Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations

Introduction

Table des matières

DOMINIQUE KALIFA et MARIE-ÈVE THÉRENTY

La littérature nationale est pour ceux qui voient des arbres, la littérature mondiale pour ceux qui voient des vagues.
Franco Moretti

Dans son article « Philologie de la lecture mondiale », Eric Auerbach évoque les difficultés de la synthèse pour appréhender la littérature mondiale et la nécessité de trouver un ansatzpunkt, un point de rayonnement. «  Ce point de départ doit être un ensemble de phénomènes nettement circonscrits, aisément saisissables ; et leur interprétation doit posséder un rayonnement qui le rende capable d’ordonner et d’interpréter par contagion une aire bien plus vaste que celle de départ1 ». Auerbach suggère alors comme ansatzpunkt possible la signification d’un mot, d’une forme rhétorique, d’une tournure syntaxique. Dans ses travaux, Franco Moretti énumère d’autres objets d’étude potentiels auxquels nous sommes tentés de donner le statut d’ansatzpunkt : le discours indirect libre, le traitement des indices dans le roman policier, les voix du narrateur dans le roman moderne. Mais au-delà de ces phénomènes stylistiques, un ansatzpunkt très efficace pour appréhender la mondialisation littéraire, parce qu’il correspond sans doute au premier phénomène de mondialisation médiatique  est le développement global de la nébuleuse des mystères urbains. On peut faire une démonstration de cette globalisation de la culture à travers l’analyse de ce texte décrivant une métropole du XIXe siècle :

Voici les mystères effrayants de ce quartier hideux qui existe en plein cœur de cette vaste métropole. De John Street à Saffron Hill, de West Street à Clerkenwell Green, on trouve un labyrinthe d’allées étroites, asphyxiées par la saleté et des odeurs pestilentielles et nauséeuses et peuplées par une population qui est née, qui vit et qui meurt au milieu de la misère, le manque, la pauvreté et le crime2.

Ces vastes quartiers se composent uniquement de rues étroites formées par des maisons à pans de bois, dont les charpentes sont grossièrement remplies de plâtras. Leur aspect est lugubre et sinistre. Des ficelles sont fixées en travers des fenêtres : on y voit étendus des haillons, sur lesquels l’action du lavage dans une eau impure n’a fait qu’étendre les taches qu’on voulait enlever. Au rez-de-chaussée se trouve presque toujours une pièce disposée en boutique ; une porte coupée y introduit ; le sol, sans pavés, est inégal et pleins de trous, dans lesquels se logent les ordures3. […]

La porte ne tarda pas à s’ouvrir et les visiteuses virent apparaître une sale et laide vieille, obèse, aux chairs pendantes, presque en haillons. Elle avait une grosse figure mollasse toute rouge, qui avait l’air de suer du sang ; et d’horribles mèches de poils gris sortaient de dessous son bonnet de linge qui avait la couleur de la boue où il avait dû être ramassé4.

Quelle est la métropole décrite ici ? En fait, il s’agit de trois villes différentes : Londres, Rouen et Saint-Petersbourg et de trois romans différents : Mystères de Londres de Reynolds, Mystères de Rouen d’Octave Féré et Bas-fonds de Petersbourg de Krestovski qui témoignent de la circulation mondiale des « mystères urbains » au XIXe siècle.

En effet, dans le sillage du roman Les Mystères de Paris d’Eugène Sue paru dans le Journal des débats en feuilletons entre juin 1842 et octobre 1843, les mystères urbains constituent une nébuleuse romanesque qui s’est développée notamment en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique latine et dans le Commonwealth avant de connaître un développement en Asie (Chine et Japon) au tournant du siècle. Les Mystères de Paris se diffusent internationalement selon trois modes qui se confondent souvent plus qu’ils ne se succèdent. Le roman circule sous la forme physique du Journal des débats, des éditions Gosselin et des contrefaçons promptement fabriquées en Europe du Nord (par exemple en Belgique chez Hauman, Lebègue et Sacré fils ; en Allemagne chez Gebhardt et Reisland). Mais les traductions, deuxième mode de diffusion du roman, conditions sine qua non d’une dynamique décloisonnante massive d’une littérature nationale5, sont lancées parfois même avant que la parution du feuilleton ne soit achevée. Durant l’ensemble du XIXe siècle, on compte au moins 20 traductions en anglais (dont 10 en Angleterre et 9 aux États-Unis), 12 traductions répertoriées en espagnol, 12 en italien, 7 en allemand, 6 en portugais, trois en catalan, quatre en danois6…  Enfin, et là est la spécificité du roman de Sue par rapport à d’autres romans-feuilletons urbains à succès comme Les Mohicans de Paris d’Alexandre Dumas (1854), il connaît un phénomène d’adaptation sous la forme de romans autochtones réinvestissant le titre original ou le déclinant et transférant une nouvelle intrigue dans les bas-fonds urbains locaux. Là encore en croisant diverses sources, on peut d’ores et déjà répertorier à côté des 74 romans français, 27 mystères italiens, 24 mystères américains, 13 mystères espagnols, 12 mystères portugais, 5 mystères de Montréal qui utilisent dans leur titre le syntagme Mystères de nom de lieu urbain… Certains de ces romans comme The Mysteries of London de Reynolds connaissent eux aussi un destin international en empruntant et en élargissant des circuits de traduction et de diffusion classiques. À l’échelle mondiale s’opèrent donc toute une série d’échanges et de croisements.

Une équipe internationale, pilotée depuis le centre de recherche RIRRA21 de l’université de Montpellier et développée grâce à Medias19, a donc entrepris d’étudier ce phénomène. Notre projet n’était pas, ou pas seulement, d’étudier statistiquement, en historiens du livre, la diffusion, la traduction, les adaptations du roman de Sue. Notre entreprise n’était pas non plus comparatiste et elle ne visait pas à mettre au même pas, au prix de difficultés sans doute aporétiques, des histoires littéraires nationales ou à faire coïncider des mouvements et des chronologies qui, nous le verrons, sont largement désynchronisés. De manière plus ambitieuse, notre projet vise une forme d’histoire transnationale, nous souhaitons étudier la manière dont certains textes circulaient et la façon dont ils étaient réinvestis et utilisés au niveau local, c’est-à-dire mettre en relation les arbres et la vague, voir comment la vague fait grandir les arbres. Dans ce cadre de recherche cependant, le dispositif du distant reading proposé par Franco Moretti s’avérait inadéquat. La simple considération des catalogues, la lecture des histoires littéraires était un point de départ nécessaire mais non suffisant car la plupart des textes que nous souhaitions étudier appartiennent à ce que Margaret Cohen appelle the « great unread ». Si Les Mystères de Londres de Reynolds, ou Les Mystères de Lisbonne de Camilo Castelo Branco sont bien recensés dans les histoires littéraires nationales, il n’existait pas d’études sur les Mystères de Pargovoulo, roman paru en 1845 dans une revue russe L’Illustration de Nestor Kukolnik ni sur les Misterios de Chamberi petit roman parodique espagnol paru dans un journal espagnol El Laberinto (Chamberi est une bourgade entourée de champs et de potagers à proximité de Madrid). Il fallait que des spécialistes de l’histoire nationale de chaque pays mènent des enquêtes minutieuses.

Ce programme de recherche, même s’il porte sur le XIXe siècle, appartient donc pleinement à la culture globale. Son intuition, ses conditions de réalisation, ses résultats ont été dépendants de la nouvelle culture universitaire définitivement mondialisée. Il a requis plusieurs équipes d’historiens des littératures nationales sensibilisés aux échanges internationaux, ce qui a sans doute évité en partie la tentation de l’ethnocentrisme même si cela rend la synthèse plus difficile. Il s’est développé à travers des échanges numériques, des colloques organisés aux quatre coins de la planète. À Mexico, du 2 au 4 décembre 2011, Laura Suarez de la Torre a organisé un colloque intitulé Discursos urbanos París-Mexico, Siglo XIX7 qui étudiait la fécondité de la matrice des mystères urbains entre la France et le Mexique.  A Montréal, le RIRRA21 épaulé par Micheline Cambron, a monté, dans le cadre du colloque « Presse, prostitution, bas-fonds dans l’espace médiatique francophone 1830-1930 », une journée d’étude intitulée Mystères urbains France/Québec et notamment focalisée sur la question des mystères de Montréal8. Du 26 février au 1er mars 2014, Catherine Nesci de l’université de Californie à Santa Barbara a organisé un colloque American mysteries : urban crime fiction from Eugène Sue’s Mysteries of Paris to the American noir and steampunk, traçant la filiation entre les mystères urbains américains et le roman noir. En décembre 2014, Isabel Gil a monté un colloque à l’université catholique du Portugal intitulé Mysteries of Lisbon. The global and intermedial circulation of urban mysteries in lusophone literature and culture (19th-21st centuries) dont l’objectif était de réserver un sort particulier au chef-d’œuvre de Camilo Castelo Branco Mysteries of Lisbon et à l’adaptation réalisée par Raoul Ruiz et également de mesurer l’ampleur du phénomène du mystère urbain dans le monde lusophone et notamment au Brésil. Cette étude sera approfondie en 2015 par Nelson Schapochnik qui va organiser une manifestation d’ampleur pour les mystères urbains de l’Amérique latine. Ce programme a nécessité aussi l’établissement d’un certain nombre d’outils numériques que nous avons mis au point de manière prototypique avec des moyens humains limités sur la plate-forme medias19 : des bases de données, des cartes, une anthologie et plusieurs volumes d’actes contributifs de colloques en plusieurs langues.

Mais nous avons senti la nécessité d’avoir à un moment dans le programme une manifestation peut-être plus synthétique tentant d’appréhender globalement le phénomène. C’est pourquoi un congrès international a été organisé du 14 au 16 novembre 2013 entre l’université de Montpellier et celle de Paris I pour mesurer la circulation, le transfert et les appropriations des mystères de Paris. Ce dossier volumineux réunit les actes de cette manifestation qui voudrait poser en quelque sorte des jalons pour une ambitieuse histoire littéraire transnationale.

Le phénomène des Mystères de Paris

Il convient d’abord de rappeler pourquoi Les Mystères de Paris constituent une matrice si exceptionnelle pour la littérature mondiale. Revenons brièvement sur la genèse du roman. « J’ai l’idée d’un ouvrage en deux ou trois volumes intitulé Paris en 1839. Ce serait une série de tableaux de mœurs », écrit Eugène Sue à son éditeur Charles Gosselin à la fin de l’année 18399. On sait depuis la thèse d’Amélie Chabrier qu’une partie de l’idée lui en est venue un peu plus tôt, dès le mois de mars, lorsqu’il assiste au long procès d’une bande organisée parisienne jugée pour vols et assassinats, le procès « Soufflard et Lesage, assassinat de la dame Renault au Temple »10. Écoutons Armand Fouquier dans ses Causes célèbres de tous les peuples, publiées en 1858 : « Voici par exemple le récit simple et vrai d’une bande de scélérats de la pire étoffe. Ceci se passe en 1838, quatre ans avant Les Mystères de Paris. L’auteur du roman a largement puisé dans les détails de cette affaire – mais combien la réalité ne l’emporte-t-elle pas sur l’œuvre de l’imagination. Seulement le Chourineur n’est ici sujet à aucun accès de sensiblerie. La Fleur de Marie ne manque pas au procès Soufflard : mais sus le masque trompeur de la blonde et douce vierge, elle cache une dépravation complète. Le célèbre Tortillard s’y rencontre sous les traits du petit Vollard, jeune élève dressé pour le bagne »11. L’affaire de la rue du Temple inspira d’ailleurs d’autres romanciers judiciaires, comme  Constant Guéroult et Eugène Chavette12.

En 1839 cependant, Sue ne parvint pas à convaincre Gosselin, qui refusa le projet, ce qui ne faisait pas les affaires du romancier. Car depuis deux ans, « le beau Sue », comme on le surnomme alors, un « lion », un « fashionable », smart et snob, célèbre pour ses gants jaunes, ses tenues fracassantes, ses dîners au Café Riche et ses maitresses tapageuses, n’a plus un sou13. Il a dilapidé l’héritage familial que lui avait laissé son père, premier médecin de l’hôpital de la famille du roi. Heureusement, il reste la littérature qui bénéficie alors du boom du roman-feuilleton lancé par Émile de Girardin quelques années auparavant, des possibilités nouvelles offertes par le nouveau format imaginé par le libraire Gervais Charpentier en 1838, et de l’engouement d’un lectorat en plein essor et affamé de représentations sociales. Sue s’est donc plongé dans la littérature avec frénésie, en commençant par le roman maritime que l’Américain Fenimore Cooper a popularisé, puis en poursuivant avec des « romans contemporains » comme Latréaumont, Arthur, et surtout Mathilde qui rencontre le succès et le tire, provisoirement, de ses embarras financiers. Seulement voilà, il faut continuer. Gosselin ne veut pas de Paris en 1839, qu’à cela ne tienne, Sue l’écrit quand même. Sans doute a-t-il alors le désir de diversifier son inspiration. Peut-être aussi – c’est en tout cas la légende colportée son ami Félix Pyat et son demi-frère Ernest Legouvé14 – l’ex-dandy légitimiste est-il devenu plus sensible à la question sociale qui taraude ces années difficiles. Ou peut-être, plus prosaïquement encore, tient-il à bénéficier du courant de succès qui accompagne à ce moment les histoires sanglantes de crimes et de bas-fonds urbains.

On connaît la suite. Sue écrit le premier livre des Mystères de Paris, le très sérieux Journal des Débats accepte de le publier dans son rez-de-chaussée à compter de juin 1842 et le succès public est phénoménal. Il assure la fortune du genre « roman-feuilleton », qu’il inscrit dans l’horizon culturel du pays – ainsi que la fortune personnelle de Sue, qu’il transforme par ailleurs en « avocat des pauvres », en philanthrope sensible à la souffrance des classes laborieuses, en apôtre de la réforme sociale, et bientôt en député démoc-soc de la Seine.

Le roman connaît, lui aussi, un destin extraordinaire, pour partie connu de longue date15, pour partie renouvelé en profondeur par l’enquête collective dont cette publication marque une étape. Il n’est pourtant pas si neuf, loin s’en faut ! « Voilà ce que vous appelez Les Mystères de Paris !, lit-on dans L’Univers en février 1843. C'est-à-dire que vous avez découvert la Gazette des Tribunaux, qui a 12 000 abonnés depuis vingt ans. Quoi : voilà ce que vous avez trouvé de plus mystérieux dans Paris ; vous avez oublié que nous lisions au collège les Mémoires de Vidocq, que nous avons été interrompu dans nos humanités par Le dernier jour d’un condamné… Rien n’est moins rare et moins caché de notre temps que le vice et le crime ». La remarque est on ne peut plus juste. L’auteur aurait pu citer également citer L’Âne mort et la femme guillotinée de Jules Janin, publié en 1829, Claude Gueux de Hugo, paru en 1834, et mille autres textes encore, tant l’imaginaire « mystérieux » vient s’inscrire dans le climat culturel et social des années 1820-1840, marqué par les adaptations urbaines de l’inspiration gothique, l’omniprésence de la question pénitentiaire et pénale, la fascination pour le criminel, le policier et les figures de l’ombre. Indéniablement, Sue profite d’un contexte favorable, et exploite un filon. Mais il le fait au bon moment. Tout s’accélère en effet au début des années 1840. Le paupérisme, la crise urbaine, la peur sociale accèdent à un niveau d’intensité inédit, qui suscite des débats, des enquêtes, des publications comme s’il en pleuvait. De l’Académie des sciences morales et politiques aux premiers journaux ouvriers, des colonnes de la presse « à bon marché » aux discussions parlementaires, on ne parle que de cela, de « la ville gothique, noire, obscure, crottée et fiévreuses, la ville de ténèbres, de désordres, de violences, de misère et de sang16 ». Et l’on sait que c’est là, précisément en 1840, dans la littérature romanesque comme dans les traités d’économie politique ou les textes policiers qu’apparaît, dans son sens social, l’expression de « bas-fonds »17. La force de Sue est d’avoir su capter cette configuration au moment même de sa formulation, de l’avoir associée à une réflexion parfois naïve, parfois plus malicieuse mais toujours anxieuse, sur l’avenir du monde social, et surtout de l’avoir inscrit dans l’horizon mécanique d’une culture médiatique en pleine effervescence. La corrélation majeure qu’il établit entre bas-fonds, identités sociales et roman-feuilleton est porteuse d’une telle dynamique qu’il devient très difficile dès lors, pour quiconque s’intéresse à ces questions, de ne pas réécrire sans cesse Les Mystères de Paris. Si tous les composants préexistaient, si cet imaginaire était « dans l’air », encore fallait-il les réunir, et les doter d’une fonctionnalité à la fois transgressive, répressive et cohésive. On sait que Vidocq, piqué au vif, réplique immédiatement en publiant Les Vrais mystères de Paris, dans lesquels il accuse Sue à la fois de l’avoir plagié et de ne pas avoir compris la véritablement nature des bas-fonds18. Sans doute, mais le fait est là. C’est le texte d’Eugène Sue, et non pas ceux qui l’on précédé ou celui de Vidocq, qui est aux sources d’un « quasi-genre », celui qui nous réunit ici. Car ce ne sont pas à « deux ou trois volumes » comme il l’écrit à Gosselin (quantité au vrai assez banale selon les normes éditoriales du temps) que le projet contrarié de 1839 donne naissance, mais à une extraordinaire bibliothèque, en France comme dans le vaste monde. Gosselin lui-même répare son faux pas de 1839 en publiant aussitôt le roman en volume. Ce sont ces textes, leurs relations souvent complexes à la matrice originelle, leur interrogation sur la ville, la transgression et les identités sociales qui sont au cœur de cette enquête.

Les lois mystérieuses de la mondialisation

On peut donc proposer un certain nombre d’hypothèses sur les lois qui régissent cette république mondiale des lettres. Elles n’ont pu être énoncées ainsi qu’après  la lecture et l’analyse de centaines de textes parus sur des continents différents, dans des langues diverses. Cette proposition est la conclusion de l’observation un peu ébahie, parfois désespérée, parfois jouissive de romans qui pouvaient apparaître à une première lecture plus hétérogènes que siamois.

Le paradoxe de Pierre Ménard ou la loi du transfert

La première observation que nous pouvons faire est qu’il n’existe pas de transfert d’un objet culturel sans mutation. Même si l’objet était transféré sous vide, si nous osons dire, dans des conditions parfaites de maintien de ses propriétés intrinsèques – ce qui est à proprement parler impossible –, les conditions de réception suffiraient à transformer l’objet. On pourrait reprendre le paradoxe de Pierre Ménard et de son invention réelle du Quichotte dans le nouvelle de Borgès. On se souvient que Ménard réécrit à l’identique le Quichotte mais que Borgès montre dans sa nouvelle combien la copie est supérieure à l’originale. Les Mystères de Paris qui arrivent dans chaque nation ne sont jamais ceux qui sont partis.

A fortiori quand on fait entrer en jeu la traduction. L’étude de la traduction est depuis longtemps un des enjeux-clés d’une histoire transnationale de la littérature à activer systématiquement au moins autant dans sa dimension quantitative (qu’est-ce qui est traduit ? Du côté des mystères, on a souvent des surprises) que dans sa dimension qualitative (comment est-ce traduit ?). Les mystères urbains constituent de ce dernier point de vue un atelier particulièrement emblématique19. Il faut envisager dans chaque pays de réception un système global comprenant le taux d’alphabétisation, le public prévisible de l’ouvrage, l’état du système éditorial et médiatique. Ainsi dans ce dossier un chercheur, Filippos Katsanos compare efficacement deux traductions des Mystères de Paris l’une parue en Angleterre chez William Dugdale en 1844, l’autre en Grèce en 1845, comme supplément du journal Amalthéia puis en livraisons, et montre l’écart maximal entre les deux traductions. Le grec Ioannis Skylissis qui avait auparavant traduit La Thébaïde de Racine rédige une traduction pensée pour l’élite bourgeoise de la nation, la fraction qui comprend le katharevousa, la langue pure, réfection archaïsante du grec, dans laquelle est traduite le volume. La traduction, agrémentée de nombreuses notes, présente aussi le roman comme une sorte «  de manuel de civilisation européenne et française destinée aux classes aisées grecques20 ». Skylissis plaide pour l’utilité du roman, une œuvre morale, un « évangile d’humanité, de piété » mais également une œuvre utile au lecteur par l’expérience qu’elle donne du monde. La traduction expurge toutes les allusions un peu osées du texte. Précisons qu’on retrouve ce genre de traductions édulcorées et cette lecture moralisante dans d’autres pays. Au Mexique aussi, où les Mystères de Paris sont réservés à une élite, ils ont été lus et introduits comme une œuvre de moralité – c’est ce que montre dans le dossier l’article de Laura Suarez de la Torre. En face, en Angleterre, la traduction Dugdale est une édition illustrée de seize gravures sur bois, de papier médiocre et de petit format destinée à un public modeste essentiellement ouvrier. L’éditeur réputé pour ses livres obscènes gravite dans les milieux radicaux. Le projet de la traduction Dugdale vise à renforcer le caractère audacieux, sensationnel du roman afin de produire le texte le plus divertissant possible. Toutes les allusions du roman à la sexualité ou à la prostitution sont soulignées jusqu’à l’obscénité. Ces traductions seront à l’origine du quiproquo étudié par Brian Chevasco21 dans la réception d’Eugène Sue en Angleterre qui sera boudé par l’élite britannique et quasiment considéré comme un pornocrate. Il est donc clair que les lecteurs étrangers des Mystères de Paris ne font pas tous la même expérience de lecture d’un roman qui peut apparaître comme relevant plutôt du novel (c’est l’expérience grecque)ou du romance (expérience anglaise).

On pourrait multiplier dans notre corpus les expositions d’expériences sidérantes de traduction aux yeux de notre sensibilité modernité. Nous mentionnerons, à la suite de l’article de Yvan Daniel, encore la manière dont les Mystères de Paris ont été traduits tardivement en 1904 en Chine. La première version chinoise est publiée dans une revue littéraire Xinxin xiaoshuo, littéralement Néo-nouveau roman qui vient d’être créée. La source de la traduction de Chen Jinghan est japonaise : c’est Hara Hoh-Itsuan qui venait de faire paraître une nouvelle traduction japonaise des Mystères de Paris élaborée dans la revue Asahi Shinbu. Mais cette traduction était elle-même élaborée non pas à partir de la version originale mais à partir d’une traduction en anglais de l’œuvre de Sue. Là encore nous n’avons pas une simple traduction mais une adaptation-traduction au cube qui prend de nombreuses libertés avec le texte et qui par exemple introduit une dimension fantastique parce que cela correspond aux habitudes de lecture du public chinois.

Instantanéité et désynchronisation

On pourrait croire dans un premier temps en considérant la dissémination des mystères urbains que le XIXe siècle est déjà le siècle de l’instantanéité numérique. Les traductions fleurissent dès l’année 1844 dans beaucoup de pays du monde. Ainsi le roman est publié en feuilleton dès 1842 dans le journal danois Dagen et dans le Jornal do commercio à Rio du 1er septembre 1844 au 20 janvier 1845. Les adaptations apparaissent quasiment en même temps. Une première considération du corpus semblerait montrer qu’il échappe à la loi de l’anachronisme révélée par Pascale Casanova. En fait, il faut distinguer d’abord les pays à fort développement médiatique comme les Etats-Unis et l’Angleterre où l’hégémonie française est largement contestée et qui vont développer effectivement instantanément des séries concurrentes par rapport à la France. Dans les pays de la périphérie, les premiers mystères qui apparaissent immédiatement sont soit fortement mimétiques et dérivés, soit très souvent parodiques comme en Russie (comme le montre l’article de Kirill Chekalov) ou en Espagne (voir les analyses de Santiago Diaz Lage dans ce dossier) où se développent des mystères ironiques de petits villages. Significativement, les grands mystères urbains de la périphérie, les romans qui ont marqué les littératures nationales, sont tous significativement décalés. C’est le « temps devenu espace», selon les analyses de Pascale Casanova, qui permet de dessiner un certain rapport au méridien de Greenwich. Les Mystères de Lisbonne de Camilo Castelo Branco paraissent en 1854, Les bas-fonds de Petersbourg, livre sur les repus et les affamés de Vsevolod Krestovski en 1864-1866, I Misteri di Napoli de Francesco Mastriani en 1869-1870. Signalons d’ailleurs que les deux premiers de ces romans ont connu un destin similaire, un oubli, une absence d’écho international puis une adaptation récente sous la forme d’une série télévisée et dans le cas des Mystères de Lisbonne d’un film de Raoul Ruiz (2010). La temporalité est donc double : la temporalité médiatique favorise une réception immédiate superficielle et peu mécanique tandis qu’il faut attendre quelques années pour avoir une réception plus profonde, moins superficielle.

Une hégémonie à trois pôles

Dans La République mondiale des lettres, Pascale Casanova insiste sur le rapport centre (incarné par Paris ou le couple Paris/Londres) et périphérie tandis que Franco Moretti dans l’Atlas du roman européen distingue un centre (Paris-Londres), une semi-périphérie (Italie, Espagne, Allemagne), et une zone excentrée (Roumanie, Pologne). Nous avons vu que la semi-périphérie avec le temps pouvait devenir extrêmement inventive. Surtout le système des mystères urbains distingue trois centres (plutôt qu’un) qui vont chacun autonomiser leur série de mystères urbains : les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France. Cette triple hégémonie se manifeste par le système concurrent de titulature qui rend compte de trois modes différents de sérialité bien mise en évidence par Matthieu Letourneux22. En France, c’est l’association du mot mystères et de la référence à une ville ou à un terme désignant l’espace urbain qui institue le genre (Mystères de Paris, Nouveaux mystères de Paris, Mystères de Lyon, Mystères de la carrière montmartre) . En Grande-Bretagne, c’est plutôt l’évocation d’une partie du peuple (Wild Girls, Merry Wives, Boys) et d’une ville (of London, of Paris, of New York) qui joue ce rôle. Aux Etats-Unis, c’est soit l’utilisation du syntagme Mysteries and miseries of soit plutôt une logique de sous-titres avec l’affirmation d’une peinture de la vie réelle (city life, Life in) associée à l’espace urbain. Ces variantes sont essentielles parce qu’elles produisent à chaque fois un effet de cohérence architextuelle invitant dans un même mouvement à rapprocher les œuvres et à saisir leur spécificité au sein d’une série générique cohérente. Les récits de mystères urbains britanniques produisent une version du genre sensiblement différente de celle qui prévaut en France, sous l’impulsion du récit criminel et des discours politisés de Reynolds et sous l’effet de la cohérence produite par le champ éditorial et la logique des supports. La spécificité du penny dreadful (périodiques romanesques proposant de la fiction en livraisons), ses prix, son mode de consommation, la tradition dans laquelle il s’inscrit reformule largement le genre plus orienté vers le sexe, le crime… Aux États-Unis, se développe un modèle fondé sur le reportage et le sensationnalisme,  fondé sur la tradition des sketches et des slices initiée par la penny press. Ainsi, une lecture des Mysteries of New York produits respectivement en 1848, 1853, en 1868 et en 1882 montre nettement une défictionnalisation de la série et un renforcement de la tendance journalistique panoramique contre le romanesque. Comment expliquer cette large autonomie des séquences britanniques et américaine par rapport au canon français ? En fait les États-Unis et l’Angleterre constituent les seuls endroits au monde où la tradition médiatique est plus développée qu’en France tout en étant déployée selon un paradigme différent. New York notamment a connu une précoce et profonde révolution médiatique avec la naissance de la penny press dans les années 1830. Vendue à un prix modique, elle a développé la nouvelle d’intérêt local et le panorama new yorkais. La matrice du mystère urbain américain, par exemple des Mysteries and miseries of New York de Ned Buntline, n’est pas la case feuilletonesque suspensive mais plutôt la petite rubrique du fait divers local. Etre du côté de la real life, outre que cela ancre le mystère urbain dans une mythologie américaine et dans un horizon médiatique attendu, permet de rompre ouvertement avec la matrice française présentée comme invraisemblable et obscène. Significativement, dans Mysteries and miseries of New York, Les Mystères de Paris sont présents sous la forme d’un petit livre qu’une innocente jeune fille kidnappée et bientôt séduite découvre sur les étagères de sa chambre dans une maison de passe.

Cette triple hégémonie explique que sur certaines scènes nationales, les différentes logiques sérielles entrent en collision et imposent la nécessité d’une réarticulation des modèles. C’est notamment très apparent sur la scène canadienne qui produit sur une chronologie longue cinq Mystères de Montréal, en deux langues et inspirés par des logiques et des modèles concurrents23. Le feuilleton, Les Mystères de Montréal, de Hector Chevalier paru en 1855 s’inspire fortement du feuilleton de Sue qu’il acclimate à la presse locale. Le récit de Berthelot, Les Mystères de Montréal, de 1879-1880 qui joue sur les décalages de style parodie les stéréotypes romanesques et s’inscrit dans l’esprit de la petite presse. Les Mystères de Montréal d’Auguste Fortier en 1893, appartient à une autre tradition culturelle celle du roman historique patriotique initiée par Boucher de Boucherville ou Pamphile Le May. Quelle relation encore entre ces trois œuvres et les deux « Mysteries » anglais, eux-mêmes fort différents l’un de l’autre dans leur principe ? On voit bien que le premier des Mysteries of Montreal, celui de 1846, louche vers les penny bloods, aussi bien à travers son mode de diffusion en livraisons qu’à travers son imaginaire outrancièrement gothique et son va-et-vient ambigu entre norme et transgression. De son côté, avec ses récits mêlant secrets d’alcôve et considérations morales, le roman rhapsodique de Charlotte Fuhrer, The mysteries of Montreal de 1881 s’inspirerait plutôt du modèle américain du genre, celui des « City Life ». Liées à des contextes médiatiques différents (presse générale ou satirique, livraisons, volume) qui imposent à chaque fois leur propre sérialité discursive, influencées en outre par des traditions génériques différentes (celles de France ou des pays anglo-saxons), ces œuvres ne proposent guère d’unité sérielle entre elles mais montrent la mise en concurrence de plusieurs hégémonies culturelles sur la scène canadienne. Elles imposent de relativiser l’idée d’une hégémonie culturelle unique au XIXe siècle.

La loi de l’hybridation

Chacune des œuvres paraît bien obéir, au sens fort, à un principe dialogique avec le genre qu’elle revisite – dialogique, parce que les auteurs s’inscrivent dans une logique d’assimilation contrastive de certains traits d’un genre perçu comme étranger. Dès lors qu’il s’agit de décrire une culture nationale qui cherche à affirmer sa spécificité par rapport aux modèles importés, le genre est ressaisi par les œuvres à travers une logique de l’écart, pour proposer un discours spécifique. Les mystères urbains sont aussi les mystères d’une culture dont il s’agit de d’inventer l’originalité en la réaffirmant contre les littératures importées. Je cite, en l’empruntant à l’article de Nelson Schapochnik dans ce dossier, la préface d’un petit mystère argentin qui porte le titre Mistérios del Plata. Romance histórico contemporeana de Juana Paula Manso paru en 1852 : « Ce n’est pas à cause d’une servile imitation des Mystères de Paris et de ceux de Londres que j’ai décidé d’appeler ce roman les Mystères de Rio de la Plata. […] Nous devons trouver les solutions seuls et aussi comprendre que si la littéraire naissante de notre Amérique cherche toujours à suivre les types trouvés dans la vieille Europe, nous n’aurons jamais une littérature américaine ou une littérature nationale. » Les misterios del Plata appartiennent la littérature-fondation d’une part et d’autre part ils sont conçus pour en réponse à la dictature d’un potentat local, faire l’élégie d’un programme de politique unitaire.

Certes ces mystères mettent presque tous en jeu les questions de l’urbanisation, du crime ou de la pauvreté dans des enquêtes menées à travers les bas-fonds des grandes capitales comme des petites villes. Certes ils utilisent tous un arsenal de procédés topiques directement importés du roman gothique mais retravaillés, actualisés à la lumière de la modernité : enfant perdu et retrouvé, exhérédation, tatouage, manuscrit égaré… tous motifs qui renvoient à la question centrale posée par les mystères : celle des identités dans la modernité. Mais les différences entre les mystères sont aussi sensibles pour plusieurs raisons : d’abord en raison de l’écosystème dans lequel prend le roman est conçu (ancrage historique, évolution sociale et économique du pays, taux d’alphabétisation, régime politique, développement du système éditorial et médiatique), ensuite à cause de la couleur locale induite par les processus de descriptions des identités sociales, raciales, genrées, essentielles au genre, ensuite parce qu’au niveau esthétique et idéologique, la matrice mute en s’hybridant avec les séries culturelles et littéraires nationales, enfin parce que le mystère urbain qui est à l’origine constitué d’un métissage entre écriture journalistique et fiction, entre novel et romance est amené à plus ou moins valoriser selon les cultures et suivant le statut des écrivains l’une ou l’autre de ces deux polarités.  

Globalement, l’étude des mystères urbains à la fois confirme l’hégémonie de la capitale des lettres (tout est impulsé par Paris) mais en même temps complexifie singulièrement le système à quatre niveaux au moins. D’abord parce que l’objet qui arrive n’est pas celui qui part. Le système de réception sociologique, éditorial influe nettement sur le contenu et la forme des objets imprimés. Ensuite parce que les équilibres locaux se négocient souvent dans le déni ou dans la déconstruction de la logique hégémonique et les objets produits à partir de la matrice, directement issus d’elle, se caractérisent parfois à contrepied du système matriciel. En témoignent par exemple ces nombreuses nations ou régions non urbanisées où la mode des mystères s’est aussi développée selon un paradigme forcément sensiblement différent que le paradigme français. L’enjeu va être de reconstruire d’autres suprématies, d’autres hiérarchies, de déconstruire les poétiques pour les adapter à des problématiques purement nationales. Enfin, le développement des systèmes médiatiques anglais et américains leur permet de contrebalancer l’hégémonie française et de proposer des séries concurrentes qui circulent également dans l’espace mondial. Ce dernier point attire l’attention sur la question des supports. La circulation du livre et de l’imprimé, l’essor de la traduction ont été régulièrement signalés comme facteurs permettant et amplifiant les échanges littéraires mais la mondialisation des échanges a changé de dimension avec l’entrée dans l’ère médiatique. Ce facteur n’a sans doute pas été jusqu’ici assez pris en compte. La nature essentiellement médiatique de la littérature moderne engage à considérer que les activités de communication littéraire sont toujours à une certaine échelle des effets « locaux » de la configuration du système médiatique et ceci depuis le XVIIIe siècle. Comme l’écrit Guillaume Pinson, une histoire transnationale des littératures doit forcément être envisagée au prisme du médiatique.

Quels sont les autres enseignements de cette expérience pour une histoire transnationale des littératures ?

D’abord il nous semble que l’étendue  mondiale de cette expérience des mystères urbains invite à proposer véritablement une histoire transnationale des littératures qui ne serait pas réduite à l’expérience des décolonisations, voire à la globalisation contemporaine. Certains chercheurs de l’ultracontemporain ont eu parfois tendance notamment dans le monde anglo-saxon, après un rapide rappel archéologique de la weltliteratur de Goethe à proposer une histoire qui commence il y a une cinquantaine d’années. Il faut, si l’on veut faire un historique correct des hégémonies et des rapports centre/périphérie prendre plus de recul.

Cette historicisation oblige à une extrême prudence dans l’utilisation de notions qui peuvent être anachroniques ou dysfonctionnelles dans certains espaces et dans certaines temporalités. La République mondiale des lettres, le livre de Pascale Casanova qui constitue en matière de réflexion sur la mondialisation une bible, utilise la notion bourdieusienne d’autonomie qui s’applique avec efficacité à sa période de prédilection, la Belle Epoque et la littérature occidentale du XXe siècle, mais qui peine à rendre compte du système littéraire mondial du XIXe siècle. Du fait des décalages chronologiques, la plupart des pays sont investis dans la construction des états-nations et la valeur d’une littérature ne se mesure pas alors au degré de son autonomie. On est loin d’être dans le cas d’une « littérature autonome, pure, délivrée du fonctionnalisme politique». Comme l’établit Franco Moretti, la littérature est à la fois un vecteur de socialisation, un instrument d’apprentissage et de structuration de l’expérience, et aussi une manière de rendre supportables les contradictions et les tensions de la vie sociale24. Au XIXe siècle, l’histoire transnationale n’est pas seulement l’histoire et la manière dont les grands écrivains, en régime d’autonomie, sont lus à travers le monde, mais la façon dont la littérature peut rencontrer en synchronies des usages et des destins opposés.

Dans ce cadre, l’histoire transnationale peut être conçue de manière plus large que comme la simple fondation d’un corpus canonique (ce à quoi tendent certains travaux de la world literature américaine comme ceux de David Damrosch), comme l’élection des masterpieces de la littérature mondiale mais vise aussi l’étude des processus qui affectent la littérature du fait des circulations internationale, c’est-à-dire l’étude des conditions internationales dans lesquelles les écrivains produisent des œuvres appelées à avoir un destin uniquement local. La plupart des auteurs de mystères urbains ne jouent pas sur une bourse mondiale mais cherchent saisir le local à partir d’un outil global. Il nous semble particulièrement intéressant d’étudier dans le cadre du XIXe siècle et au delà en quoi et au prix de quelles transformations le mondial va fonder le local et le national et peut-être d’envisager de déconstruire les hiérarchies explicites établies entre centre et périphérie. On retrouve ici un certain nombre d’enjeux des études postcoloniales. En fait, et nous savons que nous ne simplifions pas la question en disant cela, l’histoire littéraire transnationale se construit entre le global et le national, des arbres et des vagues, ou plutôt des arbres dans les vagues.

Structure du volume

Le volume se développe selon cinq sections. Dans la première section, nous accueillons cinq articles qui réfléchissent à la matrice elle-même, Les Mystères de Paris et aux conditions de sa circulation. Filippos Katsanos pose de manière extrêmement éloquente avec les exemples grecs et français les enjeux de la traduction. Guillaume Pinson étudie le cas de la circulation des Mystères de Paris dans l’espace francophone nord-américain tandis que Laura Suarez de la Torre part sur les traces des Mystères de Paris à Mexico. Paul Bleton s’interroge sur la notion de genre voyant dans Les Mystères de Paris un extracteur, un mélangeur, un échangeur plutôt qu’une matrice générique. Enfin Corinne Saminadayar-Perrin étudie le fonctionnement des titres des romans-Mystères.

La deuxième section Mysterymania étudie les adaptations romanesques des mystères urbains dans plusieurs pays du monde. Santiago Diaz Lage dans un article très ambitieux exhume toute une série de mystères urbains espagnols oubliés. Paul Aron, grâce à une véritable enquête de sociologie et d’histoire littéraires, révèle les secrets de trois Mystères de Bruxelles. Kirill Chekalov et Françoise Genevray s’intéressent aux mystères urbains russes. Si Kirill Chekalov revient sur la réception immédiate des Mystères de Paris en Russie pour conclure à la relative improductivité de la matrice dans les années 1840, Françoise Genevray montre que le chef-d’œuvre du mystère urbain social russe, Les bas-fonds de Petersbourg de Krestovski, est publié plus tard entre 1864 et 1866. Sándor Kálai étudie la poétique mi-journalistique, mi-littéraire pratiquée dans Les Secrets hongrois d’Ignac Nagy. Nelson Schapochnik étudie la mysterymania dans le Rio de la plata. Shih-Lung Lo et Yvan Daniel se penchent sur l’épineuse question de l’existence de mystères urbains chinois.

Dans la troisième section, les contributeurs réfléchissent à la poétique des mystères. Anaïs Goudmand réinterroge la question du suspense dans les mystères urbains français et anglais. Nicole Gauthier se penche grâce à un impressionnant corpus international de mystères urbains sur le dispositif de la note. Laetitia Gonon étudie la stylistique du vengeur dans plusieurs mystères urbains parus entre 1842 et 1847.

La quatrième section permet d’approfondir la politique des mystères urbains. Amy Wigelsworth scrute la représentation du féminin dans quelques mystères. Yoan Vérilhac remet en question l’hypothèse souvent affirmée d’une dépolitisation des mystères urbains sous le Second Empire. Quant à Rebecca Powers, elle évoque le cas d’un journaliste français exilé aux Etats-Unis, Charles Testut qui écrivit en 1853 un des Mystères de La Nouvelle-Orléans.

Enfin la dernière section aborde la question du devenir des mystères urbains au XXe siècle et dans d’autres medias. Matthieu Letourneux évoque l’affaiblissement du genre en France au début du XXe siècle du fait de l’apparition de collections éditoriales populaires qui privilégient la série sur le roman long. François Amy de la Bretègue revient sur l’adaptation des Mystères de Paris au cinéma par Jacques de Baroncelli en 1843. Guillaume Boulangé et Prisca Grignon évoquent le devenir cinématographique des mystères de New York. Enfin, Andrea Goulet fait une comparaison très suggestive entre l’univers des Mystères de Paris et celui de la série télévisée américaine The Wire grâce au motif de la chorégraphie.

Pour ces actes sur le premier phénomène de mondialisation médiatique, et profitant des possibilités du numérique, nous avons tenté une publication plurilingue. Les articles qui portent sur un corpus national sont le plus souvent traduits dans la langue du pays. Dans la mesure du possible, nous avons publié une traduction en anglais de certains articles. Nous remercions les auteurs qui ont accepté de faire l’effort de la traduction. Merci également à Filippos Katsanos pour son aide généreuse dans la publication de ces actes de congrès.

(RIRRA 21, Montpellier 3 – Centre d’histoire du XIXe siècle, Paris 1/Paris 4)

Notes

1  Eric Auerbach dans Christophe Pradeau, Tiphaine Samoyault, Où est la littérature mondiale ? PUV, 2005, p. 34.

2  George W. M. Reynolds, The Mysteries of London, Vickers, Londres, 1845, p. 43.

3  Octave Féré, Les Mystères de Rouen [1845], éditions PTC, Rouen, 1981, p. 21.

4  Ivan Doff, Les Mystères de Saint-Petersbourg, Le Petit roman-feuilleton, 26 mai 1878. Il s’agit d’une traduction des Bas-fonds de Petersbourg de V. V. Krestovski dont l’original est paru en 1864-67 dans la revue Otetchestvennye zapiski.

5  Pascale Casanova a montré dans La République mondiale des lettres (Seuil, 2008) que le monde était organisé selon une géographie polycentrée organisée autour des grandes capitales européennes et notamment autour du « méridien de Greenwich » (Paris).

6  Ces données viennent des répertoires montpelliérains croisés avec les tableaux de Nelson Schapochnik, « Edição, recepção e mobilidade do romance Les Mystères de Paris no Brasil oitocentista », Varia Historia, Belo Horizonte, vol. 26, n°44, p. 591-617, juillet-décembre 2010. Pour le détail de l’arrivée des Mystères de Paris au Brésil, nous renvoyons aussi à Marlyse Meyer, Folhetim : uma historia, Sao Paulo, Companhia das Letras, 1996.

7  Les actes de ce colloque viennent d’être publiés : Laura Suárez de la Torre (dir.), Tras la huellas de Eugenio Sue. Lectura, circulación y apropiacion de Los Misterios de París, historia social y cultural, instituto Mora, 2015.

8  Les actes de cette journée se trouvent dans la rubrique Publications de medias19 sous le titre « Les mystères urbains au prisme de l’identité nationale », http://www.medias19.org/index.php?id=13307.

9  Lettre à Charles Gosselin, 00 octobre 1839, dans Eugène Sue, Correspondance générale présentée par Jean-Pierre Galvan, Paris, Champion, 2013, p. 000.

10  Amélie Chabrier, Les Genres du prétoire : chronique judiciaire et littérature au XIXe siècle, thèse de littérature, Université Montpellier 3, 2013, p. 295.

11 Armand Fouquier, « Soufflard et Lesage », Causes célèbres de tous les peuples, Paris, Lebrun et Cie, 1858, p. 1.

12  Constant Guéroult, L’Affaire de la rue du Temple, Paris, Rouff, 1879 ; La Bande à Fifi Vollard, Paris, Rouff, 1880 ; Eugène Chavette, La Bande de la belle Alliette : souvenir judiciaire, Paris, Marpon et Flammarion, 1882.

13  La seule biographie disponible est celle de Jean-Louis Bory, Eugène Sue. Dandy mais socialiste, Paris, Hachette Littérature, 1962.

14 Sur ces points, voir Anne-Marie Thiesse, « L’éducation sociale d’un romancier. Le cas d’Eugène Süe », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 32-33, 1980, p. 51-63, ainsi que Judith Lyon-Caen, La Lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac. Paris, Tallandier, 2006 et son introduction à la réédition Gallimard «Quarto» 2009 des Mystères de Paris.

15  Un premier essai d’inventaire avait été tenté par René Guise à l’occasion du 150e anniversaire des Mystères de Paris, Bulletin des amis du roman populaire, n° 17, 1992.

16 Jules Janin, L’Été à Paris, Paris, Curmer, 1843, p. 13.

17  Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013.

18 François-Eugène Vidocq, Les Vrais mystères de Paris, Paris, Cadot, 1844,

19  Voir ainsi Carol Armbruster, “Translating the Mysteries of Paris for the American Market: The Harpers vs the New World”, Revue française d'études américaines n° 138, 2013/4, p. 25-39.

20  Filippos Katsanos, «Réceptions croisées : les enjeux de la traduction des Mystères de Paris en Grande-Bretagne et en Grèce [également disponible en grec]», Médias 19 [En ligne], Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty (dir.), Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations, mis à jour le : 24/02/2015, URL : http://www.medias19.org/index.php?id=17191.

21  Berry Palmer Chevasco, Mysterymania; The Reception of Eugene Sue in Britain 1838-1860. Berne, Peter Lang, 2003.

22  Voir l’article de Matthieu Letourneux : « Imaginaires sériels et circulation internationale. Le cas des mystères urbains (France-Grande-Bretagne » paru dans le dossier Les Mystères urbains au prisme de l’identité nationale. http://www.medias19.org/index.php?id=15038

23  Voir l’article de Matthieu Letourneux, « Un genre médiatique international, des séries culturelles locales. Le mystère urbain québécois », dans Les Mystères urbains au prisme de l’identité nationale, http://www.medias19.org/index.php?id=13405/

24  Laurent Jeanpierre, Introduction à Franco Moretti, Graphes, cartes et arbres, les Prairies ordinaires, p. 20.

Pour citer ce document

Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty, « Introduction », Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations, sous la direction de Dominique Kalifa et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-xixe-siecle-circulations-transferts-appropriations/introduction