Lectures des Mystères de Paris à Mexico au XIXe siècle
Table des matières
LAURA SUÁREZ DE LA TORRE
Eugène Sue, le romancier en vogue en Europe, publia Les Mystères de Paris, et ce ne fut pas uniquement les royaumes ou capitales, mais aussi les provinces, les classes sociales, les professions et jusqu’aux choses elles-mêmes, qui voulurent avoir leurs propres mystères.
El Siglo XIX, 11 juillet 1845.
Ce fut durant l’année 1842, que se publia à Paris dans le Journal des Débats le roman Les Mystères de Paris sous forme de feuilleton. Les thèmes du roman, son sujet et sa prose éveillèrent bientôt la curiosité des lecteurs français, donnant lieu à diverses observations et critiques. Le nom d’Eugène Sue était dans toutes les bouches et son roman suscitait de profondes analyses…
Au Mexique, durant les années 1840, la presse faisait alors paraître de nombreuses revues comme El Mosaico mexicano, el Museo Mexicano, El Apuntador, Semanario de las Señoritas Mexicanas, Revista Científica y Mexicana, parmi bien d’autres, qui répondaient au goût du public et qui contenaient des articles littéraires et historiques, des chroniques scientifiques, des critiques dramatiques, des nouvelles, des contes et anecdotes. Ce fut aussi durant cette époque que les éditeurs-imprimeurs mexicains publièrent des propositions patriotiques, des sermons et almanachs, des discours et rapports du gouvernement ainsi que des œuvres littéraires telles que Le Don Quichote de Cervantes, ou des ouvrages historiques comme les Dissertations de Lucas Alamán, l’Essai historique de Zavala ou le Mémoire historique de Carlos María de Bustamante. Les écrivains centraient leur attention sur les problèmes politiques et étaient fiers d’écrire sur ces sujets. C’était également l’époque où les écrivains puisaient leur inspiration dans la beauté de la nature et vantaient les richesses du pays :
Qu’adviendrait-il d’un pays sans orateurs, donc sans tribunes, sans chaires d’où pouvoir prêcher, sans forum pour répandre des idées ? Que serait-il d’un pays sans poètes, d’une terre où les esprits seraient incapables d’apprécier les beautés de la nature, de peindre les délires de l’imagination, de faire connaître les inventions sorties d’un esprit de génie, de parler des troubles du cœur, des sentiments et passions de l’âme ? Qu’adviendrait-il enfin d’une société sans annales, sans souvenirs du passé, sans histoire et sans traditions, sans exemples de vertu, sans enthousiasme pour la gloire, sans espérance de notoriété et sans désir d’être reconnu par les générations futures1 ?
On encourageait la création littéraire nationale et on faisait appel à des auteurs étrangers pour la créer et l’alimenter. C’est ainsi que certains créateurs de cette littérature mexicaine prétendaient écrire à la manière et selon les préceptes d’auteurs de grande notoriété comme Mme de Staël, Chateaubriand ou la duchesse d’Abrantès.
Grâce aux Mystères de Paris s’ouvrirent de nouvelles perspectives en littérature. En même l’œuvre de Sue du fait de sa dimension sociale vit la nation se diviser entre défenseurs et détracteurs d’Eugène Sue.
Cet article a pour but de mettre en évidence la présence des Mystères de Paris dans le système éditorial et journalistique mexicain mais aussi dans le champ littéraire par l’intermédiaire des auteurs d’autres mystères urbains. Je chercherai ici à décrire la diffusion et l’accueil qu’eut cette œuvre au Mexique, qui traça une ligne de démarcation dans la littérature mexicaine.
Les imprimeurs-éditeurs et les libraires
S’il existe un trait distinctif qui caractérisa la première moitié du XIXe siècle au Mexique, bien au-delà des lices politiques, ce fut la volonté de construire une culture nationale. Les politiciens, ainsi que les éditeurs et écrivains portèrent leur attention sur les questions qui mettaient en relief l’identité de la nouvelle nation. Ils s’inspirèrent de son peuple, de ses montagnes, de ses fleuves et cascades, de ses monuments, du passé préhispanique de ses personnages emblématiques. Ils créèrent des héros, chantèrent leurs louanges, peignirent leurs portraits et en firent des stéréotypes pour la postérité.
Il faut également souligner que ces hommes politiques furent de grands lecteurs et se mirent à étudier les idées nouvelles en matière de politique, d’administration, de lois, d’éducation et de littérature. Ils furent chargés de les traduire, et bien que les traductions manquassent de qualité, elles remplirent la mission de mettre à la disposition des lecteurs les nouveautés provenant d’autres latitudes. Nous verrons dans ce contexte comment lui parvint ce livre si notoire et si critiqué que sont les Mystères de Paris.
L’élite pensante des années 40 du XIXe siècle se distingue par sa vaste culture qui incluait la lecture des auteurs classiques et contemporains. Elle appuya les hypothèses et défendit les arguments émis par les philosophes de l’antiquité ou de leur époque2. C’était une élite qui lisait avec délectation les nouveautés des maisons d’édition que leur présentaient les personnes chargées de faire circuler les ouvrages provenant du vieux continent. C’était une élite qui appréciait le roman non pas comme un passe-temps frivole mais comme une « étude des sentiments de l’être humain, de ses penchants, de ses coutumes, des différentes personnalités forgées par la nature, par l’éducation, les habitudes des familles, les velléités du caractère, de l’influence des qualités personnelles pour arriver au bonheur, des plaisirs de la vie, des peines, des secrets intimes, des us et coutumes ancrées dans chaque époque … »3
Cette élite trouva des alliés dans les libraires et les éditeurs-imprimeurs qui furent toujours attentifs à faire connaître les nouveautés publiées dans d’autres pays et qui comprirent que pour avoir du succès auprès des lecteurs, il leur faudrait mettre à leur disposition une offre constante de nouvelles publications. Comme l’écrit Brian Connaughton :
La traduction et la publication d’œuvres étrangères pour alimenter le marché national supposaient une connaissance opportune des thèmes débattus dans la presse étrangère et un rapprochement des éditeurs et de la presse du pays des lecteurs mexicains. Au moment de choisir les articles destinés à être reproduits au Mexique, il fallait tenir compte de leurs qualités et de l’intérêt du lecteur mexicain si les éditeurs voulaient vendre un tirage important.4
Les Mystères de Paris d’Eugène Suesatisfaisaient à cette attente…
Les Mystères de Paris au Mexique
S’il est vrai que Sue publia Les Mystères de Paris en 1842 dans le Journal des Débats, le Mexique, pour la première fois, eut vent de cette œuvre en 1845 lorsque l’imprimeur Mariano Arévalo, qui dirigeait l’imprimerie de Mariano Galván, en sortit une édition. Trois ans à peine s’étaient écoulés depuis la parution des Mystères de Paris et Arévalo eut le pressentiment que sa publication au Mexique aurait un succès sans précédent. Nous ignorons comment cet ouvrage tomba entre ses mains, mais nous savons qu’il eut le sentiment que cette édition aurait un énorme succès au Mexique car l’œuvre faisait fureur en France, et cette fureur gagna rapidement le Mexique. Mais Arévalo ne fut pas le seul éditeur à s’intéresser à Eugène Sue…5
Presque aussitôt, les annonces dans la presse offrirent le livre sous diverses présentations et divers formats. Il est indéniable que le roman eut un impact immédiat et inattendu. On peut lire dans un journal de 1844 :
L’atelier d’un tailleur, situé en face de la rue Profesa, au numéro 8, vient de recevoir un nouveau lot d’exemplaires en français du roman intitulé Les Mystères de Paris… qui se vendront à un prix réduit, c’est-à-dire trois quart du prix offert par les journaux pour la version en espagnol. La popularité universelle de cette œuvre extraordinaire et de son auteur, qui grandit jour à jour, l’accueil reçu par les littérateurs avertis et les commandes répétées du roman faites par les adeptes de la littérature, apportent la preuve suffisante que l’on peut recommander la lecture de ce livre comme quelque chose d’agréable et de moral…5
La publicité faite à l’œuvre atteste de sa popularité deux ans après sa parution en France. Le succès du roman dépeint un public lecteur connaisseur de la langue française et fait état de la concurrence du marché qui en offre diverses présentations espagnoles, plus économiques que les traductions. Il existait des éditions variées, disponibles sur le marché, ce qui porte à croire qu’il existait en plus de la vente de livres neufs, des livres d’occasion qui venaient de France.
L’œuvre fut rééditée de façon constante, ce qui prouve le grand dynamisme des maisons d’édition et des libraires, attentifs aux nouveautés littéraires. Les éditeurs exerçaient entre eux une forte concurrence et étaient à l’affut de nouveautés littéraires susceptibles d’attirer l’attention des lecteurs appartenant à l’élite qui assurait les affaires des librairies et des maisons d’éditions. En conséquence, il n’est pas surprenant qu’apparaissent en même temps des annonces d’éditions distinctes des Mystères de Paris par Eugène Sue. On annonce une nouvelle édition revue par son auteur, illustrée de 300 à 400 gravures sur acier ou eaux fortes. L’ouvrage est livré à un prix de 2.50 réales. Le public peut commander cette œuvre à l’agence du Courrier d’Outre-Mer.
Le nom d’Eugène Sue était connu de tous. On disait « qu’aucune œuvre littéraire de nos jours n’avait été l’objet de tant de critiques et n’avait reçu plus de faveur du public que Les Mystères de Paris… On parlait des personnages du roman comme si on les connaissait de longue date. Tous admiraient la magnanimité innée et sauvage de Churiador (Le Chourineur), tous pleuraient sur les larmes de Fleur de Marie, tous s’attendrissaient lorsqu’une larme de compassion mouillait les yeux de Rodolphe, tous haïssaient le Maître d’École et brûlaient de l’étrange passion qui consumait Ferran (Ferrand), et il n’était pas une seule âme qui ne révère plus qu’avant la vertu et ne haïsse plus les crimes et le vice, sitôt la lecture finie de ces tableaux si vivants et si bien esquissés…”6
Le nom d’Eugène Sue servit aussi à promouvoir d’autres œuvres telles que les Mystères de Londres, dont la promotion se fit aussi au Mexique, sans toutefois mentionner son véritable auteur, Paul Féval7.
Eugène Sue atteint le pinacle de la gloire parmi les lecteurs mexicains au point de devenir une icone publicitaire, comme le montre l’annonce faite dans le journal El Monitor Constitucional concernant le “Viaje de Mister Fitzgerald en busca de Los Misterios de París [Voyage de Mister Fitzgerald à la recherche des Mystères de Paris]. Cet intéressant opuscule, « critique subtile des mystères créés par l’esprit ingénieux de Monsieur Eugène Sue », qui permet « d’apprécier à sa juste valeur les tableaux fortement exagérés de ce célèbre romancier » fut mis en vente sous forme de cahiers individuels, au prix de deux réales le numéro dans les bureaux de cette imprimerie. Sue était présent partout et faisait la une des journaux. Il va sans dire que la presse lança des campagnes de louanges ou de critiques du style de Sue.
Les éditeurs des feuilletons publiés dans les journaux jugèrent bon d’imprimer les œuvres de l’écrivain français pour appâter les lecteurs. C’est ainsi que le Museo Mexicano publia un article sur Eugène Sue. Le romancier mexicain Manuel Payno s’y référait à l’écrivain français, rendant compte de savie et à son œuvre et soulignant l’importance des Mystères. L’article se terminait sur ces mots : « Dans le cas où ces lignes tomberaient sous les yeux de l’auteur, ce qui est peu probable, sachez que dans ce beau coin reculé du monde, que certains qualifient injustement de barbare et peu civilisé, il y a pourtant des personnes qui comprennent votre langue éloquente, qui admirent votre pensée, qui versent des larmes en lisant vos écrits et qui rendent l’hommage qui est dû au génie8. » C’est le même esprit qui inspire les éditeurs du journal el Siglo, en octobre 1845, lorsqu’ils publient Les Mystères de Paris et ceux du Monitor le 4 septembre 1845 lorsqu’est inséré l’avis suivant : « c’est aujourd´hui que prend fin la curieuse et fascinante nouvelle de L’Officier de Marine. Nous continuerons avec la publication d’une autre nouvelle, dont nous recommandons vivement la lecture, car l’importance et la beauté des descriptions s’unissent au style brillant et agréable des tableaux, en plus de la profonde philosophie qui agrémente ce roman ayant pour titre Les Mystères de la vie. Nous ne doutons pas que cette œuvre inspire un intérêt plus vif quecelui octroyé aux Mystères de Paris, car elle est écrite dans un style plus fleuri, flatteur, essentiellement instructif, fondamental et bien construit. »
Il ne nous semble pas étrange que les éditeurs mexicains choisissent le feuilleton pour recruter de nouveaux lecteurs car une petite remarque affirme qu’à partir du début de la publication des Mystères de Paris dans le Journal des Débats, le nombre des souscripteurs augmenta notablement et que ceux qui avaient été les détracteurs du feuilleton “n’ont pas trouvé de meilleur moyen de subsister que d’ouvrir leurs pages à la publication du roman sous cette forme. Le journal Le Constitutionnel, qui, au début de la publication du Juif Errant en juillet dernier ne comptait que 4 000 souscripteurs, a vu son nombre s’accroître à 22 000. Ce triomphe du roman et l’augmentation du nombre des lecteurs alarmèrent La Presse, et dès le 1er décembre, elle annonça que le journal avait acquis les droits sur l´œuvre de Sueen plus des droits sur les meilleures œuvres de Dumas, Balzac, de toutes les œuvres de Chateaubriand, en particulier de ses mémoires, qui ne devaient être publiées qu’après sa mort …9 La nouvelle lancée par Sue avait établi un précédent.
Tout commença donc par Les Mystères de Paris, et les éditeurs étaient tous attentifs à l’évolution du marché des publications en France afin d’en recopier les formules, d’obtenir davantage de gains et d’offrir au public les romans les plus vendus. Dans d’autres domaines, comme par exemple celui des impresarios de théâtre, le roman suscitait curiosité et Les Mystères étaient la source d’autres mystères qui faisait l’objet de publicité à Mexico.
Les Mystères … de tout genre
Les Mystères de Paris furent bientôt des mystères connus et reconnus du public, et qui eurent évidemment ses détracteurs. Cependant, l’influence qu’exerçait le roman était sans mesure et ses imitateurs ne se firent pas attendre, comme l’indique le journal el Siglo XIX qui publia dans ses pages les Mystères de Madrid sous forme de Complainte en vers du Personnage « el Curioso Parlante » en utilisant les personnages des Mystères de Paris, pour en faire une version madrilène imitant toutes les situations…10
L’œuvre envahit le monde de l’édition sous diverses formes et présentations. Le succès du roman ne fut pas momentané, sinon que dès le début de sa parution, il attira l’attention du public, causa de nombreuses polémiques et perdura dans le goût des Mexicains. Le Théâtre Principal, un des plus importants de la ville de Mexico vers le milieu du XIXe siècle, annonçait en août 1845 : “La seconde partie du roman tragique Les Mystères de Paris, tirée de l’œuvre célèbre du même nom et écrite par le même auteur Eugène Sue et Monsieur Dinaux, embellie par les décors superbes et brillants qu’exige pareil sujet”.
Le succès de l’œuvre fut sans doute garanti pour l’impresario car il s’agissait de la mise en scène de la seconde partie du roman. Au-delà de cet événement, il faut souligner que le roman fit naître une dynamique littéraire qui créa des types de personnages variés pour les versions mexicaines des Mystères, comme ce fut le cas de l’écrivain espagnol Niceto de Zamacois qui en 1851 présentait au Théâtre Santa Anna, Les Mystères de Mexico, une “comédie truffée d’effets dramatiques ” qui “met en opposition la vertu et le vice ; l’amour le plus innocent et pur et la passion la plus criminelle, la bonté et la cruauté, avec force descriptions pour faire haïr la méchanceté et attendrir les cœurs envers le bien… S’est-il inspiré de Sue ? Cette œuvre, écrite en vers, dit son auteur, est le tribut dû au pays où je vis, avec toute ma gratitude et tout mon respect…”11 Une œuvre qui n’avait pas d’objet proéminent ni de thème principal, mais une multitude de personnages où la ville ne joue plus le rôle principal mais « représente une série de tableaux dépeignant des scènes urbaines12”, comme le souligne Vicente Quirarte. C’est le même Zamacois qui avait tant critiqué Sue et pourtant avait repris le titre de l’œuvre pour en faire une version personnelle des mystères qu’il replace dans la capitale mexicaine.
Un an ne s’était pas écoulé à partir de la publication et de la mise en scène de l’œuvre de Zamacois ayant pour cadre la ville de Mexico que se publia Antonino et Anita o Les nouveaux Mystères de Mexico d’Edouard Rivière, roman religieux et moral. Ce metteur en scène français prit la ville de Mexico comme héroïne et ses habitants se partagèrent les rôles principaux, comme le rapporte Vicente Quirarte. À la manière de Sue, il fit une peinture de la vie citadine et introduisit le lecteur dans des situations que le commun des mortels n’aurait vraisemblablement jamais vécues. Cette version mexicaine écrite par un Français avait trouvé son public grâce à la connaissance que les gens avaient de l’œuvre de Sue.
Les Mystères furentalors au goût du jour et tout servit de prétextes pour les recréer. Les Mystères de l’Inquisition (1850), Les Mystères de San Cosme, ceux de San Angel virent le jour! Il y en avait à foison. Ces écrits se trouvaient partout, dans les librairies, les cabinets de lecture et sur la scène des théâtres…
La création littéraire de Sue avait reçu un accueil triomphal et son nom éclipsait d’autres auteurs français, c’est du moins ce que rapportent les articles de presse durant la décade des années 40 et 50.
Diversité d’opinions sur les Mystères
L’œuvre de Sue eut donc une présence et une répercussion immédiate qui perdurèrent avec le temps, et l’œuvre s’exprima par des voies diverses. Les différentes éditions en français et en espagnol nous montrent que le livre fut acheté par une fraction choisie de la société qui sut apprécier l’importance du livre offert par les éditeurs français et mexicains. Eugène Sue, comme nous venons de le voir, se fit connaître à travers les pages des journaux, par les essais de plusieurs écrivains et par les commentaires de ses lecteurs. Son roman, objet d’une vaste publicité, fut mis en scène dans les théâtres de la capitale, ce qui atteste de l’ample diffusion que dut avoir cet ouvrage. On peut ainsi lire dans un article le commentaire suivant : “La popularité universelle de l’œuvre grandit de jour en jour, de même que la notoriété de son auteur. L’accueil général de grands écrivains et les commandes répétées du livre par les passionnés de littérature montrent que ce sont là des raisons suffisantes pour recommander la lecture plaisante et morale du livre…”13
C’est à ce moment-là que les écrivains mexicains, par le biais de diverses associations littéraires s’efforçaient de créer et de mettre sur pied une littérature nationale. Après mûre réflexion, ils établirent les références que devraient avoir les lettres mexicaines. Luis de la Rosa fit connaître, précisément en 1844, dans L’Ateneo, son célèbre article sur “l’utilité d’une littérature au Mexique” sans faire mention des Mystères de Paris de façon expliciteet son discours laissa entrevoir une critique envers le roman en question, en soulignant que :
Le roman peut se dégrader jusqu’au point de devenir un conte insipide et frivole, sans attrait, sans illusion, sans grâce, sans philosophie, et ce qui est pire, sans moralité ou devenant franchement impudique. Ce sont les erreurs souvent commises lorsque le thème du roman puise son inspiration dans les coutumes des classes les plus basses de la société, où généralement, il n’y a pas de passions sans vices… Il faut craindre qu’arrive à la notoriété, funeste pour la morale, ce genre de romans qui est une offense à la pudeur et qui ne dépeint pas les passions sinon les instincts les plus vils d’une nature dépravée.14
Un autre écrivain qui attaqua sans relâche le roman français fut Zamacois . Il le taxa de “mythologie de personnages invraisemblables, représentant la classe honnête et rangée dévorant le peuple, comme le fit Jupiter dévorant ses propres enfants.”15
C’était une époque où les romans eurent leurs détracteurs et Sue se retrouva au cœur de la polémique. Cependant, quelques écrivains prirent sa défense et établirent au moyen d’autres romans la valeur de ce genre littéraire. C’est ainsi que Les Mystères de Londres servirent à réfuter les accusations portées par “ces hommes pédants, qui se targuent de mépriser les romans pour prôner des œuvres scientifiques dont la lecture offre plus d’utilité ”.16
C’est dans cette ambiance de polémique littéraire que l’œuvre fut examinée selon divers critères. C’est ce que laisse penser Tristán de Contreras, qui, las de la situation où se trouvaient les lettres mexicaines et de l’arrogance de ses créateurs, intitula son essai Les Mystères de Mexico, ce qu’il justifia en disant : “Ces derniers temps, on a écrit Les Mystères de Paris, Les Mystères de Londres, Les Mystères de Russie, et aux dernières nouvelles le Curioso Parlante s’est mis à la tâche d’écrire Les Mystères de Madrid ; Pourquoi, donc, sur cette terre de prodiges, au sein de cette république heureuse, riche et puissante, ne doit-on pas écrire Les Mystères de Mexico ?...17 J’insiste sur le fait que l’influence constante et variée de Sue et des Mystères à la mexicaine reflète l’intérêt que portent à son œuvre les écrivains mexicains et étrangers et lui donnèrent une importance sans pareille en imitant, ne serait-ce qu’en décalquant le titre de son ouvrage, l’écrivain français.
Eugène Sue est resté présent dans le cercle littéraire durant un long moment. Il fut même cité dans le contexte de l’administration de la justice où l’on compara les situations mexicaines à celles décrites dans Les Mystères de Paris. On peut lire : “…cette classe d’hommes bons, qui ont leur siège permanent au sein de la Chambre des députés de Mexico… et qui sont à toute heure cause d’embarras, sont pires que les bandits des grands chemins, qui au moins risquent leurs peaux pour arnaquer les voyageurs, tandis que ceux-ci, sous le couvert de la loi et de la justice, dépouillent les malheureux qui se présentent à cet endroit et leur enlèvent la maigre subsistance qui aurait servi à nourrir une nombreuse famille pendant plusieurs jours… L’édifice auquel nous faisons allusion est le théâtre d’incessantes intrigues semblables à celles qui tissent la trame de la vie de Jacques Ferrand, mais à l’inverse du notaire des Mystères de Paris, qui montrait plus d’habileté et machinait ses complots pour obtenir des gains plus importants, ces imitateurs loqueteux et rachitiques, rustres personnages lorsqu’il s’agit de concevoir un larcin, les vendent bien souvent pour quelques pesetas…18
Sue jouit d’une grande notoriété au Mexique et vendit de nombreux exemplaires de son roman, tout en établissant un précédent de style, et en même temps, il fut attaqué par le groupe des “conservateurs” pour ses romans. On a écrit à son sujet :
De nos jours, Eugène Sue a été le génie qui attira l’attention universelle. Mais, aujourd´hui, dans quelle mesure sa gloire s’est-elle estompée après la publication des Mystères de Paris et du Juif Errant ? Il est vrai que ceux qui lisent sans apporter de réflexion sur leur lecture, certainement les plus nombreux, font encore les louanges de son talent. Pourtant aucun homme de lettres ne lui a rendu hommage, n’a eu le soin d’orner sa bibliothèque de ses œuvres, et bien que des doctes personnes ont remarqué l’apparition d’un talent audacieux, ils le regardent passer sans l’accueillir au sein de leur cercle, de même qu’un homme s’arrête pour regarder les formes attrayantes d’une jolie femme de mauvaise mœurs, et n’ose l’approcher. 16
L’écrivain français suscita admiration et critiques et son nomfut aussi associé à “l’influence négative qu’eurent les socialistes à Paris”, “les esprits destructeurs du siècle, car son imagination attira de façon fébrile les excès peu raffinés de sa plume sensuelle et attaqua sans cesse les principes de la religion, de la moralité, de l’autorité et de la propriété. Nous sommes certains qu’il n’est pas un homme qui ne puisse lire des œuvres telles que les Mystères de Paris et le Juif Errant sans adhérer plus ou moins à la sordidité des arguments de ces romans19 …”
Article traduit par Françoise Jacquot.
(Instituto Mora)
Notes
1 Luis de la Rosa, « Utilidad de la literatura en México » [Utilité de la littérature au Mexique] cité par Laura Suárez de la Torre (Comp.), Obra. Periodismo y obra literaria, México, UNAM/Instituto Mora, 1996, p. 375-376.
2 Lucas Alamán, par exemple, cite dans ses Dissertations… des auteurs classiques comme Platon, Virgile, Sénèque, Ptolémée, Pline, Tacite, Salluste, Horace et Plutarque, Tite Live, ainsi qu’un autre groupe célèbre d’écrivains faisant étalage de leur vaste culture, tels que Bossuet, Toreno, Guizot, Company, Ranke, Prescott, Torquemada, Balbuena, Company, Ranke, Daru, Gaillard, Shoel, Cervantes, Blanco White, Coxe, et Montesinos, Bernal Díaz, Humboldt, Lorenzana, Chauteaubriand, Moratin, entre autres. De son côté, José María Luis Mora fait de nombreuses références à Tacite, Fedro, Saluste, Tite Live, Saint Jean Chrisostome, Saint Ciprien, Saint Hilaire, Saint Augustin, Luther, ainsi qu’à Buffon, Bernardin de Saint-Pierre, Montesquieu, etc. Quant à Mariano Otero, il cite Mme de Staël, Considérant, Chateaubriand, Constant, Laplace, Humboldt, pour ne parler que des écrivains les plus importants.
3 Luis de la Rosa, « Utilidad de la literatura en México » [Utilité de la littérature au Mexique] cité par Laura Suárez de la Torre (Comp.), Obra. Periodismo y obra literaria, México, UNAM/Instituto Mora, 1996, p. 382.
4 Brian Conaughton, “Voces europeas en la temprana labor editorial mexicana, 1820-1860” en Historia Mexicana, El Colegio de México, núm. 219, enero.marzo, 2006, p. 902.
5 Le XIXe siècle, 20 juin 1844.
6 Los Misterios de París por Eugenio Sue. Trad. Por D. A.X. San Martín de la última edición corregida y reformada por el autor. Parte Primera, París, Tipografía de Lacrampe y Cie, 1844.
7 “Mystères de Londres. Cette œuvre imprimée sur deux colonnes, sur un beau papier, est publiée en dix tomes dont le prix de chacun d’eux est de cinq réales. El Siglo XIX, Mexico, 21 mars 1845.
8 “Revisión de obras. Los Misterios de París por Eugenio Sue” en El Museo Mexicano, México, Ignacio Cumplido, 1844, t. IV
9 Le XIX siécle, Mexico, 25 mars 1845.
10 Ainsi, le personnage el Curioso Parlante disait dans un de ses vers : « Faut-il donc qu’il y ait mystère ? Et dois-je donc les feindre? Pourquoi s’écrivent-ils à Londres et s’imitent-ils à Pékin ? Pourquoi sait-on tout là-bas et tout s’ignore ici ? S’il y a des mystères à Paris, doit-il y en avoir à Madrid ? »Publié dans El Siglo XIX, Mexico, 16 octobre 1844
11 Obra publicada en 1850. El Siglo XIX, México, 1 de noviembre de 1851.
12 Vicente Quirarte, “Misterios de Los Misterios de México. La litografía como narración” en Laura Suárez de la Torre (Comp.), Empresa y cultura en tinta y papel (1800-1860), México, Instituto Mora/UNAM, 2001, p. 576.
13 Le XIXe Siècle, Mexico, 20 juin 1844.
14 Luis de la Rosa, “Utilité de la littérature au Mexique ”, Luis de la Rosa, « Utilidad de la literatura en México » [Utilité de la littérature au Mexique] cité par Laura Suárez de la Torre (Comp.), Obra. Periodismo y obra literaria, México, UNAM/Instituto Mora, 1996, p. 382.
15 Le XIX siècle, Mexico, 28 août 1852.
16 Francisco de P. César, “Mystères de Londres par Sir Francis Trolopp” publié dans la Revue Scientifique et Littéraire, Mexico, par les Anciens Rédacteurs du Musée Mexicain, 1845, t.I. L’auteur défend la valeur du roman en alléguant l’esprit de progrès qu’il contient et ajoute que le roman “s’entrelace avec l’histoire et fait partie de l’histoire en comblant les silences que la plupart des historiens ont gardé sur les coutumes, inquiétudes et idées prépondérantes des peuples, dont ils ont écrit les annales ”.
17 “Les Misterios de México. O sean éstasis y visiones del Caballero Tristán de contreras. Los periodistas” en El Museo Mexicano, tomo IV, 1844. Ese año se dio a conocer la noticia en El Siglo XIX de los Misterios de Madrid del Curioso Parlante. Ver nota
18 El Siglo XIX, México, 7 de junio de 1845.
19 El Universal, México, 23 de junio de 1850.