Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations

Les mystères des Mystères de Bruxelles

Table des matières

PAUL ARON

Dans un dialogue avec un correspondant belge, sans doute fictif, le polémiste Alphonse Karr critiquait la contrefaçon des livres français, et en particulier celle qui touchait ses Guêpes. Deux éditions de celles-ci paraissaient en Belgique tandis qu’on en publiait une seule en France. Il encourageait les Belges à imiter les livres français et non pas à les reproduire servilement : « Faites des Guêpes belges — et ne réimprimez pas les Guêpes françaises, — faites des Mystères de Bruxelles et ne réimprimez pas les Mystères de Paris1. » En réalité, les Belges n’ont pas choisi entre ces deux possibilités : ils ont à la fois publié des Mystères de Bruxelles et contrefait à plusieurs reprises l’édition originale des Mystères de Paris (chez Meline & Cans & Cie, 1842-1843 ; chez Hauman et chez A. Jamar, la même année ; Lebègue a repris cette dernière édition en 1843, puis encore chez Jamar, l’édition complète illustrée, chez Lebègue, chez Méline encore en 1843 et enfin à la Société typographique belge Ad. Wahlen et compagnie, 18442).

Trois ouvrages contemporains, ou presque, de celui de Sue sont titrés Mystères de Bruxelles3. Commençons par le moins intéressant, qui est aussi le plus tardif.

Les mystères de Bruxelles ou les Deux notaires 

L’auteur est Louis Schoonen (pseudonyme du baron Louis-Adolphe de Geelhand, Anvers 1820-Vilvoorde 1894), homme de lettres fortuné, patriote, grand admirateur de Hugo et de Chateaubriand. Il rédigeait la Chronique de Bruxelles, une petite revue littéraire qui parut de 1844 à 18494. Il fut le fondateur de la première Société des gens de lettres belges en 1847, qui vécut jusqu’en 1852. On lui doit une épopée à la Gloire du pays, suivie par Les Géorgiques belges (1843-1844) qui commencent par ces vers :

Je chante la valeur de la race énergique
Qui défendit le sol de la Gaule Belgique […]

De 1845 à 1850, Schoonen écrivit, seul ou en collaboration, huit petites comédies, qui furent jouées au théâtre du Parc ou au Vaudeville de Bruxelles. Les Mystères de Bruxelles, pièce représentée pour la première fois à Bruxelles, sur le théâtre du Vaudeville, le 8 mars 1849, est l’une d’elles, et sans doute celle qui suscita le plus de curiosité, parce qu’elle avait la réputation d’être une pièce à clés. Le public s’efforça donc de reconnaître les personnalités qu’elle évoquait5.

Pour Schoonen, le théâtre était une école de mœurs. Il évoquait des personnages concrets, inspirés par la vie bourgeoise, afin d’en tirer une fable moralisatrice. L’intrigue, un peu compliquée, se passe dans le Bruxelles contemporain. L’ambitieux notaire Ruffin commet un abus de confiance. Il ouvre le testament d’un certain Leclercq, qui lègue toute sa fortune à une nièce éloignée, âgée de 14 ans. Avec l’aide du médecin de Leclerc, Ruffin place cet argent à son profit. Par ailleurs, il administre les biens d’un jeune séducteur naïf, nommé Léonard, dont il détourne également la fortune à son profit. Le notaire est aidé dans ses méfaits par un couple sans scrupule, un nommé Reboux et son épouse Mina, qui est chargée de séduire Léonard. Cinq ans plus tard, la jeune Camille est devenue la femme de chambre de Ruffin, et elle ignore tout de la spoliation. Léonard en tombe amoureux, mais il est ruiné. Claude, l’ancien clerc de Ruffin, devenu à son tour notaire, sauve tout ce petit monde tout en rétablissant l’honneur de la profession.

Entrecoupée de parties chantées, comme c’était la coutume, la pièce n’est pas médiocre. Elle comprend des mots d’esprit, des situations à rebondissements, une scène de bal à grand spectacle, des caractères bien dessinés. Un des effets comiques de la pièce est le rôle des deux témoins qui assistent le notaire dans ses actes juridiques. Il s’agit de braves Bruxellois (l’un s’appelle Pierre Snul), qui ne comprennent rien à ce qu’on leur demande, et qui apposent leur signature en remerciant, en flamand, le notaire pour sa générosité.

Comme on le voit, aux Mystères de Paris, Schoonen emprunte un personnage de notaire corrompu (mais bien moins redoutable que Jacques Ferrand), un beau spéculateur naïf ressemblant à Charles Robert, une orpheline dépouillée de ses droits, une sombre histoire de séduction ainsi qu’un sauveur inattendu. Mais le dénouement est heureux, et la dimension philanthropique est absente. Il n’y a ici ni réécriture intéressante, ni transposition significative, rien qu’un schéma narratif en vogue exploité par un auteur en quête de succès.

Le Juif-Errant à la recherche des vrais mystères de Bruxelles

Le Juif-Errant à la recherche des vrais mystères de Bruxelles est un petit volume de 165 pages en format petit octavo. Il comporte seize récits, centrés sur une anecdote, une rencontre (souvent amoureuse) ou un personnage. Les situations n’ont rien d’extraordinaire, on dirait plutôt des faits divers, retracés avec une certaine compréhension psychologique par un narrateur quelque peu distant. Son ton est celui de la personne qui ne s’en laisse pas conter, et qui ne se fait aucune illusion sur les tristes mobiles des actions humaines.

L’œuvre, à l’évidence, n’est pas d’un grand écrivain, en dépit (ou peut-être à cause) de la triple référence littéraire du titre : au Juif Errant et aux Mystères de Paris de Sue, et aux Vrais mystères de Paris de Vidocq (1844). Le style est plat, irrégulier, et le lexique souvent imprécis. Mais son mérite est de situer l’action dans un Bruxelles très reconnaissable et de porter attention aux comportements de petits bourgeois, de femmes entretenues ou de margoulins divers à un moment où le récit réaliste n’a pas encore émergé en Belgique. Il faudra en effet attendre les années 1860 pour y voir naître un courant littéraire inspiré par Duranty ou Champfleury ainsi que par les tableaux de Courbet. Dans ce contexte, la triste histoire d’Anna, figurante au théâtre de la Monnaie dont les logeurs essaient de détourner à leur profit une part de l’aide qu’elle reçoit de son protecteur, ou celle d’une marchande de cigares qui livre sa marchandise et son accorte personne à domicile sont autant d’aperçus pertinents sur la vie quotidienne. Le portrait d’un ancien garçon de café parisien qui se dit journaliste depuis qu’il vit à Bruxelles semble pris sur le vif pour illustrer les petits métiers de la presse en pleine expansion. Le magnétiseur Montius, pour sa part, habite à proximité du quartier des Marolles dont « on rencontre les humeurs putrides infiltrées sur toute la surface de la capitale du Brabant » (p. 86). L’auteur, on le perçoit, connaît bien les lieux dont il parle, et la galerie de ses personnages est vivante, faute d’être toujours réussie sur le plan littéraire.

Une préface et une postface encadrent ces récits. L’auteur précise qu’il n’entend traiter aucune question humanitaire ou sociale, il souhaite tout au plus faire rire son lecteur « en contant tout haut des anecdotes que vous vous dites dans le tuyau de l’oreille ». Selon le topos de la révélation initié par Le Diable boiteux de Lesage (1707), il souhaite « soulever les voiles, les portières des boudoirs, […] ouvrir celles des vigilantes, […] entrer partout, — sans découvrir les toits —, au théâtre, à l’église, dans les cercles, dans les loges, à la chambre nationale, et bien autre part !6 » (p. 7) La postface, signée « Le Juif errant » précise que l’auteur s’est attaché à être vrai, et qu’il a « souvent pris des noms ou des initiales de fantaisie afin de laisser au lecteur le plaisir de découvrir les héros qu’ils cachent » (p. 154).

Publié sans nom d’auteur et n’ayant bénéficié d’aucune réception critique, ce petit livre pose un intéressant problème d’interprétation. Faut-il le lire comme une transposition dans le registre réaliste de la littérature panoramique dont il semble se revendiquer ? Ce serait, en ce cas, un des premiers exemples de description de la vie quotidienne des Bruxellois en littérature, ou au moins des milieux et des comportements habituellement dissimulés par la pudeur du discours social. Mais la personnalité de l’auteur pourrait révéler une tout autre interprétation.

L’exemplaire de la Bibliothèque royale signale que le livre a été attribué à un certain J. Broglia. Cette affirmation n’est confirmée par aucune autre source. La Bibliographie de Belgique n’en fait pas mention, alors qu’elle a répertorié d’autres œuvres de cet auteur. Et je n’ai trouvé aucune référence aux Mystères de Bruxelles dans les nombreux articles et brochures qui évoquent Joseph-Fernand (ou Ferdinand) Broglia. La personnalité de l’individu mérite toutefois qu’on s’y attarde, car le personnage aurait pu trouver sa place dans un roman d’Eugène Sue.

Ferdinand Broglia (l’orthographe du nom varie) est né à Anvers le 19 mars 1815 ; il meurt à Mons, le 26 avril 1877. Son père est un ancien capitaine de l’armée belge qui a participé aux combats de 1830. Ferdinand semble avoir suivi les cours d’un bon collège de Gand, mais il n’a pas achevé ses études7. Ses parents, ayant fait de piètres affaires, viennent s’établir à Bruxelles où ils tiennent sans doute un commerce. Il est manifeste que l’on ressasse dans la famille la perte financière que le père reproche à l’État belge. Celui-ci adresse d’ailleurs, en 1840, une pétition à la Chambre des représentants pour demander le remboursement d’une somme d’argent qu’il aurait avancée dans le cadre de son service8. Cette pétition n’aura aucune suite. Mais elle ouvre une série de brochures dans lesquelles ses fils donneront la mesure de leur acharnement malfaisant. Il faut en effet signaler l’existence de deux autres enfants. Modeste-Joseph, né à Anvers le 4 octobre 1822 et mort à Bruxelles (Saint-Gilles) en septembre 1876, a été sous-officier de grenadiers au 2e de Ligne avant de suivre son aîné dans le monde de la petite presse. Un second frère est officier du génie et semble avoir poursuivi une carrière militaire sans tâche.

Le père Broglia collabore au périodique satirique Le Méphistophélès, qui avait été fondé en 1831. Son fils aîné également. Mais très rapidement, ce dernier se spécialise dans les affaires de chantage. Sa spécialité est de dénoncer diverses turpitudes, vraies ou supposées, et de proposer aux personnalités qu’il cite de verser une contribution financière pour voir leur nom disparaître des journaux9. Tel est également l’usage qu’il fait d’un second périodique, Les Furets, publié du 1er septembre 1842 au n°12 de septembre 1843. Un autre polémiste important de l’époque, Victor Joly, publiciste progressiste, correspondant de Victor Hugo, était également rédacteur de cette revue, et peut-être même son véritable propriétaire, mais les deux hommes semblent s’être séparés parce que Joly est dénoncé pour avoir reçu de l’argent de Nothomb (dans Les Furets, I, p. 351). La profession de foi, publiée en tête du premier volume, pouvait avoir été signée par Broglia ou par Joly : « Je ferai connaître les manœuvres occultes de ces individus qui, profitant perfidement de l’absence de leur ennemi, par tactique ou méchanceté de cœur, vont jusqu’à imputer calomnieusement leurs actions aux honnêtes gens, et jusqu’à ne reculer devant aucune déloyauté, semblables à l’assassin qui frappe à l’ombre et le masque sur le visage. Je donnerai des anecdotes piquantes, gaies et curieuses. Je traiterai, parfois sérieusement, certains sujets politiques, dignes d’intérêt. » (p. 3) Cette présentation montre comment se conjuguent ici deux traditions. La dimension satirique est liée au topos du dévoilement diabolique, largement mobilisée par Le Méphistophélès (à qui ses correspondants écrivent en le qualifiant de « mon cher diable »), et qui ouvre à une tradition bien ancrée à Bruxelles, celle précisément des Diables comme genre littéraire d’esprit charivarique10. Mais une seconde tradition, moins noble et qui se confond parfois avec la précédente, est celle des feuilles de chantage, dont les Broglia se sont fait une spécialité. C’est sans doute le cas de L’Indiscret en 1842, et d’un second Indiscret que Broglia édite sous le pseudonyme de Jules Caumartin. Ce dernier journal, parait de 1870 à 1875. Il publie des biographies et des on-dit indéniablement malveillants. Son comité de rédaction se compose de cinq personnes, qui se réunissent à l’administration du journal, 5, rue des Moineaux. Pour sa part, le frère cadet dirige également L’Impartial en 1874-1875, sous le pseudonyme de Carlo Waiss. Il s’agit d’un journal artistique publiant des nouvelles sur le monde des expositions et des spectacles, qui sont de peu d’intérêt et sans doute recopiées en bonne partie de la presse quotidienne.

Comme on s’en doute, Broglia a souvent eu affaire à la justice, surtout lorsqu’il s’est attaqué à l’une ou l’autre personnalité influente. Ses victimes ont porté plainte pour diffamation, parfois également pour vol ou voies de fait. Sans entrer dans trop de détails, on mentionnera ses principales condamnations. En 1834, le tribunal d’Anvers le condamne à une amende pour mauvais traitements ; le 5 décembre de la même année, pour injures publiées dans L’Ulenspiegel, un petit journal local dont il était le rédacteur et dont on semble n’avoir conservé aucun exemplaire. Il édite en 1838 un pamphlet violent intitulé : Les traîtres démasqués, ou Les turpitudes d’officiers de tout rang, de ministres et de hauts fonctionnaires de la Belgique, dans les conspirations orangistes (chez les principaux libraires, Bruxelles, 1838). Signé Fernand, le pamphlet a connu une certaine audience, puisqu’une quatrième édition en est publiée en 184011. Le 14 mars 1839, pour calomnies parues dans Le Méphistophélès, il est condamné à une peine de prison ferme. En février 1840, Broglia est accusé de calomnier un certain Deruysscher dans Le Méphistophélès. Il est condamné pour ce fait. Il tente ensuite d’exporter sa brochure sur les Traîtres en France. Il est arrêté à Paris et expulsé comme étranger compromettant. À la fin de l’année, il est renvoyé devant les assises du Brabant pour calomnie envers Guillaume de Molt et Jacques Krauss, cités dans Les Traîtres démasqués. Il est alors condamné le 22 février 1841 à six mois de prison et 2 000 francs d’amende. En 1845, nouveau procès du chef de calomnie imputé par les frères Briavoine, contre Broglia, accusé d’être l’auteur d’une brochure satirique signée Lefranc12. En 1847, on l’accuse encore pour le même genre de délit, mais Broglia explique que les articles incriminés ont cette fois été écrits par son frère, Charles-Modeste Broglia. Il passe en cours d’assises du Brabant le 28 mai 1847 pour un article paru dans Le Flambeau, le 25 novembre 1846. Ce texte intitulé « Jusqu’au cynisme » rapporte une vive altercation entre deux notaires hennuyers. Enfin, le 28 juin 1847, il est condamné lourdement à 4 ans de prison, suivis de 5 années de surveillance spéciale de la police pour diverses escroqueries et chantage à l’encontre du comte Coghen13.

Suit alors une période d’accalmie, mais une fois libéré de toute surveillance, l’homme se déchaîne à nouveau. Sous le pseudonyme de Démophile (un pseudonyme dont l’usage est ancien en Belgique14), il publie successivement deux brochures : Le Livre noir de 1866, ou les griefs de la Nation belge (1866) et La Question ANSPACH en 1868, ou révélations importantes et inédites, 
appuyées de nombreux documents, sur 
tous les actes publics du bourgmestre 
de Bruxelles (Bruxelles, Chez Rosez Fils, Libraire, Passage De La Monnaie, 
Et chez les principaux libraires, 1868). Saisi par Anspach, le tribunal de 1ere instance de Bruxelles lui inflige le 8 août 1868 une nouvelle peine assortie d’une amende en dommages et intérêts. Après sa condamnation, Broglia serait devenu indicateur pour la police du Second Empire, il aurait trahi des Communards que des journalistes belges tentaient de sauver des griffes des Versaillais. Il finit ensuite par disparaître après la publication d’une double biographie de son frère et de lui-même qui ne laisse dans l’ombre aucune de leurs condamnations15.

Peut-on attribuer Le Juif-Errant à Broglia ? Une seule source, non référencée, la fiche de la Bibliothèque royale, plaide en ce sens. Cela peut paraître peu. De surcroît, ni les diverses brochures ni les procès imputés à l’auteur ne font jamais mention de notre ouvrage. Mais on a par ailleurs conservé une petite pièce de théâtre signée Ferdinand Broglia qui est très probablement de lui aussi, et qui n’est pas non plus évoquée dans les documents biographiques le concernant. Adelino, ou la courtisane (Bruxelles, Decq, 1840) est un drame romantique dépourvu d’intérêt, mais peut-être cette œuvre permettait-elle à Broglia de justifier la profession d’homme de lettres dont il se revendiquait. Un autre argument plaide en faveur de son statut d’auteur. En effet, Le Juif-Errant est publié chez un important imprimeur bruxellois, Slingeneyer, dont le nom est cité dans les procès pour chantage des années 1843-1844. Il n’y a aucun doute que les deux hommes se connaissaient, ce qui n’implique évidemment pas que l’éditeur ait été compromis par l’affairisme de son client. Enfin, on signalera que Le Méphistophélès du 18 février 1844 (p. 1) fait paraître un article intitulé : « Un épisode des Mystères de Bruxelles ». Il y dénonce devant le « tribunal de l’opinion publique » le baron de F… qui aurait volé la fille d’un ouvrier lapidaire bruxellois.

En tout état de cause, Le Juif-Errant… se révèle donc un ouvrage bien intéressant même s’il ne doit rien à son double modèle éponyme français. Il donne lieu à l’alternative suivante. Si son auteur est effectivement Broglia, il apparaît dès lors comme une occurrence d’un genre littéraire méconnu, à la frontière du journalisme et de la littérature, que l’on nommera le récit de chantage. Si son auteur est un inconnu dépourvu de mauvaises intentions, le livre s’impose comme une des manifestations d’un protoréalisme belge dont il conviendra d’approfondir la connaissance.

Les mystères de Bruxelles

Contrairement au précédent, cet ouvrage est signé. Mais l’auteur n’a jamais été identifié réellement et il n’a fait l’objet d’aucune notice biographique. Même la Bibliothèque nationale de France ne mentionne pas ses dates de naissance et de mort. Je commencerai donc par retracer une existence aussi rocambolesque que celle de Broglia.

Le roman d’une vie

François Édouard Suau est né le 13 mai 1809 à Versailles. Il est le fils de Claude Suau, chef de bataillon retraité, demeurant boulevard de la Reine 75 à Versailles16. Sa mère se nommait Basilise Cochery. Le père était un militaire chevronné, titulaire de la médaille de chevalier de l’ordre royal de Saint-Louis et de la Légion d’honneur ; un autre fils a fait carrière dans l’armée, jusqu’au grade de colonel. Édouard, lui, était clerc de notaire quand il s’engagea volontairement dans la Marine nationale à l’âge de 16 ans. En 1825, il est dirigé sur Toulon ; il navigue ensuite pendant trois ans sur Le Scipion, L’Amaranthe, La Chevrette, puis sur la corvette Le Rhône et la frégate La Guerrière. Ses états de services prennent fin au début de l’année 1829. Il a vécu quelque temps en Afrique du Nord avant de revenir dans la région parisienne.

Il se lance alors dans la vie littéraire, et écrit Scènes de France et d’Afrique17. L’ouvrage comprend cinq nouvelles. La première, « La Roulette », révèle d’emblée une des faces de la personnalité de l’auteur. Elle met en scène le jeune Jules, récemment marié, en proie au démon du jeu. Après s’être ruiné, il engage la dot de son épouse en misant sur une martingale décrétée infaillible. Mais la chance ne lui sourit pas, et, malgré l’héritage inattendu que lui vaut le sauvetage d’un richissime individu désespéré qu’il a sauvé du suicide, il meurt jeune, entraînant peu après son vieux père dans la tombe. On grave alors sur son monument funéraire l’éloge suivant : « il possédait toutes les vertus qui peuvent rendre l’homme heureux... et la fatale passion du jeu l’a conduit à une mort prématurée au moment où, pour récompense d’une de ses belles actions, il allait recueillir une fortune immense. Son père, colonel de l’ancienne armée, en est mort de douleur un mois après... Selon ses désirs, les dernières paroles qu’il prononça sur son lit de mort, sont gravées sur ce marbre. » (p. 126)

Dans « Le meurtre », un père désireux d’établir dignement sa fille part avec elle en Algérie pour faire fortune. Sur le navire, Élisa rencontre un jeune officier dont elle tombe amoureuse. Le père, compréhensif, accueille avec sa joie sa demande en mariage. Mais une fois installé en Algérie, le trio doit faire face aux passions des indigènes. L’un d’eux viole Élisa puis la tue. Arthur la venge au cours d’une bataille rangée avec une tribu révoltée, et le vieux père meurt de douleur.

La nouvelle « Les volontaires parisiens » raconte pour sa part l’engagement d’un jeune homme, fils de militaire, dans les rangs de l’armée coloniale. Comme son père, le jeune homme éprouve du ressentiment à l’encontre du régime de la Restauration. À l’étape, il s’oppose violemment à un soldat des gardes royales qui tente de justifier sa fidélité. Il présente ensuite l’Algérie à d’autres interlocuteurs, évoquant en termes relativement bien informés la religion, la bigamie et l’abstinence des Musulmans. Un autre récit fait parler un ancien soldat de Napoléon, qui raconte comment un de ses compagnons surnommé l’Intrépide, a obtenu la légion d’honneur des mains même de l’Empereur. La troupe des volontaires arrive ensuite en Algérie. Au retour, quelques années plus tard, le narrateur fait le bilan de ses années de service. Il est particulièrement sombre : « un jour, peut-être, je vous dirai de combien d’iniquités ces malheureux Parisiens ont été les victimes ; je dévoilerai publiquement, peut-être, les turpitudes cruelles que l’on a exercées contre eux ; mais que, pour aujourd’hui, il vous suffise de savoir que les prédictions de mon père se sont accomplies, que ces infortunés, qui ont contribué, en versant leur sang, à élever le trône d’aujourd’hui, en ont été récompensés, à Alger, par les souffrances, la misère, l’opprobre ou la mort. » (p. 339)

Ces confidences suggèrent que, nourri des récits héroïques de son père, Suau a voulu s’éloigner d’un régime peu favorable aux rejetons de la Grande Armée. Ni son expérience dans la marine, ni son séjour en Algérie n’ont donné sens à sa vie. Il est revenu amer, sans doute désargenté, mais doté d’une expérience de vie endurcie par la solitude et les efforts. Il a par ailleurs confessé sa passion du jeu, sous la forme d’un récit certainement prémonitoire. On ne sait si la jeune femme qu’il épousera trois ans plus tard à Paris avait lu « La roulette », mais il est certain qu’elle y aurait gagné une meilleure connaissance de son esprit aventureux.

Le 14 janvier 1837, Suau se marie en effet à Paris, dans le ixe arrondissement, avec Marie-Françoise Élise de Brunel de Varennes, parfois également appelée de Serbonnes, parce qu’elle était la descendante de Louis-Henri De Brunel, Ier du nom, seigneur de Serbonnes et de Varennes. Elle était née le 26 février 1818 à Troyes (Aube, Champagne-Ardenne). Elle décédera le 21 décembre 1894 dans le viiie arrondissement à l’âge de 76 ans. Le couple ne semble pas avoir eu d’enfants. À la date de son décès, elle était rentière et certainement séparée depuis longtemps. C’est sans doute grâce à l’argent de son épouse que Suau se lance alors dans l’édition. En 1837, nous le retrouvons comme éditeur de trois ouvrages. Le premier est dû à lui-même. Il s’agit de Les Matelots parisiens, qui bénéficie d’une introduction par Eugène Sue18. Sue avait été marin et il était le fils d’un chirurgien militaire. Il explique que c’est en raison de sa « priorité dans une spécialité littéraire », celle du roman maritime, que Suau a sollicité sa préface (p. II). Il n’est donc pas du tout certain que les deux hommes se soient rencontrés à bord d’un navire ou qu’ils aient brièvement sympathisé. Mais la notoriété du préfacier valait certainement adoubement dans le métier des lettres. Suau publie ensuite une des premières œuvres de Jules de Saint-Félix, Vierges et courtisanes, ainsi que des poèmes de Roger de Beauvoir19 [ps. d’Eugène Auguste Roger de Bully], œuvre de jeunesse d’un homme qui se fera connaître ensuite par sa vie de séducteur, de romancier populaire et de dramaturge.

S’il n’en n’est plus l’éditeur, Suau a certainement joué un rôle ensuite dans la publication d’un recueil collectif intitulé Un diamant à dix facettes (Paris, Dumont, 1838). Il y côtoie des auteurs comme Frédéric Soulié, Paul De Kock, Roger de Beauvoir, le Baron de Bazancourt, Jules de Saint-Félix et la Comtesse d’Asch [Gabrielle Anna de Cisternes de Courtiras, vicomtesse Poilloüe de Saint-Mars dont c’est une des premières œuvres publiées], mais il est le seul à proposer trois récits. Dans « Un souvenir », Suau rapporte une anecdote tirée de son séjour en Algérie : l’histoire d’un militaire acquitté pour un crime qu’on lui imputait injustement. Dans une seconde nouvelle, « Une partie à cheval », il fait le portrait d’un jeune auteur nommé Édouard qui est manifestement un autoportrait : « C’est un jeune homme de vingt-six ans ; il a cinq pieds trois pouces, ou, pour satisfaire aux exigences des partisans du système décimal, un mètre six cents millimètres ; ses yeux sont bruns, son teint est pâle, sa physionomie assez expressive ; une petite moustache, amplement augmentée d’une couche abondante de cosmétique noir, qu’il relève sur sa lèvre supérieure, lui donne un air martial ou plutôt cavalier et, certes, il est loin de l’être. » (p. 239) Une troisième nouvelle, « Emma », montre un vieux militaire s’entremettant avec passion pour que son fils puisse épouser une belle jeune fille d’un milieu social largement supérieur au sien. Dépourvu d’argent et même d’espérances en la matière, sans profession, le jeune Arthur remet à son « talent » tout le soin de choyer dignement la femme qu’il aime.

Suau renonce ensuite à l’édition, mais pas à la carrière littéraire. Il annonce chez Dumont Le Faublas moderne et Le Nouveau Diable boiteux, qui ne paraîtront pas. Mais en 1840, il publie Les Habits d’un homme célèbre, deux tomes comprenant trois petits romans. Une longue préface présente un jeune auteur de 25 ans, qui est dépourvu de ressources financières. Il est un peu jaloux des auteurs à succès qui « étendus sur un divan, savourent complaisamment les parfums d’un cigare de la Havane, et dictent à leurs maîtresses, couchées amoureusement à leurs pieds, des drames ou des vaudevilles, des feuilletons ou des romans destinés à la vogue, cette sœur bien aimée de la fortune » (p. 3-4). Il fait partie de la classe des « prolétaires lettrés » qui attendent quelques pièces de cinq francs pour leur collaboration au Vert-Vert ou au Tam-Tam. Il va donc vendre son dernier habit bleu qui est, très symboliquement, l’habit de ses seuls succès littéraires (c’est la couleur de l’habit dont Lucien, le héros d’Illusions perdues, doit se débarrasser pour faire son entrée dans le monde parisien). Le brocanteur qui lui achète cet habit a trouvé dans la poche d’un autre vêtement un manuscrit de Paul de Kock que notre auteur impécunieux s’empresse de dérober. Il propose ce manuscrit à un éditeur, un nommé Dumont (qui est l’éditeur du livre qu’on est en train de lire). Celui-ci doute qu’il s’agisse effectivement d’un texte de Paul de Kock mais il se résout à le publier sous le titre : L’Habit d’un auteur célèbre.

Présenté comme la simple transcription de ce texte d’un auteur à succès, l’ouvrage peut être qualifié de pastiche, même si c’est surtout le premier récit, « M. Petithomme », qui reprend les lieux et le genre de personnages que l’on trouve dans les romans de Paul de Kock. Les deux autres textes prolongent la veine partiellement autobiographique chère à Suau. L’« Histoire de ma femme après ma mort » est le plus intéressant. Suau raconte l’histoire d’Ernest, un jeune homme de 28 ans, que tous ses amis pressent de se marier. Il s’y refuse pendant longtemps, de crainte de se lasser trop vite de celle qu’il épouserait. La belle Louise finit cependant par vaincre ses réticences. Mais après quelques années de bonheur, Ernest se demande si sa femme lui serait fidèle après sa mort. La seule manière de vérifier la chose étant de se faire passer pour mort, il voyage longtemps à l’étranger et dissimule ses papiers d’identité dans le vêtement d’un noyé. Lorsqu’il revient à Paris, il découvre qu’elle accueille sans déplaisir les hommages d’un autre homme. Il dévoile alors son identité, Louise meurt d’émotion en lui jurant une fidélité éternelle au ciel. Ce récit confirme à sa manière ce que nous apprend l’état civil : par jalousie, ou pour toute autre raison, le mariage de Suau ne semble pas avoir duré longtemps, et, si les époux n’ont pas divorcé, ils se sont manifestement séparés bien vite. Le dernier récit, « Histoire de M. Aliénor Jolivet » raconte la vie d’un clerc de notaire qui veut échapper à la succession que lui prépare son père. Il s’essaie à la comédie, puis à la peinture, à la médecine, il s’engage dans l’armée coloniale, pour enfin se marier et reprendre l’étude paternelle.

Pendant plusieurs années, Suau s’est donc manifestement comporté comme un écrivain désireux de réussir dans le monde des lettres et de l’édition. Il était d’ailleurs membre de la Société des gens de lettres jusqu’au 19 août 1844. Mais la lecture de ses récits ne semble pas avoir bouleversé les contemporains. Suau se tourne alors vers des métiers plus lucratifs. Il se lance dans les affaires en devenant directeur d’une Banque des Écoles et des Familles, puis en septembre 1839, il fonde une Caisse mutuelle d’Épargne distribuant des assurances-vie. Il place dans ces entreprises une grande part de la fortune de sa femme qui vient d’obtenir sa majorité. Mais la compagnie d’assurance ne possède ni les capitaux annoncés dans sa publicité, ni le soutien des membres éminents du barreau et de la magistrature dont elle se réclame. Il s’agit donc d’une forme de tontine relevant de l’escroquerie. Après plusieurs procès, ses débiteurs obtiennent justice. Le 9 mars 1842, le tribunal de la Seine le condamne à les rembourser20.

C’est sans doute pour échapper à cette condamnation que Suau se rend en Belgique. Il s’adapte manifestement très vite à son milieu, et un nouveau livre, Les Mystères de Bruxelles, sort de presse vers le 15 janvier 1845. D’après L’Indépendance belge, les premiers volumes recueillent un grand succès. 2 500 exemplaires ont été vendus en quinze jours affirme le journal21. Suau semble avoir habité plusieurs années à Bruxelles, sans doute le temps de se faire oublier en France22.

Fin décembre 1847, il est revenu dans son pays. Il se présente alors comme mandataire de diverses compagnies financières, mais la révolution de février 1848 le ruine complètement. Il habite à ce moment à Paris, où il préside un club républicain modéré, le club de l’Émancipation des Peuples, qui est actif entre mars et mai 1848. Alphonse Lucas, qui énumère ses membres principaux, précise que : « Malgré ses allures du rouge le plus vif, le club de l’Émancipation des Peuples était signalé comme réactionnaire par les autres grands clubs de la capitale. C’était bien de la bonté, la réunion de la salle d’Antin n’était rien du tout ; seulement le citoyen Suau dit de Varennes avait groupé autour de lui une foule d’individus besogneux ou compromis, bien déterminés à prendre part à la curée républicaine23. » Suau réussit à se signaler auprès de Lamartine, qui lui sera reconnaissant de l’aide qu’il lui a apportée24. C’est en tant chef du gouvernement provisoire qu’il le nomme consul à Smyrne en mai 1848. Mais la presse rappelle le passé judiciaire de notre homme et, le 29 mai, cette nomination est cassée ; il est remplacé par un certain M. Pichon.

Toujours joueur, et sans doute de plus en plus dépendant du jeu pour vivre, Suau part ensuite pour Hombourg. Les frères Thomas et Louis Blanc venaient en effet de construire dans cette ville de la Hesse un établissement de bains thermaux et un casino qui sera le modèle de celui qu’ils bâtiront plus tard à Monte Carlo. Cet établissement est inauguré en 1841 et connaît rapidement un grand succès en raison de l’importance des sommes qui pouvaient être misées. C’est alors que Suau réalise un coup qui deviendra une véritable légende dans le monde des jeux. La Banque des Jeux des frères Blanc, insuffisamment dotée à ses débuts, n’avait pour tout capital qu’un demi-million de francs, ce qui la mettait à la merci d’un joueur particulièrement chanceux. Selon Léon Massenet de Marancour, Suau bénéficiait d’un capital de 40 000 francs, fourni par dix associés, qui devaient se partager les bénéfices. Sa progression ascendante, conquise après plusieurs mois d’efforts, lui permit de gagner 480 000 francs, soit un gain net de 440 000 francs. La banque de M. Blanc était alors directement menacée si Suau gagnait encore. Le directeur aurait alors proposé à Suau de perdre au Trente et Quarante l’ensemble de ses gains à l’aide d’un employé exécuteur. En contrepartie, Suau aurait reçu discrètement 100 000 F25.

Au mois d’avril 1850, Suau revient aux spéculations industrielles. Il s’associe avec un certain Gournay, avec qui il fonde la compagnie Le Sacramento. Les deux hommes louent de luxueux locaux à Clermont-Ferrand et présentent une machine à laver l’or qui devrait produire un demi-kilo par jour. Ils promettent ainsi des retours sur investissement mirobolants, prétendent avoir affrété spécialement une splendide frégate pour expédier des ouvriers en Amérique latine, et se réclament du soutien de plusieurs personnalités connues. Toute l’entreprise relève manifestement de la fraude caractérisée.

En parallèle, Suau se mue en agent électoral dans les départements de la Charente-Inférieure, des Haut et Bas-Rhin. En février 1851, il est envoyé dans l’Est pour mettre en place avec les préfets le projet de souscription nationale. Il est décrit à ce moment comme un des plus actifs agents bonapartistes26. La presse ne manque pas de le qualifier à maintes reprises d’escroc, mais il se défend avec acharnement et obtient même du Tribunal de la Seine le 6 décembre 1850 la condamnation de cinq journaux qui l’avaient, dit-il, diffamé (il s’agit du Démocrate du Bas Rhin, du Courrier du Bas-Rhin, de L’Ami de la constitution, du Républicain du Rhin, et des Tablettes des Deux Charentes). Il obtient 13 000 F. de dommages et intérêts27. Une belle Saint-Nicolas ! Mais les affaires judicaires le rattrapent bientôt, et il est condamné à un an de prison dans l’affaire de la Sacramento. Cette lourde condamnation sera toutefois cassée en novembre 1851 pour vice de forme28.

Les activités industrielles et politiques de notre homme sont à présent achevées. Il lui reste à se consacrer à sa passion du jeu, avec un certain succès puisqu’il continue de défrayer la chronique. En juillet 1857, il est à Wiesbaden. Il joue encore, avec un complice qui possède « un portefeuille aussi énorme que celui d’un ministre » et gagne 8 000 à 10 000 F., chaque soir pendant une semaine29. À la fin du mois, la chance continue de lui sourire.

Le 4 juin 1865, on le retrouve à Hombourg, où il continue de jouer, selon une martingale prétendument infaillible. Il perd, sous les yeux de Villemessant, le directeur du Figaro, 190 000 F en une seule séance30. On perd sa trace ensuite. Il est décédé le 22 octobre 1872 à « la Maison Dubois », devenu hôpital de l’assistance publique Fernand-Widal, dans le xe arrondissement de Paris, à l’âge de 63 ans. Il habitait alors 97, boulevard de Neuilly. Il était renseigné comme rentier et célibataire, ce qui suggère qu’il était séparé de sa femme depuis longtemps, et, sans doute aussi qu’il avait su conserver quelques ressources financières.

Un roman d’enquête sociale

La biographie de Suau est celle d’un héros de roman, et même d’un héros que l’on pourrait reconnaître ! La trajectoire d’un ancien soldat devenu tricheur et séducteur d’une riche veuve est effet le sujet du célèbre récit picaresque de Thackeray, Les mémoires de Barry Lyndon par lui-même (The Luck of Barry Lyndon), publié en 1844, l’année même des Mystères de Paris. Pourtant, malgré ce modèle et ce que l’on imagine du caractère cynique de l’auteur, Les Mystères de Bruxelles est bien un roman philanthropique, dans la lignée d’Eugène Sue. Le canevas est compliqué, mais on peut en dire brièvement l’essentiel.

La duchesse Louise de Wladimont a un rendez-vous galant avec son cousin Lucien lorsqu’elle surprend la conversation de trois jeunes nobles dont elle reconnaît la voix. Elle se rend compte qu’ils forment une véritable société du mal, cherchant le pouvoir, les femmes et l’or. Elle décide alors de rester fidèle à son excellent mari et de lutter de toutes ses forces contre cette entreprise criminelle avec l’aide dévouée de Lucien. Chacun des trois comploteurs la trouve ensuite sur son chemin et elle parvient à sauver leurs différentes victimes. Avec son mari, elle fonde ensuite un véritable asile pour les indigents et contribue à renouveler l’esprit de la charité privée en Belgique. Après maintes péripéties, les méchants sont conduits à s’amender ou à cesser de faire le mal.

Pour une part, Suau s’inspire directement du roman à succès de son ancien préfacier. Il crée une galerie de personnages romantiques, comme une horrible vieille, nommée la Tantje (la tante, en bruxellois), qui élève une petite Mieke, aussi pure et déplacée que Fleur-de-Marie dans le cabaret où elle sert comme souillon, ou encore le chevalier de Bleeden, une sorte de génie du mal, qui va jusqu’à persécuter sa propre sœur, la pure Clarisse ; quant au « Capon du rivage » (débardeur) Peeters, il prend modèle sur le Chourineur. Mais l’intérêt du livre tient moins au réemploi de ces rôles assez stéréotypés qu’à la description souvent éloquente des réalités sociales bruxelloises.

La scène initiale du roman, celle qui permet à la Comtesse de Wladimont de comprendre la formation de la société maléfique de son adversaire, se déroule à l’hôtel Cluysenaar. La finesse d’une cloison lui permet de découvrir ses projets criminels. Il s’agit, explique le narrateur d’un « immense bâtiment du genre de ces constructions parisiennes connues sous le nom de Cité, où l’agglomération des locataires donne à chacun l’immense avantage de vivre ignoré, inconnu, perdu au milieu de la foule, et d’être ainsi à l’abri des regards curieux et des langues babillardes. Ce bâtiment, auquel l’architecte a donné son nom est connu sous celui d’Hôtel Cluysenaar. » (I, p. 10)

Image1

L’hôtel Cluysenaar de la Rue Royale, cf. J. WINTERS, Maatschappij en maatschappijbeeld : J.P. Cluysenaar, Openbaar Kunstbezit Vlaanderen, XIII, 1975, pp. 123-142 (aux pages 127 et 134-135).

Il est intéressant de noter que cet hôtel a effectivement existé. Il se situait 75 rue Neuve Royale (ou rue Royale neuve), le long d’une avenue nouvellement établie qui reliait la Ville de Bruxelles à la commune encore semi-rurale de Schaerbeek. Charlotte Brontë (en 1842) venait y rendre visite à une condisciple du pensionnat Héger ! Il a été détruit, son emplacement est devenu l’hôtel Mengelle, pour faire place ensuite à l’hôtel Astoria. Les plans conservés permettent de se faire une idée précise de cette immense bâtisse31. Suau en fait, très efficacement, la métonymie de l’espace urbain moderne, le cœur des Mystères bruxellois32. La situation de ce bâtiment est en effet caractéristique des tensions sociales bruxelloises : construit le long d’une route nouvelle destinée aux classes dominantes, et qui annonce les grands travaux d’assainissement de la capitale, il jouxte deux des quartiers pauvres (et donc dangereux), le quartier du Marais au Nord, vers le bas de la ville, et le quartier de Notre-Dame-aux-Neiges, au sud. Du fond de la cour, on peut pénétrer dans ce quartier que Suau nous invite à visiter en ces termes :

Si en sortant de l'Allée des Jardins d’Idalie, vous débouchez jamais dans la rue Notre-Dame aux-Neiges, prenez à gauche, et longez-la dans ce sens. Au moment d’arriver à la Place des Barricades vous apercevrez une rue longue, étroite, obscure, décorée du nom pompeux de rue du Rempart du Nord. Jetez un regard afin d’observer ses étranges habitants, et si votre curiosité peu satisfaite vous pousse à y pénétrer, ne manquez pas d’attendre l’arrivée d’une des fréquentes patrouilles de gardes de sûreté qui y circulent afin de tenir constamment en respect cette population dangereuse. Mettez-vous à la remorque de cette patrouille et alors vous pourrez examiner en toute sûreté des bouges et des cloaques autrement immondes que les tapis-francs de la Cité, ce réceptacle ignoble des impuretés de Paris. (I, p. 59-60)33

L’hôtel Cluysenaar devient ainsi le point de départ d’une plongée dans une ville présentée comme un petit Paris, une capitale en pleine évolution démographique et urbanistique, qui conserve ses mauvais quartiers, ses criminels endurcis, ses milieux populaires et ses lieux de misère, en regard de beaux et nouveaux aménagements urbains.

Pour explorer ce monde, Suau utilise un dispositif scénographique bien connu. Après avoir entendu les confidences du chevalier de Bleeden à ses amis, Louise de Wladimont introduit son cousin d’Epinoi dans la société secrète pour lui servir d’espion. Le lecteur suivra tantôt les méchants, tantôt leurs victimes, tantôt les bons dans tous les recoins de la ville. Le romancier devient ainsi l’agent d’une connaissance nouvelle des lieux et des milieux où se déroule l’action. Dès les premières pages du récit, son projet est explicite : « si l’œil de l’observateur aime à se promener avec complaisance sur tous ces effets extérieurs d’une prospérité qui s’avance à grands pas, il doit cependant chercher à pénétrer à travers cette surface brillante pour voir s’il n’y découvrira pas le germe des passions, des vices qui s’entrechoquent d’ordinaire au milieu des agitations d’une capitale ; sa main doit aider à soulever ce manteau d’or et de soie dans la crainte qu’il ne couvre des vices à flétrir, des vertus à préconiser, des misères que l’en doit soulager, des plaies qu’il faut guérir. » (I, p. 8)

Ce point de vue panoramique était à ce point caractéristique que les contemporains y associaient spontanément le nom d’Eugène Sue. Ainsi la Revue de Liège rendait compte d’une étude contemporaine dans les termes suivants :

Quand on n’a pas pénétré dans les ruelles infectes, dans les allées, impasses, cours ou bataillons carrés, où l’air manque autant que la lumière ; quand on n’a pas visité ces misérables demeures où chaque chambre abrite une famille entière ; où père, mère, frères et sœurs partagent souvent la même couche ; quand on n’a pas le courage de contempler cette malpropreté, cet encombrement, cette confusion, ce désordre matériel d’où naît un désordre moral encore plus déplorable, — on ne peut se faire une idée de ce que nous appelons les Mystères de Bruxelles. Il y avait ici un horrible tableau à dérouler, s’il n’était une limite que la plume d’Eugène Sue lui-même n’oserait franchir34.

L’étude à laquelle ce compte rendu fait allusion n’était pas littéraire. Il s’agit d’une enquête officielle. Une quinzaine d’années après l’indépendance du pays, la situation des travailleurs manuels belges était en effet critique. Ils ne possédaient ni le droit de voter, ni même celui de s’organiser. Il n’y avait, à cette époque, ni unions professionnelles, ni même syndicats, à l’exception de quelques milieux d’artisans urbains qui commençaient à s’unir. Leur infériorité juridique était la norme. Le libéralisme économique s’exerçait sans le moindre frein, même si, de manière pragmatique, l’État intervenait déjà directement dans certains secteurs, comme les transports, le télégraphe, la banque ou les grands travaux d’intérêt public35. Bruxelles comptait ainsi un grand nombre de pauvres, dont la situation était plus difficile qu’en région rurale où les jardins ouvriers assuraient au moins une subsistance de base. En 1866 encore, près d’un quart des familles ouvrières y bénéficiait des secours de l’assistance publique ; une grande partie de cette population vivait dans des impasses malsaines ou des « carrés » de ruelles où s’alignaient masures et taudis. Près d’1, 5 % de la population était recensée comme « Indigents des hospices36 ».

Sans titre3

Une cité jardin. Plan d’un quartier destiné au logement d’un certain nombre de familles d’ouvriers, réalisé par J.P. Cluysenaar, publié dans Ducpétiaux, 1844, p. 1 (Archives du CPAS à Bruxelles)

Suau vivait déjà à Bruxelles lorsque, le 7 septembre 1843, le Ministère de l’Intérieur installa une commission chargée de faire un rapport sur « la condition des classes ouvrières et sur le travail des enfants ». Présidée par deux hauts fonctionnaires, celle-ci effectua un travail remarquable. L’enquête fit le tableau statistique complet du monde du travail. Les données ainsi réunies, souvent accablantes, débouchèrent sur un « Projet de loi sur la police des manufactures… » qui devait encadrer la première organisation légale du travail en Belgique. Mais cette réforme, modeste, était déjà trop avancée pour les possédants qui voyaient dans la moralisation et l’esprit de prévoyance les seuls moteurs de l’amélioration de la vie des ouvriers.

La personnalité la plus active de cette enquête était Édouard Ducpétiaux (1804-1868). Cet ancien journaliste fut nommé en 1830 inspecteur général des prisons et des instituts de bienfaisance, poste qu’il allait occuper pendant 31 ans. Il alliait un grand talent d’écriture avec des convictions très en avance sur celles de son milieu bourgeois. Sans attendre la conclusion de l’enquête, qui parut en 1848, il publia de nombreux travaux, dont De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l’améliorer en 1843 et Du paupérisme en Belgique. Causes et remèdes en 1844. Suau puisa une grande part de son inspiration dans ces ouvrages, ainsi que dans les travaux des statisticiens, une science en développement dont le Belge Adolphe Quételet était un des principaux chefs de file.

Le romancier et le réformateur social partageaient une même conviction, qui était également celle d’Eugène Sue : pour proposer des lois, il fallait d’abord décrire la réalité, et décrire la réalité signifiait qu’on allait explorer un monde inconnu de la bourgeoisie pour révéler des comportements, des espaces et des situations à la fois proches et ignorés. Dans sa brochure Des Moyens de soulager et de prévenir l’indigence et d’éteindre la mendicité, publiée en 1832, Ducpétiaux déclarait que : « la bienfaisance privée a aussi ses règles ; pour porter ses fruits, il faut qu’elle soit éclairée, qu’elle s’exerce avec discernement. Elle doit soigneusement distinguer la véritable de la fausse indigence : à cet effet, il est indispensable de bien connaître la situation des pauvres, de porter une attention vigilante dans la distribution des secours ; en un mot, il faut pénétrer dans les demeures indigentes, les visiter37. » Telle est exactement l’intention du romancier qui emmène son lecteur dans les bas quartiers de la capitale ou dans les asiles. De part et d’autre, le projet est de montrer la réalité cachée du monde social.

Bien entendu, cette découverte n’allait pas sans arrière-pensées. Voir, c’est punir, comme l’a montré Foucault, et Ducpétiaux, qui dessinera le plan de la prison cellulaire modèle de Louvain en s’inspirant du panoptique de Bentham et de nombreux modèles étrangers, était évidemment un défenseur de l’ordre social autant qu’un réformateur38. Mais le premier effet de ses enquêtes restait une connaissance nouvelle, scientifiquement établie, de la misère urbaine. C’est d’elle que s’inspire Suau, en citant d’ailleurs ses sources (II, p. 18), lorsqu’il propose une description imagée et éloquente du quartier des Marolles, avec ses « miasmes pestilentiels, morbifiques », ses « mares stagnantes, noirâtres, méphitiques, dont les produits liquoreux s’infiltrent dans le sol d’ou s’échappent incessamment des émanations épaisses et fiévreuses » (I, 206) et ses habitants, décrits comme hâves, faméliques, en proie aux maladies et aux pires dépravations. Le narrateur ne se borne pas à constater cette misère, il dénonce également ses causes, et notamment « l’infâme cupidité de ces propriétaires plus infâmes encore, qui ont créé et maintiennent cet enfer terrestre dont la mort, les vices et le crime se disputent l’empire » (I, 209).

Comment lutter contre cette misère ? Suau commence par évoquer brièvement le modèle d’assistance qui existait à Bruxelles. Elle était confiée à un « maître des pauvres », nommé par le collège échevinal. La charge était obligatoire (sous peine d’amende) et temporaire39. Le roman décrit « ce vénérable personnage [qui] venait de procéder à la distribution hebdomadaire des bons de pain, de soupe et de bois destinés par la philanthropie bruxelloise à être délivrés gratuitement aux indigents de sa section, placés sous l’égide de sa charité officielle. » (III, 124) Le personnage en question est l’avocat Mersens, député et homme d’affaires, qui se révèle un infâme libertin dont la philanthropie est hypocrite et démagogique. S’agit-il d’un type romanesque ou d’un portrait à clés ? Il m’est impossible de le préciser.

Suau développe ensuite un second système destiné à venir en aide aux pauvres, forgé sur celui que préconise Ducpétiaux. Toujours attentif aux initiatives prises à l’étranger, celui-ci avait rendu compte de l’expérience de la colonie de Mettray fondée en 1839 pour éduquer de jeunes délinquants par les travaux manuels dans un cadre champêtre40. On sait que Michel Foucault a abondamment décrit cet établissement disciplinaire dans Surveiller et punir (1975). Les Wladimont s’en inspirent directement, mais non sans esprit critique :

En réalisant le projet de doter la Belgique d’une institution aussi bienfaisante que la colonie de Mettray, ils résolurent de prendre pour modèle les plans, les vues et les règlements de cet établissement, mais aussi d’apporter cette modification, qu’avant de soumettre l’intelligence d’un enfant à l’étude d’un art ou d’un métier, ou de le destiner aux travaux de la campagne, on observerait, on consulterait avec soin et pendant quelque temps ses goûts, ses inclinations et son aptitude.  (V, p. 87)

Ils vont toutefois au-delà de la construction d’un établissement destiné à remplacer l’asile de la Cambre en faisant construire  une véritable cité-jardin sur une parcelle de leurs propriétés. L’emplacement est choisi avec soin, à Auderghem, sur un terrain proche de la ville41. Ici encore, ils suivent Ducpétiaux, qui envisageait pour de nouvelles habitations ouvrières « un terrain libre, situé près de la capitale, où les bâtiments d’habitation et d’exploitation de l’école de réforme pourraient être construits et disposés de la manière la plus convenable42. »

La cité ouvrière qu’ils font construire à leurs frais préfigure largement le modèle anglais de la fin du siècle dont s’inspireront les architectes socialistes belges de l’entre-deux-guerres. Elle comprend 136 maisons, de trois tailles différentes, chacun dotée d’un petit jardin. Au centre de la cité, une maison commune offre des services accessibles à tous (buanderie, cuisine, salle de réunion, cantine, bibliothèque, salle de bains, infirmerie, école) et à proximité, il y a des installations sportives.

Pour encourager les philanthropes, l’auteur précise que le duc fait également une bonne affaire : « M. de Wladimont s’était informé du prix usuraire qu’on imposait à ces malheureux pour leur permettre la jouissance de bouges infects et immondes ; celui arrêté par le duc lui fut de beaucoup inférieur, et cependant, lorsque, ajoutant la valeur du terrain au chiffre des dépenses de construction, il compara le capital employé, au revenu qu’il devait produire, il reconnut avec surprise que, tout en faisant un grand acte d’humanité, il avait fait une excellente opération ; en effet, les frais de construction et le prix du terrain s’élevaient à 320 000 F., et, déduction faite des dépenses annuelles d’entretien et de réparation, il se trouva que cette somme produisait un intérêt net de cinq pour cent43. » (V, p. 92)

Une exploration à la première personne

Remarquablement documenté, le roman de Suau est donc pour une part la transposition romanesque des enquêtes et des propositions du réformateur social belge le plus avancé de son temps. Sue avait, lui aussi, emprunté le langage de l’enquête pour certaines scènes de son roman, comme, par exemple, la mansarde des Morel44. Mais Suau va assurément plus loin que son modèle, par l’ampleur de ses emprunts d’une part, et par son implication personnelle dans le récit d’autre part. Il dénonce avec force une justice qui préfère la répression à la prévention (I, 159) et qui condamne à la prison ferme pour une amende impayée (I, 186). Il critique la prison pour dettes et la contrainte par corps (II, 87-97), la répression du vagabondage (I, 144 et suiv.) ainsi que l’absence de réparation complète pour un individu qui aurait été victime d’une erreur judiciaire (II, 254 et suiv.).

À plusieurs reprises, Suau signale comment il a découvert les réalités décrites ; lorsqu’il ne cite pas Ducpétiaux ou Quételet, son récit devient une sorte de reportage à la première personne. Ainsi, dans le remarquable chapitre consacré à la morgue de l’hôpital Saint-Pierre, le récit enchâssé de la vie et de la mort d’une jeune ouvrière lui aurait été raconté par un médecin (II, p. 277). Sa description des salons de jeu du café des Mille colonnes est manifestement de première main (II, chapitre III), comme celle des cafés populaires (le Chien marin), de la salle des femmes à l’hôpital Saint-Pierre ou de l’asile d’enfants trouvés de l’Abbaye de la Cambre. Mais il n’y a pas que les lieux de misère qui sont décrits avec précision. Il évoque avec non moins de détails le mobilier et la décoration du logement d’une femme entretenue, des salons aristocratiques, de l’un ou l’autre commerce. Enfin, l’attention que Suau porte aux lieux de débauche et de divertissement permet de saisir un aspect de la géographie humaine de Bruxelles en plein développement. Il rejoint en effet Broglia dans la description du quartier de la Monnaie. À quelques mètres de l’opéra se concentrent les salles de jeu, les cafés que fréquentent les immigrés français, les salles de rédaction de la presse, les sociétés dramatiques qui font toute l’attraction de ce pôle urbain voué aux loisirs de la classe aisée. Celui-ci reste encore d’actualité, puisque le casino de Bruxelles s’est installé à la fin du xxe siècle au cœur même de ce quartier. Voué par nécessité à explorer un nouveau lieu de vie, Suau donne ainsi pour la première fois une fiction construite sur une perception globale de la ville.

À l’instar de Sue, qui a popularisé l’argot parisien dans son roman, non moins remarquable est l’attention que porte Suau au langage de ses personnages. S’il renonce à transcrire les conversations en marollien, « langage composé moitié d’un mauvais flamand et moitié du patois wallon » (I, 216), il agrémente le dialogue de mots bruxellois. Toone appelle une jeune femme sa « boulleque » (I, 221) et Tantje interpelle Mieke en lui disant : « viens une fois voir toutes ces belles choses, sais-tu ? » (I, 64). Un des personnages jure en s’écriant « Sappermillemente ! » (I, 221), terme sonore qui frappera également Charles de Coster quinze ans plus tard, puisqu’il en fera le patronyme de « Jean Sapermillemente, nommé ainsi à cause qu’en ses colères son aïeul paternel jurait de cette façon pour ne point blasphémer le très-saint nom de Dieu45. » Cette attention portée au registre argotique apparente évidemment Suau à son modèle parisien. Mais le fait qu’il s’agisse de dialecte bruxellois est en soi novateur : il faudra en effet attendre la fin du siècle pour qu’une littérature belge d’inspiration réaliste donne ses lettres de noblesse au marollien46.

Ce souci du réalisme permet à Suau de prendre ses distances avec le modèle mélodramatique des Mystères de Paris. Contrairement à Sue, son réformateur social n’est pas un rédempteur religieux. Suau ne manque pas une occasion de critiquer les institutions religieuses. Il fait ainsi contraster l’agréable disposition d’un couvent avec la découverte « des instruments de toutes sortes affectés à la macération du corps de ces victimes du fanatisme religieux » (IV, 12). Rodolphe voulait transformer les âmes, la duchesse de Wladimont, au contraire, s’intéresse aux situations matérielles et aux relations sentimentales. C’est déjà un progrès.  

Suau raconte également, dans le quatrième tome, une histoire de captation d’héritage par un Jésuite, qui est dans l’esprit du Juif errant, et dans l’ordre des principaux arguments utilisés à l’époque par le libéralisme pour dénoncer l’influence du clergé47. Sur un plan plus fantasmatique, le projet des méchants de pénétrer dans le couvent de Cortenberg déguisés en religieux semble issu des rêveries gothiques du siècle précédent : « Quelles jouissances, messieurs, ne nous seront pas réservées, poursuivit le chevalier dont l’œil brillait d’un feu lubrique, lorsque nous nous trouverons transportés au milieu de ces jeunes vierges, à l’âme brûlante, à l’imagination vive qui s’exalte encore dans un élan continuel vers leur époux mystique et insaisissable. » (III, p. 275-276)

Il y a en effet une dimension sensuelle dans les Mystères de Bruxelles qui va au-delà des exaltations amoureuses convenues du roman-feuilleton. Il faut dire que la principale héroïne, Louise de Wladimont, elle-même n’y échappe pas. Sa présence dans l’hôtel Cluysenaar, en compagnie de son cousin, était motivée par une attirance qu’elle devra combattre ensuite :

[…] elle voulut que l’état de son cœur devint tel, qu’elle pût le mettre à nu devant son mari, sans que celui-ci y découvrît autre chose qu’une tendre affection, qu’un profond respect pour lui-même, et une douce amitié pour le comte d’Épinoi. Il fallait toute l’énergique volonté de la duchesse, toute la profondeur de son repentir, pour réussir dans une tentative incessamment combattue par une âme passionnée, par une imagination ardente jusqu’à l’exaltation. La lutte qui s’était engagée entre elle et le chevalier de Bleeden, en remplissant son cœur des enivrantes et salutaires émotions qui sont la plus douce récompense du mal que l’on détruit, du bien que l’on crée, devint son auxiliaire le plus efficace, et lui assura un succès entier. (V, p. 98)

Difficile dans ces conditions de conduire les méchants à résipiscence. Contrairement à Sue, qui fait subir les pires supplices aux agents du mal, Suau se borne à limiter la sphère d’influence de ses personnages négatifs. Même le chevalier de Bleeden n’est pas puni, il continue à vivre de ses rentes même si, un peu vieillissant, il « ne doit plus qu’à son argent la majeure partie de ses conquêtes » (V, p. 358). Son second, le nommé Lowie, devient un bourgeois, qui a ses bonnes œuvres et fréquente la messe. On peut penser que les expériences personnelles de Suau ne sont pas étrangères à cette mansuétude.

Schoonen, Broglia et Suau ne se sont sans doute jamais rencontrés, et il est fort probable qu’ils ont ignoré leurs œuvres respectives. On peut néanmoins noter, pour conclure, que les deux auteurs les plus intéressants de notre corpus, qui sont aussi les plus ignorés par l’histoire littéraire, ont eu en commun d’être des enfants de militaires, des frères de militaires même, qui ont difficilement trouvé leur place dans la société bourgeoise de la monarchie de Juillet en France ou de l’Unionisme en Belgique. Suffisamment instruits pour être tentés par le journalisme ou la littérature, mais ne relevant pas de la bohème estudiantine, ils ont vécu d’expédients, en marge des institutions, souvent à la limite de la légalité. Suau se retrouvera ainsi tout naturellement parmi les insurgés de 1848, mais avec des ambitions personnelles opportunistes48. Leur intérêt pour la misère sociale n’est donc pas feint : elle représente le gouffre où ils peuvent à tout moment tomber. Les escrocs qu’ils dépeignent font usage des mêmes moyens précaires que les leurs : le chantage, le jeu, les spéculations hasardeuses. Auteurs et personnages partagent les mêmes traits de caractère : l’instabilité est leur lot commun, en amour comme dans les affaires. C’est pourquoi les biographies de Broglia et de Suau semblent elles-mêmes issues d’un feuilleton sur les classes dangereuses, à l’inverse de celle d’Eugène Sue, fils de bonne famille que ses romans rendront millionnaire.

Au total, les Mystères de Bruxelles ont sans doute été fidèles au projet fondamental d’Eugène Sue. Si l’on admet que les Mystères de Paris ne se bornaient pas à faire l’éloge de l’illusion philanthropique, mais qu’ils donnaient à lire un monde social en proie à d’insoutenables tensions, alors les trois œuvres publiées en Belgique participaient d’une même esthétique de la révélation. À chaque fois, il s’agit, comme l’énonce la préface du Juif errant à la recherche des Vrais Mystères, de « soulever les voiles » de la grivèlerie d’un notable bruxellois chez Schoonen, ou des multiples tromperies de leurs personnages chez Broglia et Suau. S’il s’agit d’ouvrages dérivés, dépourvus d’audience, à la mesure d’auteurs eux-mêmes peu reconnus voire marginaux, ils apportent néanmoins d’appréciables lumières sur un imaginaire urbain bruxellois dont ils ont contribué à inventer les codes de la transcription littéraire, vingt ans avant l’émergence du réalisme.

(FNRS-ULB)

Notes

1  Alphonse Karr, Les Guêpes, Paris, cinquième série, nouvelle édition, Michel Lévy, 1868, p. 59.

2  Herman Dopp, Catalogue de la contrefaçon belge ou bibliographie des ouvrages de propriété française imprimés en Belgique, Bruxelles, trois volumes dactylographiés (KBR, MP LP 3597, p. 222). Cet ouvrage donne la liste détaillée, ainsi que celle des pièces tirées du roman-feuilleton. D’autres « mystères de » sont également publiés à Bruxelles, comme Les Mystères de Londres de Sir Francis Trolopp [Paul Féval], à la Société belge de librairie ou chez Méline, Cans et Cie, en 1844.

3  Il existe également Des mystères de Laeken (Bruxelles, typographie de J.H. Dehou, 1853, 20 p.) L’exemplaire de la KBR (II 96629 A, RP) comporte une note manuscrite : « Attribuée à M. Debast et écrite, dit-on, par chantage. Ce M. Debast faisait partie de la conspiration de 1830 avec Ernest Grégoire, en faveur du Prince d’Orange, à Gand. » C’est un petit pamphlet contre un certain Comte volage dans le portrait duquel on croît reconnaître le Roi. La brochure critique également la liste royale accordée au Duc de Brabant pour ses dix-huit ans. Par ailleurs, on doit à René Spitaels, Une page des mystères de Grammont, pendant la mission des Jésuites, (Bruxelles, De Wallens, 1844), un roman épistolaire polémique tourné contre les Jésuites. Ces deux ouvrages sont dépourvus de liens directs avec celui d’Eugène Sue. Signalons enfin, hors cadre chronologique, une bande dessinée : Daniel-Charles Luytens, Les mystères de Bruxelles, Grivegnée, Noir dessin production, 2005 et une (très médiocre) série policière : Dulle Griet, Petits meurtres chez ces gens-là, Paris, Presses de la Cité, 2012 ; Les Fenêtres murmurent, ibid., 2013.

4  Fritz Masoin, « Schoonen (Louis-Adolphe Geelhand dit) », Biographie nationale, vol. XXI, Bruxelles, 1911-1913, col. 867-879. La Chronique est partiellement conservée à la bibliothèque de la KUL (MAGA3 A29675).

5  Auguste de Peellaert, Cinquante ans de souvenirs recueillis en 1866, Volume 2, Bruxelles, Decq, Mucquardt et Office de publicité, 1867, p. 7.

6  Le chapitre intitulé « Élodie et ses trois protecteurs » s’ouvre d’ailleurs par une référence explicite : « L’histoire de la jeune et jolie Élodie serait digne de figurer dans une nouvelle édition du Diable boiteux de Lesage. » (p. 103)

7  Voir M. G., Biographie de la lèpre des hommes de Ferdinand Broglia, Bruxelles, Sacré, 1847. Dans cette biographie entièrement rédigée à charge, Broglia est présenté comme un séducteur de femmes mariées et comme un voleur.

8  Joseph Ferdinand Broglia père, Réclamations des 26-27 octobre et 17 novembre 1830, suivies des pièces justificatives, présentées à la Chambre des Représentants à Bruxelles, Bruxelles, Imprimerie P.C. Beugnies, 1840.

9  Désiré Devos qualifie Le Méphistophélès en ces termes : « l’opprobre des pamphlets, l’écho des ruelles, le réservoir des immondices » (Le Cerbère, 6, octobre 1837, p. 41. )

10  J’ai donné une première description de ce genre dans « Le diable à Bruxelles », dans Le Diable en Belgique, du prince de Ligne à Gaston Compère, a cura di Eric Lysoe, Bologne, CLUEB, 2002, p. 29-43.

11  Les traîtres démasqués ou les turpitudes des ministres et campagne : pamphlet à l'occasion des 24 articles, et des roueries de la banque hollandaise : deuxième édition revue et considérablement augmentée, Bruxelles, sd. Suite à la réaction d’un des « traîtres », Broglia publia une Réponse de Fernand, auteur des traîtres démasqués à la justification du très-noble et très-puissant seigneur, général baron De Failly (Bruxelles, Seres, sd). Cette lettre ouverte signée Fernand montre que Broglia orthographiait son prénom Ferdinand ou Fernand [et par ailleurs la KBR transforme quelquefois Broglia en Broglio]. Imbroglia garanti !

12  Lefranc, Complainte satyrique sur un épisode scandaleux de la vie des Briavoine, Bruxelles, chez les principaux libraires, 1845. Les frères Amable et Natalis Briavoine étaient des négociants parisiens réfugiés en Belgique pour échapper à des poursuites judiciaires. Ils ont gagné la confiance de Léopold Ier et sont devenus d’importants patrons de presse. Natalis a été un des premiers penseurs de la « révolution industrielle » (on lui doit l’expression d’ailleurs) qui se développera rapidement en Belgique (voir son livre : De l'Industrie en Belgique, Bruxelles, 1859).

13  En attaquant Coghen, Broglia dirigeait ses coups contre un des principaux industriels belges. Le morceau était assurément trop gros pour lui (voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jacques_Coghen).

14  Ainsi : Lettre de Démophile à H. Van Gobbelschroy, sur les garanties de la liberté des Belges, à l'époque de l'ouverture de la session des États-Généraux (1829-1830), Bruxelles, 1829 ou Lettre de Démophile au Roi, sur le nouveau projet de loi contre la presse et le message royal qui l'accompagne, Bruxelles, à la librairie romantique, décembre 1829. Dans ce cas, Démophile est le pseudonyme de Louis de Potter.

15  [H. de Bay], Les deux forçats, biographie complète et détaillée des frères Broglia, Bruxelles, En vente partout, 1875 (KBR, II 89460 A , t. 9, n°180). La brochure dénonce Jacques-Ferdinand Broglia, dit Jacquet, dit Jules Caumartin comme le rédacteur en chef de L’Indiscret. Elle va même jusqu’à prétendre qu’à l’âge de 9 ans, il a commis son premier crime : le viol d’une petite paysanne ! Les données biographiques que j’ai reprises dans cette brochure ont été recoupées par le dépouillement des journaux quotidiens L’Indépendance belge et le Journal de Bruxelles.

16  J’ai pu retrouver le dossier de Suau dans les Archives de la marine, grâce à Patrick Ramseyer et à Jean-Pierre Canon. L’État civil et la collation de divers périodiques ont complété mes informations biographiques.

17  Paris, Ollivier, 1834. Un libraire d’ancien note sur son site: « Notre exemplaire offre la particularité d'arborer fièrement, et pratiquement, les couleurs de l'Afrique : en effet, les premiers pages de l’ouvrage sont imprimées en vert, les suivantes en saumon et enfin les dernières en jaune. » (http://www.amazon.com/SUAU-E-Scènes-dAfrique-Collectible/dp/B00AA9FMFE) L’exemplaire de la BNF est néanmoins imprimé de manière tout à fait ordinaire.

18  Paris, chez Suau de Varennes et Cie, libraires-éditeurs, rue Chabannais 10, 1837, 2 vol.

19  La Cape et l’épée, Paris, Suau de Varennes, 1837.

20  Suau a souvent plaidé lui-même sa cause en adressant de petits mémoires à ses juges. Ce sont eux qui permettent de suivre de près les affaires auxquelles il a été mêlé. Voir : Suau de Varennes, À Messieurs les présidents et conseillers composant les deuxième et troisième Chambre de la cour royale de Paris, Paris, Delanchy, 16 janvier 1843 ; Suau de Varennes, Quelques mots en réponse aux conclusions de M. l’avocat-général, Paris, Imprimerie Delanchy, sd. [ca 1843].

21  Ce genre d’annonce pourrait néanmoins être une publicité déguisée (L’Indépendance belge, 4 février 1845). C’est à cette date que le quotidien commence à publier Le Juif-Errant.

22  C’est ce que confirme un entrefilet du Journal de Bruxelles, 16 mai 1848, p. 1.

23  Alphonse Lucas, Les clubs et les clubistes : histoire complète, critique et anecdotique des clubs et des comités électoraux fondés à Paris depuis la révolution de 1848, Paris, Dentu, 1851, p. 128 : « Président, Suau, dit de Varennes ; membres du bureau : le général de Montholon, représentant du peuple, Castelnau, Ern. Gervaise, Jeannin, commis d'assurances, Lieutand, Grellet, Etienne, Roraieu, Liban, Gourlay, Barbanon, colonel de Laborde, représentant du peuple, Madoulo, Allais. Après les événements du 15 mai 1848, les citoyens Paulmier et Ern. Gervaise sont président et vice-président du club, et le lieu des séances est transporté rue du Faubourg-Poissonnière. »

24  Il le cite parmi ses partisans, avec Sobrier et Barbès, dans Histoire de la révolution de 1848, Paris, Perrotin, 1849, t. II, p. 205 et 223.

25  Léon de Marancour, La Rouge et la noire. Promenade humoristique à travers les banques de jeux, Paris, A. Faure, 1864, p. 102-109. Marancour ne donne pas de dates, mais son récit recoupe manifestement un article paru dans L’Indépendance belge du 11 mars 1848. On peut donc penser que Suau s’est effectivement enrichi avant de rentrer en France. Pour sa part, Louis Blanc décède en 1852, et Marancour le cite dans son récit. Sur la « progression Suau » et sa philosophie de la roulette, voir : Thomas M. Kavanagh, « Roulette and the Ancien Régime of Gambling », Nottingham French Studies, March 2009, Volume 48, Page 1-13. Cet article donne également la référence du livre de Léon Massenet. On notera que Léon Massenet de Marancour a aussi publié Rien ne va plus ! Banques de jeux. La rouge et la noire. Promenade humoristique, Paris, A. Faure, 1865, qui est présenté comme la seconde édition de l’ouvrage publié l’année précédente, mais en réalité, c’est une sorte d’addendum beaucoup plus bref. Il y fait allusion à un « ancien interprète de l’armée d’Afrique », surnommé Abd-el-Kader, connu pour être un « professeur de jeux », qui pourrait être un prolongement du portrait de Suau en joueur. Sa tactique consiste à jouer « à blanc » (avec des haricots) pour convaincre un pigeon de l’excellence d’une martingale. Il demande ensuite une commission sur les bénéfices réalisés, quitte à disparaître discrètement si ceux-ci ne sont pas au rendez-vous.

26  Courrier de L’Escaut, 27 mars 1850, p. 2.

27  L’Indépendance belge, 15 mars 1850 ; 7 décembre 1850.

28  Voir  Suau de Varennes, À Messieurs les présidents et conseillers composant la Cour d’appel de Paris des jugements de police correctionnelle, Paris, Preve et Comp, 5 juin 1851. BNF 4-FM-30569. Dans ce mémoire en appel contre le jugement du 10 avril 1851 qui le condamnait comme coauteur de l’escroquerie de la Société californienne le Sacramento, il explique que les « larmes de ses pauvres enfants » et l’honneur de sa famille lui imposent d’interjeter appel. Il aurait encore un frère, colonel de l’armée. On ne sache pas qu’il ait eu des enfants.

29  Le Figaro, 26 juillet 1857, p. 6 ; 2 août 1857, p. 6.

30  Le Figaro, 4 juin 1865.

31  Voir J. Winters, « Maatschappij en maatschappijbeeld : J.P. Cluysenaar », Openbaar Kunstbezit Vlaanderen, XIII, 1975, p. 123-142 (plans reproduits aux pages 127 et 134-135 ).

32  Il est possible que Suau ait encore rencontré Cluysenaar plus tard. C’est en effet l’architecte belge qui a fait les plans du Kurhaus de Hombourg en 1862, à quelques centaines de mètres du casino où Suau jouait régulièrement ( voir : http://www.stadtbild-deutschland.org/forum/index.php?page=Thread&threadID=1246).

33  Ce quartier fera l’objet d’une reconstruction complète à partir de 1874 afin d’être habité par un public bourgeois. Les descriptions de Suau peuvent donc être comprises comme l’expression d’un désir de rénovation (et de spéculation) d’un site trop proche des nouveaux beaux quartiers de la capitale.

34  « De la mortalité, à Bruxelles, comparée a celle des autres grandes villes », par Éd. Ducpétiaux », Revue de Liège, volume 2, 1844, p. 139.

35  Voir Chlepner, p. 39-41.

36  Eliane Gubin, Bruxelles au xixe siècle : berceau d'un flamingantisme démocratique, 1840-1873, Bruxelles : Crédit communal de Belgique, 1979, p. 56.

37  Édouard Ducpétiaux, Des Moyens de soulager et de prévenir l’indigence et d’éteindre la mendicité, Bruxelles, Laurent frères, 1832, p. 10.

38  Dupont-Bouchat M.-S., « Ducpétiaux ou le rêve cellulaire », Déviance et société, 1988, vol. 12, n°1, p. 1-27.

39  Elle est décrite par Ducpétiaux, Des moyens de soulager…, op. cit., appendice 5.

40  Édouard Ducpétiaux, « Notice sur la colonie de Mettray, près de Tours », Le Moniteur Belge, 9 et 10 janvier 1843, non paginé.

41  Les Wladimont habitent en effet le château d’Auderghem, une très vaste propriété qui n’existe déjà plus comme telle à l’époque où Suau écrit. Mais subsiste le Château Sainte-Anne qu’en 1840, Henri de Brouckère, ministre d’État et bourgmestre d’Auderghem, achète pour y entreprendre d’importants travaux. C’est très certainement à ce château que se réfère Suau.

42  Édouard Ducpétiaux, De la condition physique et morale des jeunes ouvriers et des moyens de l'améliorer, Bruxelles : Meline, Cans et Cie., 1843, Volume 2, p. 394. Le projet détaillé de Ducpétiaux, dessiné par l’architecte Cluysenaar, se trouve dans : Edouard Ducpétiaux, De la mortalité à Bruxelles et dans les grandes villes, Bruxelles, 1844, annexe, p. 77-83. Sur ce projet, voir Marcel Smets, L'avènement de la cité-jardin en Belgique: histoire de l'habitat social en Belgique 1830-1930, Liège, Mardaga, 1977, p. 29 et suivantes.

43  Que penser de ces chiffres ? On se souvient que Karl Marx s’était cruellement gaussé de la Banque des pauvres et de la ferme-modèle de Bouqueval décrites par Eugène Sue. Il les avait comparées à la bourse de Fortunatus, c’est-à-dire à l’utilisation d’un capital caché et mystérieusement inépuisable (cf. Karl Marx, Friedrich Engels, La Sainte Famille, trad. Erna Cogniot, Paris, Éditions sociales, 1969, p. 232-236). Suau a tenté de faire mieux que son modèle. Il prend appui sur les chiffres proposés par Ducpétiaux pour construire des habitations sociales dans les environs de Bruxelles. Selon ses calculs, M. de Wladimont dépense 320 000 francs pour faire construire 136 maisons et des communs, et il parvient à retirer un intérêt de 5 % de la somme ainsi investie, soit 16 000 francs. Si nous prenons comme base le loyer de 150 francs par maison donné par Ducpétiaux, l’investissement du duc rapporterait 20 400 francs de loyers, dont il faut déduire un tiers pour frais et amortissements, il reste donc 13 600 francs. Nous sommes donc en dessous des 5 % promis (Le chiffre n’est pas donné au hasard. C’est la rentabilité que promettent tous les investissements philanthropiques, cf. John Nelson Tarn, Five per Cent Philanthropy. An Account on Housing in Urban Areas between 1840 and 1914, Cambridge University Press, 1973). Mais surtout, un loyer de 150 francs par ménage est une somme importante ; un bon patron de l’époque, comme la famille de Bioley citée en exemple par le philanthrope protestant Benjamin Appert, se basait, à Verviers en 1848, sur un loyer de 100 francs pour une famille ouvrière disposant de trois salaires (cf. B[enjamin] Appert, Voyage en Belgique dédié au Roi et conférences sur les divers systèmes d’emprisonnement dédiés à la Reine, Bruxelles, A. Garcin et Aug. Beelaerts, 1848, p. 148. On se souviendra qu’Appert apparaît comme personnage dans Le Rouge et le Noir). En fait donc, Ducpétiaux, et plus encore Suau, ne proposaient des habitations sociales qu’à la couche supérieure de la classe ouvrière, c’est-à-dire précisément aux milieux qui échappaient déjà à la grande paupérisation qu’ils dénonçaient. Il est d’ailleurs à noter que, comme toute banque bien avisée, le duc sélectionne les bénéficiaires parmi les « ouvriers qui justifièrent de leurs habitudes laborieuses et d’antécédents favorables » (V, p. 91).

44  Sue semble réécrire un passage du Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie de Louis-René Villermé, grande enquête sociale commanditée au milieu des années 1830 par l’Académie des sciences morales et politiques (voir Judith Lyon-Caen, « Une histoire de l’imaginaire social par le livre en France au premier xixe siècle », Revue de synthèse, n°1-2, 2007, p.165-180, not. p. 176.)

45  Charles de Coster, La Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays de Flandres et ailleurs, Paris, Librairie Internationale, 1869, p. 196.

46  Dans Types et caractères belges, Bruxelles, Seghers, 1851, p. 189, Victor Joly évoque également le parler marollien. On lui doit « El sprinkaut et el formi », « Quetje Corbeau » et « Les amours de Bette Corbyn et de Tontje Cadé », deux poèmes à la manière de La Fontaine et un récit en bruxellois qui préfigurent les textes de Bazoef, de Roger Kervyn de Marcke ten Driessche ou de Léon Crabbé. Il développera ce genre dans une rubrique du Sancho.

47  C’est par exemple l’argument de René Spitaels, Une page des mystères de Grammont, pendant la mission des Jésuites, op. cit., où l’auteur dialogue avec un Père au sujet des divers maux qu’il reproche aux Jésuites (dont il a, dit-il, été l’élève). En cause : la confession auriculaire ; le célibat des prêtres et la captation des héritages.

48  À la suite de Timothy J. Clarck, Jean-Didier Wagneur et Françoise Cestor ont très bien décrit ce milieu dans l’introduction de leur anthologie Les Bohèmes 1840-1870, Paris, Champ Vallon, 2012.

49  L’ouvrage a fait l’objet d’une traduction en russe et en allemand (Die Mysterien von Brüssel, Deutsch bearbeitet von Ludwig Hauff, [und] E. Zoller, Stuttgart, Franckh, 1846-1847, 3 t. en 2 vol). Incomplet à la KBR, il est conservé aux Archives de la Ville de Bruxelles. L’exemplaire disponible sur Google a été très mal numérisé et il est lacunaire. Nous avons fait procéder à une numérisation correcte sur le site de la digithèque de l’ULB.

Pour citer ce document

Paul Aron, « Les mystères des Mystères de Bruxelles », Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts, appropriations, sous la direction de Dominique Kalifa et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/les-mysteres-urbains-au-xixe-siecle-circulations-transferts-appropriations/les-mysteres-des-mysteres-de-bruxelles