers du lecteur de périodiques. La ville moderne et ses nouveautés fascinent les lecteurs urbains. Cela se traduit par toute une série de guides sur la ville, mais aussi d’articles dans les magazines. Pierce Egan sera parmi les premiers, dans son Tom and Jerry ; or, Life in London (1821), à tirer parti du support de la presse pour jouer sur l’ambiguïté entre récit de fiction et récit journalistique. Son œuvre a en effet été publiée en feuilletons dans la presse et joue sur l’ambiguïté de la posture discursive28. Assumant l’héritage des guides urbains du XVIIIe siècle, il reprend le principe d’une série de scènes pittoresques, mais les unifie suivant une vague intrigue articulée autour de ses deux personnages, Corinthian Tom et Bob Logic. Les personnages, par leurs tribulations fictives, permettent de lier les scènes paratactiques pour produire progressivement un effet de tissu urbain, mettant en scène les contrastes de classe et de milieu. C’est retrouver là encore le développement d’une littérature panoramique, liée à la civilisation de la ville. Mais cette littérature reste longtemps une littérature bourgeoise, ancrée dans l’univers du magazine, trop cher pour le public populaire. Or, ce n’est pas dans ce domaine, mais dans celui de la presse populaire, que va se développer le « mystère urbain » à partir des années 1840.

L’Angleterre dispose rapidement d’un marché de l’édition populaire autonome et plus structuré que celui de la France29. Les périodiques populaires comme les livraisons voient leur importance croître dès les années 1830, avec l’apparition de supports spécialisés dans la fiction populaire, les penny bloods, périodiques romanesques proposant des romans en livraisons. C’est sur le support des penny bloods et de leurs déclinaisons tardives, que seront publiés les récits de « mystères urbains ». Spécialisés dans la fiction, les penny bloods ne sont pas étrangers à l’univers du journalisme, beaucoup des auteurs se recrutant parmi les « penny-a-liners », les journalistes à la ligne. En outre, ils circulent dans des réseaux populaires longtemps dominés par les publications politiques30. Cela explique les références fréquentes à l’actualité que l’on peut retrouver dans certaines œuvres, et ce, jusqu’aux années 1860, quand ce type de productions aura glissé vers un lectorat plus enfantin31. Cette proximité avec la presse, associée à l’héritage français de Sue, explique l’importance des traits communs entre les deux pays : l’intérêt pour l’actualité, la proximité du sujet (la ville) et du lectorat (urbain), la dimension discursive d’une voix qui apostrophe le public (sur la misère de l’époque, sur les problèmes sociaux, les injustices, l’immoralité du temps, etc.). Tous ces traits, caractéristiques de la civilisation du journal, sont massivement présents dans cette littérature. On les retrouve déjà chez Reynolds, qui leur donne même une place centrale32, et on peut en suivre la trace jusqu’aux années 1860.

Mais si les penny bloods conservent leurs liens avec la presse en privilégiant une perspective populiste et en prétendant peindre les misères sociales, il s’agit avant tout de supports de fiction, qui s’inscrivent dans des logiques de sérialité fictionnelle. Le terme de penny blood décrit bien la double spécificité de l’objet désigné, insistant sur l’association d’un genre (le récit de criminels, le récit sanglant) et d’un support (le périodique populaire à un penny). De fait, ces publications proposaient avant tout des récits violents, largement hérités du gothique, du roman historique de brigands à la William Harrison Ainsworth et des récits de drames criminels dans la tradition du Newgate Calendar 33.Face à cette littérature de brigands héritée du XVIIIe siècle, on ne peut s’empêcher de retrouver certaines des analyses d’Hobsbawm sur les bandits d’honneur34 – ces figures ambiguës, entre adhésion populaire, révolte contre les puissants et condamnation moralisée. Le discours populiste du « mystère urbain » héritera de cette ambiguïté, on le verra.

C’est dans ce contexte éditorial que paraît en Angleterre Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Tandis que l’œuvre de Pierce Egan restait largement étrangère à l’imaginaire criminel qui nourrissait la littérature populaire dans l’esprit du Newgate Calendar, l’œuvre d’Eugène Sue a précisément frappé les imaginations de l’époque parce qu’elle opérait une sorte de synthèse entre cette tradition des scènes urbaines contemporaines héritées d’Egan35, et la vogue plus populaire des récits criminels associés aux troubles populaires36. Berry Palmer Chevasco a montré que la situation de l’édition britannique, avec une édition populaire bien identifiée, avait eu une incidence considérable sur la réception des Mystères de Paris en Grande-Bretagne, dans la mesure où Sue, édité dans des journaux légitimés en France, a été publié dans des périodiques et sur des formats beaucoup plus délégitimés en Grande-Bretagne37. Aussi a-t-il été tout de suite associé aux débats sur les dangers de la littérature populaire et criminelle, débats qui faisaient déjà rage à l’époque à propos des Newgate Novels et autres récits de brigands. C’est avant tout comme une œuvre liée à la littérature du crime, du vice et de la révolte, que Les Mystères de Paris ont été perçus en Grande-Bretagne. C’est ainsi en tout cas que les décrit Thackeray, quand il les étudie dans son essai « Thieves Literature of France », condamnant l’immoralité des Mystères de Paris, qui osent peindre des criminels et des prostituées sympathiques38.

Dans les attaques formulées contre Sue, se devinent aussi les réactions du temps aux idées chartistes et aux tentatives, dans les décennies précédentes, pour proposer au peuple des journaux défendant des idées radicales : présenté comme immoral quand il évoque les brigands, le penny blood devient séditieux quand il se tourne vers le peuple des villes. Car l’œuvre de Sue est publiée en pleine période chartiste, et la médiation de G. W. M. Reynolds, son premier imitateur avec The Mysteries of London (illustration 4), joue un rôle central dans la lecture politique qu’on fera du genre par la suite. Reynolds tente en effet de marier l’imaginaire sanglant du penny blood avec les pratiques de la presse populaire d’éducation politique et culturelle. Ainsi reformule-t-il immédiatement le dispositif articulé autour de la surface et de profondeur en termes de conflits de classes39.

Image4

Illustration 4. Reynolds, The Mysteries of London, 1844

L’influence des postures politiques de Reynolds et de Sue continue de se faire sentir en filigrane dans les mystères urbains britanniques à travers un discours populiste reformulé en termes moraux. L’auteur anonyme de The Wild Boys of London (1866) prétend ainsi, dans les premières pages de son livre, évoquer « l’histoire des sans-abris, des jeunes les plus démunis, laissés à un sort pire que celui d’orphelin par la pauvreté et le vice ». Certes, de cette ambition, l’auteur retiendra surtout la pauvreté (pour les larmes) et le vice (pour la violence et les images sexuelles). Il adoptera en outre une posture conservatrice, faisant des opinions trade unionistes du père du héros les causes de tous ses malheurs. Mais il n’empêche que l’affirmation sociale reste présente, au moins sous la forme larmoyante et moraliste.

L’effet séditieux produit par cette littérature est encore accru par le caractère populaire des penny bloods, publications qui s’adressent directement aux classes laborieuses, et par le déplacement historique vers la ville moderne. Car tandis que les brigands d’Ainsworth étaient généralement issus d’un siècle lointain et romanesque, les mystères urbains jouent sur la confusion qui existe, dans la ville moderne, entre les classes laborieuses et les classes dangereuses. Ils permettent ainsi aux auteurs de mettre en scène la porosité qui existe entre la misère et le crime. En peignant des récits de personnages enrôlés parmi des criminels ou des mauvaises filles, ils offrent une peinture populiste de la ville moderne, décrite du point de vue des malheureux et de la crapule40. Certes, selon les stratégies dialogiques du roman populaire, ils affirment vouloir prémunir le lecteur des horreurs du crime et de la déchéance. Assumant l’héritage du XVIIIe siècle, ils le font même souvent en affectant la forme d’une parabole morale (à l’instar de The Jolly Dogs of London au sous-titre explicite41). Mais ils s’inscrivent aussi dans une logique de transgression, en invitant le consommateur à s’identifier à un protagoniste qui se rit, au moins pour un temps, de la loi et de la police. Malgré la prétention affichée de faire œuvre morale, le déplacement de l’intérêt vers les figures de misérables et de criminels (qu’on observe, partagé entre horreur et fascination) rend le discours des mystères urbains anglais beaucoup plus ambigu que celui des récits français.

De fait, comme leurs ancêtres du Newgate Calendar, ces récits mettent en jeu une dimension carnavalesque et transgressive, dont la logique caricaturale est l’un des traits frappants : le racolage, le crime, le sexe, la mise en scène de pratiques hors-la-loi, s’inscrivent dans cette perspective d’une remise en cause symbolique de l’ordre. Il suffit de voir le caractère joyeusement anarchique de la scène qui ouvre The Jolly Dogs of London, mettant en scène la capture d’un mauvais garçon par des policiers d’une façon très ambiguë, puisque tout est fait pour inviter le lecteur à souhaiter son évasion : ses chansons, son langage haut en couleurs, son esprit…Le caractère carnavalesque des récits, leur discours équivoque sur le vice et la morale, l’absence de contrôle surtout d’une littérature présentée comme semi-clandestine expliquent les attaques qui ont été portées contre les Penny Bloods. Les périodiques ont en effet été soumis à des critiques en Grande Bretagne sans commune mesure avec ce qu’on rencontre en France. Ainsi, quand, dans un essai consacré aux mœurs impies et mercantiles du temps, The Language of the Walls, la presse bon marché de Londres est critiquée (« Cheap press of London »), la liste des penny bloods évoqués donne une place importante aux mystères urbains, puisque l’auteur cite The Mysteries of London, The Mysteries of Paris, The Mysteries of the Court (c'est-à-dire « of the Court of London »), The Days of Hogarth (sous-titré, on l’a vu, The Mysteries of Old London) et The Merry Wives of London. Ces titres se mêlent à ceux des récits de brigands : Jack Sheppard, Dick Turpin, Duval, The Gentleman Highwayman42… un tel amalgame témoigne que le récit de mystère urbain est dès l’abord appréhendé par les contemporains comme une version urbaine du récit du crime. Un dernier élément doit être relevé dans les discours des années 1850 : contrairement aux années 1840, le lectorat n’est plus présenté uniquement comme populaire mais, de plus en plus, comme un public de jeunes lecteurs. Dans Literature for the Poor, un article de 1851, on nous dit que « Jack Sheppard est le récit d’un félon notoire, écrit dans un style fascinant, c’est un livre que dévorent les jeunes gens qui, pour un grand nombre d’entre eux, cherchent à en imiter la gloire et les exploits ». C’est un même discours que l’on retrouve dans The Language of the Walls, qui évoque « l’influence néfaste que ce type d’œuvres exerce sur les esprits les plus jeunes des classes défavorisées de la société. Les garçons peuvent ainsi se perfectionner dans la profession poétique de voleur »43.

Cette attention aux jeunes lecteurs s’explique en réalité par une mutation des usages des penny bloods de plus en plus consommés par les jeunes. A tel point que, à la fin des années 1860, ce changement de public a fini par se répercuter sur la nature de la production elle-même. Ce glissement est accéléré par les transformations des supports de la culture populaire adulte. En effet, dans les années 1860, les yellowbacks, ces volumes bon marché qui avaient été lancés dès la fin des années 184044, se généralisent. Ils deviennent l’un des supports majeurs de la littérature populaire, rendant accessibles les œuvres publiées dans les magazines45. Or, proposant des récits complets ou d’un faible nombre de volumes (donc moins chers à terme que les romans sérialisés), ils imposent, comme cela sera le cas plus tard en France avec la généralisation des collections populaires, des récits plus brefs, à l’intrigue plus resserrée, qui ne peuvent plus accueillir aussi aisément les formes proliférantes des « mystères urbains ».

Dès lors, comme en France, le roman criminel à destination du lectorat adulte abandonne les peintures sociales pour se tourner de plus en plus vers les intrigues privées, illustrant la même disjonction entre classes laborieuses et classes dangereuses : ce sera la vogue des « sensation novels », les romans de Marie Elizabeth Braddon, de Wilkie Collins ou d’Ellen Wood. Il est significatif que les « mystères urbains » n’aient pour la plupart pas été édités sous ce format. Dès lors, à la figuration panoramique de la ville répondent désormais des visions plus limitées, cantonnées à l’espace privé : le « mystery » au singulier se substitue aux « mysteries » au pluriel. De fait, quand on dépouille les catalogues de ces yellowbacks, on ne trouve quasiment aucun titre renvoyant au peuple des villes à travers la formulation stéréotypée qui prévalait auparavant. Si le crime continue d’apparaître comme un reflet du social, c’est dans la sphère privée de la société bourgeoise qu’il met désormais en évidence la violence des passions46. Dans ce cas encore, l’évolution du support modifie à la fois la structure des textes et le discours qu’ils produisent : dans le format plus étroit du yellowback, l’expérience du social, comme l’opposition entre la surface policée et les vices secrets, ne peut plus être qu’une expérience individuelle et privée.

En réalité, avec l’avènement des yellowbacks, les penny bloods déclinent moins qu’ils ne voient leur lectorat évoluer vers un public plus jeune. Et c’est dans ce domaine que le récit de « mystères urbains » va connaître son ultime floraison, dans des séries de romans en livraisons développant les mêmes intrigues du vice et du crime, mais en les adaptant à ce nouveau public. Le glissement du lectorat est sensible dans l’évolution des mystères urbains paraissant dans les années 1860. Jusqu’en 1865, les oeuvres sont volontiers racoleuses, avec leurs jeunes filles que la ville perd, à l’instar de The Women of London ; Disclosing The Trials and Temptations of a Woman's Life in London With Occasional Glimpses of a Fast Career (1863), de The Work Girls of London : Their Trials of Temptations (1865, 40 parties)  ; ou de The Outsiders of Society ; or, the Wild Beauties of London (1866).

Les choses changent par la suite, avec des récits qui prennent pour héros des gamins des rues, comme The Wild Boys of London ; or, The Children of the Night (1866, 44 et 59 parties), The Wild Boys of Paris ; or the Mysteries of the Vaults of Death (1866, 23 parties), ou The Poor Boys of London; or, Driven to Crime ; A Life Story for the People (1880, 12 parties). “Wild boys”, “poor boys”, “children of the night”… tous ces titres révèlent le glissement qui se produit, et désignent un destinataire autant qu’un sujet, à une époque où fleurissent également les « boys pirates » et « boys highwaymen ». Avec cette littérature pour la jeunesse s’appropriant des genres jusqu’alors destinés aux adultes, on assiste à une mutation des usages de l’imprimé.

Ce glissement d’un lectorat adulte vers un lectorat enfant va évidemment se traduire par une levée de boucliers des autorités morales de l’époque. On est frappé par le nombre des articles et des ouvrages publiés pour fustiger cette littérature du vice dans les années 1860. Pas un crime commis par un jeune garçon sans qu’on note la présence dans ses affaires d’exemplaires d’un penny dreadful, livres cachés dans le pupitre ou dissimulés sous une latte du parquet47. Or, cette indication désigne aussi un mode de consommation, celui de la lecture buissonnière, non contrôlée, de publications pour la jeunesse qui échappent aux éducateurs (ce mode de lecture ne s’associera en France à des supports spécifiques que beaucoup plus tard). Ici encore, la nature du texte est intimement liée au support et à ses modes de diffusion et de consommation : le jeune héros, autonome, hors-la-loi, sans parents, sans vraie morale, vagabond, désigne plus fondamentalement le mode de consommation des textes, hors de toute autorité – et il n’est pas étonnant que les Wild Boys of London vivent dans les égouts de Londres, formulant dans la fiction cette absence de cadre que suppose aussi la lecture buissonnière. Ici encore, les thématiques du récit reflètent son mode de diffusion et de consommation.

Pour achever ce panorama en deux mots, on remarquera que les inquiétudes suscitées par ce type de littérature expliquent les efforts qui ont été engagés pour inventer des publications populaires pour la jeunesse plus contrôlées. Toute une série de périodiques « moralisés » ont ainsi été offerts aux lecteurs dans les années 1870, avec des succès plus ou moins grands. Dans des périodiques comme le Boys of England à partir de 1866 (d’une façon ambiguë) et surtout dans le Boys Own Paper (1879) et le Union Jack (1896), les héritages du récit criminel et violent ont été moralisées, et le jeune héros n’est plus un bandit ou un voyou, c’est un serviteur infaillible de la justice qui affronte pirates, hors-la-loi, et sauvages des contrées lointaines48. Dans un mouvement dialectique caractéristique des publications pour la jeunesse, les producteurs ont ressaisi les pratiques de consommation buissonnières des lecteurs pour les reformuler dans une version acceptable par les autorités morales et éducatives. Le résultat paraît être la disparition du récit de mystères urbains au profit des récits de petits justiciers luttant contre le crime.

On le voit, les récits de « mystères urbains » britanniques proposent une version du genre sensiblement différente de celle qui prévaut en France, sous l’impulsion de la tradition du récit criminel et  des discours politisés de Reynolds, qui marqueront durablement le genre, et sous l’effet de la cohérence produite par le champ éditorial et la logique des supports. La spécificité du penny dreadful, ses prix, son mode de consommation, la tradition dans laquelle il s’inscrit reformulent largement le genre à partir des autres effets de cohérence générique, malgré les différences, le mystère urbain à l’anglaise et le mystère urbain français partagent d’évidents traits communs : si, dans les récits britanniques, la ville était présentée en termes plus misérabilistes et suivant une perspective morale (pour le moins ambiguë) elle restait le trait central ; le caractère collectif d’un récit, reflet du tissu social en était le trait second (à travers les bandes d’enfants des rues par exemple, ou à l’évocation des conflits de classe et des vices sociaux). À cet égard, il y a bien une « ressemblance de famille » entre le genre dans sa forme française et les interprétations qu’en proposent les Anglo-Saxons – une ressemblance de famille qui serait de l’ordre du cousinage, avec certes des traits communs, mais un visage différent, pour filer la métaphore wittgensteinienne.

Le genre, entre imaginaires transnationaux et reconfigurations nationales

Ce que montrent ces deux exemples très contrastés, c’est combien il est important de ne pas appréhender le genre à partir de définitions transcendantes ou de reconstructions a posteriori, mais de le ressaisir dans le jeu des interactions littéraires, éditoriales et discursives. C’est dans cette perspective que le genre joue un rôle instituant dans la production et la réception des œuvres. Une telle approche permet de mettre en évidence d’importantes variations dans la conception du genre d’un pays à l’autre – malgré un indéniable « air de famille » – qui s’explique d’autant plus dans notre cas que le mystère urbain s’invente en même temps en France et en Grande-Bretagne.

La formulation du genre dans chacun des pays dépend aussi des séries culturelles déjà en place. Mais si ces transformations des architextes génériques s’expliquent en amont par le contexte d’accueil et son épaisseur diachronique, elles se repèrent également en aval, dans la mesure où le genre produit une série culturelle spécifique à chacun des contextes nationaux. Certes, dans la plupart des pays, ce sont Les Mystères de Paris d’Eugène Sue qui ont lancé la vogue des mystères urbains. Certes, ce roman apparaît comme une évidente figure prototypique, une œuvre saillante à laquelle on se référera implicitement pour déterminer « la ressemblance de famille » liant les œuvres du même genre. Mais cette œuvre sera relue en fonction du contexte national, et relayée par des productions locales qui vaudront aussi comme référents prototypiques, altérant la série nationale par rapport à la série qui prévalait à l’origine. C’est le cas évidemment du récit d’Egan en amont, ou de The Mysteries of London de W. H. G. Reynolds en aval, dont on constate la prégnance comme référent prototypique jusque dans des productions comme The Poor Boys of London ou The Wild Boys of London. Ainsi, en développant un modèle générique commun en apparence, chaque pays en vient-il à produire des séries culturelles divergentes, avec leurs hiérarchies propres et leurs référents implicites, en fonction de la situation culturelle et des nouvelles œuvres produites.

Dans cette configuration de l’imaginaire du genre, la question du support apparaît comme fondamentale. Elle doit se penser sous une double perspective. Il s’agit d’abord de mettre en évidence les effets de cohérence que produit la co-présence d’œuvres sur des supports similaires. À cet égard, on peut supposer que le support, en dessinant un corpus de textes, produit des effets de cohérence architextuelle. C’est ce que mettent en évidence l’influence des récits de brigands et la fascination pour les criminels et les filles perdues en Grande-Bretagne, autre thème favori des penny bloods. Il s’agit en outre de questionner l’incidence du support en lui-même, de ses contraintes, et du rôle joué par les logiques de diffusion et de consommation. Ainsi, il n’est pas anodin que le genre du mystère urbain soit né du développement de la presse et du marché citadin, représentant sans doute une nouvelle façon d’observer et de dire le monde, mais répondant aussi aux préoccupations et aux représentations du public. De même peut-on penser que le développement de supports spécialisés dans la fiction populaire a accru les effets d’intertextualité. Il a tendu à substituer les référents fictionnels et architextuels à la volonté de parler du monde – même si le poids de la série culturelle antérieure a conduit certains auteurs, en France comme en Grande-Bretagne à prétendre jusqu’au bout livrer une vérité sur la société.

Confirmant cette incidence du support sur la configuration des genres fictionnels, on peut lire dans les évolutions des thèmes et des structures narratives du récit de mystères urbains un reflet des transformations des supports populaires : le resserrement vers une intrigue privée abandonnant les visions collectives et, la reconfiguration du genre sous l’impulsion du nouveau public des jeunes lecteurs en sont deux illustrations. Enfin, la dissolution rapide du mystère urbain quand triomphent de nouveaux types d’imprimés populaires, les yellowbacks en Grande-Bretagne et les collections populaires en France, témoignent de ce que les formes et les thèmes que développent les genres sont autant une exploitation des supports qui les accueillent qu’une tentative de parler du monde. Mais en réalité, les révolutions de l’imprimé, en obligeant les pratiques sérielles à se réinventer, permettent aussi aux genres de se transformer et d’ajuster leurs discours aux mutations du monde.

(Université de Paris Ouest Nanterre La Défense)

Notes

1  Ce développement a été décrit par Ricardo Barbagallo, « Les romans d’aventures dans les bas-fonds de la ville : les ‘mystères urbains’ » (2003) ; document à consulter en ligne (page consultée le 3 septembre 2013).

2  Par exemple dans The Mysteries of London de G. W. H. Reynolds (1844-1848); The Mysteries and Miseries of New York : a story of real life de Ned Buntline (E. Z. C. Judson, 1848); Die Geheimnisse von Berlin (texte anonyme de 1844), etc.

3  Berry Palmer Chevasco, Mysterymania; The Reception of Eugène Sue in Britain, 1838-1860, Berne, Peter Lang, 2003

4  À notre connaissance, il n’existe pas de dépouillement raisonné du genre en Grande-Bretagne, même si on peut glaner des références chez Berry Palmer Chevasco (op. cit.), Richard Maxwell (The Mysteries of Paris and London, Charlottesville et Londres, University Press of Virginia, 1992), dans le catalogue du fonds Barry Ono (Elizabeth James et Helen Smith, Penny Dreadfuls and Boys' Adventures; the Barry Ono Collection of Victorian Popular Literature in the British Library, Londres, The British Library, 1998) et sur quelques sites internet, comme le remarquable Yesterday’s Papers de John Adcock (consulté le 3 septembre 2013) et le site de Marie Léger-St-Jean, Price One Penny (consulté le 3 septembre 2013). Enfin, pour ce qui touche aux Yellowbacks, on se reportera à Chester W. Topp, Victorian Yellowbacks and Paperbacks, 1849-1905, Denver, Hermitage Antiquarian Bookshop, 1999.

5  Nous empruntons l’expression à André Gaudreault, Cinéma et attraction, Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS éditions, 2008. Par série culturelle, il faut entendre un ensemble de productions culturelles formant une série isolable et déterminée, imposant aux producteurs et aux récepteurs ses effets de cohérence, communiquant avec d’autres ensembles cohérents proches, et formant avec eux le paradigme culturel d’une époque.

6  Certes, l’histoire d’un genre ne se cantonne pas à ses formes les plus explicites. Le dialogue s’opère aussi avec des œuvres à l’ancrage sériel moins évident, voire avec les productions issues d’autres genres : dans le cas des « mystères urbains » britanniques, avec les Newgate Calendar, la littérature gothique,les sensation novels plus tardives et, bien sûr, avec l’œuvre de Dickens (dont on a pu montrer qu’il proposait lui-même sa propre version du « mystère urbain » dans Bleak House). En France, d’autres liens pourraient être tissés, avec la littérature panoramique ou les cycles romanesques à volonté totalisante, par exemple avec l’œuvre de Balzac, mais aussi avec le mélodrame et les productions du romantisme noir. Mais ces autres influences apparaissent comme secondaires par rapport au pacte de lecture sériel, qui insiste sur la relation de l’œuvre à un architexte explicitement désigné comme le référent du récit, et invite à lire dans le genre.

7  Ponson du Terrail, Les Drames de Paris, 1857-1870 (la série est mieux connue à travers le nom de son personnage principal, Rocambole) ; Gustave Aimard, Les Invisibles de Paris, 5 volumes, 1867 ; Pierre Zaccone, Les Nuits de Paris, sans date (vers 1875 ?). Ce même auteur a proposé Les mystères de Bicêtre, 1864, Les Nuits du Boulevard, 1876 ou encore Les Aventuriers de Paris, 1878 ; Elie Berthet, Les Catacombes de Paris, 1854 ; Aristide Bruant, Les Bas-fonds de Paris, 1897. On le voit, le pluriel est presque aussi important que le terme choisi. Au champ lexical du mystère, on peut ajouter celui des crimes. Les titres se comptent par dizaines pour la seule France, peut-être par centaines.

8  Achille Lafont, « Les Moutons des Lettres », Le Journal amusant, 29 décembre 1855.

9  Anonyme, « Our Meeting House », The Knickerbocker, or New York Monthly Magazine, 23-4, avril 1844.

10  Une brève liste des titres est révélatrice de cet effet de sérialité recherché : The Merry Wives of London ; A Romance of Metropolitan Life (1851), The Women of London ; Disclosing The Trials and Temptations of a Woman's Life in London With Occasional Glimpses of a Fast Career (1863), de The Work Girls of London : Their Trials of Temptations (1865, 40 parties); ou de The Outsiders of Society ; or, the Wild Beauties of London (1866) The Wild Boys of London; or, The Children of the Night (1866, 44 et 59 parties), The Wild Boys of Paris; or the Mysteries of the Vaults of Death (1866, 23 parties), ou The Poor Boys of London; or, Driven to Crime; A Life Story for the People, 1865).

11  Ludwig Wittgenstein, Investigations Philosophiques, in Tractatus logico-philosophicus, suivi deInvestigations philosophiques, Paris, Gallimard, « Tel », 1961 ; et Georges Kleiber, La Sémantique du prototype, Paris, Presses Universitaires de France, 1990.

12  Ce serait la référence à Dickens, Hugo et Balzac dans le cas d’une lecture légitimiste du genre ; les auteurs populaires les plus fameux (Féval, Ponson du Terrail, Zaccone) s’il s’agit d’une lecture fondée sur les auteurs les plus influents du genre ; les auteurs parlant de la ville contemporaine (à l’exclusion des récits historiques et exotiques) s’il s’agit d’insister sur la modernité du genre, etc.

13  Maxwell, The Mysteries of Paris and London, op. cit.

14  Matthieu Letourneux, « Paris Terre d’aventures, La construction d’un espace exotique dans les récits de mystères urbains », Le voyage à Paris, RITM, n°37, 2007.

15  Marie-Eve Thérenty, « Pour une poétique historique des supports », Histoire culturelle/Histoire littéraire, Romantisme, 2009, 1.

16  Raymond Williams, « Culture et technologie », Culture et matérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009 [Towards 2000, Chatto and Windus, 1983].

17  Jürgen Habermas, L’Espace public, Paris, « Critique de la politique », 1992.

18  Karlheinz Stierle, La Capitale des signes, Paris, Maison des sciences de l'homme, 2001.

19  Marie-Eve Thérenty et Alain Vaillant, 1836, L’An I de l’ère médiatique, Paris, Nouveau Monde, 2001.

20  Judith Lyon-Caen, La Lecture et la vie ; Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006.Voir aussi Jean-Pierre Galvan, Les Mystères de Paris ; Eugène Sue et ses lecteurs, Paris, L’Harmattan, 1998.

21  La sociologie des lecteurs de Sue et du Journal des débats devait être massivement parisienne, comme en témoigne ici aussi le florilège de lettres de lecteurs rassemblés Jean-Pierre Galvan (op. cit.).

22  On en trouve dans Les Mystères de Paris de Sue, dans la première partie des Drames de Paris de Ponson du Terrail, dans Les Nuits de Paris de Pierre Zaccone, dans Les Invisibles de Paris de Gustave Aimard…jusque dans un épisode de Fantômas : en effet, on peut considérer que Pierre Souvestre et Marcel Allain payent un tribut au genre dans leur scène fameuse du Policier apache.

23  Nous nous appuyons sur les dépouillements proposés par Claude Witkowski, Les Editions populaires, 1848-1870, Paris, G.I.P.P.E., « Les amoureux du livre », 1997.

24  Gustave Aimard et Henry Crisafulli, Les Invisibles de Paris, Paris, Amyot, 1867.

25  Sur Pierre Zaccone, voir Philippe Régnier, « Entre roman du peuple et roman « populaire » : la carrière littéraire de Pierre Zaccone (1817-1895) », in Antoine Court (dir.), Le Populaire à retrouver, Saint-Etienne, Publication de l’Université de Saint-Etienne, CIEREC, Travaux LXXXVII, 1995.

26  Dominique Kalifa, L’Encre et le sang, Paris, Fayard, 1995.

27  Richard D. Altick, The English Common Reader, Columbus, Ohio State University Press, 1957.

28  Louis James, « From Egan to Reynolds, The shaping of urban ‘Mysteries’ in England and France, 1821–48 », European Journal of English Studies Vol. 14, no 2, August 2010.

29  Graham Law, Serializing Fiction in the Victorian Press, New York, Palgrave, 2000.

30  Loui James, Fiction for the Working Man, Londres, Penguin University Books, 1973.

31  Voir John Springhall, « ‘A Life Story for the People’? Edwin J. Brett and the London ‘Low-Life’ Penny Dreadfuls of the 1860 », Victorian Studies, 33-2, 1990.

32  C’est ce que montre Anne Humpherys dans son article « Generic Strands and Urban Twists : The Victorian Mysteries Novel », Victorian Studies, été 1991.

33  Le Newgate Calendar offrait le récit de crimes et de procès célèbres. Significativement, on estime que le penny blood  est né avec une variante du Newgate Calendar, le Calendar of Horrors (avril 1835-décembre 1836).

34  E. J. Hobsbawm, Les Bandits, Paris, La Déccouverte,

35  Les imitateurs d’Egan ont été nombreux, à l’instar des Doings in London de George Smeeton, 1828, ces peintures de la ville mises en scène à travers les déambulations de personnages fictifs.

36  Auparavant, comme le note Chevasco, le succès de Sue avait été préparé par celui des récits de Vidocq, et il sera prolongé par celui des Mystères de Londres de Féval.

37  Chevasco, Mysterymania, op. cit.

38  Thackeray, « Thieves’ Literature of France », The Foreign Quarterly Review, juillet, 1843; reproduit dans The Irish Sketch Book, and Contributions to the ‘Foreign Quarterly Review’, 1842-4, Londres, New York et Toronto, Oxford University Press, 1908.

39  Cet aspect a été étudié par Richard Maxwell dans « G. M. Reynolds, Dickens, and the Mysteries of London », Nineteenth Century Fiction, 32, 1977. Après The Mysteries of London Reynolds prolonge et radicalise même son propos dans The Mysteries of the Court of London (1848-56) et dans une série de récits s’inscrivant dans la même veine, comme The White Slaves of London (1851).

40  Parfois, c’est même un monstre qui apparaît comme la figure centrale, à l’instar par exemple de ce qu’on découvre dans Life in London d’Herbert Thornley (1846, 14 livraisons), récit de déterreurs de cadavres inspiré des crimes de Burke et Hare s’inscrivant clairement dans la double généalogie du roman criminel et du roman gothique, ou The New Mysteries of London de Berger (1860, 22 numéros), sur un sujet similaire.

41  Anonyme, The Jolly Dogs of London or The Two Roads of Life, 1866.

42  Anonyme, The Language of the Walls : and A Voice from the Shop Windows, Manchester, Abel Heywood, 1855.

43  Ibidem.

44  On considère que Routledge a été parmi les premiers à populariser les yellowbacks avec sa collection « Railway Library », lancée en 1849.

45  Les progrès de l’imprimerie permettent en effet aux éditeurs de faire baisser leurs prix de plus d’un shilling dans les années 1850 à 3 à 6 pence dans les années 1860, ce qui fait approximativement une ou deux livres de 2002.

46  Sur ces questions, voir Deborah Wynne, The Sensation Novel and the Victorian Family Magazine, New York, Palgrave, 2001.

47  On trouve de nombreux exemples de ces réactions dans Patrick A. Dunae, « Penny Dreadfuls : Late Nineteenth-Centry Boys’ Literature and Crime », Victorian Studies, vol. 22, n° 2, 1979; voir également John Springhall, Youth, Popular Culture and Moral Panics, New York, Saint Martin’s Press, 1998.

48  P. Dunae, op. cit.

Pour citer ce document

Matthieu Letourneux, « Imaginaires sériels et circulation internationale. Le cas des mystères urbains (France, Grande-Bretagne) », Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale, sous la direction de Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-prisme-de-lidentite-nationale/imaginaires-seriels-et-circulation-internationale-le-cas-des-mysteres-urbains-france-grande-bretagne