Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations

Économie et socialité du suspense dans les mystères urbains

Table des matières

ANAÏS GOUDMAND

Réagissant au succès massif des nombreux mystères urbains publiés au XIXe siècle, de nombreux auteurs, journalistes, hommes politiques appartenant à l'élite culturelle ont dénoncé leur caractère sensationnel, voire « vulgaire1 ». C'est bien le succès populaire des mystères urbains qui est en cause : il s'agit d'une littérature adaptée à un public de classes moyennes, voire de travailleurs issus des classes populaires, tant par le choix des sujets que par ses tarifs défiant toute concurrence. Je m'intéresserai ici à la fabrique de l'intérêt des lecteurs pour le genre des mystères urbains, en me fondant notamment sur l'étude du suspense, qui est une des trois catégories de la tension narrative (curiosité, surprise, suspense), et que l'on doit initialement à l'approche rhétorico-fonctionnaliste de Meir Sternberg, ainsi résumée par Eyal Segal :

Contrairement à la plupart des approches narratologiques, celle de Sternberg définit l’essence de la narrativité non pas en des termes mimétiques, dans l’action représentée ou narrée, mais plutôt dans les termes rhétoriques et communicationnels de l’intérêt du récit. Cet intérêt est suscité chez le lecteur par la création de lacunes informationnelles concernant n’importe quel aspect du monde représenté [...]2

Ces effets, qui rendent l'actualisation des récits passionnante, qui affectent l'interprète, sont désignés par Raphaël Baroni comme des « fonctions thymiques3 », notion qui reprend la cartharsis aristotélicienne, en la débarrassant de toute connotation morale.

Dans cette perspective, il s'agira d'étudier l'articulation du récit et des structures médiatiques sur lesquelles il s'appuie, mais au-delà d'une approche strictement rhétorique, il s'agira également de voir comment ces textes ont été appropriés par leurs lecteurs. Ces romans ont été « dévorés », suivant la métaphore consacrée, par les lecteurs issus de diverses classes sociales : Les Mystères de Paris et The Mysteries of London, par exemple, font partie des « best-sellers » de l'époque. On trouve de nombreux documents attestant du plaisir pris par les lecteurs des mystères urbains :

Vous êtes donc sorcier, Monsieur, pour me faire éprouver tout ce que j'ai éprouvé depuis quelques heures, pour m'avoir mis dans l'état où je suis en ce moment ; j'ai eu la chair de poule pour le pauvre Germain pendant le récit de Pique-Vinaigre, et puis ma poitrine s'est dilatée, en accompagnant (par la pensée) la dégelée de coups de poings de la fin que notre bon Chourineur festonnait si bien sur la sorbonne du Squelette […]4

Mon analyse, qui se limitera à l'oeuvre de Sue et de Reynolds, vise donc à interroger ce qui, au-delà de leur seul contenu, a rendu ces textes aujourd'hui peu lus, voire quasiment oubliés, « dévorables » pour les lecteurs du XIXe siècle, bref à essayer de donner quelques explications rationnelles à cette « sorcellerie ».

L'intrigue configurée par le morcellement

La narrativité se définit, selon Raphaël Baroni5, par la mise en intrigue, dont l'une des principales caractéristiques est la « réticence » (pour reprendre la terminologie de Roland Barthes6) : soit le fait de sous-déterminer une information pour susciter chez le lecteur l'attente de la suite du récit. La séquence narrative se définit quant à elle par la succession du nœud, du retard, et éventuellement du dénouement (qui est facultatif). Dans le cas des mystères urbains, la tension narrative qui existe dans tout type de récit est exploitée de façon spectaculaire : le mot « mystères », qui revient comme un leitmotiv dans les titres des différents ouvrages, fait office de marqueur intertextuel et/ou générique (le lecteur a l'assurance de retrouver les ingrédients qui lui ont plu dans les Mystères de Paris7), mais constitue également un programme de lecture, il a une fonction publicitaire et intrigante. Les « mystères », au pluriel, qui renvoient à la thématique du dévoilement, c'est la promesse d'un grand nombre de situations énigmatiques, mais aussi la promesse du soulagement de la tension créée par ces multiples nœuds. Les mystères urbains sont pour la plupart indissociables du régime feuilletonesque : Eugène Sue, Paul Féval, George Reynolds, pour ne citer que les plus fameux, ont tous publié leurs mystères en feuilletons. Le régime de publication n'est pas le même selon les adaptations du roman de Sue : The Mysteries of London de Reynolds a suivi un rythme de parution hebdomadaire tandis que Les Mystères de Paris ont été publiés dans le Journal des Débats en tranches quotidiennes. Ces différents modes de publications ont des conséquences sur le traitement de l'intrigue : par opposition à la tension continue qui caractérise les autres types de récit, le roman-feuilleton se caractérise par une tension intermittente ou discontinue, puisque le récit s'interrompt provisoirement à la fin de chaque épisode. Le morcellement de la narration n'est pas nouveau dans l'histoire de la littérature, mais le roman-feuilleton permet d'inaugurer de nouvelles pratiques d'écriture et de lecture.

Des ouvrages aussi divers que L’Astrée, Clélie ou La Vie de Marianne sont tous parus à la pièce, chaque livraison appelant certes la suivante, mais constituant une unité de lecture et d’interprétation, et reçue comme telle par le public contemporain. Les choses se compliquent au XIXe siècle avec le roman-feuilleton, parfois composé en cours de parution, mais parfois aussi obtenu par le dépeçage d’un texte continu, ou complètement (et autrement) disposé8.

Ainsi, tandis que la lecture d’un roman constitue un récit complet, que le récepteur peut interrompre temporairement au moment où il le souhaite, le découpage feuilletonesque, en programmant la sortie de chaque nouvel épisode à des intervalles plus ou moins réguliers, suppose des temps d'actualisation communs pour tous les lecteurs. Le régime feuilletonesque repose sur des procédés narratifs qu'on peut facilement reconnaître, notamment la non-coïncidence entre le dénouement d'une séquence et la fin de l'épisode :

Le plus souvent, le récit est interrompu au moment où est créée une tension qui appelle une résolution pressante, ou bien au moment précis où l’on aurait voulu connaître l’issue des événements que l’on vient de lire. La suspension ou le déplacement de cette tension constitue une condition élémentaire de l’interruption du récit9

Le découpage feuilletonnesque dans Les Mystères de Paris

Suivant la très célèbre citation de Théophile Gautier, la fonction intrigante du découpage épisodique est essentielle au succès des Mystères de Paris :

Des malades ont attendu pour mourir la fin des Mystères de Paris ; le magique La suite à demain les entraînait de jour en jour, et la mort comprenaient qu'ils ne seraient pas tranquilles tant qu'ils ne connaissaient pas le dénouement de cette bizarre épopée.10

La pratique de ce que les Anglo-saxons ont nommé « cliffhanger » (à savoir l'interruption du récit au moment où le suspense est à son comble) n'est pas aussi volontiers pratiquée par les auteurs des mystères urbains qu'elle le sera dans les romans populaires de la fin du siècle : cette technique, vouée au succès qu'on sait, sera développée quelques décennies plus tard, par Thomas Hardy et Wilkie Collins notamment. Dans les feuilletons de la fin de la première moitié du XIXe siècle, la tension ne se concentre pas sur la seule clôture, mais se répartit sur l'ensemble de l'épisode, qui se termine souvent sur un dénouement provisoire. L'auteur cherche alors à éveiller la curiosité du lecteur en lui présentant un nouvel élément d'incertitude :

Rodolphe lui-même restait pensif. Les deux récits qu’il venait d’entendre éveillaient en lui des idées nouvelles. Un incident tragique vint rappeler à ces trois personnages dans quel lieu ils se trouvaient.11

Rodolphe fut tiré de sa contemplation par un incident imprévu.12

La clôture de l'épisode peut également être l'occasion d'un changement de décor, de l'entrée de nouveaux personnages, et peut annoncer un nouveau développement du récit à partir d'une analepse :

Le soir même, comme on le sait, Rodolphe devait se rendre à un grand bal à l'ambassade de ***.

Avant de suivre notre héros dans cette nouvelle excursion, nous jetterons un coup d'oeil rétrospectif sur Tom et Sarah, personnages importants de cette histoire13.

Dans les passages où la tension est extrêmement forte, on observe en règle générale un soulagement du climax au sein même de l'épisode. Dans le chapitre XVIII de la première partie, intitulé « Le Caveau », Rodolphe, menacé de noyade, est sauvé par le Chourineur au moment où il allait expirer :

Rodolphe, anéanti, n’eut pas la force de se soutenir davantage, il glissa le long de l’escalier.

Tout à coup, la porte du caveau s’ouvrit brusquement en-dehors ; l’eau contenue dans le souterrain s’échappa comme par l’ouverture d’une écluse... et le Chourineur put saisir les deux bras de Rodolphe qui, à demi-noyé, se cramponnait encore au seuil de la porte par un mouvement convulsif14

L'interruption provisoire du récit intervient donc au moment du dénouement de la séquence, lorsqu'il n'y a plus d'incertitude quant au sort du héros. En outre, le chapitre suivant, « Le garde-malade », est inclus dans la même livraison, datée du 7 juillet 1842 (voir illustration).

Image1

Source : Journal des Débats, 7 juillet 1842, p.1: www.gallica.bnf.fr

Dans le cas du « cliffhanger » au contraire, c’est la seule fonction d’ouverture qui est exploitée : le récit est interrompu au moment où l’incertitude est la plus forte.

Cependant, même si la technique du « cliffhanger » n'a pas encore été véritablement conceptualisée au moment de la publication des Mystères de Paris, on peut en trouver des prémisses, notamment dans l'épisode évoqué par Adrien Decourcelle dans la citation donnée plus haut. La fin du chapitre X de la huitième partie du roman laisse Germain, victime d'une attaque sauvage du Squelette, en fâcheuse posture :

- A moi ! Gringalet... Je serai ton araignée, s'écria aussitôt le Squelette en se précipitant si brusquement sur Germain, que celui-ci ne put faire un mouvement ni pousser un cri.

Sa voix expira sous la formidable étreinte des longs doigts de fer du Squelette15

Il est tiré d'affaire au début du chapitre suivant, toujours grâce aux bons soins de l'héroïque Chourineur :

XI. Un ami inconnu

- Si tu es l'araignée, moi je serai le moucheron d'or, Squelette de malheur, cria une voix au moment où Germain, surpris par la violente et soudaine attaque de son implacable ennemi, tombait renversé sur son banc, livré à la merci du brigand qui, un genou sur la poitrine, le tenait par le cou. Oui, je serai le moucheron, et un fameux moucheron encore ! Répéta l'homme au bonnet bleu dont nous avons parlé. Puis, d'un bond furieux, renversant trois ou quatre prisonniers qui le séparaient de Germain, il s'élança sur le Squelette et lui asséna sur le crâne et entre les deux yeux une grêle de coups de poing si précipitée, qu'on eût dit la batterie sonore d'un marteau sur une enclume16.

Un autre procédé narratif que l’on retrouve couramment dans le roman-feuilleton consiste à repousser sur plusieurs épisodes le dénouement d’une incertitude. Le lecteur n’obtient ainsi la réponse à un questionnement qu’après des dizaines de jours. Prenons l’exemple de l’enlèvement de l’héroïne Fleur-de-Marie par la Chouette, le Maître d’École et Tortillard. Entre le moment où les trois acolytes se postent sur le lieu prévu de l’enlèvement et le rapt effectif de Fleur-de-Marie, il s’écoule quatorze feuilletons, ce qui correspond quasiment à cent pages des éditions actuelles. Cette discontinuité peut être redoublée par l’insertion de chapitres intercalés qui introduisent des histoires enchâssées ou un changement de focalisation. Cette technique est fréquemment exploitée par Sue, à tel point qu’il éprouve le besoin de s’en excuser, comme lorsqu'il délaisse Fleur-de-Marie au moment où elle se fait enlever dans la première partie du roman :

Le lecteur nous excusera d’abandonner une de nos héroïnes dans une situation si critique, situation dont nous dirons plus tard le dénouement. Les exigences de ce récit multiple, malheureusement trop varié dans son unité, nous forcent à passer incessamment d’un personnage à un autre, afin de faire, autant qu’il est en nous, marcher et progresser l’intérêt général de l’œuvre (si toutefois il y a de l’intérêt dans cette œuvre, aussi difficile que consciencieuse et impartiale)17.

On peut distinguer deux types de suspense dans le régime feuilletonesque : un suspense à court terme qui appelle une résolution rapide, et un suspense à long terme qui se prolonge sur l’ensemble de l’œuvre. Reprenons l’exemple de l’enlèvement de Fleur-de-Marie dans la première partie : si l’action planifiée par les méchants n’aboutit qu’au bout d’une centaine de pages, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont trop bêtes ou trop peureux pour réussir à enlever une malheureuse jeune fille de seize ans, mais également parce que, jouant sur la focalisation, l’auteur alterne entre le point de vue des trois acolytes qui observent le trajet de l’héroïne depuis leur poste et celui de Fleur-de-Marie, qui découvre grâce à (ou plutôt à cause de) ses discussions avec le curé les notions de péché et de pureté, ce qui la conduit à développer une vision culpabilisante de son passé de prostituée. Les questionnements qui émergent dans son esprit la mèneront à conclure à l’impossibilité de toute rédemption, ce qui aboutira à sa mort dans le dernier feuilleton de l’œuvre. L’existence fictive de Fleur-de-Marie est donc régie par un double régime de temporalité : celui du temps court, de l’urgence, où elle doit se défendre, souvent sans succès, de ses agresseurs, et celui du temps long, où les questions qu’elle se pose déterminent un scénario d’existence plutôt qu’un autre (en l’occurrence la vie de religieuse plutôt que celle de princesse, puis la mort plutôt que la vie de religieuse).

Ainsi, l' « art de la coupe » dans ce premier avatar des mystères urbains que sont Les Mystères de Paris repose à la fois sur une rupture mécanique du récit à la fin de chaque feuilleton et, suivant la technique du chapitrage romanesque, sur la multiplication des séquences, des personnages, bref, sur le foisonnement d'une intrigue qui se déploie sur l'ensemble du tissu urbain parisien.

Le suspense et le « penny blood » : The Mysteries of London

The Mysteries of London suivent quant à eux un régime de publication hebdomadaire, à raison de huit pages réparties en deux colonnes, systématiquement accompagnées d'une illustration. Les illustrations constituent une nouveauté par rapport aux Mystères de Paris, dans lesquels elles n'ont été rajoutées que lors de la publication en volumes. Alors que le feuilleton quotidien constitue un supplément par rapport au journal, le « penny blood » est déjà en quelque sorte un fragment de livre : les lecteurs peuvent relier directement les différentes parties entre elles pour constituer un objet à part entière, qui peut s'échanger, se louer, se vendre.

Reynolds a souvent recours à des techniques de clôture qui se rapprochent de celles de Sue :

The conversation was interrupted by a low knock at the attic-door18.

Dans le cas des « penny bloods », la tension narrative s'étage, de façon plus marquante encore que dans le roman-feuilleton français, entre la livraison hebdomadaire et le chapitrage. Au début du roman, Reynolds cherche à intriguer son lecteur en introduisant un personnage à travers le procédé de l'identification différée : il le désigne comme un « jeune étranger » à l'allure androgyne. Celui-ci surprend deux individus, Dick et Bill, en train de préparer le cambriolage de la maison d'un homme nommé Markham (le père des deux héros du roman, comme on l'apprendra ultérieurement). Dick et Bill repèrent le jeune homme, et le troisième chapitre se termine ainsi :

"Mercy, mercy!" shrieked the youth, struggling violently; but struggling vainly. "You will repent when you know - I am not what I —"
 He said no more: hit last words were uttered over the mouth of the chasm ere the ruffians loosened their hold; - and then he fell.
 The trap-door was closed violently over the aperture, and drowned the scream of agony which burst from his lips.
 The two murderers then retraced their steps to the apartment on the first floor.

*    *    *    *    *    *    *    *    *    *

On the following day, about one o'clock, Mr. Markham, a gentleman of fortune residing in the northern environs of London, received the following letter : -

 "The Inscrutable decree, of Providence hare enabled the undersigned to warn you, that this night a burglarious attempt will be made upon your dwelling. The wretches who contemplate this infamy are capable of a crime of much blacker die. Beware!
  

"AN UNKNOWN FRIEND"

This letter was written in a beautiful feminine hand. Due precaution was adopted at Mr. Markham's mansion; but the attempt alluded to in the warning epistle was, for some reason or another, not made.19

Dans ce passage, extrait du troisième chapitre, le changement de focalisation se fait au sein même du chapitre : un premier nœud est mis en place avec l'assassinat probable d'un jeune homme à l'identité mystérieuse, avant un changement de cadre et l'introduction de Markham – nommé précédemment par les meurtriers – et qui est menacé par un corbeau d'un crime qui n'aura pas lieu. La clôture du chapitre est donc ici l'occasion de multiplier les lieux d'incertitude : qui est le jeune homme qui vient d'être assassiné ? Qui est la femme qui a écrit la lettre, s'il s'agit bien d'une femme ? Pourquoi le crime en question n'a-t-il pas eu lieu ? Y a-t-il un lien entre les deux évènements narrés ?

De même que dans le roman de Sue, le chapitre permet un changement de scène, comme dans une pièce de théâtre, et les phrases d'introduction font en quelque sorte office de didascalies :

It was the morning after the events related in the last chapter.

The scene changes to a beautiful little villa in  the environs of Upper Clapton20.

Les Mystères de Paris ont pu s'adapter avec succès aux différents types de supports, et en particulier au support majoritaire dans chaque pays : en effet, dans les mystères urbains, le récit se déroule à l'échelle d'une ville, toutes classes sociales confondues, ce qui permet la multiplication des personnages et des intrigues secondaires. Ces éléments thématiques offrent de nombreux avantages formels, notamment la possibilité de coexistence de protocoles de publication divers (en feuilletons puis en volumes, puisque la discontinuité des livraisons est rétablie à l'échelle du volume grâce aux chapitres intercalés), mais également la possibilité de continuer l'oeuvre tant que le succès est au rendez-vous, puisque le répertoire de personnages et de situations est inépuisable. On peut noter au passage la différence avec un autre type de « mystery », cette fois au singulier et non au pluriel : le detective novel, dans lequel l'intrigue est resserrée sur un seul mystère.

Ainsi, l'existence d'une division chapitrale au sein des épisodes peut expliquer la relative similarité formelle entre les différents mystères, malgré les différences de support et de rythme de publication. En outre, les remarques concernant la relative absence de « cliffhangers » à la fin des épisodes dans Les Mystères de Paris, valent également pour l'oeuvre de Reynolds, qui reste en cela fidèle au modèle français : les coupures spectaculaires, aux passages où la tension est la plus insoutenable, sont rares, et cela s'explique d'autant mieux que dans le cas des livraisons hebdomadaires, le temps relativement long qui s'écoule entre deux épisodes peut entamer la curiosité du lecteur. Les auteurs privilégient donc des clôtures provisoires qui ne mettent pas à mal la compréhension du récit, et l'étagement du suspense entre chapitres et épisodes. L'importance de la coupe épisodique est diluée par la présence d'un chapitrage, qui permet le découpage de l'oeuvre, son assemblage en volumes (puisque la discontinuité résiste à la publication en volumes grâce aux récits enchâssés), et éventuellement son redécoupage dans des modalités différents de celles du découpage initial.

Socialité du suspense

Outre les divers supports de publication des mystères urbains, on peut noter une différence dans le protocole éditorial : Les Mystères de Paris ont été publiés dans un journal conservateur, à destination d'un public bourgeois et petit-bourgeois, le succès populaire est venu de façon secondaire, et n'avait pas été anticipé, ni par l'auteur, ni par la direction du Journal des Débats. A l'inverse, dans une Angleterre déjà largement industrialisée et dotée de masses salariales urbaines en demande de lecture, Les Mystères de Londres s'adressent au lecteur populaire, et constituent un divertissement d'emblée adapté au rythme des travailleurs (ce qui peut d'ailleurs expliquer l'oubli dans lequel est ensuite tombée l'oeuvre de Reynolds), à une époque où la lecture de livres et de journaux constitue une des rares offres de loisir. De fait, dès les premiers mystères urbains, on observe un élargissement progressif du lectorat : la lecture devient une activité culturelle accessible pour des classes populaires en voie d'alphabétisation, et abordable. Les mystères urbains sont une lecture qui s’adapte à un public qui a peu de temps à consacrer au divertissement. Ils sont peu chronophages, puisque les épisodes qui les constituent sont brefs, mais instaurent une fidélisation sur le long terme chez le récepteur, puisque les épisodes sont nombreux.

Les mystères urbains constituent donc une réponse à une demande culturelle, qu'ils entretiennent en retour, dans le cadre d'une logique productiviste et capitaliste. Leur succès massif, ainsi que l'intérêt pris à la lecture par les nouvelles catégories lecteurs, poussent la classe politique à assimiler cette forme de divertissement à une pure consommation, lorsqu'elle ne rentre pas dans le cadre préétabli des pratiques de l'élite intellectuelle :

La consommation de romans, bons ou mauvais, qui se fait à Paris et en province est prodigieuse ; et comment y suffire, je le répète, comment assouvir cet immense appétit qui attend, la bouche ouverte, sa pitance littéraire de chaque jour, si la denrée n'abondait pas sur le marché, si les pourvoyeurs n'étaient zélés et intelligents et si, […] le roman tel que nos pères aimaient à le lire […] n'avait cédé la place au roman-feuilleton21.

Nombreux sont les députés, journalistes, etc. qui, à l'instar de Cuvillier-Fleury, formulent l'hypothèse d'un lecteur passif qui se laisse gaver d'histoires trépidantes destinées à mieux l'aliéner. Le plaisir pris à la lecture des mystères, parce qu'il dépend d'un fonctionnement « commercial » ou « industriel » est ainsi largement dévalorisé, et les lecteurs sont envisagés comme une masse décérébrée se laissant prendre aux grosses ficelles de l'intrigue. Or la dimension sociale de la lecture des mystères urbains, qui participe pleinement à la dynamique du suspense, en fait une activité à part entière, qui plus est une activité sociale, et non individuelle, dans la mesure où elle est fortement modelée par la socialité qui l’entoure. La réception se fait parfois dans un cadre collectif, dans le cas par exemple des lectures publiques des Mystères de Paris dans les cafés. De même, en Angleterre, les cafés fournissaient livres et journaux à leurs clients. Cela a notamment un impact décisif sur la mémorisation des contenus : ainsi, on peut s’étonner que les lecteurs des Mystères de Paris ne se soient pas sentis complètement perdus à la lecture d’une œuvre qui met en scène autant de personnages et d’histoires parallèles. Mais il faut souligner que nous lisons aujourd’hui le roman de Sue dans un volume de 1400 pages, lecture individuelle qui n’a plus du tout l’actualité qu’elle avait en 1842, où chaque épisode était l’objet de commentaires brûlants. Ainsi, contrairement à la lecture d’un livre où le lecteur peut gérer le temps de l’actualisation comme il l’entend, de façon individuelle, la parution en épisodes implique un temps d’actualisation commun à de nombreux récepteurs qui forment des communautés culturelles qui formulent simultanément et collectivement leurs impressions. Investis dans le récit qu'ils actualisent, les lecteurs écrivent parfois à l'auteur pour lui suggérer des pistes pour la suite, comme le montrent les lettres de lecteurs conservées par Eugène Sue, qui ont été éditées par Jean-Pierre Galvan22. Ces documents nous donnent de précieux renseignements sur les valeurs et les attentes investies par des lecteurs parfois issus des classes les plus modestes de la société :

L’attente dans laquelle je suis pendant le temps qui s’écoule entre les différentes parties, n’a été soutenue que par l’espérance de voie le Chourineur reparaître sur la scène.

Je pense que ce désir, tous vos lecteurs le partagent. Je me fais donc l’écho de leur demande et je vous prie, pour l’entier succès de votre livre, de le faire ainsi admirer ainsi que vous, ce qui ne manquera pas si vous accédez à ma demande23.

Ah ! Monsieur Eugène Sue, de grâce ne lessé pas posséder encore une fois cette malheureuse enfant par ces misérables, ou votre roman sera immoral. Une mère qui plonge son enfant dans la misère la plus profonde mérite bien de ne plus la revoir et de mourir de honte. Mettez l’enfant dans un couvent pour expiation24.

En confrontant avec l'auteur les scénarios qu'ils ont anticipés pour la suite de l'histoire, les lecteurs cherchent ainsi à participer à l'écriture du récit dans lequel ils se sont investis. Dans le dernier exemple, on a bien une proposition de dénouement parfaitement crédible et en accord avec l'intention de l'auteur, et il est intéressant de constater que l'option choisie par Sue n'est pas si éloignée de celle que lui suggère sa lectrice.

En outre, des gravures tirées des Mystères de Paris étaient exposées dans la rue par les marchands d'estampes : on a pu ainsi voir se former un lectorat qui ne savait pas lire, et qui se faisait raconter les épisodes par d'autres en s'appuyant sur les images : il est ainsi frappant de constater que le suspense de la narration déborde les conditions matérielles de l'existence du texte, et même le texte lui-même, puisque l'oeuvre de Sue a été d'emblée réappropriée par des lecteurs qui racontent l'histoire aux autres. Il semble donc qu’on ne comprend pas pleinement le fonctionnement des mystères si on en reste à une étude strictement rhétorique, dans le sens où la réception ordinaire, de divertissement, se distingue souvent par le fait qu’elle n’est que partiellement coopérante, du moins si on la compare à des pratiques de lectures légitimées par les institutions scolaires et universitaires. Il s'agit de bien comprendre que pour les lecteurs de mystères, le texte constitue un moyen et non une fin, la lettre de l'oeuvre n'est pas sacralisée, ce qui permet d'ailleurs au lectorat de développer une forme de participation au monde fictionnel, qui existe hors du texte sur lequel il s'appuie :

Le succès croissant et persistant, c'est celui des Mystères de Paris. Il faut y voir un des phénomènes littéraires et moraux les plus curieux de notre temps. Les huit ou neuf volumes publiés ont été payés à l'auteur 30 000 francs, je crois. On va en faire une édition illustrée. Il en a déjà été fait des gravures isolées qui se voient dans les passages et sur les boulevards ; il y a des romances de la Goualeuse et on les chante au piano. Dans les cafés, on s'arrache les Débats le matin ; on loue chaque numéro qui a le feuilleton jusqu'à dix sous pour le lire25.

Cela a d'ailleurs été bien compris par les producteurs, qui ont cherché à intriguer leurs lecteurs au-delà du récit à proprement parler, dans le paratexte : ainsi, Léopold Arnaud, directeur du Messager de Provence, qui a publié Les Mystères de Marseille de Zola, avait eu l'idée d'attribuer le texte « à la plume d'une jeune provençale qui occupait dans la presse littéraire et parisienne une place digne de son beau talent26... »

On le voit, la fidélisation du public ne dépend pas seulement du suspense « mécanique » engendré par la coupure entre les épisodes, mais également de l'attachement et de l'empathie pour les personnages, qui favorisent l'immersion et encouragent les lecteurs dans leur désir de connaître la suite de l'histoire.

Au cours de cette étude, on a pu dégager l'existence d'une dynamique propre au genre des mystères urbains au-delà des formes éditoriales spécifiques aux différents pays qui les diffusent. La sérialité supposée par les contraintes éditoriales se révèle particulièrement adaptée à un univers diégétique qui se déploie à l'échelle d'une ville. L’artifice des techniques narratives du régime feuilletonesque a souvent été dénoncé par ses détracteurs, pourtant cette alternance entre continuité et discontinuité, entre temps court et temps long de l’intrigue ne saurait se réduire à un simple procédé commercial : elle correspond à l’expérience de la temporalité telle que nous l’éprouvons au quotidien, et fait pleinement partie du plaisir pris à la lecture. En somme, si on veut comprendre l'intérêt des lecteurs pour les divers mystères urbains parus au XIXe siècle, on ne saurait, il me semble, s'en tenir à une étude de contenu, et le sensationnalisme de ces ouvrages n'est pas la condition nécessaire de leur succès. J'ai voulu montrer à travers cette présentation que l'investissement des lecteurs dits « ordinaires », ne peut être provoqué de façon automatique par l'usage abusif de quelques procédés narratifs, qu'ils soient thématiques (contenu mélodramatique), ou structuraux (effets de coupe spectaculaires) mais qu'il se construit dans le cadre plus large des modalités de la lecture populaire qui se développe au XIXe siècle. Ces remarques auront, je l’espère, permis de complexifier la question du suspense en la confrontant aux usages sociaux des textes et aux affects des lecteurs ordinaires.

(EHESS – Université de Lausanne)

Notes

1  Alfred Nettement, visant notamment Les Mystères de Paris, dénonce dans la Gazette de France « ces romans vulgaires, destinés seulement à amuser les loisirs et à satisfaire les grossiers appétits de cette foule de lecteurs peu difficiles sur le choix de leur nourriture intellectuelle ». Cité par J. Lyon-Caen, La Lecture et la Vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 1996, p. 61.

2  Eyal Segal, « L’« École de Tel Aviv »
. Une approche rhétorico-fonctionnaliste du récit », Vox Poetica, 2007. URL : http://www.vox-poetica.org/t/pas/segal.html

3  Raphaël Baroni, La Tension narrative, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007.

4  Adrien Decourcelle. Cité par Jean-Pierre Galvan, Les Mystères de Paris : Eugène Sue et ses lecteurs, Paris, L’Harmattan, 1998, tome 2, p. 298, lettre 378.

5  Voir Raphaël Baroni, op.cit.

6  Roland Barthes, S/Z, Paris, Seuil, 1970.

7  Raphaël Baroni, op. cit., p. 239-240 : « Ce qui rythme concrètement la narration, ce qui la structure séquentiellement et en configure le sens, c’est la relation tensive entre une activité interprétative fondée sur notre mémoire encyclopédique – sur un horizon d’attente configuré en partie par un répertoire de texte connus – et l’actualisation effective d’un texte, qui fournit des indices induisant le recours à tel ou tel cadre interprétatif déterminé, mais qui plus est susceptible en même temps de manifester un écart plus ou moins marqué avec nos attentes de sens. »

8  Ugo Dionne, La voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque, Paris, Seuil, 2008, p.245.

9  Wolfgang Iser, L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, Bruxelles, Pierre Mardaga, 1976, p. 336.

10  Théophile Gautier, feuilleton dramatique de La Presse, 19 février 1844.

11  E. Sue, Les Mystères de Paris, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2009, éd. présentée par Judith Lyon-Caen, p. 70.

12  Ibid., p. 91.

13  Ibid., p. 229.

14  Ibid., p. 140.

15  Ibid., p. 289.

16  Ibid.

17  Ibid., p. 362.

18  G. W. M. Reynolds, The Mysteries of London, 1844, I, 17.

19  Ibid., I, 3.

20  Ibid., I, 7.

21  Cuvillier-Fleury, 1842, cité par Lise Dumasy, La Querelle du roman-feuilleton (littérature, presse et politique : un débat précurseur, 1836-1848), Grenoble,ELLUG – Université Stendhal, 1999, p.12-13.

22  Les Mystères de Paris : Eugène Sue et ses lecteurs, textes établis, annotés et présentés par J.-P. Galvan, Paris, Harmattan, 1998.

23  Ibid., X.Y., p. 321, t. 2, 395.

24  Ibid, V.G., p. 321, t. 2, 395.

25  Sainte-Beuve, lettre à Juste Olivier du 28 juillet 1843, citée par J. Lyon-Caen, Les Mystères de Paris, op. cit., p. 1224.

26  Cité par Y. Le Gars, avant-propos des Mystères de Marseille, Aix-en-Provence, Alinéa, 1992.

Pour citer ce document

Anaïs Goudmand, « Économie et socialité du suspense dans les mystères urbains », Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations, sous la direction de Dominique Kalifa et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-xixe-siecle-circulations-transferts-appropriations/economie-et-socialite-du-suspense-dans-les-mysteres-urbains