Les illustrations mexicaines des Mystères de Paris
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MARIA ESTHER PÉREZ SALAS
La publication des Mystères de Paris d’Eugène Sue fut un événement marquant en France ainsi que dans d’autres pays. Le récit qui avait pour personnages principaux des représentants des classes les plus défavorisées de la société, offrit à son auteur la chance de mettre en scène les bas-fonds de Paris, et lui permit également de dépeindre des espaces, métiers, caractères, vices et autres éléments qui n’avaient jamais été traités de manière systématique. L’édition, qui sortit en 1843, donna à plusieurs éditeurs et surtout aux graveurs, l’occasion d’illustrer ce roman, qui, comme on le sait, fut remis par son auteur en plusieurs chapitres pour être publiés sous forme de feuilleton au Journal des Débats entre le 19 juin 1842 et le 15 octobre 1843. Pour mesurer l’impact de cette œuvre dans le monde des éditeurs mexicains, je me propose d’analyser les versions illustrées qui se publièrent au Mexique au cours des dix années qui suivirent sa parution en France.
Editions françaises illustrées
L’édition française de Charles Gosselin, qui date de 1843-1844 et comporte plus de 400 gravures, fut un fait marquant dans l’histoire des éditions illustrées de l’époque et imposa en grande mesure les modèles des principaux personnages des Mystères de Paris. À cette édition prirent part des illustrateurs français de l’envergure de Joseph Traviès, Honoré Daumier, Hippolyte Lavoignat, Joseph-Louis Trimolet, Eustache Lorsay, Gustave Staal et bien d’autres, parmi lesquels se trouvèrent des graveurs qui avaient collaboré une œuvre illustrée de grande importance qui venait de s’achever en France et qui était parue sous le titre: Les Français peints par eux-mêmes.
Les illustrations insérées dans l’édition Gosselin offraient les conditions requises pour faire des Mystères de Paris un ouvrage où le texte et l’illustration formerait un binôme parfait. Pour les personnages principaux qui apparaissaient au cours de chaque nouveau chapitre livré, l’éditeur employa le format du type, qui représentait le caractère sur une page entière, centrant l’intérêt du lecteur sur les traits psychologiques et physiques du personnage. C’est ainsi que la douceur et candeur de “Fleur de Marie” et la bonhommie de “Rodolphe”, contrastaient avec la méchanceté du “La Chouette” ou la rouerie perfide de “Bras Rouge”.
Les illustrateurs transposèrent le plus fidèlement possible sur les plaques de bois ou de métal les traits et caractéristiques des personnages décrits par Eugène Sue. Le travail de Trimolet est un bon exemple de la représentation de “Fleur de Marie”, qui fait ressortir la perfection du visage de la jeune fille suivant les canons de beauté qui prévalaient au XIXe siècle et arrive à reproduire avec exactitude les détails de la coiffure décrite dans le texte de Sue.
“Fleur de Marie” en Les Mystères de Paris, 1843. Trimolet dibujó, Nargeol grabó. Biblioteca Nacional de España.
En revanche, pour illustrer les moments culminants de la trame du roman, les graveurs insérèrent les illustrations au début, au milieu ou à la fin du texte de chaque chapitre afin que le lecteur puisse avoir sous les yeux, en un même temps, la représentation visuelle et la description littéraire. Dans la plupart des cas, la représentation graphique de la scène en début de chapitre constitue un avant-goût des événements qui auront lieu dans le récit, ce qui, sans aucun doute, attirait la curiosité du lecteur. Il est vrai que l’histoire en soi exerçait une attraction indéniable, et que le lecteur n’avait nullement besoin de recourir aux gravures, faisant appel à son imagination pour se représenter graphiquement les instants culminants du roman.
Ce format fut repris pratiquement sans modification dans les autres éditions en français et en espagnol, à l’instar de la version publiée en France par Lacrampe en 1844 pour les lecteurs parlant la langue espagnole. Tout au long du texte du roman traduit furent insérées pour les lecteurs de langue espagnole. les mêmes gravures réalisées par les illustrateurs français. C’est précisément dans ces illustrations insérées dans le texte que l’on peut observer un grand dynamisme d’action et une composition qui cherche à reproduire l’environnement sordide des bas-fonds parisiens en offrant un contraste notoire avec les paysages ruraux représentant l’idéal romantique de l’époque, où le contact avec la nature pouvait racheter les fautes de tout criminel, comme se le proposait Rodolphe avec sa maison de campagne.
Les Mystères de Paris à Mexico
À Mexico, l’édition de Gosselin connut un succès énorme. Dès le début, l’édition en français attira un grand nombre de souscripteurs qui attendaient fiévreusement la parution de chaque chapitre. C’est pour cette raison que s’annonçait ponctuellement dans les journaux à grand tirage, comme le Monitor Republicano et El Siglo Diez y Nueve, l’arrivage des derniers chapitres remis à l’agence du Correo de Ultramar, qui donnait aussi à ceux qui ne l’avaient pas encore fait, la possibilité de prendre une souscription. Le prix de chaque chapitre était de 2.50 réales, qui était le même prix à payer que pour un fascicule de l’une des revues littéraires de l’époque. Le succès de l’œuvre fut tel que d’autres commerçants saisirent cette occasion pour augmenter leur clientèle, comme ce fut le cas d’un tailleur qui offrait les impressions de la version française à un prix plus bas que les versions publiées en espagnol.
En ce qui concerne l’édition complète par Gosselin en quatre tomes illustrés de 400 gravures, la parution de cet ouvrage fut également annoncée dans la presse. Un des éléments les plus soulignés dans les annonces fut sans aucun doute la profusion des illustrations, en plus de l’excellente qualité d’impression de l’ouvrage, des matériaux employés et de la reliure. Tous ces critères occupaient une place privilégiée dans le marché des ouvrages illustrés qui connurent un essor sans pareil dans notre pays durant la décade des années quarante. Cette édition était vraisemblablement destinée aux classes sociales ayant de substantiels revenus car le prix du livre coûtait 35 pesos, ce qui était l’équivalent d’un salaire de deux mois de travail pour un concierge ou un cocher embauché par une famille de la haute bourgeoisie. Ce prix élevé était dû au grand nombre d’illustrations qui composaient le livre. Au cours des années qui suivirent, furent mises en vente des éditions comprenant en moyenne une centaine d’illustrations et dont le prix fluctuait entre 10 et 20 pesos, ce qui pour l’époque était assez onéreux.
Éditions mexicaines illustrées
En plus de la vente d’éditions étrangères, les lecteurs mexicains purent avoir accès à cette œuvre d’Eugène Sue grâce à des éditions mexicaines qui, de façon presque simultanée à la parution du roman en France, furent mises sous presse par des maisons d’éditions mexicaines. Les éditeurs mexicains présentèrent l’œuvre sous différentes sortes de formats, en un seul volume et sous la forme de feuilletons publiés dans les quotidiens.
Le feuilleton
La version sous forme de feuilleton des Mystères de Paris fut publiée dans le journal El Siglo Diez y Nueve, à partir du 16 septembre 1845. Ignacio Cumplido, éditeur de ce journal, qui cherchait à s’attirer plus de lecteurs grâce à la publication d’une œuvre qui depuis sa parution à Paris, avait fait tant de bruit, décida d’apporter un attrait supplémentaire à son édition en y incluant des gravures. Il inaugura ainsi une caractéristique très originale de la publication des romans-feuilletons au Mexique. Pour illustrer ce roman, on fit appel au travail du graveur et éditeur catalan Rafael de Rafael et Vilá, qui, à cette date, travaillait pour le compte de l’entreprise de Cumplido.
C’est de cette façon que les lecteurs mexicains, qui n’avaient pas eu la chance d’acquérir des éditions étrangères originales avec les gravures, purent avoir entre leurs mains un ouvrage fait par les illustrateurs les plus représentatifs du moment. En dépit du fait que la remise des chapitres se faisait quotidiennement, le nombre de gravures fut considérablement réduit et le format choisi par l’illustrateur fut celui des types. Tous les trois ou quatre jours, la parution d’un chapitre comportait une gravure de chacun des personnages qui apparaissait dans le récit. Le lecteur put donc contempler les portraits du “Chourineur”, de la “Chouette”, de “Madame Pipelette”, de “Rodolphe”, de “Fleur de Marie” du “Tortillard” et de bien d’autres personnages du roman, et la vente massive fut due non seulement au texte mais aussi aux éléments graphiques.
La gravure ne fut pas toujours insérée à la même place. Parfois, elle se trouvait en début de chapitre, parfois, l’éditeur pouvait l’insérer au milieu de celui-ci. Le but recherché était d’inclure la représentation graphique du personnage au moment précis où celui apparaissait dans le texte, afin de donner au lecteur l’image du personnage sans lui permettre de donner libre cours à son imagination.
S’il est vrai queRafael de Rafael n’eut pas à faire de travail créateur pour ses compositions originales, il fut un habile reproducteur de la gravure et offrit les illustrations de la version française, ce qui fut une réussite du point de vue commercial. Si l’on fait la comparaison des gravures, on voit que l’édition de Gosselin qui circula partout au Mexique fut la source qui inspira le graveur catalan établi à Mexico. Dans ce cas particulier, le circuit France-Espagne-Mexique que nous avions pu observer pour d’autres œuvres, fut altéré, à cause du succès instantané de la version originale illustrée au Mexique. L’unique élément que Rafael de Rafael inclut dans ses gravures en plus de sa signature fut le mot “Mexique” afin d’indiquer que ces plaques avaient été réalisées dans ce pays.
“El Maestro de escuela” en El Siglo Diez y Nueve, 1845. Hemeroteca Nacional de México.
Mais cette trouvaille mise en pratique par Cumplido, qui consista à insérer des illustrations dans le roman-feuilleton, ne continua pas tout au long de la publication des Mystères, car après l’illustration de “Fleur de Marie dans la Maison de Campagne de Bouqueval ”, parue le 25 octobre, il n’y eut plus de gravures imprimées dans ce feuilleton. Ceci fut dû aux conflits qui éclatèrent de plus en plus fréquemment entre l’éditeur mexicain et le graveur catalan, ce qui fut la cause de leur séparation. Le reste des chapitres parut donc sans illustrations. Pourtant, l’intérêt des lecteurs ne diminua pas car la trame du roman les tenait en haleine et ils n’avaient nullement le désir d’interrompre leur lecture, bien que l’édition du Siglo Diez y Nueve cessa en décembre 1845. Les lecteurs des Mystères continuèrent de suivre le développement du roman dans le journal Memorial Histórico et ensuite dans le journal El Republicano, quotidiens édités par Cumplido. En ce sens, l’éditeur respectait son engagement envers ses abonnés afin de terminer la publication de l’œuvre de Sue.
Les livres
En ce qui concerne les éditions illustrées du roman complet, il en existe deux versions publiées dans les années qui suivirent la parution de l’œuvre d’Eugène Sue à Paris : l’édition d’Arévalo datant de 1845 et celle de Lara de 1851. Ces deux publications présentent quelques variantes que nous allons étudier en détail car ce sont celles qui apportent un caractère particulier aux versions mexicaines.
L’édition de Mariano Arévalo fut la première imprimée au Mexique. Il s’agit d’une édition beaucoup plus modeste que les éditions étrangères qui circulaient à Mexico. Elle se présentait en plusieurs tomes dans un format plus petit, in-18 , ce qui équivalait à 16 cm environ. Par contre, l’édition de Gosselin se présentait sur feuillet majeur (in-4) et celle de Lacrampe était d’un format plus petit en quart majeur (in-8)
Les illustrations étaient des lithographies selon le système d'estampage qui s’employait la plupart du temps à Mexico pour illustrer des livres. Il est certain qu’Arévalo cherchait à attirer un grand nombre d’acheteurs et prit soin que les illustrations fussent réalisées dans un atelier réputé pour embaucher de bons illustrateurs qui garantiraient la qualité des illustrations. Pour ce faire, il offrit le travail à l’atelier d’Ignacio Cumplido, qui tout récemment venait de s’associer avec Joseph Decaen, lithographe français, qui depuis qu’il s’était établi au Mexique, s’était distingué par l’excellente qualité de ses travaux et impressions lithographiques.
La personne chargée de passer sur la pierre lithographique les dessins des illustrateurs français fut Joaquín Heredia, lithographe qui avait reçu sa formation dans l’atelier de Decaen. Heredia était un bon dessinateur, possédant une ample expérience, qui avait travaillé pour d’autres éditions illustrées de romans étrangers, comme par exemple une édition d’El Ingenioso Hidalgo don Quijote de la Mancha imprimée par Cumplido et illustrée dans l’atelier de Decaen en 1841. Par conséquent, la commande de faire les illustrations des Mystères de Paris ne présentait pour lui aucune difficulté.
Étant donné que Mariano Arévalo venait à peine d’’installer son atelier de typographie, cette édition illustrée ne comporta pas beaucoup de gravures, et sur la couverture du livre, leur présence ne fut même pas mentionnée. Les estampes choisies furent celles qui représentaient les personnages principaux du roman, et de la même façon que pour les chapitres sous forme de feuilleton dans le journal El Siglo Diez y Nueve, les estampes furent insérées dans les chapitres où les personnages faisaient leur apparition. C’est ainsi que “Le Chourineur”, “Le Maître d’école”, “Fleur de Marie”, “Sara MacGregor”, “Louise Morel”, “Joyeuse”, “Ferrand”, “Cabrion” et bien d’autres personnages furent reproduits sous forme de lithographies.
Les illustrations furent techniquement recopiées de l’édition française de Gosselin et Heredia exploita au maximum les possibilités qui lui offrait la lithographie pour reproduire en détail les espaces, la texture et la richesse des tissus, et la précision des expressions de tristesse, de douceur ou de tragédie de chacun des acteurs du drame, selon le cas. Pour certaines impressions, l’aquarelle fut également utilisée afin de donner un plus grand effet visuel aux illustrations, qui étaient sans aucun doute destinées aux clients voulant acquérir une édition de luxe, comme il était coutume de le faire pour ce type d’impressions.
De la même façon que les impressions faites par Rafael de Rafael dans le journal El Siglo Diez y Nueve, l’illustrateur mexicain Joaquín Heredia concentra ses efforts à reproduire les types qui furent imprimés comme illustrations hors-texte, occupant ainsi tout l’espace disponible. Cependant, à l’inverse des éditions étrangères, des gravures ne furent pas insérées sur les feuillets contenant le texte, et en conséquence les illustrations si riches dans les éditions françaises et espagnoles, furent considérablement réduites dans l’édition d’Arévalo. L’unique exemplaire retrouvé jusqu’à présent, où fut reproduite une des si nombreuses scènes qui ornaient l’édition servant de modèle, fut “La scène de la laitière” où la veuve se jette sur Fleur de Marie pour essayer de découvrir l’assassin de son mari.
“La escena de la lechera” en Los Misterios de París, 1845. Biblioteca Nacional de México.
Toutefois, ce manque apparent d’images fut pallié par l’illustrateur qui introduisit la richesse iconographique des estampes, et il sut travailler les expressions et les contrastes de lumière, de sorte que dans l’estampe qui représente le personnage de Louise Morel qui enterre son fils, il reproduit à travers le paysage tout le drame et la désolation de la scène. Ce procédé renforcé parfois par une illustration peinte à l’aquarelle, comme nous l’avons souligné plus haut, fut utilisé dans la plus grande partie des illustrations. Le lecteur bénéficiait donc des représentations offertes par les illustrations pour agrémenter sa lecture, estampes auxquelles il pouvait sans cesse retourner pour compléter son imagination au fur et à mesure qu’il avançait dans la lecture du texte.
L’autre édition illustrée qui fut publiée à Mexico peu après la version originale, fut celle de Lara en 1851. La couverture annonçait que cette édition comprenait “dix-huit estampes magnifiques”. Nous ignorons le nom de l’illustrateur, mais certaines estampes portent la signature de Reynaldo, qui à cette date, avait réalisé quelques travaux pour les revues illustrées imprimées à cette époque, comme par exemple La Ilustración Mexicana. Les illustrations furent imprimées dans l’atelier de Cabrera et d’Hipólito Salazar, ce dernier était connu de Lara car à partir des années quarante, date à laquelle Salazar avait établi son atelier de lithographie, ces deux éditeurs avaient réalisé d’intéressants projets, dont l’un des plus remarquables fut l’édition de Paul et Virginie en 1843, autre roman abondamment illustré qui connut un énorme succès en France comme au Mexique.
De même que dans l’édition d’Arévalo, on ne s’occupa que des types et le corps du texte ne comporta pas de gravures. Les 18 “magnifiques estampes ” furent reproduites sous forme de lithographies sur des feuillets sans texte, mais elles eurent un plus grand impact visuel car l’édition du livre fut faite sur un format in-4. Le nombre des personnages représentés sur les lithographies fut limité, si l’on tient compte du fait que l’œuvre comporte 633 pages, et qu’il avait fallu quatre tomes pour publier les versions antérieures. Toutefois, les personnages principaux défilèrent sous les yeux des lecteurs qui voulaient contempler les portraits des héros et héroïnes comme celui des malfrats responsables de leurs infortunes. Il ne manqua pas le portrait de “Rodolphe”, “Fleur de Marie”, “Le Notaire Ferrand”, “La Chouette”, “Madame Pipelette”, “Le Chourineur”, “Le Maître d’école ” et bien d’autres encore.
Si dans la version d’Arévalo et dans le feuilleton du El Siglo Diez y Nueve, ne figurait aucune représentation des personnages féminins des bas-fonds, à l’exception de “La Chouette”, en cette occasion apparut le personnel féminin de la pègre comme “La Louve”, cette jeune fille qui connut Fleur de Marie en prison et qui la sauva de la noyade lorsqu’elle se jeta dans la Seine. L’illustration rend fidèlement la nature sauvage de la jeune fille et le tatouage qu’elle porte au bras, signe indéniable de son appartenance au monde des bas-fonds. Ces portraits qui offrent un contraste notoire avec le reste des illustrations qui dépeignaient les personnages féminins, ne sont pas vulgaires, car l’idée sous-jacente laisse entrevoir que les plus jeunes notamment pourraient être sauvées. En revanche, “La veuve du justicier”, qui était une femme d’âge mûr, servait à représenter le degré d’abandon, de pauvreté et de dégradation qui était le lot d’une grande partie de la population des banlieues parisiennes.
Dans cet ouvrage furent placées deux scènes, l’une pour illustrer “L’entrevue de Rodolphe et de Sara ” et l’autre “La mort de Fleur de Marie”, événement sur laquelle se terminait le roman. Le choix de ces deux gravures aux moments culminants de la trame qui soulignait le message moralisateur de l’œuvre, montre la volonté de l’éditeur et de l’illustrateur de mettre au premier plan ce personnage au moyen de l’interprétation graphique de ces moments cruciaux qu’Eugène Sue avait décrits avec tant de détails et de sensibilité. Du fait que le texte était extrêmement détaillé, les illustrateurs voulaient également profiter de cette occasion pour trouver le pendant des descriptions dans leur art graphique. Cette recherche dans les détails, comme nous l’avons signalé, s’adaptait bien à la technique de la lithographie.
“Muerte de Flor de María” en Los Misterios de París, 1851. Biblioteca de la Universidad Iberoamericana. México.
Image des quartiers pauvres de Paris pour les lecteurs mexicains
Comme nous l’avons dit tout au long de cet exposé, les illustrations insérées dans les versions illustrées publiées au Mexique, furent prises directement des éditions françaises. Le circuit France-Espagne-Mexique, que nous avions pu observer dans le cas d’autres publications contemporaines, fut alors interrompu. Ceci est dû au fait que l’édition française apparut au Mexique presque en même temps que la parution du livre à Paris. Les Mystères de Paris furent mis en vente en langue française dans notre pays. En conséquence, les gravures de la version originale furent amplement diffusées au Mexique.
Cependant, les caractéristiques techniques du pays ne permettaient pas que les éditions illustrées faites au Mexique fussent aussi parfaites que celles de Gosselin. Le manque d’expérience en gravure en fut la cause principale et ne permit que fussent insérées des gravure en tête de page, des vignettes au milieu du texte et des culs-de-lampe se référant à la trame du roman. Pour mener à bien ce genre de travail, il aurait fallu trouver des graveurs experts. La seule technique qui pouvait se substituer à la gravure pour illustrer les œuvres littéraires était la lithographie. On se servit donc de la technique de l’estampe qui en dans une certaine mesure donna l’image des bas-fonds parisiens et de ses habitants aux lecteurs mexicains par le biais des éditions imprimées dans le pays.
Le fait d’inclure une illustration lithographique en pleine page, où étaient représentés les personnages principaux, laissait au lecteur la possibilité de reconstruire les espaces et les scènes selon les descriptions données par l’auteur. Par ailleurs, la sélection des personnages fut faite par les éditeurs, ce qui expliqua que le choix des personnages ne fut pas toujours le même pour chaque maison d’édition, certaines donnant la préférence à certains héros, comme ce fut le cas de l’édition faite par Lara, qui préféra donner plus de présence aux personnages féminins, pour la plupart vertueux, laissant au second plan les personnages masculins, car il pensait que ce choix plairait davantage à ses lectrices.
Toutefois, les scènes qui figurèrent dans les lithographies ne peignaient pas les bas-fonds parisiens, et ne montraient pas d’actes vils. Il semblait que pour défier les détracteurs du roman, qui affirmaient que ce roman ne parlait que de vices, de corruption et d’instincts pervers, les éditeurs voulurent délibérément ne pas laisser l’impression dominante de ce monde sordide et dépravé en le représentant graphiquement. C’est pour cette raison que nous remarquons une préférence pour des illustrations moins violentes, comme la scène de la laitière, qui correspondait aux scènes de disputes fréquentes que l’on pourrait observer dans n’importe quel village et qui n’allaient jamais jusqu’à prendre une tournure violente.
Les illustrations des éditions mexicaines furent donc méticuleusement choisies dans le but de soigner l’impression qu’elles voulaient transmettre. Il semblait aux illustrateurs et aux graveurs que l’image de la ville lumière à laquelle font sans cesse allusion les écrivains contemporains et qui représentait l’idéal à suivre, seraient dénaturée si on représentait graphiquement les banlieues sordides de Paris. Il est vrai qu’Eugène Sue, par ses descriptions, fit connaître aux lecteurs des mondes dont personne ne soupçonnait l’existence. Quant aux éditeurs et illustrateurs mexicains, conscients de l’impact qu’aurait ce genre d’illustration sur les lecteurs, ils décidèrent de ne pas reproduire les quartiers sordides et choisirent de montrer un Paris plus aseptisé, répondant à leurs idéaux.
(Institut Mora)