« Enfin, nos vœux sont exaucés! ». De l’influence de la presse dans l’évolution de l’institution théâtrale et du spectacle lyrique à Lille entre 1838 et 1848
Table des matières
GUY GOSSELIN
Le jeudi 8 septembre 1842, le critique chargé de la rubrique « Spectacle » de L’Écho du Nord, et ne signant toujours que par l’initiale « Y », fait part de son ravissement : « Enfin, nos vœux sont exaucés ! Depuis quelques mois nous réclamions un orgue, et le conseil municipal a faitl’acquisition d’un de ces instrumens, que l’on dit être fort bon […]1. » Le critique a donc plusieurs fois revendiqué, au travers de son journal, l’achat de l’instrument – dont il déplorait principalement l’absence dans La Juive – et a fini par obtenir satisfaction. Ce procédé, qui consiste de façon plus générale à solliciter une modification dans le déroulement du spectacle opératique, n’est pas isolé, tant s’en faut, dans la presse lilloise durant la monarchie de Juillet. Par sa récurrence, il permet d’apprécier et d’approfondir la qualité des « relations croisées » entre la presse, l’opéra (en tant qu’institution et spectacle) et son public à Lille durant cette période.
Le contexte
Lille et la presse entre 1838 et 1848
En 1845, Lille compte 75 000 habitants massés à l’intérieur de ses étroits remparts. Durant cette période qui voit les débuts de la première révolution industrielle, une bourgeoisie d’affaires issue du négoce (qui fournira la majeure partie du public du théâtre) s’installe, tandis qu’une véritable oligarchie industrielle préside à la politique de la ville. En 1846, l’arrivée du chemin de fer met désormais Lille à huit heures de Paris et bouleverse la vie économique et culturelle. Les idées légitimistes de la petite bourgeoisie cèdent peu à peu place au libéralisme et d’aucuns rappellent volontiers qu’à cette époque le petit-bourgeois ne craint que trois choses : « Dieu, sa femme et L’Écho du Nord ». De fait, le développement et l’influence de la presse s’accentuent et dès 1837, seize journaux politiques sont imprimés dans le département du Nord2.
L’Écho du Nordest fondé en 1819 par l’imprimeur Vincent Leleux. Anti-carliste et anti-libéral, il tire bientôt à 6 000 exemplaires, va devenir le grand quotidien d’information de la petite et moyenne bourgeoisie et probablement le premier quotidien de province. Il combat dès son origine les prétentions de l’Église et même les croyances religieuses3. Malgré son prix d’abonnement annuel très élevé (soixante-douze francs en 1829, soit deux à trois semaines du salaire d’un ouvrier), il rassemble déjà sept cent quatre-vingts abonnés en 1841. Sa lecture est le plus souvent collective : il se lit au cabaret où son abonnement, payé le mois expiré, est partagé entre cinq ou six personnes (l’on trouve de fréquents avis de recherches de co-abonnés dans les annonces).
Ill. 1 : Bandeau de la une de L’Écho du Nord du 2 septembre 1840 : Ce journal paraît tous les jours, chez Leleux, imprimeur libraire, Grand-Place à Lille.Prix de l’abonnement : 5 francs par mois pour la ville ; 6 francs pour le dehors, 20 francs par trimestre pour les départemens et l’étranger. On s’abonne aussi, à Paris, chez M. Auguste de Vigny et C., « directeurs de l’Office-correspondance », rue des Filles Saint Thomas no 5 (Place de la Bourse) où l’on reçoit les Annonces et Insertions destinées au journal.
L’opéra à Lille entre 1838 et 1848
De son côté, l’opéra est le spectacle qui obtient le plus de succès dans un théâtre qui représente bien sûr aussi le drame, la comédie et le vaudeville. Dans les moments les plus difficiles, comme lors de la crise des subsistances de 1846, L’Écho du Nord indique : « La troupe se décompose chaque jour… Il n’y a plus que le grand opéra qui marche4. »Ce sont surtout les célébrités qui drainent un public privilégié et nombreux et leur présence autorise également une politique active de créations souvent rapprochées de celles de la rue Le Peletier.
L’activité est elle-même soutenue et cent quarante-deux séances sont données durant la saison 1843-18445. La même année, l’institution occupe onze emplois administratifs ; vingt artistes y chantent l’opéra tandis que vingt-deux sont affectés au drame, à la comédie et au vaudeville (dont huit communs à l’opéra) ; l’orchestre comprend cinquante musiciens. L’ensemble bénéficie d’une salle de mille huit cents places agrandie et restaurée en 18426.
La critique d’opéra dans L’Écho du Nord
L’Écho du Nord est le premier quotidien à réserver une place conséquente à ces productions dramatiques et lyriques et notamment à la critique d’opéra. Un espace lui est dédié deux à trois fois dans la semaine, mais aussi le dimanche où elle se présente en triple colonage au rez-de-chaussée de la une. Elle se développe d’abord sous le titre de « Spectacle », puis de « Nouvelles théâtrales » ou de « Chronique théâtrale » et, de plus en plus fréquemment, sous l’intitulé « Feuilleton », en lieu et place du « Feuilleton » littéraire habituel dont elle interrompt alors la continuité7.
Ill. 2 : Rez-de-chaussée de la une de L’Écho du Nord du 2 septembre 1840.
Ill. 3 : Rez-de-chaussée de la Une de L’Écho du Nord du 2 septembre 1840 – détail.
Dès 1844, il s’agit souvent d’un double rez-de-chaussée, celui de la une se poursuivant par un second en deuxième page, soit plus de 20 000 signes. On voit déjà ici l’effet réciproque du journal sur la vie artistique : certes, la critique va influencer le spectacle lyrique, mais aussi, la saison théâtrale conditionne la politique éditoriale du journal qui, plus d’une fois par semaine, confie un important espace au chroniqueur « lyrique ». Ce dernier, qui aura signé l’intégralité des comptes rendus par « Y », ne se dévoilera jamais davantage durant la décennie 38-48. Présenter plus en détail sa personnalité va néanmoins permettre de montrer comment ses propres comptes rendus de presse finissent par constituer une relation épistolaire indirecte instaurant un débat plus ou moins contradictoire entre le journaliste, le directeur de théâtre, la prima dona, etc., le tout offert à la curiosité de ses lecteurs.
La personnalité d’un critique
Un érudit
Y. possède une parfaite connaissance du paysage lyrique français. Il fréquente l’Opéra de Paris où il y entend Marie Stuart (qu’il qualifie d’« opéra somnifère »…), ou encore Rosine Stolz dans La Favorite. Il se rend également dans les théâtres de province – au Havre, à Rouen pour la première de Guillaume Tell, etc. – et, confie au retour ses impressions dans L’Écho du Nord. Il connaît parfaitement les partitions, sachant bien que Rossini requiert cinq violoncelles solistes pour l’ouverture de Guillaume Tell8 et reproche à la cantatrice « Mme Hébert », d’introduire d’autres traits que ceux écrits dans la partition, surtout dans la mesure où, écrit-il : « elle a dû remarquer que ces traits devant être répétés par le hautbois et la clarinette, il devenait ridicule d’entendre par un instrument un trait différent de celui que la cantatrice venait d’exécuter9 ». De façon récurrente, il dénonce la voix forcée et braillée de l’urlo francese et ne cesse de dénoncer la technique de Gilbert Duprez et surtout celle de ceux qui veulent l’imiter10. Il peut également être très dur pour l’opéra italien, dénonçant la vacuité de l’intrigue de plusieurs ouvrages.
Un gestionnaire libéral
Y. affirme régulièrement ses idées en matière de gestion, s’opposant au « star-system » dirions-nous actuellement, et plus directement aux appointements exorbitants accordés aux artistes de renom. Il s’affiche également comme porte-parole du public qu’il s’attache à éduquer. Le 7 janvier 1844, il écrit :
La direction de notre théâtre pour l’an prochain, vient d’être attribuée à M. Verneuil. Beaucoup d’amateurs voudraient voir la direction d’orchestre confiée à Bénard […] ce serait une excellente acquisition, et nous engagerons M. Verneuil à répondre aux vœux des amateurs, dont nous sommes les interprètes, en traitant avec M. Bénard11.
Y. explique à ses lecteurs les difficultés à recruter des artistes de talent et, concernant les ouvrages eux-mêmes, exerce une influence encore plus profonde : lorsqu’en mars 1845, la scène lilloise crée Moïse en Égypte de Rossini, il explique avec force détails les avatars de l’ouvrage lors de son passage des Italiens au Grand Opéraet, pour l’occasion fait paraître l’analyse de l’ouvrage au prix de dix centimes au bureau du journal12. Le procédé servira également l’année suivante pour la représentation d’Otello du même compositeur13 et pour la première représentation de Charles VI, le dimanche 29 mars 184614. On retiendra à quel point, ce type de publication additionnelle et complémentaire aux informations contenues dans le journal lui-même, confère à la presse un rôle tout à fait déterminant dans l’acculturation de l’amateur d’opéra.
Y. éduque encore ses lecteurs à l’évolution des formes et des structures du spectacle lyrique :
Dans tout opéra aujourd’hui, il faut un chœur bachique, une fête brillante, une scène de provocation, puis une mort violente ; soit que la jeune première tue son époux, soit qu’elle l’empoisonne, ou bien que l’amoureux se poignarde comme dans Lucie. Dans Le Proscrit, il y a à peu près de tout cela… Les amateurs doivent se dire en allant au théâtre : nous venons ici pour entendre de la belle musique, sans trop nous inquiéter du reste, car s’ils croient trouver un ouvrage bien charpenté, des scènes bien liées, de l’action, du mouvement, de l’intérêt, ils seront horriblement floués (qu’on nous passe l’expression) ; ainsi donc, qu’ils se tiennent bien avertis15.
Il utilise volontiers le « vocabulaire-jargon » des professionnels du théâtre et, fait significatif, écrit souvent les titres des ouvrages célèbres en abrégé : il demande ainsi de remettre Robert [le diable]au répertoire. Le ton employé est direct, s’adressant la plupart du temps aux artistes par-delà même son lecteur : « C’était bien téméraire à vous, Melle Dorsan, de vous emparer d’un emploi qui exige […]. Vous avez sans doute pensé qu’il suffisait […]. Vous êtes jeune […].16 » Il manie volontiers le sarcasme comme on peut le voir dans son article du dimanche 31 décembre 1843, où il présente carrément ses vœux aux artistes et leur souhaite respectivement, entre autres :
– À Melle Julian, qu’elle renonce désormais à couvrir sa belle figure d’une couche épaisse de blanc et de rouge qui lui fait perdre une bonne partie de son jeu de physionomie17 ;
– À Delannoy, de ne pas tout chanter en parlant ;
– À Adolphe, des rôles où il n’ait pas de scène d’amour ;
– À Mesdames des chœurs, de l’eau de la Fontaine de Jouvence dont bon nombre d’entre elles ont le plus grand besoin18.
Le propos devient franchement sexiste lorsque,critiquant la « voix fatiguée pour ne pas dire usée » d’une première Dugazon, il lance : « Nous ne dirons que peu de chose de son physique sauf si elle devait jouer le petit chaperon rouge ou une jeune rosière19. »
Opinions et jugements
L’influence de Y. et, par-delà ses jugements, celle du journal (le plus lu et le plus puissant dans la ville à cette époque), s’exerce dans de nombreux domaines. Elle est d’autant plus efficace que ses remarques, commentaires, conseils, avertissements et autres, sont rarement isolés. Notre journaliste aime à revenir sur le même événement, à suivre les avancées d’une question soulevée qu’il installe ainsi dans la durée de ses feuilletons.
Influence sur les artistes
Son attention concerne les artistes en premier lieu, et d’abord les chanteurs. Voici deux situations où son conseil fut manifestement écouté et suivi. Le 16 juin 1844, il écrit : « Melle Descot est une fort belle Isabelle. Elle a tout ce qu’il faut pour représenter la princesse de Sicile. Pourtant, nous aurions souhaité dans cet air plus de vigueur, plus d’entrain20 ». Une semaine plus tard, la cantatrice a incontestablement tenu compte de ces remarques :
Melle Descot, eu égard aux observations qui lui ont été faites par la presse, a mis plus d’animation dans son jeu, plus d’entrain, et son regard dans la scène de la folie était tel que l’exige la situation. Nous lui savons gré pour notre part de cette déférence aux conseils de la critique et nous l’en remercions21.
Quelques mois plus tard, à l’occasion du troisième début du ténor Duffeyte, Y. fait remarquer : « [Duffeyte] doit éviter autant que possible de crier au lieu de chanter. Du fait, nous devons reconnaître que M. Duffeyte a déjà apporté quelques modifications à sa manière de chanter […]. Nous le félicitons de ce changement22. » En 1843, son conseil de reprendre à l’unisson le dernier refrain du duo du quatrième acte de La Favorite est suivi et il constate que celui-ci l’est encore en 1846. En revanche, par deux fois, il déplore que Mme Julian n’ait visiblement que faire de ses recommandations émises lors des vœux de 1844 et qu’une « couche de blanc » trop visible décidément nuise à l’expression de sa physionomie, ajoutant : « nous espérons que cet avertissement lui suffira23 ». Les exemples se multiplient qui consistent parfois même à dénoncer les malversations des artistes : « Certaine actrice qui s’était dite hors d’état de jouer, aurait été faire une petite excursion en Belgique, au lieu de garder la chambre et de suivre les prescriptions de son docteur24. »
Opinions sur l’orchestre
Les prestations de l’orchestre sont aussi régulièrement suivies, surveillées, voire contrôlées. Au début de novembre 1842, Y. fait ainsi part de l’absence à l’orchestre d’un premier violon et d’un alto. Le 27 du même mois, on lit : « Nous venons d’apprendre que la direction a fait droit à notre réclamation en engageant deux artistes d’un mérite reconnu :ces messieurs vont se rendre incessamment à leur poste. » S’il perçoit un défaut, ce dernier est invariablement signalé jusqu’à ce qu’il y soit remédié. Le 6 septembre 1840, il attire l’attention de ses lecteurs :
Nous avons remarqué dans l’ouverture de Zampa et dans l’opéra Robert le Diable, la mutation que deux musiciens avaient fait de leurs instrumens : celui qui jouait de l’ophicléide a pris le trombone et vice et versa. Ces deux artistes avaient un mérite reconnu sur les intrumens qu’ils jouaient précédemment. Nous n’avons pas trouvé le changement heureux […].
Et deux années presque jour pour jour, voici ce qu’il écrit :
Une heureuse mutation a eu lieu entre deux instrumentistes, un ophicléide et un trombone. Nous avions fait remarquer, dans le tems, combien le changement que l’on opérait alors était peu adroit. On vient de rétablir les choses sur l’ancien pied. Nous ne pouvons qu’applaudir à cette mesure25.
Au demeurant,Y. semble beaucoup tenir à cette continuité et recourt parfois même à une forme de « critique différée » comme celle que l’on peut lire au début de la saison 1840 :
Il y a dans la composition de notre orchestre trois parties qui laissent désirer : nous ne les désignerons pas à présent nous laisserons à la direction le soin d’y remédier autant qu’il sera en son pouvoir ; mais si dans le cours de l’année, nous ne remarquerons point de changement, et si, l’an prochain, on se présentait encore avec le même personnel, nous ne pourrions, sans manquer à notre devoir de critique, nous empêcher d’en prévenir le public, qui en ferait la justice qu’il jugerait convenable26.
Agir sur l’institution
Y. exprime régulièrement ses souhaits de programmation. En 1844, « Le Grand opéra étant le genre qui plaît le plus et qui attire la foule, il faut que l’administration monte avec soin Moïse qui a obtenu, l’an dernier à Bruxelles, un grand succès27. » Il aime à donner son avis sur les engagements et ce parfois – comme il est bien au fait de la vie théâtrale – dès les premières démarches engagées par le directeur : « On parle de démarches faites de la part de quelques abonnés auprès de la direction pour engager Mme Stephen pour l’an prochain. Nous sommes loin d’approuver ce choix et voici pourquoi : [suit alors un paragraphe complet sur le talent déclinant de la soprano]28. » Plus audacieux, il intervient publiquement dans la politique financière artistique : le dimanche 1er octobre 1843, revenant sur la faillite du théâtre de Gand, il écrit :
Ce qui vient de se passer à Gand aura lieu à Lille l’an prochain. Le public s’est montré difficile cette année, il sera plus exigeant encore l’année suivante. On voudra avoir une première chanteuse de grand opéra, une première d’opéra-comique, deux premiers ténors, deux premières basses, etc. et les ressources qu’offre la ville de Lille ne pourront recouvrir les dépenses d’une pareille troupe.
De fait, la troupe est liquidée la saison suivante et l’institution est régie par une société en commandite29.
Mais il est deux domaines où s’exercent particulièrement le talent et l’action de notre journaliste critique, celui des lettres ouvertes et celui des débuts des artistes.
Lettres ouvertes
Les liens entre la scène lyrique lilloise, L’Écho du Nord et ses abonnés ne sont jamais aussi étroits qu’au travers des lettres ouvertes que le directeur du théâtre ou un de ses collaborateurs confie à Y. afin qu’elles soient publiées. Il s’agit alors pour l’institution d’opposer une défense plus efficace face à l’opinion réprobatrice des spectateurs concernant la façon dont certaines œuvres viennent d’être représentées.
Plusieurs cas d’espèces peuvent être relevés :
1. Une cabale accuse ce directeur de favoriser les débuts de ses artistes ; il s’en défend auprès des abonnés au travers d’une lettre confiée à Y. ;
2. Ce chef d’orchestre n’a pu expliquer en temps voulu pourquoi le dernier spectacle a été retardé. Ilécrit à Y. en commençant par la formule : « Soyez assez bons pour m’accorder quelques lignes de publicité dans votre journal30… » ;
3. Ce machiniste qui, en janvier 1843, s’explique face aux remarques défavorables de Y. dans un pli remis au journal. Mais cette fois, le chroniqueurlui répond immédiatement dans la suite de l’article :
Monsieur Fromagier, machiniste du théâtre de Lille, nous a remis une note,dans laquelle il explique à quelles causes il faut attribuer les accidens survenus depuis quelque tems dans le placement et l’enlèvement des décors, accidens que nous avons mentionnés dans un de nos articles Spectacle et que nous avons dû attribuer à la négligence du machiniste. Ces causes peuvent se résumer ainsi :
1. défaut d’accessoires nécessaires ;
2. présence trop fréquente sur le théâtre de personnes ou d’enfans qui entravent le service des décors ;
3. un manque évident de personnel, Monsieur Fromagier n’étant secondé que de sept aides-machinistes […].
Mais le public ne doit pas connaître les tribulations de coulisse ; si les accessoires nécessaires vous manquent, Monsieur Fromagier, il faut les demander sans plus tarder […]. Ne vous y trompez pas, à moins que l’on fasse droit à vos justes demandes, le public s’en prendra toujours à vous chaque fois qu’un changement de décoration sera manqué31.
Un élément interne au fonctionnement du spectacle est ainsi divulgué, expliqué, éclairci, et commenté par la presse qui instaure un débat duel entre machiniste et critique, auquel sont conviés spectateur d’opéra et lecteur du journal. La vie du théâtre finit par s’insérer dans les lignes du quotidien dont le critique lyrique se positionne à la croisée de l’institution et de son « client-spectateur ».
Les débuts
La période où la presse se révèle la plus active et la plus loquace est celle des débuts. Les exemples abondent où chroniqueurs et critiques s’emploient à relater, parfois avec force détails, les incidents survenus lors d’une soirée où l’un ou l’autre des interprètes cherche à intégrer définitivement la troupe afin de s’assurer l’emploi stable convoité. Cette forme de relation au lecteur vaut parfois même promesse de divertissement, voire d’attraction – bien féroce pour les artistes qui en seront la vedette – puisque la presse inclut régulièrement dans l’encart où figure l’annonce du spectacleà venir le(s) nom(s) de(s) (l’)interprète(s) en lice et le rôle choisi par chacun d’eux pour être évalué(s).
En 1902, l’historien du théâtre lillois Léon Lefebvre se remémore encore cet usage qui perturbait tant, et parfois pour longtemps, les débuts de saison :
Ah ! Ces débuts ! Toujours la grande affaire, la grande préoccupation du public, des directeurs et des artistes. Les plus intéressants étaient encore ces derniers ; généralement, ils sortaient de là tout meurtris ou profondément blessés. Si, pour des raisons personnelles, le directeur tenait à conserver un pensionnaire malgré les abonnés, ou que ceux qui voulussent, pour des motifs inconnus, le rejet de l’artiste de la troupe, c’était alors des scènes de désordre inénarrables. De plusieurs côtés à la fois partaient les sifflets, les appels au directeur, les questions au régisseur, les interpellations à l’acteur en scène et les billets anonymes.
Le mode d’admission ou de rejet se pratiquait par trois épreuves successives au cours desquelles l’artiste paraissait dans différents rôles ; lorsqu’il s’agissait d’une rentrée, il n’y avait qu’un seul début.
La pièce finie, le rideau se relevait et le régisseur, ganté et cravaté de blanc, venait annoncer, après les trois saluts d’usage, un à droite, un à gauche et le troisième au centre, que tel sujet tenant tel emploi, ayant terminé son troisième début ou effectué sa rentrée, le public était invité à formuler son verdict.
À peine le dernier mot était-il prononcé et bien avant que le régisseur se soit retiré, à reculons et en saluant, le tapage éclatait, dominé le plus souvent par les sifflets. La lutte se prolongeait jusqu’à l’époumonement et l’épuisement respectif des adversaires ; puis, le commissaire de police, ceint de son écharpe et installé dans la première loge de gauche, se levait pour prononcer la sentence irrévocable qui, invariablement, faisait des mécontents.
Ceux-ci, forcés de s’incliner, devenaient, jusqu’à la fin de l’année, et à de rares exceptions près, les ennemis déclarés de l’artiste qu’ils avaient sifflé, ne lui laissant rien passer, l’invectivant à tout propos. Malheur à lui, s’il supprimait un couplet, s’il chantait faux, s’il transposait un morceau ou pratiquait des coupures ; la partition à la main, un intransigeant, soutenu par des compères, le rappelait à l’ordre.
Différentes réformes furent tentées, on essaya des commissaires de débuts nommés par le maire ou par les abonnés ; mais, on dut en revenir à l’ancien système, qui dura jusqu’en ces derniers temps, car les commissions mixtes datent d’une quinzaine d’années à peine32. La durée des débuts devait être normalement d’un mois ; mais il n’était pas rare de les voir se prolonger jusqu’en janvier au détriment de la marche du répertoire33.
Y. ne cessera de maugréer contre le procédé et exprime enfin sa satisfaction lorsque, pour la saison 1845-1846, une première et timide réforme consiste à nommer une commission qui désigne quelle partie du public – de celle qui siffle ou de celle qui acclame – l’emporte sur l’autre. Et avec le constant souci que nous lui connaissons d’éduquer son lecteur, il analyse les inconvénients de cette coutume qui, lorsqu’elle perdurait trop, n’aboutissait qu’à un regrettable recrutement « par défaut » :
Les débuts maintenant s’effectuent lentement et traînent en longueur ; cela provient du renvoi de quelques artistes dans des emplois importants. Il ne reste plus de libre que les artistes dont les prétentions ont été trop élevées et qui n’ont point contracté d’engagement, ceux redevenus indisponibles par suite de la fermeture du théâtre où ils s’étaient engagés ; ou ceux qui, pour la plupart, sont d’une honnête médiocrité et de force à aller jouer à Carpentras ou à Pézenas, comme le célèbre Chrysostôme Ducreux34.
La plupart du temps, Y. intervient avec discernement, attendant presque toujours le troisième début pour se prononcer ; et s’il lui arrive de céder au désir de livrer sa pensée plus tôt, il se justifie en livrant un discours sur l’éthique du journaliste qui n’est pas sans intérêt :
L’ouverture de l’année théâtrale a eu lieu le 16 mai, et c’est cinq mois après, le 16 octobre, que Saillard a pu enfin connaître son sort… Il y a bien eu des opposans à son admission, mais les applaudissemens l’ont emporté. Dans notre dernier article, nous avons engagé les spectateurs à soutenir Saillard… […] La majorité des spectateurs a partagé notre manière de voir, ce qui prouve que nous ne nous trompions pas dans ce que nous avions avancé.
Si la presse avait laissé, comme auparavant, le public se prononcer librement sur le mérite des artistes, et qu’elle n’eût pas cherché à influencer son jugement, nous n’eussions point émis notre opinion sur Saillard : nous eussions observé la ligne de conduite que nous nous étions tracée, et que nous avions suivie depuis longtems. Fort heureusement, pour certains artistes que le public a admis avec des marques assez nombreuses d’approbation, nous avons bien voulu garder le silence à leur égard avant qu’ils n’aient terminé leur troisième début, sans quoi nous aurions signalé leurs défauts ; nous leur aurions, comme on dit vulgairement, ôté leur couverture ; nous les eussions fait connaître tels qu’ils sont, et nul doute que ce même public ne les eût renvoyés. Mais un rôle de ce genre nous répugne. Nous ne le remplirions que dans le cas où un artiste d’un talent par trop médiocre, se présentant pour tenir un emploi important, mettrait en usage la camaraderie et la cabale comme cela est arrivé parfois35.
Conclusion provisoire
Par ce genre de narration relative aux récentes représentations sur la scène lyrique et émaillée d’avis, de conseils, de reproches, etc., le journaliste crée une attente chez son abonné lecteur et spectateur. Ce dernier est sans doute curieux de se rendre compte de ce qui motive les remarques et jugements qu’il vient de lire. Avant même que le rideau ne s’ouvre sur l’opéra de son choix, sa curiosité est mise en éveil et il éprouve le désir de constater si le conseil sera suivi, si le défaut mentionné aura disparu. Y. établit donc une liaison d’article en article et offre graduellement à son lecteur de l’accompagner dans une forme de récit. Ce type de relation se rapproche davantage de la chronique, au sens ancien du mot, qui mettait en scène des personnages. Dans le cas présent, l’un d’eux ne serait d’autre que Duffeyte, 1er ténor de grand opéra :
– en 1842,on apprend qu’il arrive de La Haye et qu’il perçoit 2 000 francs ;
– à la fin de 1843 et suite à ses problèmes de voix, Y. lui « conseille » pernicieusement d’éviter, autant que possible, de crier au lieu de chanter ;
– le 21 janvier 1844, nous apprenons qu’il s’est enfin décidé à se faire ôter les amygdales. Un mois plus tard, que l’opération entreprise par un chirurgien, a parfaitement réussi et que l’artiste a repris sa place dans La Favorite ;
– le 20 octobre de la même année, une lettre ouverte du directeur confiée à la presseporte à la connaissance du public que Duffeyte a sollicité avec insistance, et pour des raisons impérieuses, la rupture de son engagement ;
– deux semaines plus tard, les 2 et 3 novembre, Duffeyte chante encore dans Les Martyrs en attendant son remplacement. Mais Y., toujours à l’affût, insère dans son compte rendu : « ce que l’affiche ne disait pas, c’est que Duffeyte, qui se croyait plus malade qu’il ne l’était réellement, ne chantait que par suite d’une sommation par huissier » ;
– enfin, le dimanche 4 mai 1845, le lecteur apprend par une autre lettre ouverte du ténor au journal que tout est apaisé : son départ est cette fois définitif et il tient à exprimer au public lillois toute sa gratitude pour sa bienveillance. La conclusion de sa missive reste toutefois pour notre chroniqueur :
Je n’y aurai point tout perdu si vous Monsieur, qui avez été si souvent pour les artistes, l’interprète de la justice éclairée du public lillois, vous voulez bien être cette fois l’interprète d’un artiste auprès du public.
J’ai l’honneur d’être […]
J.-B. DUFFEYTE, artiste lyrique.
De ce fait, j’aurais aussi tendance à penser que l’interruption du « feuilleton littéraire » en rez-de-chaussée de la une – évoquée ci-dessus – et son remplacement momentané en lieu et place par ce que j’appellerai désormais un « feuilleton lyrique », ne sont pas aussi fortuits. Nous rejoignons volontiers ici la réflexion abordée par Claire Barel-Moisan dans son article « Écrire pour instruire » se reportant elle-même à l’hypothèse de Marie-Ève Thérenty et d’Alain Vaillant à propos de La Presse36. J’irai même jusqu’à affirmer que cette forme de relation est propre, d’article en article – comme l’écrira Gabriel Tarde en 1901 –, à engendrer des « communions d’esprit à esprit, d’âme à âme37 » dont il démontre qu’elles n’ont pas pour condition nécessaire le rapprochement des corps pour créer des « courants d’opinion». Certaines attitudes et réactions claniques du public, non sans rapport plus ou moins proche avec les sujets abordés par notre critique journaliste, le donneraient parfois à penser… Mais vérifier cette hypothèse nécessiterait le recours à une analyse plus précise.
Pour l’heure, constatons que cette façon de plus en plus récurrente de produire une critique directe et non convenue, faisait de la représentation d’opéras, non plus la succession de faits isolés, mais une chronique propre à « faire l’actualité » pendant une durée de plus en plus longue. Ce faisant, elle créait un autre besoin et préparait ainsi le terreau à la fondation de périodiques spécialisés. Une saison plus tard, le 1er juin 1850, L’Artiste, revue hebdomadaire du Nord de la France avec album musical est créée.
(Université François Rabelais de Tours – EA 6297 ICD)
Notes
1 L’Écho du Nord, 8 septembre 1842, p. 2. C’est en 1838 que paraît pour la première fois la signature masquée (« Y ») du critique que nous ne sommes pas encore parvenu à ce jour à identifier.
2 Citons notamment – à droite : Le Journal de Lille est l’organe gouvernemental soutenu par les banquiers et par les manufacturiers (tire à 1500 exemplaires), – à gauche : Le Messager du Nord est fondé en 1846 par Alphonse Bianchi, chef des Républicains : ses 4000 exemplaires exercent une forte action sur la clientèle bourgeoise. Voir à ce sujet, ainsi que pour les informations fournies dans le paragraphe suivant, l’ouvrage de référence de Jean-Paul Visse, La Presse du Nord et du Pas-de-Calais au temps de L’Écho du Nord, 1819-1844, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2004.
3 Tout au long de la décennie qui nous occupe, il paraît chaque jour sur quatre pages, en format 31x43 centimètres,
4 L’Écho du Nord, 27 septembre 1846.
5 Soit trente-quatre dimanches, trente lundis, vingt-six mardis, trente-quatre jeudis, douze vendredi et huit séances par abonnement suspendu.
6 Ses quatre étages se répartissent en un parquet de 199 places et 48 baignoires, un parterre de 321 places ; au 1er étage où se situe la loge d’honneur, 221 places ; au 2e étage, 186 places ; au 3e, 231 places ; au 4e étage, 565 dont… 549 debout.
7 Feuilletons de 3 ou 4 numéros tels que Blanche de Constant Guéroult (issu du journal La Patrie) ou La Chronique d’Urgel de Mme de Fléchaire (La Législature) ou Deux élèves du Conservatoire d’Eugène de Mirecourt (Le National). Ou encore ce feuilleton de Clémence Robert (1797-1872), romancière française, féministe et républicaine, auteure de romans populaires historiques, le 10 septembre 1843 : Le Couvent des Augustins.
8 L’Écho du Nord, 25 septembre 1842.
9 Ibid, 15 janvier 1843. La soprano Marie Giacomasci Hebert-Massy (1813-1875) débute à l’Opéra-Comique en 1832 et chante à l’Opéra en 1847 puis à partir de 1850, avant de se retirer à Toulouse pour enseigner au Conservatoire.
10 Gilbert-Louis Duprez (1806-1896), pour être parvenu à chanter les contre-uts en voix de poitrine dans Guillaume Tell de Rossini, supplanta Adolphe Nourrit à l’Opéra de Paris en 1837. Enseignant au Conservatoire à partir de 1842, il fonda sa propre école de chant et forma de nombreux artistes qu’il emmena dans des tournées en province.
11 C’est nous qui soulignons. L’Écho du Nord, dimanche 7 janvier 1844. Henri Bénard (1814-1879) est une personnalité de premier plan dans la vie musicale de Lille. De fait, il sera nommé chef d’orchestre à la rentrée de la saison 1844-1855.Voir Guy Gosselin, La Symphonie dans la cité ; Lille au xixe siècle, Paris,Vrin,2011, p. 417.
12 C’est nous qui soulignons. L’Écho du Nord, 30 mars 1845.
13 Ibid., 22 février 1846.
14 Le journaliste présente et commente l’opéra, et le jeudi suivant, 2 avril, fait paraître l’insert : « En vente au bureau de ce journal l’analyse de Charles VI au prix 10 centimes. »
15 C’est nous qui soulignons, L’Écho du Nord, 11 janvier 1846.
16 Ibid., 19 décembre 1842.
17 Julian van Gelder avait chanté Valentine dans Les Huguenots de Meyerbeer à l’Opéra de Paris trois ans auparavant (1840) et allait bientôt participer à la création de Jérusalem de Verdi dans le même théâtre.
18 L’Écho du Nord, 31 décembre 1843.
19 Ibid., 11 octobre 1842.
20 La princesse de Sicile est l’un des deux principaux rôles féminins de l’opéra Robert le Diable de Giacomo Meyerbeer créé à l’Opéra de Paris en 1831.
21 L’Écho du Nord, 23 juin 1844.
22 Ibid., 24 novembre 1844. Sur le ténor Duffeyte, voir La France musicale, Paris,no 11, 17 mars 1844, p. 86.
23 Ibid., 23 juin 1844.
24 Ibid., 18 octobre 1846.
25 Jeudi 8 septembre 1842. C’est nous qui soulignons.
26 L’Écho du Nord, 6 septembre 1840.
27 Entendons Moïse et Pharaon de Gioachino Rossini. L’opéra sera effectivement représenté sur la scène lilloiseau début de la saison suivante.
28 L’Écho du Nord, 12 février 1843.
29 Léon Lefebvre, Histoire du théâtre de Lille de ses origines à nos jours, Lille, Lefebvre-Ducrocq, 5 vol., 1901-1907, t. 3 (1902), p. 280.
30 L’Écho du Nord, 22 septembre 1842.
31 Ibid., 8 janvier 1843.
32 Ces commissions, constituées de représentants de la direction et du public, avaient fini par statuer sur le sort des artistes, se substituant ainsi au verdict issu des réactions par trop spontanées des spectateurs durant la représentation.
33 Léon Lefebvre, op. cit., p. 257.
34 L’Écho du Nord, 25 septembre 1842. Y. fait sans doute allusion au personnage ridicule de la pièce Le Landaw ou l’Hospitalité, comédie-vaudeville en un acte de Picard et M. Mazères, représentée pour la première fois sur le théâtre du Gymnase-Dramatique, le 31 août 1825.
35 Ibid., 22 octobre 1843. Nous n’avons trouvé aucune information sur le chanteur Saillard.
36 Claire Barel-Moisan, « Écrire pour instruire », dans Dominique Kalifa, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant (dir.),La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse au xixe siècle (1800-1914), Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 745-771.
37 Gabriel Tarde, L’Opinion et la Foule, Paris, Éditions du Sandre, 2009 [1901], p. 8.