Un genre médiatique international, des séries culturelles localesLe mystère urbain québécois
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MATTHIEU LETOURNEUX
On a tendance à définir les genres de façon transcendante, en déduisant un corpus d’un concept général établi au préalable. Or, on gagne au contraire à appréhender les genres médiatiques comme des dispositifs destinés à orienter la lecture dans un contexte culturel donné. Il s’agit, par des indications textuelles et paratextuelles, d’inviter le lecteur à appréhender l’œuvre à travers la médiation d’un certain nombre d’œuvres du même genre. En recourant à une telle logique sérielle, l’auteur cherche à produire des attentes, et invite à un mode de lecture qui confronte le texte à d’autres, donnés comme proches. Cela suppose donc, loin de tout systématisme abstrait, de ressaisir le genre dans la situation de communication qui lui donne son sens.
Le récit de « mystères urbains » s’est inscrit au XIXe siècle dans une telle logique de formalisation de la communication, explicitée en particulier à travers la mise en forme d’une titrologie générique identifiable. C’est du moins le cas en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les divergences dans le système des titres et les effets de cohérences qu’elles produisent mettent en évidence une autonomisation des séries génériques propres à chaque pays. En France, c’est l’association du mot mystère ou d’un mot proche au pluriel (invisibles, catacombes, drames) et de la référence à une ville ou à un terme désignant l’espace urbain qui institue le genre. En Grande-Bretagne c’est plutôt l’évocation d’une partie du peuple (Wild Girls, Merry Wives, Boys) et d’une ville (of London, of Paris, of New York) qui joue ce rôle. Aux États-Unis, c’est plutôt une logique de sous-titre, avec l’affirmation d’une peinture de la vie réelle (« City Life », « Life in ») associée à l’espace urbain. Ces variantes sont essentielles, parce qu’elles produisent à chaque fois un effet de cohérence architextuelle invitant dans un même mouvement à rapprocher les œuvres et à saisir leur spécificité au sein de la série générique. Pour un écrivain, jouer le jeu (dans son titre) de la série générique, c’est emprunter certains traits de l’encyclopédie du genre, certains scénarios intertextuels, proposer sa propre interprétation du genre.
Dans le cas des productions canadiennes-françaises, sur lesquelles nous nous concentrerons, il est clair que le récit de mystère urbain apparaît comme une forme importée de France. C’est ce qui explique la répétition simple du titre, contredisant le principe de transformation et d’appropriation engageant au XIXe siècle la lecture dans le genre : tous les auteurs évoquent directement dans leur titre « les mystères de Montréal », sans chercher à produire d’effets de variation entre eux. La répétition témoigne de ce que les œuvres ne forment pas une série les unes par rapport aux autres, mais qu’elles se déterminent plutôt à partir des intertextes et architextes étrangers – et avant tout français.
Imaginaire importé, le récit de « mystère urbain » canadien ne s’est pas autonomisé par rapport aux séries génériques d’origine (contrairement à ce qui s’est produit pour la Grande-Bretagne ou les États-Unis). C’est ce que montre encore la discontinuité des publications : 1846, pour le premier texte en anglais ; 1855, pour Les Mystères de Montréal de Chevalier, puis 1879-80 pour le roman de Berthelot, 1881 pour celui de Charlotte Fuhrer, enfin 1893 pour celui d’Auguste Fortier. Encore doit-on ajouter que les œuvres sont issues de deux aires linguistiques différentes entre lesquelles la circulation se faisait mal. Trop de temps s’écoule entre ces œuvres dispersées pour que s’installe une logique sérielle autonomisée et pour qu’on puisse parler d’un genre du « récit de mystère urbain canadien ». Enfin, ces écarts sont encore accrus par des situations discursives différentes : publication en feuilleton ou en volume, presse humoristique ou d’information… la variété des supports et de leurs usages inscrit les œuvres dans des séries médiatiques différentes qui s’associent à chaque fois à des genres discursifs eux-mêmes très différents.
Il existe toute une série de raisons contextuelles qui expliquent que le récit de mystères urbain canadiens n’ait pas formé une série générique autonomisée. On rappellera par exemple la faiblesse d’un marché éditorial rentabilisant difficilement l’activité d’un romancier professionnel1, la suspicion qu’attirent les imaginaires romanesques importés de France2, la méfiance morale à l’égard des modèles réalistes et du racolage du feuilleton3 (deux travers dont n’est pas exempt le genre), la volonté de penser le roman canadien-français de façon contrastive par rapport aux modèles étrangers (de façon à définir une littérature nationale), ou encore la tendance à valoriser les imaginaires pastoraux contre le roman urbain. Tous ces traits expliquent que, si des formes de récits populaires ont pu se développer au Canada, ce sont plutôt celles de la littérature d’aventures et du roman historique national et non celles des romans criminels urbains.
De fait, on aurait peine à déterminer ce qui unirait en une série générique homogène ces différents « mystères urbains ». Avec ses filles perdues, ses reconnaissances et ses signes secrets, le feuilleton de Chevalier, aux accents mélodramatiques et à l’intrigue ramifiée, s’inspire du premier feuilleton français qu’il acclimate à la presse locale. Le récit de Berthelot, qui joue sur les décalages de style, parodie les stéréotypes romanesques, et multiplie les références à l’actualité, s’inscrit dans l’esprit de la petite presse. Quant au roman de Fortier, il appartient à une autre tradition littéraire et culturelle, celle du roman historique patriotique, initiée par Boucher de Boucherville ou Pamphile le May. Quelle relation encore entre ces trois œuvres et les deux « Mysteries » anglais, eux-mêmes fort différents l’un de l’autre dans leur principe ? On voit bien que le premier des Mysteries of Montreal louche vers les penny bloods, aussi bien à travers son mode de diffusion en livraisons qu’à travers son imaginaire outrancièrement gothique et son va-et-vient ambigu entre norme et transgression. De son côté, avec ses récits mêlant secrets d’alcôve et considérations morales, le roman rhapsodique de Charlotte Fuhrer s’inspirerait plutôt du modèle américain du genre, celui des « City Life »4. Liées à des contextes médiatiques différents (presse générale ou satirique, livraisons, volume) qui imposent à chaque fois leur propre sérialité discursive, influencées en outre par des traditions génériques différentes (celles de France ou des pays anglo-saxons), ces œuvres ne proposent guère d’unité sérielle entre elles.
Les grands feuilletonistes français s’étant illustrés dans le genre du mystère urbain ont cependant largement été publiés en volumes et dans les feuilletons qui inondent les journaux canadiens-français, souvent dans des versions censurées et moralisées5 : c’est le cas de Sue, de Dumas, de Féval, ou d’Élie Berthet, plus tard de Pierre Zaccone, qui figurent longtemps, en feuilleton en librairie, parmi les œuvres les plus diffusées6. C’est à cette culture exogène que se réfèrent les auteurs de « mystères urbains » franco-canadiens. Mais comme la répétition du titre des œuvres l’indique, c’est avant tout Eugène Sue qui est convoqué, dans une logique autant intertextuelle qu’architextuelle. C’est à lui que renvoient les dates des intrigues : 1845 pour le cœur du récit de Chevalier, 1845 pour la partie urbaine du roman de Fortier, soit deux ans après la parution des Mystères de Paris de Sue, désignant un monde contemporain de celui de l’écrivain français. Dans tous les cas, si lien architextuel il y a (et non simple relation intertextuelle avec l’œuvre de Sue), il est relayé par un fort ancrage prototypique, surinvestissant Eugène Sue comme parangon du genre – un parangon français manifestant le dialogue avec un genre vécu comme étranger.
Les contemporains semblent d’ailleurs prendre acte de ces références exogènes. C’est en tout cas ce constat que fait immédiatement le Literary Garland and Canadian Magazine quand il évoque les Mysteries of Montreal anonymes de 1846 : le critique (sévère) indique immédiatement que « les souvenirs des Mystères de Paris et des Mystères de Londres vont naturellement conduire à des comparaisons là où il n’y a pas de similitude, et à des attentes qui auront peu de chances d’être comblées7 ». C’est la même logique de prétérition que l’on rencontre dans la présentation que fait de Montigny des Mystères de Montréal de Chevalier : « ce n’est ni, comme on l’a prétendu légèrement, une œuvre calquée sur celle de M. Eugène Sue ; ni un simple récit anecdotique de quelques scènes de vol ou de meurtre8 ». Le procédé va être réemployé par Chevalier lui-même, affirmant que « pour faire ce qu’a fait Eugène Sue, il est indispensable d’être Eugène Sue9 », et prétendant du même coup s’en démarquer… tout en payant son tribut à l’auteur. Plus tard, Berthelot renverra à ses sources d’une façon tout aussi équivoque, à travers l’ironie et la déformation parodique, quand il présentera Cléophas se remémorant « plusieurs scènes de suicides qu’il avait vues dans les romans de Trançon du Poitrail, d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas »10. Dans tous les cas, les intertextes sont convoqués pour mieux affirmer l’hétérogénéité par rapport à eux de l’œuvre canadienne dans une logique équivoque de reconnaissance de la dette et d’affirmation d’une singularité.
Rien de plus naturel en réalité que ce double mouvement : il illustre un processus bien connu des cultures dominées qui s’inspirent des cultures dominantes pour les redéfinir suivant leur propre paradigme culturel. L’importante circulation des feuilletons français qui inondent le marché pendant tout le XIXe siècle en fait un modèle architextuel difficile à esquiver, en même temps que se pose la nécessité de produire des romans spécifiques à la culture locale – c’est-à-dire d’inventer des œuvres qui se distinguent précisément de cette culture dont elles se nourrissent. Ainsi, par rapport à ce genre étranger du mystère urbain, les œuvres canadiennes se placent dans une logique de négociation et de réarticulation : il s’agit d’affirmer l’originalité de l’œuvre par rapport aux modèles exogènes, de réinventer, à partir du paradigme local, la série culturelle étrangère (j’emprunte ici volontiers les terminologies et les concepts de Gaudreault et de Francoeur11). Dans ce type de négociation avec un genre étranger, la logique de l’appropriation importe donc autant que celle de la reprise, nous le verrons.
Le cas d’Henri-Émile Chevalier illustre de façon frappante cette dynamique contradictoire. En effet, républicain français exilé, qui sera resté quelques années seulement au Canada, Chevalier incarne cette logique de passage d’une culture à l’autre. Il met d’ailleurs en scène dans son prologue une sorte de double à travers le personnage d’Anglais faisant le trajet de l’Europe à l’Amérique, avant d’abandonner ses manières de colon pour se faire coureur des bois. L’écriture de Chevalier est révélatrice de cette posture ambiguë d’un auteur entre deux cultures. De fait, il semble entrelacer deux actes de communication, à travers deux destinataires différents : à plusieurs reprises, il affirme vouloir éclairer les lecteurs non canadiens sur certaines spécificités culturelles de son texte, preuve que, alors qu’il publie son feuilleton dans un journal canadien, il rêve aussi d’un lectorat français par-delà celui de son journal : « Je demande permission de placer ici une note, laquelle, si elle n’apprend rien à mes lecteurs canadiens, pourra intéresser quelques personnes étrangères » ; « dans le cours de notre ouvrage, nous avons généralement adopté les mesures en usage au Canada. La verge équivaut à peu près au mètre12 », etc. Procéder de la sorte, c’est mettre en évidence le fait que le roman se vit comme une œuvre de l’exil, entre deux univers de fiction, entre deux actes de communication, et qu’il porte en lui cette logique de transposition qui caractérise le récit de « mystères urbains » québécois.
Dès l’ouverture, Chevalier définit son projet dans ce double processus d’imitation et de transposition, soulignant qu’au Canada, « un poète se hasarde-t-il dans la lice, un historien, un romancier, vous les écrasez sous le poids de huit ou dix grands maîtres dont l’enfantement a coûté dix siècles à la France ou à l’Angleterre ». Dès lors, la relation à Eugène Sue et au feuilleton français repose sur le double constat d’un poids inévitable du modèle importé et de la nécessité de le réinventer. De ce « travail littéraire, sérieux par le fond, léger par la forme », Chevalier dit qu’il doit tirer parti des logiques de la presse, car le journal constitue, selon lui, une véritable « littérature nationale », « et la meilleure, la seule bénéficiable, celle qui s’utilise immédiatement13 ». C’est reconnaître les vertus médiatiques du feuilleton, à même de produire un discours sur le monde contemporain parce qu’il est lié à la logique d’actualité du support journalistique. Chevalier est sensible au lien qui unit le « mystère urbain » à la modernité – celle de la ville, des classes sociales modernes, mais aussi celle de la presse et de la culture médiatique. Articulant implicitement la logique discursive de la presse et l’éclatement qui caractérise la grande cité, il associe son roman dès le prologue à la littérature panoramique par une longue énumération des catégories sociales, des systèmes économiques et politiques, de l’Histoire et de la géographie, que devra examiner l’auteur. C’est dans cette forme moderne, panoramique et médiatique, qu’il prétend inventer une « littérature nationale » susceptible de s’ancrer dans la réalité contemporaine – et s’il n’en fait finalement rien, dans ce récit confus et à peine ébauché14, les choix opérés sont déjà significatifs.
La position de Chevalier est évidemment ambiguë, puisqu’il s’agit pour lui tout à la fois de s’inspirer du modèle étranger, et de s’en détacher pour lui substituer un imaginaire spécifique. Il reprend donc un certain nombre de ce qui apparaît déjà comme des topoï du mystère urbain : dès l’ouverture, il insiste par exemple sur les oppositions sociales que met en scène la ville, « depuis le palais jusqu’au taudis », la saisissant ici encore à travers le déplacement déjà proposé par Eugène Sue, « depuis la civilisation jusqu’à la sauvagerie ». Mais c’est déjà opérer là une première mutation, puisque, ce qui chez Eugène Sue n’était qu’une métaphorisation de Fenimore Cooper (les sauvages d’Amérique ont leurs alter-egos dans nos faubourgs), est resémantisé à travers la poétique de l’espace canadien, « depuis le dandy des métropoles jusqu’au coureur des bois ». Autrement dit, Chevalier inverse le processus, nous conduisant de Sue à Cooper. Ici, la sauvagerie urbaine côtoie les grands espaces de l’Amérique sauvage, comme le vice côtoie la pureté originelle, suivant une opposition que l’on retrouvera, bien des années plus tard, chez Auguste Fortier. Et ce n’est pas un hasard si l’imaginaire du secret (via les croix qui émaillent le récit) est rapporté à la figure des Bois-Brûlés, glissant ici encore d’un intérêt pour la ville à une problématique historique et géographique. Ce premier déplacement en accompagne un autre, plus significatif de la position ambiguë de Chevalier : avec ses 60 000 habitants, Montréal n’est pas Paris, et l’imaginaire des bas-fonds parisiens se retrouve quelque peu en décalage ici. Chevalier ne développe d’ailleurs que fort tard un tel imaginaire, qui ne prend forme que dans la deuxième partie de son roman, à travers l’évocation de Griffintown. Or, dans ce cas encore, l’auteur opère un déplacement significatif vers le modèle de Cooper, puisqu’il ressaisit la modernité spatiale de la ville comme l’expression de l’Histoire canadienne, dans une perspective très proche de ce que propose Fenimore Cooper en ouverture du Tueur de daims. Les transformations de la ville et du paysage manifestent les mutations historiques de la colonisation canadienne : « Montréal d’alors ne ressemblait pas plus au Montréal d’aujourd’hui qu’un nain ne ressemble à un géant15 ». L’avènement de la ville moderne et de ses quartiers criminels renvoie ainsi au développement du Canada, dont on vante la jeunesse de la civilisation.
On le voit, le déplacement de « Paris » vers « Montréal » matérialise la reconfiguration des topoï du genre pour leur faire refléter ce que Chevalier identifie comme les caractéristiques d’un imaginaire national – mais d’un imaginaire qu’il juge lui-même en étranger, en Français, en convoquant les clichés sur le Nouveau Monde hérités de Fenimore Cooper. Ainsi oscille-t-il entre la mise en scène d’un Canada pittoresque (avec ses coureurs des bois et ses bois brûlés, tels que se le représente un Français) et la volonté d’inventer un imaginaire canadien moderne.
Un tel processus de reconfiguration de l’héritage du genre va se retrouver dans les autres récits québécois. À chaque fois, la substitution de Montréal à Paris indique une volonté d’imposer une littérature et un imaginaire nationaux contre les modèles importés de France. Autrement dit, la logique de reprise se définit, dans un même mouvement, comme une logique de l’écart et du retournement, parfois jusqu’à la parodie. C’est peut-être en partie de cette façon qu’on peut lire le texte de Berthelot16, publié dans un journal satirique, Le Vrai Canard. L’auteur reprend les conventions du feuilleton français pour le confronter de façon burlesque à l’univers et au parler des canadiens français, et réduit les vengeances sensationnalistes à de prosaïques affaires de gros sous. Il joue avec les codes de cette littérature : il assume l’arbitraire de l’enchaînement des péripéties17, exacerbe la violence et le racolage des « mystères urbains » (pensons à la défiguration d’Ursule, digne de La Cousine Bette), mais il multiplie absurdement les péripéties, qu’il rend dans un même mouvement, absurdes, risibles ou inconséquentes. C’est ce qui fait de son récit, pour citer une critique parue dans une revue belge, un « étrange roman-feuilleton, d’une naïveté toute canadienne18 », naïveté évidemment feinte et rapportée volontairement à une autoreprésentation dégradée, pour mieux exprimer l’écart avec le modèle du Vieux Continent. Relu à travers les codes outranciers du feuilleton, l’univers canadien est parodié, se désignant, contre les représentations idéalisées ayant cours à l’époque, comme un univers fruste peuplé de gens portés sur la bouteille. Ainsi, suivant un procédé auquel la petite presse est coutumière (articuler la parodie des codes littéraires et la satire sociale), c’est à la fois le genre et la société qui l’accueille qui sont dégradés, ce que consacre l’explicit du roman, évoquant une dernière action du Marquis de Malpèque : « mardi dernier il allait voter comme un ‘brick’ pour l’honorable Jean Louis Beaudry. Comme vous voyez, tout est bien qui finit bien ». Quand on songe que Beaudry fut le maire chargé d’assainir Montréal et de faire disparaître la variole, dont est victime un des personnages19, et quand on sait que Berthelot soutenait le maire contre la ligne du journal, on comprend le sens de la boutade, produisant une ultime dégradation entre le sensationnalisme du genre, peignant crimes et souffrances, et la réalité quotidienne qui fait la matière du journal, celle de solutions politiques et banales ou des clins d’œil aux collègues.
C’est en définitive l’œuvre de Fortier qui paraît la plus éloignée du genre. Significativement, il est le seul à ne pas évoquer explicitement Sue dans son texte. Au contraire, son roman s’affirme dès le sous-titre comme ressortissant d’un autre genre, puisqu’il se présente comme un « roman canadien20 », ce qui désigne classiquement à l’époque la littérature patriotique. Le titre et le sous-titre renvoient ainsi à deux genres contradictoires, ou plutôt ils invitent implicitement à ressaisir le pacte proposé par le titre via celui du sous-titre : s’il est question de « mystères urbains » ici, ce sera par la médiation d’un imaginaire patriotique. Le roman de Fortier s’inscrit dans la tradition des feuilletons canadiens, évoquant les révoltes de 1837-1838, et ressaisissant le roman historique comme roman nationaliste. La relecture du genre importé selon le paradigme national se fait donc aussi à travers des modalités esthétiques propres, puisque l’imaginaire urbain du feuilleton français est reformulé suivant les conventions du roman d’aventures historiques et patriotiques qui dominent encore à l’époque le feuilleton canadien-français.
Mais la référence aux « Mystères » n’est pas pour autant accessoire. Il s’agit ici encore de s’inscrire dans une relation dialogique avec le genre. Certes, Fortier s’écarte sensiblement, pendant plus de la moitié du roman, de l’imaginaire urbain, en lui opposant un roman historique, puis maritime, qui contredit directement les topoï du genre. Il faut attendre plusieurs centaines de pages pour que le récit rejoigne Montréal, encore ne le fait-il qu’à travers un système narratif entrelaçant deux intrigues, l’une criminelle et l’autre exotique. Le roman retrouve cependant les marques du récit de mystère urbain (machinations, échanges d’identité, circulation entre les milieux sociaux, parallélisme entre la ville truquée et les manigances des personnages…). Mais la structure narrative entrelacée est une invitation à relire le mystère urbain suivant les principes du roman historique patriotique. « Le traître de 37 », Charles Gagnon, devient financier après avoir été pirate. Il s’associe à « des Anglais de préférence, car il allait beaucoup plus avec ces derniers qu’avec les Canadiens-français ». Cela revient à tisser un lien entre le roman des patriotes de 37 écrasés par les Anglais et celui de la ville moderne dont l’économie est elle aussi aux mains des Anglais : « s’il eut employé ses talents à de bonnes œuvres, il eût été d’une grande utilité à son pays, surtout à l’époque scabreuse qu’il traversait21 ». Le roman urbain contemporain prolonge ainsi le drame historique et patriotique. L’entrelacement générique du roman de Fortier détermine ainsi un réseau connotatif qui permet de rapporter l’altérité du genre aux imaginaires littéraires et nationaux du Canada français.
On le voit, chacune des œuvres paraît bien obéir, au sens fort, à un principe dialogique avec le genre qu’elle revisite – dialogique, parce que les auteurs s’inscrivent dans une logique d’assimilation contrastive de certains traits d’un genre perçu comme étranger. À l’époque où dominent les feuilletons français, ils en reprennent les stéréotypes, et en identifient les traits les plus importants : ce genre-roi du feuilleton et de la presse permet de jouer sur les relations entre fiction et récit d’actualité. Ce genre panoramique permet de donner sens au monde à travers sa mise en forme fictionnelle. Ce genre associé à l’espace moderne de la ville permet de parcourir le champ du social et ses transformations ou de proposer une sorte de généalogie du temps présent. Mais dès lors qu’il s’agit de décrire une culture nationale qui cherche à affirmer sa spécificité par rapport aux modèles importés, le genre est ressaisi par les œuvres à travers une logique de l’écart, pour proposer un discours spécifique. Les mystères urbains sont aussi les mystères d’une culture dont il s’agit de d’inventer l’originalité en la réaffirmant contre les littératures importées.
Le paradoxe, c’est que cette reconfiguration prend largement la forme d’un retournement : le jeu sur le pittoresque chez Chevalier, la volonté de mettre à distance l’espace de la ville chez Fortier, et la logique parodique de Berthelot mettent à chaque fois en évidence le fait que la reprise obéit autant à une logique de l’écart qu’à un principe d’imitation. Dans ces conditions, on s’explique que le récit de « mystère urbain » n’ait pas fait genre au Québec. Pour qu’il y ait genre, il faut que l’auteur situe son œuvre dans une série identifiée à fonction instituante. Il faut qu’il invite le lecteur à évaluer son œuvre par la médiation d’autres œuvres, dans une logique de familiarité avec ces dernières et de convergence avec la série. Ici, la logique distinctive et oppositionnelle l’emporte pour chaque œuvre, parce que la série à laquelle les auteurs réfèrent est vécue comme doublement extérieure : le genre reste étranger aux lettres québécoises, et son idéologie contredit à la fois l’esthétique valorisée pour le roman national québécois et les valeurs morales sur lesquelles les représentations de l’identité québécoises se constituent en littérature.
On peut tirer des conclusions plus larges de l’analyse de ces trois Mystères de Montréal canadiens français. On insiste généralement sur la fonction homogénéisante du genre, produisant des variations mineures pour mieux rapporter les œuvres à un même modèle. Il est clair que dans ce cas, la relation au genre doit au contraire être ressaisie à travers la distance introduite par le décalage des paradigmes culturels. Cet écart explique les dialogues des auteurs avec le genre et leur tendance à le reformuler suivant des problématiques littéraires et idéologiques spécifiques. On voit à travers cet exemple que, dans les pratiques sérielles, on n’écrit pas seulement dans la relation à un genre, mais dans le contexte qui détermine la nature de l’unité générique : celle d’une cohérence sérielle associée à un support, à un mode de diffusion, à une aire culturelle, etc. Tout comme il existe un écart entre des récits publiés en feuilletons et en volumes, ou entre des journaux sérieux et satiriques, ce n’est pas la même chose de s’inscrire dans une série homogène et de dialoguer avec une série générique étrangère au paradigme culturel qui l’accueille. C’est ce qui explique, dans le cas présent, que les logiques génériques soient reconfigurées à partir des séries culturelles locales. Ainsi le contexte culturel participe à la reconfiguration du genre, dont le sens et l’appréhension dépendent toujours d’une situation qu’il s’agit de reconstituer. Il n’existe pas de réalité intrinsèque des genres populaires, mais une infinité de versions divergentes et fragmentaires, proposant des définitions sensiblement différentes, suivant les contextes des supports, de leurs modes de diffusion, des séries culturelles, littéraires et médiatiques qui sont les leurs dans des situations géographiques déterminées. S’intéresser à un genre, ici le « mystère urbain », c’est tenter de ressaisir l’entrelacement de ces séries, dans leurs ambiguïtés et leurs divergences définitionnelles, sans chercher à leur opposer une unité de sens transcendante, mais en en restituant la plasticité.
(Université Paris Ouest)
Notes
1 Daniel Mativat, Le Métier d’écrivain au Québec (1840-1900), Montréal, Triptyque, 1996.
2 Marie-Andrée Beaudet et Denis Saint-Jacques, « Lectures et critiques de la littérature française contemporaine au Québec à la fin du XIXe siècle », Études françaises, vol. 32, n° 3, 1996.
3 Voir les travaux de Frédérick Durand, Le transfert culturel du roman-feuilleton français dans le réseau de la presse québécoise du XIXe siècle : contre-légitimation de la déviance et de l'excès dans l'imaginaire littéraire, thèse de doctorat, 2003.
4 Sur le mystère urbain américain, voir Paul Joseph Erickson, Welcome to Sodom : The Cultural Work of City-Mysteries. Sur Charlotte Führer, on peut lire Ronald Sutherland, « Indiscrétions montréalaises : Maria Monk, Charlotte Führer », Études françaises, vol. 27, n° 3, 1991.
5 Kenneth Landry, « Le roman-feuilleton français dans la presse périodique québécoise à la fin du XIXe siècle : surveillance et censure de la fiction populaire », Études françaises, vol. 36, n° 3, 2000.
6 Pour le feuilleton, voir Jean de Bonville, La Presse québécoise de 1884 à 1914, 1988 ; pour l’univers du livre, voir Yvan Lamonde et alii, Lire au Québec au XIXe siècle (par exemple pour les dépouillements des différents catalogues de libraires). Le nom de Zaccone figure quant à lui, parmi d’autres, dans la condamnation que fait Louis Franc des « Mauvais livres et mauvais feuilletons », Revue canadienne, vol. XXVII, 1891 (cité par Kenneth Landry, op. cit.). Entre 1890 et les premières années du XXe siècle, Zaccone ou Ponson du Terrail sont encore parmi les auteurs les plus édités (Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle).
7 Literary Garland and Canadian Magazine, octobre 1846.
8 4 janvier 1855.
9 Ibid.
10 Chapitre IV. Charlotte Führer, au croisement des séries françaises et anglo-saxonnes, se réfère, elle, à Wilkie Collins et Alexandre Dumas : « J’ai vu bien des choses qui se sont déroulées à Montréal qui, si elles étaient contées avec l’art d’un Dumas ou d’un Collins, étonneraient et surprendraient les paroissiens de notre communauté ».
11 Louis Francoeur, « Quand écrire c’était agir : la série culturelle québécoise au XIXe siècle », Voix et images, vol. 6, n° 3, 1981, et André Gaudreault,Cinéma et attraction ; Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008 – nous conservons l’inversion entre série et paradigme que propose Gaudreault par rapport au modèle de Francoeur. Gaudreault décrit le « paradigme culturel » comme un polysystème cohérent composé de plusieurs unités de signification en interaction, les « séries culturelles ». Le paradigme culturel est lié à un contexte historique et est le résultat de l’entrelacement de ces séries culturelles.
12 Prologue, chap. 8 et I, chap. 1
13 Toutes ces citations sont tirées du prologue.
14 La publication du feuilleton s’arrête prématurément le 4 octobre 1855 avec la fin du Moniteur.
15 Prologue, chap. 2 ; voir aussi II, chapitre 1.
16 Sur Berthelot, on lira Micheline Cambron, « Les histoires de Ladébauche. Figures du journal, figures de la nation », Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse, nations et mondialisation au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2010.
17 De même, au terme du récit (II, chapitres 6 et 7), sans qu’on sache trop bien si la chose est voulue ou si elle est le symptôme d’une incroyable désinvolture, Benoni se voit attribuer les actions de Cléophas !
18 L’Humanité Nouvelle, 1900.
19 Beaudry fut maire de 1862 à 1866, de 1877 à 1879 et de 1881 à 1885.
20 Les Stratégies paratextuelles dans l’œuvre de Réjean Ducharme.
21 III, chapitre 1 et III, chapitre 10.