Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale

Mystères de papier mâché. Montréal selon Hector Berthelot

Table des matières

MARIE-ASTRID CHARLIER

D’abord paru en feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881, sous le pseudonyme de Ladébauche, à la fois auteur et narrateur de ce « roman de mœurs », Les Mystères de Montréal d’Hector Berthelot1 se présente ainsi, d’emblée, comme écriture parodique et satirique. Le lecteur s’attend d’une part à voir transporter dans la veine romanesque la langue et les facéties de ce célèbre personnage de journal, Baptiste Ladébauche2, d’autre part à lire une forme de réécriture, voire de pastiche, des Mystères de Paris d’Eugène Sue, paru trente-sept ans plus tôt. En ce qui concerne la première attente, le lecteur n’est pas déçu : entre autres exemples, le discours amoureux de l’héroïne, Ursule, est prononcé au rythme que les mâchouillements de sa « gomme » imposent à son organe vocal pendant que « [d]es vents » donnent du tempo à son « estomac »3 ; en guise de signe de reconnaissance de l’enfant substitué, touchant à la problématique identitaire, un tatouage, représentant « un castor » en train de ronger « une feuille d’érable » au-dessus duquel sont inscrits les mots « travail et concorde » – que l’identité canadienne française se le tienne pour dit – ; l’amoureux éconduit, Cléophas, « conducteur de petits chars », passera quant à lui tout un chapitre à s’interroger sur la bonne manière de se suicider4, envisageant différentes techniques apprises à la lecture des romans de « Tronçon du Poitrail [contrepèterie bien connue à l’époque], d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas ». Sur le mode parodique, par la mention de ces trois auteurs français, Berthelot fait entrer son roman dans un système intertextuel, voire intergénérique, qui déborde les mystères urbains à proprement parler pour désigner le roman populaire. D’où une interrogation sur la deuxième attente du lecteur. Qu’en est-il du rapport des Mystères de Montréal à ce que l’on peut considérer comme la matrice du genre – dans l’acception large du terme –, Les Mystères de Paris d’Eugène Sue? Le titre « Mystères + nom de ville » serait-il surtout publicitaire quand le roman, lui, dialoguerait de façon plus globale avec la poétique feuilletonnesque et le roman populaire ? On peut d’abord le penser dans la mesure où l’intrigue outre les traits du roman-feuilleton : retournements de situation, suspense, travestissements, crimes, etc., qui sont également des caractéristiques définitoires des mystères mais alors accompagnées de revendication sociale, de « moment[s] panoramique[s] » pour parler avec Judith Lyon-Caen5, d’exploration urbaine grâce au motif de la catabase notamment, etc. Or il n’en est rien, ou pas grand chose, a priori, dans le texte de Berthelot. Celui-ci s’en tient à la description de quelques petits métiers : conducteur de petits chars, on l’a dit, crieur de journaux avec le « petit Pite », ou encore cordonnier avec Bénoni qui « s’échine à travailler depuis sept heures du matin jusqu’à six heures du soir pour ramasser quelques coppes »6. Quant à l’exploration urbaine, elle semble se réduire à une multitude de noms de rues ou de quartiers : aucun lieu interlope n’est décrit, aucune scène ne se déroule dans un équivalent montréalais du « tapis-franc », aucun va-et-vient transgressif dans l’espace urbain dont la représentation semble davantage obéir au principe de reconnaissance du lecteur, c’est-à-dire à l’illusion référentielle, qu’à une véritable pensée de la ville moderne et ses diverses implications : sociale, culturelle, historique. En ce sens, Gilles Marcotte tranche : « D’une certaine façon, Montréal se suffit à elle-même ; on n’y arrive pas, on y vit, on y est immergé, sans aucun souvenir ou nostalgie de quelque autre lieu »7 – on pourrait alors parler d’un lieu sans qualité. Pourtant, cet engluement dans une ville sans horizon ni dialectique centre/périphérie ne signifie pas pour autant qu’il ne dit rien d’autre que sa platitude et que l’espace urbain n’est pas pensé autrement que comme accroche référentielle. Car si l’action se situe sans conteste dans la veine feuilletonnesque, les descriptions des personnages, de leurs métiers et de leurs rythmes ordinaires ainsi que la fréquence des noms de lieux et les différents trajets qui l’expliquent relèvent davantage, semble-t-il, d’une parodie de l’esthétique réaliste ou naturaliste, à la manière d’un Henri Céard dans Une belle journée, publié à peu près à la même époque en France, en 1881. Or pourquoi une parodie de la veine réaliste viendrait-elle nuancer l’idée selon laquelle l’espace et le temps urbains ne sont pas véritablement pensés dans le roman de Berthelot ? Surtout, en quoi cette veine réaliste ou naturaliste, parodiée, permet-elle de penser un rapport plus complexe qu’il n’y paraît entre Les Mystères de Montréal et le texte d’Eugène Sue ? Il semble, en effet, y avoir contradiction dans les termes, du moins, contradiction dans les poétiques. Si la ville est en quelque sorte un des supports narratifs principaux de la dramatisation de la vie quotidienne dans Les Mystères de Paris, chez Berthelot, elle est au contraire le lieu de l’insignifiance, de l’écoulement des heures, de sorte qu’elle est comme désolidarisée de l’action. Ainsi, un des points nodaux du dialogue entre le texte matriciel et celui de l’écrivain québécois consiste, il me semble, en une temporalisation de la problématique de la ville : plus qu’un espace tour à tour objet de la représentation, sujet de l’intrigue, adjuvant ou opposant, etc., comme l’est Paris selon Sue, Montréal est surtout du temps, des rythmes modernes, des cycles. En d’autres termes, au lien de nécessité entre l’espace urbain et les multiples rebondissements, travestissements, crimes, etc., établi par Sue, Berthelot substitue une relation de juxtaposition. En effet, à partir d’une ville qui n’offre rien de bien mystérieux, une « ville sans trésor » pour reprendre le titre d’un article de Micheline Cambron8, le texte de Berthelot joue de la juxtaposition entre d’une part un tempo urbain infra-événementiel et, à la lettre, in-signifiant, sur lequel repose cependant l’illusion référentielle, et, d’autre part, des schèmes narratifs appartenant à la poétique feuilletonnesque et à des textes préexistants ou contemporains qui mettent en branle un jeu de référence intertextuelle et intergénérique. Autrement dit, Berthelot construit un Montréal de papier mâché dont la trame, intertextuelle, engage le fameux « plaisir du texte » décrit par Roland Barthes tandis que sous les événements, sous les mystères à proprement parler, l’écrivain fait porter par quelques « boules de gomme » le sentiment du temps, étale, étiré, objet d’une ironie inquiète. Au confluent de ces deux façons de « mâchouiller », se tient en sourdine, on le verra, la question éminemment problématique de la reconnaissance identitaire.

« Elle était belle, par juxtaposition »

De façon ironique, cette phrase extraite d’Eugénie Grandet, caractérisant le personnage éponyme, pourrait aussi bien désigner le Montréal de Berthelot. On pourrait encore le dire ainsi, avec la formule de Jacques Dürrenmatt : « Bien coupé[e], mal cousu[e] »9, si tant est qu’on compare ces mystères montréalaisau Paris d’Eugène Sue. Car, chez Berthelot, la représentation de l’espace urbain et de l’urbanité n’est pas placée sous le signe de la circulation et de la couture ; elle est plutôt construite selon un mouvement de succession / juxtaposition qui relève davantage de la découpe10. L’espace diégétique est en effet limité, borné aux frontières de la ville ou à son immédiate périphérie ; on n’en sort que très peu, on y flâne guère et les personnages l’habitent essentiellement de deux façons : soit ils sont repliés dans leur intérieur, tantôt cachés, tantôt occupés à tuer le temps, soit ils courent au-devant des aventures sans que les lieux traversés ou les points de départ et d’arrivée soient véritablement nécessaires, ou tout au moins significatifs. On l’a dit, les noms de rues, de quartiers, certaines enseignes comme « chez Boivin » ou « chez Beauvais » semblent surtout participer de l’illusion référentielle et de l’ancrage de la diégèse dans le présent immédiat et l’actualité du lecteur. Par exemple, lorsque le comte et la comtesse de Bouctouche prennent la route, de nuit, pour échapper à Caraquette, « l’homme au chapeau de castor gris », leur fuite est précisément notée, à la manière d’un carnet de voyage : « La voiture suivit les rues Sherbrooke et St Laurent et passa à travers le village St Jean-Baptiste. […] Une dizaine de minutes plus tard l’équipage du comte était sur le chemin de Sault. L’équipage du comte de Bouctouche se lança ensuite sur la route de Ste Rose11. » Le trajet semble décrit pour lui-même, sans autre fonction que d’établir une sorte de cartographie familière pour le lecteur. Pourtant, un bref paragraphe introduit un effet de décrochage ironique : « Le comte sortit sa blague et chargea sa pipe d’écume “cernée” avec laquelle il tira quelques touches pour opérer une diversion à l’ennui de la route12. » Alors que l’on se situe dans le contexte d’une course poursuite, le comte, traqué par Caraquette, s’ennuie, et il s’ennuie à ce point qu’il éprouve le besoin de faire « diversion », c’est-à-dire de changer de route au moins intérieurement. On peut interpréter cela de trois manières complémentaires : le comte peut d’abord, assez simplement, représenter le lecteur, lassé de cette énumération quelque peu lénifiante de noms de lieux ; surtout, par son intermédiaire, Berthelot introduit une dimension parodique dans la mesure où il met en évidence, en l’outrant, ce que la notation référentielle, particulièrement utilisée dans le roman dit « réaliste », peut avoir de rébarbatif. Mais cet effet parodique est immédiatement compensé, désamorcé, par une sorte d’inquiétude portée sur l’écriture, et, de fait, sur la possibilité d’écrire des mystères à la façon de Sue : nous sommes dans un contexte, donc, de poursuite, au potentiel éminemment dramatique, et nous sommes ici au début de la première partie du roman, au chapitre III précisément, censé installer les tenants, sans les aboutissants, de l’aventure. Pourtant, qu’y fait-on ? On s’ennuie ferme et on fume pour tenter d’oublier. C’est dire le doute jeté sur la possibilité de l’événement, contrecarré ici, et avec lui, sur l’espace comme support des mystères, du suspense, des rebondissements. Aussi, ailleurs dans le roman, la veine feuilletonnesque, qu’il ne s’agit pas de minimiser, n’en paraît-elle que plus artificielle, ou, pour employer un adjectif qui ne soit pas péjorativement connoté, plus littéraire. En effet, les multiples événements et rebondissements qui jalonnent le roman semblent en quelque sorte coupés du lieu dans lequel ils se déroulent et bien plus issus de la littérature que d’une situation propre à la grande ville québécoise de 1879. Événements de papier, là encore. D’ailleurs, c’est un des sens de la grande scène significativement placée dans le prologue, au chapitre IV, la scène, donc, qui campe Cléophas en suicidaire velléitaire et…littéraire – puisque ce sont les textes de « Tronçon du Poitrail, d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas », on l’a dit, qui en sont l’autorité. Autrement dit, c’est notre hypothèse, ce chapitre a pour fonction de montrer le laboratoire narratif des Mystères de Montréal, la fabrique de l’événement, soit, en l’occurrence, des événements montés en épingle, l’épingle qui tente de coudre différentes références littéraires. En ce sens, le roman de Berthelot semble bien obéir à une poétique de la juxtaposition puisque d’une part « mystères » et « Montréal » ne sont pas aussi liés que le titre Mystères de Montréal, avec complément du nom, le laisse d’abord penser, d’autre part, la ville elle-même, par l’intermédiaire des trajets ou des stations des personnages, est découpée : pas de point de vue panoramique, pas d’effets de contraste entre centre et marge(s), pas de mouvement métaphorique vertical, c’est-à-dire pas de plongée dans les bas-fonds ; découpée, donc, au sens où chaque lieu, rue, place, appartement, etc., n’est pas pensé ou représenté à l’échelle de la ville dans son ensemble, ni topographiquement, ni symboliquement ; chacun des lieux, donc, est autonome à l’échelle de la diégèse.

Le leitmotiv des rideaux, avec les volets pour variation, participe également, bien qu’indirectement, de cette poétique de la juxtaposition. Le seul effet de contraste spatial du roman concerne la dialectique dedans/dehors, intérieur/extérieur, portée par ces rideaux que l’on tire ou que l’on ouvre, derrière lesquels se cache le comte de Bouctouche ou à travers lesquels il épie Caraquette. La première description de la maison du comte insiste sur son isolement : « Les volets de chaque fenêtre du rez-de-chaussée étaient continuellement fermés et à part les fournisseurs ordinaires de la maison, il était rare de voir frapper quelqu’un à la porte13. » Une page plus loin, le narrateur exhibe son omniscience pour en quelque sorte ouvrir les volets et lever le voile sur le mystère de cet espace fermé au regard du lecteur : « Entrons, maintenant, dans la maison du comte de Bouctouche et voyons un peu ce qui s’y passe14. » Passer le seuil de la demeure, voir l’intimité et l’intérieur des personnages sont donc objets de suspense puis de dévoilement quand l’extérieur, les rues, les lieux publics sont, eux, d’une limpidité qui peut déconcerter le lecteur de « mystères ». À Montréal, en tant que lieu à proprement parler, rien à « saisir, décrire [ni] déchiffrer » ; des rideaux ou des volets, tout au plus, sont à tirer ou à ouvrir sur la sphère domestique, mais fermés, semble-t-il, à toute problématique urbaine, dans le sens spatial du terme.

Car si Montréal selon Berthelot est cette ville « bien coupée, mal cousue », « belle, par juxtaposition » – et il faut entendre ici une antiphrase –, c’est qu’elle est bien plus le lieu du temps, pensé et figuré, qu’un espace à proprement parler. En effet, à Montréal, se joue le rapport du temps moderne à la grande ville, c’est-à-dire la façon d’y habiter temporellement, rythmiquement aussi.

Gomme, horloges, journaux : le temps mâché

La présence massive des marqueurs de temps et plus précisément des notations d’horaires dans le roman de Berthelot est une de ses caractéristiques principales et immédiatement visibles. Une rapide recherche d’occurrences du mot « heures » confirme cette impression de lecture puisque l’on n’en trouve pas moins d’une quarantaine pour un texte somme toute assez court – 126 pages pour l’édition utilisée – ; l’expression la plus récurrente étant : « Vers [X] heures… ». Et encore s’agit-il du seul terme « heures » – il y a beaucoup de minutes, voire de secondes, comptées, comptables, dans le roman, représentées par « le tic-tac monotone15 » des horloges. D’autres motifs ont également une fonction d’ordre temporel, notamment la fameuse « gomme » et les multiples mentions de journaux – qu’ils soient lus, cités, vendus, qu’ils servent d’éventail ou qu’ils sauvent le postérieur d’Ursule : « Une balle s’amortit dans cinq ou six copies du Nord et du Nouveau Monde que la jeune fille avait placés [sic] sous sa jupe afin de produire une apparence swell dans son arrière-train, comme les dames de la ville16. » Au-delà de la dimension clairement satirique, du moins humoristique de ce passage – Le Nord et Le Nouveau Monde sont bons pour se loger sur l’arrière-train des demoiselles –, il signifie, à la lettre, que le journal vient empêcher l’événement et joue dans le sens de l’imminence contrecarrée, du type : « un tas de journaux de moins, et la balle la touchait ». Le journal, en somme, amortit d’une part le jaillissement de l’événement au niveau de l’histoire, d’autre part les tirs spectaculaires du feuilletonnesque au niveau du récit. Sur le mode humoristique, Berthelot fait donc de l’objet journal un marqueur de temps quotidien et de rythme ordinaire. Aussi participe-t-il au désamorçage de la scène d’ouverture du roman que Berthelot construit comme une reprise de la scène topique de la « reverdie ». On est en mai, les moineaux piaillent, Ursule, telle Ève, « entre dans cet Eden17 » dit le texte ; mais la jeune fille tient également de la Vierge si l’on rappelle que mai est le mois de Marie. L’image d’Épinal s’effondre cependant lorsqu’Ursule, successivement, sue « à grosses gouttes », ouvre « un numéro du Nouveau Monde » « en guise d’éventail » et « ôt[e] de sa bouche la gomme qu’elle mâchouillait avec mélancolie », tout cela au son de « la cloche de St-Jacques » à laquelle se mêle « la voix agaçante » des « soufflets à vapeur18 ». Ces derniers, le journal et la gomme constituent ici le trio, ou la trinité – puisque nous sommes en contexte édénique –, du monde moderne, du décor amoureux de 1879, et incarnent donc la Chute de cette nouvelle Ève aux mâchoires mélancoliques. Autant dire que d’emblée, Berthelot montre au lecteur qu’il va s’agir surtout de rythmes dans ses « Mystères » : rythme périodique de la presse, rythmes du travail, et finalement, comme s’il envahissait même le domaine intime, rythme amoureux « bovinement » connoté, si l’on peut dire, avec cette gomme qui accompagne chaque rencontre d’Ursule et Bénoni.

D’ailleurs, la part sentimentale de l’intrigue, développée dans le prologue, repose sur un décalage rythmique entre Bénoni et son rival, le conducteur de petits chars, Cléophas. Celui-ci a déjà profité du dimanche précédent pour conduire Ursule au « rond du Village St-Jean-Baptiste » ; puis, lors de la scène initiale, dans cet Eden dégradé, Cléophas peut aborder la jeune fille quand la pause « lunch » du cordonnier est terminée : à « une heure », « les sifflets à vapeur » battent le rappel des ouvriers19. Le travail des uns fait l’occasion des autres, en somme. Et la description des différents emplois du temps des personnages est récurrente dans le roman qui introduit puis scelle une logique du jour et de la semaine, c’est-à-dire une temporalité périodique sur laquelle, malgré les événements, fonctionne le temps de l’intrigue. Le petit Pite, il « vous gagne ses trente cents par jour en vendant des Patrie, des Nouveau-Monde et des Courrier de Montréal. Le samedi, la vente du [Vrai] Canard lui rapporte au moins quatre chelins20. » Plus qu’un clin d’œil référentiel, la mention du Vrai Canard, l’hebdomadaire même qui publie Les Mystères de Montréal en feuilleton, fait entrer le lecteur et le temps de lecture dans le rythme même de l’histoire représentée. Plus qu’un nom, Le Vrai Canard, dans cet exemple, est du rythme, un rythme périodique porté par le support journalistique qui fonctionne comme paradigme du temps urbain moderne. À côté des aventures rocambolesques, le lecteur mâche aussi son propre tempo dans Les Mystères de Montréal, Le Canard lui étant en quelque sorte vendu, le samedi, par le personnage fictif de Ti-Pite. D’ailleurs, même la substitution opérée par Cléophas et le comte de Bouctouche, visant à faire passer le petit crieur de journaux pour le fils de ce dernier, n’aura en rien changé le quotidien du jeune garçon. Dès la deuxième partie, Ti-Pite, après s’être enfui du collège Ste-Thérèse, « traîn[e] les rues de Montréal et « gagn[e à nouveau] sa vie à vendre des Star, des Patrie et des Courrier de Montréal21 ». À Montréal, aucun événement ne peut véritablement changer le cours ou la logique des choses.

Car si le temps est bien mâchouillé, remâché, par les personnages, il l’est également, de fait, par le récit. Aussi, toujours sur le mode parodique, Berthelot met-il en évidence ce côté trop palpable des signes du temps. Alors que le comte et la comtesse de Bouctouche sont au chevet de leur fils mourant, le narrateur accélère, une fois n’est pas coutume, sa dernière heure : « Bref, l’agonie arriva et le vicomte creva22. » Son père « s’enferm[e alors] dans sa bibliothèque et y pass[e] cinq ou six heures23 ». « Le lendemain matin, il [part] pour Montréal par le train de sept heures24. » Cinq ou six heures dans la bibliothèque, train de sept heures le lendemain, Berthelot s’amuse ici à faire de la notation temporelle un jeu sur le signifiant : cinq, six, sept. Indication de durée et horaire sont ici réduits à une suite numérique ; il ne s’agit donc même plus du fameux « effet de réel » défini par Roland Barthes comme collusion entre un signifiant et un référent. Quand il ne reste plus qu’à compter ou mâcher le temps pour habiter les heures, le temps « monumental » de Ricœur25 le cède au jeu linguistique, et les mots pour le dire aux chiffres pour le passer. On peut aller plus loin encore en s’intéressant au décor planté autour de ce jeu de chiffres : de la bibliothèque au train, le changement d’espace est en quelque sorte artificiel, vain, dans la mesure où de l’une à l’autre, on ne sort pas des rails du quotidien, de l’emploi du temps, de la logique horaire. Or cela rejoint deux hypothèses développées dans le premier moment de cette analyse, concernant l’espace urbain et le doute jeté sur la possibilité d’écrire des mystères de Montréal qui soient l’équivalent du Paris de Sue. Tous les lieux du roman, de la maison à la rue, de l’hôtel au train ou à la voiture, obéissent au temps moderne urbain, un temps étale que l’on mâche en le comptant : tic-tac, suite numérique, gomme, rythmes quotidien ou tout au plus hebdomadaire, rythme des repas, etc. Cet à-plat temporel semble finalement empêcher toute dynamique spatiale comparable à celle du roman d’Eugène Sue. S’il y a juxtaposition des différents espaces urbains chez Berthelot, le travail sur la temporalité, lui, a pour fonction d’en établir la continuité. D’une certaine manière, la représentation rythmique du temps, envahissant tous les lieux, fait obstacle à celle d’une ville en mouvement ; le temps en quelque sorte, gomme et mange les espaces. À la fois ironique et inquiète, cette poétique du temps explique que Berthelot en appelle à la littérature et ses « Tronçon du Poitrail » pour fabriquer, au sens artisanal du terme, ses « mystères » car sans cela, et le texte le dit en creux, Montréal ne peut être le terrain que de boules de gommes, quand bien même celles-ci sont mâchées en cadence. Cependant, et c’est ce que je vais tenter de montrer maintenant, on peut se demander si finalement Berthelot ne double pas cette représentation de la grande ville québécoise de 1879 d’une forme de « défense et illustration », touchant à la question de la reconnaissance et à la problématique identitaire.

Histoire de papier(s), malles immobiles

Contrairement à ce que fera Auguste Fortier en 1893, avec ses Mystères de Montréal, significativement sous-titré « roman canadien », Berthelot ne creuse pas d’arrière-plan historique, ni même mémoriel, dans son « roman de mœurs », du moins pas a priori. Montréal n’existe qu’au présent, un présent immédiat, itératif ou cyclique, et comme éternel, par l’intermédiaire de cette prédominance du quotidien comme mode à la fois de saisie, d’expérience et de sentiment du temps. On l’a dit, la poétique feuilletonnesque qui commande à l’action crée des événements de papier dans la mesure où Berthelot exhibe leur origine littéraire : c’est le cas de la scène du suicide manqué dont les pères sont cités, c’est plus globalement le cas de certains schèmes narratifs qui empruntent ici au roman judiciaire, avec la scène de procès qui suit le duel de Bénoni et Cléophas, là au roman policier dont Caraquette représenterait la figure du détective, traquant les indices, faisant tomber les masques, etc. Outre ces références contemporaines, Berthelot emprunte à la littérature médiévale avec la scène de la « reverdie », on l’a vu, plus précisément encore au Perceval de Chrétien de Troyes quand il utilise l’image du sang sur la neige à propos du cadavre de Cléophas caché par Bénoni, à L’Odyssée lorsqu’il désigne « l’aurore avec ses doigts de rose », etc. En somme, avec ses Mystères de Montréal, Berthelot semble réfléchir le roman contemporain, français notamment, et, au-delà, la tradition littéraire occidentale qui littéralement font l’intrigue. Là où, du point de vue de la référence historique, Montréal est sans passé, le roman, lui, est précisément le fruit d’un jeu intertextuel et intergénérique qui vient en quelque sorte offrir à la ville une histoire de papier, une histoire livresque. En d’autres termes, sur la carte de Montréal, Berthelot dépose certains lieux communs de la littérature. Or ceci peut être interprété selon trois perspectives : historique, littéraire et, dans une certaine mesure, anthropologique.

D’abord et de façon assez visible, Montréal semble ainsi la même malgré les événements dont elle est le théâtre ; elle ne change pas, elle dure ; paradoxalement, l’immersion des personnages dans son présent à la fois immédiat et cyclique fait signe, certes, vers la modernité, la façon d’habiter une ville moderne, en synchronie, mais elle porte en creux la représentation d’une ville archaïque, ayant trait à l’origine. En effet, le temps quotidien se caractérise par le « déjà-là », par une forme de « avoir toujours été là » qui se déroule donc sur toute la chaîne diachronique. La permanence l’emporte ainsi sur la rupture qu’aucun événement de la diégèse ne parvient à atteindre. Par le prisme du quotidien, le Montréal de Berthelot peut alors constituer un socle identitaire, national, historique, quand bien même cela passe par le mode parodique, quand bien même, donc, ce socle soit finalement synonyme d’engluement – comme le montre la scène d’ouverture, dans l’Eden dégradé. Liée à la question de l’identité nationale, celle de l’identité littéraire.

En transportant dans son propre texte des schèmes narratifs, des allusions, des citations, etc., Berthelot engage son roman dans le circuit de l’intertextualité qui caractérise certes tout texte – on peut rappeler la formule de Julien Gracq : « tout livre pousse sur d’autres livres ». Toutefois, dans le contexte « mystères », il s’agit aussi, et c’est là sa spécificité en tant que premier objet littéraire transnational, de faire voyager les textes au sens presque littéral du terme. Or en plaquant ainsi sur Montréal certains des lieux communs de la littérature avec, à l’horizon du titre du roman, la matrice des Mystères de Paris, c’est-à-dire en désolidarisant l’espace de l’action grâce à une poétique de la juxtaposition, Berthelot semble dresser ce constat mi-amusé mi-inquiet : Paris, Montréal, qu’importe. Baudelaire l’avait dit à sa façon : « Amer savoir, celui qu’on tire du voyage ! / Le monde, monotone et petit, aujourd’hui, / Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image : un oasis d’horreur dans un désert d’ennui ! / Faut-il partir ? rester ? Si tu peux rester, reste ; / Pars s’il le faut […] ». Sur le mode parodique toujours, un Montréal sans qualité d’une part, une histoire de papier d’autre part, disent ensemble que travestissements, crimes, substitution d’enfant, enquête policière, bref, que tout récit est fabrication littéraire, intertextuelle, voyage des textes en somme, que ce soit à Paris, Montréal, ou ailleurs – peu importe le lieu, seule compte la circulation. Aussi Berthelot engage-t-il une réflexion d’ordre anthropologique sur le statut et la fonction de l’histoire, ou des histoires, c’est-à-dire sur la fiction plus globalement.

En montrant ainsi les rouages de la représentation, Berthelot non seulement mâche son propre papier mais souligne, exhibe, ses « mâchouillements ». C’est en quelque sorte littérariser l’étymologie même du mot « texte », tissu, en tenant le fil blanc de l’intrigue d’une main, l’épingle de l’autre. C’est donc constater, voire défendre, ce que Marc Angenot a appelé « le romanesque généralisé »26, ou ce que Roland Barthes écrivait avant lui sur « l’impossibilité de vivre hors du texte infini27. » On peut donc penser, et ce sera mon hypothèse finale, que par rapport au texte de Sue, Berthelot opère un déplacement de support. En effet, dès le titre – « Mystères + nom de ville » –, l’espace est désigné comme support principal de l’action, donc, du roman. Or Berthelot confisque à la ville ce statut et cette fonction pour les faire porter par du papier, le papier (du) journal, premier support de publication du texte. Or que représente ce papier ? Un temps à la fois itératif, c’est son versant périodique, et éphémère par son objet, l’actualité, parfois, souvent, montée en épingle elle aussi – par où l’on voit la correspondance entre le fonctionnement temporel du roman et celui de son support. De Paris à Montréal, de 1842 à 1879, on passe donc d’une mise en texte du social à une mise en texte des textes – impossible, en effet, avec Berthelot, de vivre hors du texte infini –, d’une ville labyrinthique qu’il s’agit d’explorer pour la déchiffrer à une ville dont les lieux et la part de différence sont mangés et gommés par le quotidien. Le support, qui est aussi l’enjeu ou l’objet des « mystères », n’est donc plus externe, tourné vers le réel : saisir la grande ville, mais replié sur sa sphère domestique, un peu comme le comte de Bouctouche derrière ses rideaux, à savoir tout ce qui est de l’ordre du papier : textes, lettres, etc., pour raconter des histoires dont le journal constitue le paradigme et sert de courroie de transmission. À cet égard, le dévoilement du nœud de l’intrigue est significatif, quand Caraquette découvre que l’héritier de Calix de Saint-Simon, le vicomte de Bouctouche, porte ce fameux tatouage représentant un castor, tatouage qui lui permettra de reconnaître l’enfant. Ceci, Caraquette l’apprend de la main même de Calix de Saint-Simon : « Il ouvrit une de ses malles et en sortit une boîte en fer blanc fermée avec un cadenas à secret. Il ouvrit la boîte de fer blanc et en tira une liasse de papiers qu’il jeta sur la table. Il trouva dans la liasse une lettre portant, dans la cire noire avec laquelle elle était cachetée, le sceau armorié de M. de St-Simon28. » On remarque d’abord que « la liasse de papiers » qui contient la fameuse lettre est à l’intérieur d’une des « malles » de Caraquette, alors logé à « l’Hôtel du Canada », « chambre N°86 » ; liasse associée au voyage puisqu’elle a en effet été déplacée, transportée. Elle est en outre enfermée dans une boîte à secret, c’est-à-dire dans un de ses objets mystérieux que l’on garde comme témoins d’une vie parce qu’ils enferment une ou des histoires précieuses. Que dit donc ce passage essentiel des Mystères de Montréal ? Que le secret de l’intrigue est un secret de papier, un papier porté à la fois par une malle, c’est-à-dire déplacé, transporté, et par une boîte verrouillée, intime, qu’il s’agit d’ouvrir à la manière des volets du comte de Bouctouche. En d’autres termes, le secret ou le mystère ne court pas les rues à Montréal, comme ce peut être le cas à Paris, mais il est du texte revendiqué comme tel, qui à la fois voyage et reste.

Si Berthelot ne fait pas sonner les trompettes de la renommée pour Montréal, « tic-tac monotones » et cadence de « mâchoires » constituent en quelque sorte le temps cadre de l’intrigue, installant une façon d’intimité parodique avec le lecteur, prêt alors à écouter les fantaisies du Père Ladébauche. Un peu comme Caraquette, découvrant la fameuse lettre tandis que le gaz brûle dans sa chambre, ou à la façon de l’enfant du « Voyage » baudelairien, « amoureux de cartes et d’estampes », pour qui « le monde est grand à la clarté des lampes ». Et s’il est « petit aux yeux du souvenir », personnages et lecteurs des Mystères de Montréal ne peuvent pas le savoir dans cette ville sans passé, que l’on habite sous la forme de la permanence, dont la seule épaisseur historique est issue du papier, du livre, des histoires, et dont le présent marche au rythme du journal. En ce sens, Montréal selon Berthelot est, et reste, une carte que l’on regarde à la clarté des lampes, les lampes des textes, et où l’on voyage « sans vapeur et sans voile », les mystères cachés dans des boîtes en fer blanc, au fond des malles. Puisqu’« amer » est le « savoir que l’on tire du voyage », autant alors obéir à l’injonction du poète flâneur, et rester, puisqu’on le peut, dans une ville sans marge ni horizon autre que littéraires et, comme Ursule et Bénoni, « faire aller les mâchoires mélancoliquement les yeux tournés vers le plafond29 », ou vers le journal, la quête identitaire collée comme un tatouage drôlement rongeur à la peau, la main posée sur les secrets des malles immobiles – c’est en tout cas ce que Montréal semble répondre à Paris.  

 (Université Paul-Valéry Montpellier III, Rirra21)

Notes

1  Hector Berthelot, Les Mystères de Montréal, roman de mœurs, Montréal, Imprimerie A. P. Pigeon, 1898. Toutes les citations se reporteront à cette édition, sauf exception mentionnée.

2  Voir à ce sujet l’article de Micheline Cambron, « Les histoires de Ladébauche. Figures du journal, figures de la nation », dans Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Paris, Nouveau Monde Éditions, 2010, p. 239-262.

3  Hector Berthelot, Les Mystères de Montréal, op. cit., p. 2.

4  Il s’agit du chapitre IV du Prologue, p. 11-13.

5  Judith Lyon-Caen, « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet », Revue historique, 2004/2 n° 630, p. 303-331.

6  Hector Berthelot, Les Mystères de Montréal, op. cit., p. 2.

7  Gilles Marcotte, « Mystères de Montréal : la ville dans le roman populaire au XIXe siècle », dans Montréal imaginaire. Ville et littérature, Pierre Nepveu et Gilles Marcotte (dir.), Anjou, Fides, 1992, p. 129.

8  Micheline Cambron, « Une ville sans trésor », dans Montréal, mégalopole littéraire, Madeleine Frédéric (éd.), Bruxelles, Université Libre de Bruxelles, 1991, p. 7-35.

9  Jacques Dürrenmatt, Bien coupé mal cousu. De la ponctuation et de la division du texte romantique, Saint-Denis, PUV, coll. « Essais et savoirs », 1998.

10  Le terme de « coupe » n’est pas employé et ce à dessein, afin de ne pas introduire de confusion avec le phénomène de coupe du feuilleton.

11  Hector Berthelot, Les Mystères de Montréal, op. cit., p. 36.

12  Ibid., p. 38.

13  Ibid., p. 30.

14  Ibid., p. 31.

15  Ibid., p. 7.

16  Ibid., p. 60.

17  Ibid., p. 1.

18  Ibid.

19  Ibid., p. 2-3.

20  Ibid., p. 46. Nous rétablissons cependant ici, entre crochets, la version du feuilleton. Publié dans Le Vrai Canard, Les Mystères de Montréal établit à cet endroit du texte un effet de mise en abyme de son support. En 1898, malgré le décès de Berthelot, Le Canard, un autre des journaux qu’il a fondés, existe toujours. Il est alors tant associé à l’auteur que les éditeurs remplacent dans le texte « Le Vrai Canard » qui n’a duré que deux ans, entre 1879 et 1881, par Le Canard dont l’effet référentiel est immédiat pour le lecteur de 1898.

21  Hector Berthelot, Les Mystères de Montréal, op. cit., p. 84.

22  Ibid., p. 41.

23  Ibid., p. 42.

24  Ibid.

25  Paul Ricœur, Temps et récit. 3. Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.

26  Marc Angenot, 1889, un état du discours social, Montréal, Le Préambule, 1989.

27  Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, rééd. 1993, p. 59.

28  Hector Berthelot, Les Mystères de Montréal, op. cit., p. 39.

29  Ibid., p. 58.

Pour citer ce document

Marie-Astrid Charlier, « Mystères de papier mâché. Montréal selon Hector Berthelot », Les Mystères urbains au prisme de l'identité nationale, sous la direction de Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-prisme-de-lidentite-nationale/mysteres-de-papier-mache-montreal-selon-hector-berthelot