Le corps du castrat dans les discours médiatiques et les nouvelles musicales publiées en revue à l’époque romantique
Table des matières
MARJOLAINE FOREST
Un dépouillement de la presse musicale et généraliste du moment romantique en France mène à y relever l’évocation lacunaire des castrats et des musiques qu’ils servent : cette relative indifférence médiatique rappelle que le déclin dont sont frappés ce chant et ces musiques est hâté par la naissance concomitante d’un romantisme musical animé par une exigence de contemporanéité. De surcroît, il est frappant d’observer que les articles de la presse du temps rendent compte non seulement de la voix des chanteurs mais encore de leur personne tout entière. Ce double motif de la voix et du corps du castrat s’agrège aussi à la querelle réactualisée par ce moment romantique autour des musiques françaises et italiennes, querelle au service de laquelle sont mobilisésarticles de quotidiens musicaux ou rubriques musicales de journaux généralistes par ailleurs massivement contaminés par l’idéologie politique et morale dominante. Le décalage chronologique d’un chant de plus en plus méconnu du public français achève de favoriser dans plusieurstextes de presse, à propos de la voix mais aussi du corps du castrat, des discours régis par le fantasme ou la hantise. Cette construction médiatique soumise à la métamorphose, à l’altération voire à l’affabulation, et par là même à une certaine réinvention, s’apparente alors à une forme de fictionnalisation relayée par la vogue romantique de la nouvelle musicale ; nous retiendrons pour notre propos Sarrasine de Balzac, parue en feuilleton dans la Revue de Paris les 21 et 28 novembre 1830 : Sarrasine apparaît comme l’unique véritable fiction musicale romantique inspirée des castrats puisque Cafarelli de Jules Janin – parue dans la Revue et gazette musicale de Paris le 11 décembre 1836 – tient davantage du récit biographique que de la fiction véritable. Anticipant ou prolongeant, réfutant ou confirmant des articles restreints à l’expression de l’opinion subjective de leurs auteurs, le travail balzacien de recréation littéraire explore un autre mode de représentation possible dont on se demandera dans quelle mesure il fait accéder le corps du castrat au statut de pleine représentation symbolique.
Discours de presse : fictions avant la fiction ?
« Fictions » de la voix
Les articles de pressesur la voix des castrats reconduisent plusieurs arguments de la controverse musicale qui discrimine depuis le XVIIe siècle le plaisir de la sensation et la rigueur de l’intellect1. Un article paru en 1828 dans le tome III de la Revue musicale signale que « ce sont les castrats qui possédaient de tous temps les secrets des charmes de l’harmonie ; ce sont eux qui, interprètes habiles des anciennes compositions des maîtres italiens, leur faisaient produire ces effets étonnants2 » : cette référence à l’impression physique qu’est l’«effet », renvoie à la sensualité du chant des castrats tandis que le terme « charme » est entendu peut-être lui aussi dans son acception première, attestant de la déréalisation de ce chant et de cette voix par l’auteur de l’article, qui réitère l’identification récurrente du chant des castrats à un sortilège.
Cette « fiction » engendrée par l’admiration est tout à la fois démontrée et combattue par des journalistes contemporains qui lui objectent leur goût de la vraisemblance et du rationnel conforme à une habitude française. Ces articles sceptiques entreprennent en effet de relativiser la beauté du chant des castrats ; l’éloge décerné par une « Lettre sur la musique en Italie », parue en 1829 dans le tome IV de la Revue musicale, est ainsi mitigé : « ces voix vibrent plus que celles des femmes, et leur effet ne me semble remplacé par rien […] mais il faut les entendre à une certaine distance ; de près ces voix indéfinissables attaquent les nerfs3 ». Se découvre une analyse voisine dans l’article anonyme du Voleur illustré du 5 avril 1833 citant l’ouvrage Souvenirs d’Italie d’André-Hyppolite Lemonnier, paru l’année précédente : « les castrats gâtent tout. Ces voix, qui produisent de l’effet dans les morceaux d’ensemble, où dominent parfois avec bonheur leurs intonations extraordinaires, souvent fausses dans les solos, y sont généralement médiocres4 » ; Berlioz, qui s’est lui aussi rendu à Rome, fait part dans le Journal des débats du 23 juillet 1836 de sa déconvenue provoquée par l’« aigre fausset5 » des castrats. Enfin, Jules Janin, tout en usant dans Cafarelli d’un pathétique teinté de quelque tonalité religieuse, privilégie non point le détour poétique qu’emprunte Sarrasine mais une approche factuelle pour retracer les multiples malheurs d’ordre personnel subis par Cafarelli, malheurs résultant tous de sa castration. Cette indécidabilité des discours de presse, entre idéalisation et démythification, concourt peut-être à la réputation d’une voix énigmatique fondatrice de la légende qui auréole les castrats.
Une part de la critique médiatique plus nettement défavorable soumet également à distorsion la réalité de la voix et du corps du castrat. Dans le Journal des débats du 22 septembre 1839, à propos des débuts du ténor Masset et surtout des voix de têtes dont l’emploi abusif gâterait la musique lyrique, Berlioz s’adonne au persiflage :
Une fois arrivés là, les chefs-d’œuvre de l’ancienne école napolitaine pourraient être remis en scène, et nous aurions l’ineffable joie d’assister, par exemple, à l’Incendie de Troie, de Caffaro […] dans lequel Agamemnon le roi des rois, le sage Ulysse et Déiphobe parlent d’amour à Cassandre et à Hélène avec des voix de castrats6.
Ces voix semblent perçues par Berlioz comme la menace d’une involution musicale compromettant l’élaboration romantique d’un art résolu à rompre avec les traditions passées. Les convictionsberlioziennes croisent celles du courant catholique et social du romantisme portées par les articles du condisciple de Berlioz, Joseph d’Ortigue : pour lui « face au règne […] de l’effet, il est temps de rappeler à l’exigence supérieure de sens. […] D’Ortigue propose une lecture historique dynamique […] tendue vers un horizon religieux, vers une régénération spirituelle, éthique et esthétique7 ». Bien que nulle référence explicite aux castrats ne soit formulée par d’Ortigue, plusieurs de ses articles convoquent les reproches adressés en France durant près de deux siècles à une voix mais aussi à un corps accusés d’attiser les penchants futiles ou licencieux du public tout autant que l’égotisme des chanteurs : ainsi, dans Le Correspondant du 27 août 1830, d’Ortigue blâme le directeur de la Revue musicale, son adversaire François-Joseph Fétis, qui « descend […] à des idées beaucoup trop vulgaires et mises en vogue dans le XVIIIe siècle8 » et assure que la musique ne saurait être simplement « un art de sensations agréables9 » ; de même, dans le célèbre article paru dans la Revue de Paris du 5 juin 1831 et intitulé « Du mouvement et de la résistance en musique », d’Ortigue plaide tout comme Berlioz pour une corrélation étroite entre un art et son époque et redit à cette occasion que « la musique n’est pas un art tout de sensations10 ».De plus,d’Ortigue exhorte dans nombre de ses articles au respect sacré dû à la Nature et réprouve les musiques qui se détournent d’elle ou qui visent à sa recomposition artificielle : il déplore ainsi dans la Revue musicale du 18 juin 1831 : « l’homme veut toujours mettre son Moi à la place des lois imprescriptibles de la nature11 ! » : peut-être y a-t-il ici rémanence du corps des castrats, qui semble justement défier ces « lois imprescriptibles de la nature ». De sorte que, sur un mode allusif, les articles de d’Ortigue encouragent peut-être l’aversion a posteriori éprouvée par les romantiques pour un chant mais aussi pour des chanteurs dont la voix et le corps, créations divines profanées par une intervention « humaine, trop humaine », infirmentle credo musical et moral, voire philosophique, professé. Si l’on admet qu’ils sont pour partie inspirés par la réminiscence des castrats, de tels articles témoignent peut-être de la puissance perturbatrice d’un chant mais aussi d’une présence pourtant vouésà la désuétude par les romantiques eux-mêmes. Cette exigence éthique revendiquée par d’Ortigue amène à reconsidérer diverses réinterprétationsmentales ou idéologiques des voix de castrats, en particulier celles qui se rapprochent de la caricature et ne sont peut-être pas toujours sans se déporter vers quelque visée édifiante.
« Fictions » morales
La réalité du corps du castrat peut apparaître d’autant plus masquée en un siècle où « l’interdit rend [le corps] difficilement dicible, en particulier dans ce premier dix-neuvième siècle qui assiste à la confirmation d’un idéal moral bourgeois12 ». Ceci invite à une relecture de l’argument musical allégué par certaines des critiques précédemment citées, à travers lesquelles transparaîtrait peut-être alors une autre forme de fictionnalisation, induite par un jugement parfois plus moral qu’artistiquel.
Il en va ainsi de l’« effémination » des voix lyriques masculines : dans l’article du Journal des débats du 22 septembre 1839 dans lequel Berlioz raille les voix de castrats coutumières à l’époque de L’Incendie de Troie, le musicienajoute : «Espérons que la musique dramatique ne redescendra jamais à ce monstrueux avilissement13 » : la virulence du vocabulaire employé rend perceptible dans l’avis berliozien, nous semble-t-il, quelque outrance qui construit en creux l’image dévalorisante, voire insultante, de chanteurs devenus allégorie d’une manière de décadence. Suivant cette logique, dans sa critique de l’Orphée et Eurydice de Gluck parue dans le Journal des débats du 17 mars 1839, Berlioz regrette le fait que « le musicien dut échanger […] le délicieux contralto du castrat Gaetano Guadagni contre la voix puissante, mais froide14 » de Joseph Legros, haute-contre français à qui Gluck confie le rôle d’Orphée en 1774 à la place de Guadagni pour satisfaire le public français ; ces réactions berlioziennes s’inscrivent dans la « traditionnelle » ironie française déployée à l’encontre de l’opéra séria, qui transgresserait une règle de vraisemblance en distribuant la voix des chanteurs selon l’âge plutôt que le sexe des personnages15. La critique négative thématise peut-être aussi la notion d’« énergie » issue des théories vitalistes qui viennent dès le début du XIXe siècle empreindre la pensée romantique, laquelle décline cette notion sur le mode du mouvement ou de la conquête16. L’énergie s’entend originellement comme une notion virile si l’on se rappelle que la virtus latine désigne notamment l’énergie morale propre au vir, la créature masculine: l’énergie est peut-être alors transposée dans le domaine musical si l’on admet que la tessiture grave confère l’impression d’une voix ferme et maîtrisée par rapport àlaquelle la légèreté, la mobilité ou la ténuité supposée du timbre aigu sont soupçonnées d’un risque de cassure, indice de précarité, voire d’échec.
Le corps en lui-même du castrat, inconvenant par son travestissement scénique et par la permanente réminiscence qu’il cristallise d’un lieu corporel tabou, se heurte comme sa voix aiguë à la désapprobation – informulée – des critiques musicaux : ceux-ci diffusent peut-être par là même l’idée d’un corps et d’un être séditieux, au sein d’un régime politique farouchement attaché aux valeurs d’ordre et hanté par le spectre de l’insurrection. Le Figaro du 20 décembre 1828 se réjouit en ces termes à la rubrique « Théâtres étrangers » :
Grâces au bon sens des Monsignori qui tiennent les rênes du gouvernement pontifical, Rome, où naguère encore les femmes ne pouvaient paraître sur la scène et voyaient leurs rôles remplis par des castrats, a maintenant un personnel bissexuel [sic] sur un théâtre aussi beau et aussi bien composé que les premiers de l’Europe17.
D’autres articles s’indignent du travestissement de la femme en homme trahissant une désapprobation du travestissement en général : dans cette autre forme de « journal » qu’est le journal intime, dans lequel il consigne ses souvenirs entre 1824 et 1828, le critique d’art Étienne-Jean Delécluze utilise la métaphore de la maladie pour désigner la permutation lyrique des genres sexués, métaphore signant la volonté d’une représentation dégradante :
Il y a trente ou cinquante ans que l’on regardait comme une grande amélioration de l’art dramatique de ce qu’en Italie on avait pris le parti de faire jouer les rôles de femmes par des femmes, au lieu de jeunes gens comme cela se pratiquait alors. Aujourd’hui on se passionne pour un rôle d’homme, et quel homme encore ! rempli par une femme. Il y a une maladie qui afflige particulièrement les femmes enceintes : c’est le pica ; lorsqu’elles en sont affectées, tous les goûts naturels sont intervertis. […] Je ne sais de quoi l’Europe accouchera, mais en vérité elle a le pica, cela est une chose certaine18.
Le sentiment de Delécluze est partagé par Berlioz dans un numéro de la Revue européenne en 1832où, dans son compte rendu de la représentation des Montaigu et les Capulet de Bellini à laquelle il a assisté à Florence, le critique s’agace dela tradition italienne de confier le rôle de Roméo à une femme, tradition jugée invraisemblable eu égard à ce personnage habité de « passions volcaniques » qui ne sauraient être celles d’« un enfant » et moins encore «germe[r] dansl’âme d’un eunuque19 » : peut-être Berlioz oublie-t-il que selon son origine shakespearienne le personnage de Roméo est précisément presque encore « un enfant », ce qui rend peut-être son incarnation féminine à quelque pertinence.
À propos des castrats, deux articles ultérieurs de Berlioz laissent encore apparaître son irritation : l’article qu’il publie dans la Gazette musicale de Paris du 11 janvier 1835traduit une admiration biaisée à l’égard de Gluck : « Doué par la nature du sentiment le plus profond et le plus vrai de l’expression musicale, quels furent sans doute ses souffrances et son dégoût, en voyant ce qu’était devenu le drame lyrique entre les mains des eunuques de toute espèce qui régnaient alors20 ! », puis, relatant son voyage à Rome dans l’article du Journal des débats du 23 juillet 1836, il cingle « l’aigre fausset de quelque hideuxcastrat ». Ce corps « scandaleux » contraint peut-être en outre le texte de presse à nommer ce qui demeuretacitedans le discours quotidien ; tout se passe alors comme si le chant et le corps labiles du castrat opposaient une résistance au cartésianisme esthétique français en faisant advenir une réalité que la véhémence de la critique française aurait pour fonction de tenir à distance.
Un mêmedesseinmoralisant structure les articles « scientifiques » qui abordent le sujet du castrat ainsi que certains articles de critique musicale qui glissent eux-mêmes vers un discours affichant une « scientificité » : tous cherchent à démontrer un lien de cause à effet entre la castration et de supposés symptômes cliniques ou psychiques – voire psychiatriques – qui seraient déclaréspar les castrats, et tissent une trame discursive « fictionnelle » en ce que les récits d’expériences et d’observations médicales tout comme la rigueur d’analyses strictement scientifiques désertent un argumentaire saturé en revanche deconsidérations vertueuses. Plusieurs articles parus dans le Dictionaire [sic] des sciences médicales affirment les incapacités intellectuelles et musicales des castrats, articulant celles-ci à la castration : l’article « Esprit » remarque : « on enseigne la musique aux castrats, mais ils n’y mettent d’ordinaire ni expression, ni accent de l’âme ;aucun d’eux n’a su composer un air supportable : nous ne parlerons pas des vices de leur moral ; ils sont le triste fruit de leur énervation21, l’article « Eunuque » soutient que « la vigueur du corps, l’ardeur du courage qui l’accompagne, l’énergie de la pensée ne sont pas moins intéresséesque le reste dans la castration22 », tandis que selon l’article « Imagination » :
[L]a faiblesse [du castrat] ne se représente que sujets de crainte ; il est, à cet égard, dans le même état que les vieillards ; il devient superstitieux, défiant de tout, intéressé, égoïste (ce qui est un signecaractéristique dedéfaut d’imagination). Une telle disposition d’esprit met les castrats hors d’état d’inventer dans les beaux-arts et même la musique […]23.
Or, à l’aube du demi-siècle suivant, Paul Scudo écrit à propos des castrats : «Il faut lire quelques écrivains du XVIIIe siècle […] pour se faire une idée du caractère étrange, de l’humeur fantasque […] de ces êtres maladifs […] ces êtres chétifs et malheureux24 » ; quelques mois plus tard, le même Scudo souligne que « ces êtres singuliers, victimes d’une monstrueuse aberration de l’esprit humain, avaient dans le caractère comme dans le tempérament quelque chose d’étrange et de maladif25 » : l’isotopie médicale se fait d’autant plus envahissante qu’elle rétablit certains des termes choisis (« humeur » et « tempérament ») dans leur appartenance primitive au lexique de la médecine.
Infléchi et déréalisé par un propos journalistique partial et fragmentaire, le corps du castrat trouve un mode de représentation renouvelé dans Sarrasine où il est peut-être possible de déceler non seulement la fertilité littéraire mais encore (mais surtout ?) les vertus heuristiques d’un corps politiquement, socialement et moralement polémique.
Zambinella : un corps symbolique ?
Il convient de resituer d’emblée Sarrasine dans les circonstances de sa parution. La nouvelle répond assurément à l’engouement pour le feuilleton musical né sous la monarchie de Juillet26, mais ce genre offre aussi aux écrivains romantiques un nouveau lieu d’expression de leurs interrogations et réflexions : reprenant le principe du déplacement chronologique et géographique, Balzac façonne un romantisme critique dont le corps du castratdevient l’une des médiations. L’écrivain souscrit alors au désir exprimé par le directeur de la Revue de Paris, Louis Véron, dans le numéro inaugural : désir que la littérature ne soit pas « en dehors des intérêts sociaux » et désir d’« élever […] une tribune littéraire » afin de « susciter toutes les questions d’un intérêt général dont l’examen […] peut conduire à des améliorations et à des progrès27 ». Par là même, l’origine médiatique de la publication de Sarrasine peut être mise en perspective avec quelques-uns des articles précédemment cités et permet alors de repérer un réseau de correspondances ou d’antagonismes à replacer dans un contexte et dans un cotexte médiatiques : la nouvelle de Balzac devient ainsi doublement « fiction en miroir » en ce qu’elle est tantôt reproduction tantôt inversion des discours de la presse de l’époque sur les castrats.
Indiquons encore quelques précisions sur la présence matérielle de Sarrasine dans la Revue de Paris.La nouvelle paraîten deux parties, chacune à la section « Littérature moderne » de la revue : la première partie est placée juste après des poèmes d’Auguste Barbier, poète contemporain, et juste avant la rubrique « Album » destinée dans la revue à présenter les morceaux choisis d’événements artistiques et culturelsrécents ; cette première partie est également surmontée d’une épigraphe en forme d’interrogation, où on lira l’évidente référence hofmannienne : « Croyez-vous que l’Allemagne ait seule le privilège d’être absurde et fantastique ? » La seconde partie de Sarrasine paraît quant à elle entre un article de Charles Nodier intitulé « Du fantastique en littérature » et une seconde rubrique « Album » : son agencement dans la revue entre deux univers divergents – la réalité et le fantastique – annonce ainsi la double nature de la nouvelle, à la fois offerte et soustraite à un présent d’actualité.
Le personnage de Zambinella incarne le mythe de l’androgyne à la mode dans ces années 183028, mais à rebours de la spiritualisation opérée par Balzac dans Séraphîta ; l’androgynie achoppe peut-être ici sur une horizontalisation du mythe : Balzac, fervent amateur d’opéra italien29, démystifie cependant le travestissement qui y est en usage pour en dévoiler les coulisses, lesquelles infligent à Zambinella une existence triste et solitaire et causent la déception puis, indirectement, la mort de Sarrasine. S’effectue peut-être en outre une déconstruction de la fascination béotienne des personnages mondains du récit qui se plaisent à soumettre le chanteur à la grille d’interprétation de leurs fantasmes en en faisant un être mi-homme mi-femme30, fascination déjouée par la fin du récit qui révèle que Zambinella est un homme et non un être mythique : à cet égard, la parution discontinue en feuilleton se montre particulièrement opportune au ménagement du « suspense » puisque c’est au moment où le narrateur s’apprête à dévoiler le « secret » de Zambinella que la première partie s’interrompt. Autre forme de démystification : toute explication occulte au fourvoiement du sculpteur se trouve discrètement ruinée par l’ambivalence du vocabulaire, comme si la nouvelle rejouait le désaccord entre les critiques de presse qui acceptent et ceux qui refusent l’illusionpersonnifiéepar les castrats. Le corps de Zambinella inspire ainsi cette pensée exaltée à Sarrasine : « C’était plus qu’une femme, c’était un chef-d’œuvre31 ! » : la négation implicite de la « féminité » de Zambinella – « plus qu’une femme », Zambinella n’est pas une femme – décrypte l’artefact de l’identité sexuelle affichée. Il en va de même avec les conditions concrètes de la représentation lyrique et avec les rituels nécessaires à son accomplissement : le narrateur précise que « les lumières, l’enthousiasme de tout un peuple, l’illusion de la scène, les prestiges d’une toilette […] conspirèrent en faveur de cette femme32 » puis mentionne la « blancheur éblouissante33 » du teint de Zambinella, blancheur qui, devant probablement au fard sa beauté, est aussi admirable que trompeuse.
Uniformisé par la scène lyrique italienne, c’est « à la ville » que le corps de Zambinella est reconstruit par l’imaginaire balzacien, servant alors la dimension fantastique à l’œuvre dans la création artistique romantique34 et récusant par là même le réflexe cartésien de la presse française. Certes, le prisme de l’extraordinaire est très tôt évacué par le narrateur, celui-ci informant dès les premières pages que « l’exagérationnaturelle aux gens de la haute société fit naître et accumuler les idées les plus plaisantes, les expressions les plus bizarres, les contes les plus ridicules » au sujet du personnagequi « était simplementun vieillard35». Pourtant, la description ultérieure de Zambinella entretient bel et bien l’incertitudeentre réel et imaginaire, d’abord en recourant au régime stylistique de la comparaison : tout se passe comme si le rapprochement avec des réalités familières était le seul expédient trouvé par l’écriture pour tenter de dépeindre l’irreprésentable d’un corps déconcertant, dont l’insolite semble libérer chez Balzac lui-même le désir romanesque de mise en fiction : la « voix cassée [de Zambinella] ressembl[e] au bruit que fait une pierre en tombant dans un puits36 », cette voix émet « un cri semblable à celui d’une crécelle37 », ses yeux sont « deux yeux glauques qui ne pouvaient se comparer qu’à de la nacre ternie38 », ses rides sont « comme les replis de l’eau troublée par un caillou que jette un enfant, ou étoilées comme une fêlure de vitre […] et aussi pressées que les feuillets dans la tranche d’un livre39 ». Le doute propre au fantastique pose ensuite sa marque sur la beauté passée du castrat : devant le portrait du jeune Zambinella, « qui semblait [dû] à quelque pinceau surnaturel », la marquise de Rochefide s’interroge : « Un être si parfait existe-t-il40 ? » Le chant de Zambinella à l’ère de son triomphe semble lui-même doué d’un pouvoir d’ensorcellement auquel Balzac ajoute une note sensuelle, se joignant peut-être en cela à ceux pour qui la musique est un plaisir engageant le corps :
Quand la Zambinella chanta, ce fut un délire. L’artiste eut froid ; puis il sentit un foyer qui pétilla soudain dans les profondeurs de son être intime […]. Il était si complètement ivre qu’il ne voyait plus ni salle, ni spectateurs, ni acteurs, n’entendait plus de musique. […] Une puissance presque diabolique lui permettait de sentir le vent de cette voix, de respirer la poudre embaumée dont ces cheveux étaient imprégnés, de voir les méplats de ce visage, d’y compter les veines bleues qui en nuançaient la peau satinée41 !…
Le fantastique, s’il est propice à un renouvellement de la création balzacienne, ne contribue pas ici à une démystification mais à une forme de déshumanisation du castrat. Par là même, situer dans une dimension fantastique cet être radicalement « inactuel » qu’est alors le castrat est peut-être aussi une manière de signifier qu’il existe désormais seulement dans la fiction musicale, c’est-à-dire, paradoxalement, dans le support médiatique dévolu à l’« actualité » qu’est la revue. En outre, tirant un parti poétique de la singularité physiologique de son personnage, Balzac maintientun attrait quelque peu ambigu pour une voix et un corps inhabituels : le récit recèlerait-il chez Balzac lui-même quelque tentation « voyeuriste42 » qui, s’avouant peut-être malaisément dans un propos commun, trouverait à se loger dans l’espace fictionnel ouvert par la revue ?
Dans Sarrasine, la marquise de Rochefide proteste ainsi auprès du narrateur : « Vous voulez que je ne sois pas moi43» : telle pourrait être la protestation que le castrat serait en droit d’adresser à son temps. De fait, la représentation sociale ou littéraire, tronquée ou poétisée, de la voix et du corps du castrat dans et par les textes de presse ici étudiés semble dire sa difficile représentation mentale en un siècle dont le consentement à la normativité s’exhibe jusque dans la nouvelle musicale : Sarrasine, qui paraissait pouvoir offrir un espace de visibilité et, partant, de reconnaissance à une voix et à un corps dissidents, neutralise les périls de la marge en la déguisant sous les espèces de la fable. Restitué dans sa vivacité immédiate par la presse, ce « malaise dans la représentation » causé par la voix et le corps du castrat suggère les apories d’un « peuple nouveau » dont les aspirations à un « art nouveau » semblent parfois modulées par certaines déterminations culturelles, historiques ou idéologiques. De sorte que la force de symbolisation qui sous-tend toute véritable représentation littéraire est peut-être affaiblie dans le récit balzacien par la curiosité voyeuriste, rendant alors l’écriture insuffisamment capable de mettre ce qui la nourrit à l’épreuve de ce qui la hante44.
(Université de Lyon – Université Lumière Lyon 2 – UMR 5317 IHRIM)
Notes
1 Voir François Sabatier, La Musique dans la prose française, Paris, Fayard, 2004, p. 130-131.
2 François Kandler,« Sur l’état actuel de la musique à Rome », Revue musicale, t. III, 1828, p. 50.
3 « Lettre sur la musique en Italie », Revue musicale, t. IV, p. 316. (L’auteur de cette lettre est présenté par la Revue musicale comme un élève de l’École royale de musique écrivant à son professeur lors d’un voyage en Italie).
4 « Retour à la vieille musique », Le Voleur illustré, 5 avril 1833, p. 9, non signé.
5 Hector Berlioz, « Variétés musicales », Journal des débats politiques et littéraires,23 juillet 1836, p. 1.
6 Hector Berlioz, « Feuilleton du Journal des débats - Théâtre de l’Opéra-Comique - Début de M. Masset », Journal des débats politiques et littéraires, 22 septembre 1839, p. 2
7 Olivier Bara, « Les voix dissonantes de l’anti-rossinisme français sous la Restauration », Chroniques italiennes, nos 77/78, 2-3/2006, p. 121 et p. 124.
8 Joseph d’Ortigue, « La musique mise à la portée de tout le monde, par M. Fétis », Le Correspondant, 27 août 1830. Article recueilli dans Joseph d’Ortigue, Écrits sur la musique, 1827-1846, éd. Sylvia L’Écuyer, Société française de musicologie, Paris, 2003, p. 226.
9 Ibid., p. 228.
10 Joseph d’Ortigue, « Du mouvement et de la résistance en musique », Revue de Paris, 5 juin 1831. Article recueilli dans Joseph d’Ortigue, Écrits sur la musique, op. cit., p. 233.
11 Joseph d’Ortigue, « Correspondance - À M. Fétis, directeur de la Revue musicale », Revue musicale, 18 juin 1831. Article recueilli dans Joseph d’Ortigue, Écrits sur la musique, op. cit., p. 240.
12 François Kerlouégan, Ce fatal excès du désir. Poétique du corps romantique, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernités », 2006, p. 10.
13 Hector Berlioz, « Feuilleton du Journal des débats – Théâtre de l’Opéra… », art. cité, p. 2.
14 Hector Berlioz, « Feuilleton du Journal des débats – 2e concert de la Gazette musicale – Melle Pauline Garcia.- L’Orphée de Gluck », Journal des débats politiques et littéraires, 17 mars 1839, p. 2.
15 Voir Bernard Schreuders, « Prime le parole », dossier Les Castrats. Le corps du délit ou la beauté qui dérange, Forum Opéra. Le Magazine de l’opéra et du monde lyrique, 31 mai 2006.
16 Voir François Kerlouégan, Ce fatal excès du désir, op. cit., p. 111-221.
17 « Théâtres étrangers-Revue », Le Figaro, 20 décembre 1828, p. 2, non signé. Dans les Mémoires d’Alexandre Dumas, une réticence similaire s’exprime par une comparaison entre monde musical et monde littéraire : à l’occasion d’une « chronologie dramatique » qu’il consacre à la censure artistique de l’année 1823 età quelques « auteurs de l’époque », Dumas évoque notamment Jean-François Ducis :
« Il y avait à Rome, sous tous les papes, jusqu’à Grégoire XVI, qui les a fait disparaître, des enseignes de chirurgiens sur lesquelles on lisait ces mots :
ICI ON perfectionne LES PETITS GARÇONS.
On savait ce que cela voulait dire : les parents qui désiraient des garçons sans barbe et avec une jolie voix conduisaient là leurs enfants, et, en un tour de main, ils étaient… perfectionnés.
Ducis fit à peu près, pour Sophocle et pour Shakespeare, ce que les chirurgiens de Rome faisaient pour les petits garçons. […] nous avouons que, nous qui aimons la nature dans toute sa virilité, qui trouvons que plus l’homme est fort, plus il est beau, nous préférons les drames étalons aux drames hongres, et, sous ce rapport, qu’il soit question de petits garçons ou de tragédies, nous tenons tout perfectionnement pour un sacrilège. » Alexandre Dumas, Mes mémoires, t. 3, Paris, Michel Lévy frères, 1863, p. 296-297. Je remercie vivement Olivier Bara, à qui je dois cette référence à Dumas ainsi que les deux suivantes.
18 Journal de Delécluze 1824-1828. Introduction et notes par Robert Baschet, Paris, Grasset, 1948,p. 494. (Le pica est un trouble alimentaire qui pousse à ingurgiter toutes substances autres que comestibles.)
19 Hector Berlioz, « Lettre d’un enthousiaste sur l’état actuel de la musique en Italie », Revue européenne, t. 3, 1832, p. 49-50.
20 Hector Berlioz, « Telemaco : opéra italien de Gluck », Gazette musicale de Paris, n° 2, 11 janvier 1835. Article recueilli dans Yves Gérard (dir.), La Critique musicale d’Hector Berlioz, vol. 2, 1835-1836, Paris, Buchet-Chastel, 1998, p. 7. Sur les réactions suscitées entre les XVIIe et XIXe siècles par le corps des castrats, voir Bernard Schreuders, « Le corps en scène », Les Castrats, op.cit.
21 Nicolas Adelon et al., « Esprit », Dictionaire des sciences médicales, t. 13, Paris, Panckoucke, 1815, p. 292.
22 Ibid., « Eunuque », p. 455.
23 Nicolas Adelon et al., « Imagination », Dictionaire des sciences médicales, t. 24, Paris, Panckoucke, 1818, p. 27.
24 Paul Scudo, « Revue musicale - L’art du chant en Italie. – Les contralti. – Melle Alboni », Revue des deux mondes, t. 21, janvier 1848, p. 360-361.
25 Paul Scudo, « Angelica Catalani »,Revue des deux mondes, t. 4, octobre 1849, p. 151.
26 Voir Joseph-Marc Bailbé, Le Roman et la Musique en France sous la monarchie de Juillet, Paris, Minard, « Lettres Modernes », 1969, p. 255.
27 Louis Véron, « Préface », Revue de Paris, t. 1, 1829, p. iii.
28 Sur les divers hypotextes de Sarrasine, voir Pierre-Albert Castanet, Honoré de Balzac et la musique, Paris, Tum/Michel de Maule, 2000, p. 58-59.
29 Voir François Sabatier, La Musique dans la prose française, op. cit., p. 141-225.
30 « Avec une hardiesse professionnelle, Balzac transforme le lecteur en voyeur fétichiste et en auditeur convulsif, en détective non lucide, en espion de sa propre conscience embrumée ». Pierre-Albert Castanet, Honoré de Balzac et la musique, op. cit., p. 65.
31 Honoré de Balzac, « Sarrasine », dans Revue de Paris, Louis Véron (dir.), t. 20, Paris, 1830, p. 232.
32 Ibid. p.231.Une Lettre sur le mechanisme de l’opéra italien parue en 1756 rappelle « la maxime en Italie de ne point éclairer l’intérieur de la salle. […] le théâtre est éclairé si mesquinement que la scène semble se passer le temps d’uneéclipse ou du crépuscule, et par une conséquence immédiate les loges sont très sombres » (anonyme, Paris, Duchesne/Lambert, 1756, p. 73-74).Ajoutons que la méprise de Sarrasine, si elle lui est fatale, apparaît comme un fait courant : en 1809, dans son De l’état présent de la musique en France et enItalie, Charles Burney indique qu’à Rome les emplois des femmes « sont représentés par des castrats, et souvent si bien, à cause de la délicatesse de leurs voix, et de leur figure, qu’ils trompent les personnes qui n’ont pas été prévenues de cette défense » (trad. Charles Brack, Paris, 1809, p. 332-333).
33 Honoré de Balzac, Sarrasine, op. cit., p. 232.
34 Sur la mode du fantastique à l’opéra, voir François Brunet, Théophile Gautier et la musique, Paris, Honoré Champion, p. 253-272.
35 Honoré de Balzac, Sarrasine, op. cit., p.155.
36 Ibid., p. 160.
37 Ibid.,p. 163.
38 Ibid.,p. 160.
39 Ibid., p. 161.
40 Ibid., p. 164.
41 Ibid.,p. 233. « Pour Balzac, le sens polyphonique de la fête et polydynamique de l’orgie, de l’émanation des sons et de la profusion des couleurs, de la dispersion des parfums et de la contagion des bruits, des fantaisies agogiques de la danse et des caprices cinétiques de l’ivresse… reste condition sine qua non aux multiples caprices de l’existence. Cautionné par l’état des muses débridées, l’ensemble converge bien entendu à l’accomplissement inconditionnel de l’Amour ». Pierre-Albert Castanet, Honoré de Balzac et la musique, op. cit., p. 59.
42 Nous reprenons le mot de Pierre-Albert Castanet : voir supra, note 30.
43 Honoré de Balzac, Sarrasine, op. cit., p. 166.
44 Si notre interprétation – subjective, par nature – relève ici une certaine insuffisance, le musicologue Bernard Schreuders déplore quant à lui l’insuffisante prise en compte de la dimension musicale de Sarrasine par la critique littéraire françaisedu XXe siècle : remarquant d’une part que « Zambinella est ravalé au rang de concept ludique par Michel Serres », Schreuders pointe d’autre part « la très décevante lecture freudienne de Roland Barthes. L’auteur de S/Z s’intéresse moins à la richesse de l’œuvre qu’à l’élaboration d’une grille d’écriture du texte pluriel, mais il a le mérite de remarquer l’originalité de Balzac, qui évite le cliché de l’eunuque empâté, et il prend bien garde de ne pas oublier le rôle essentiel du travestissement là où tant d’autres s’égarent et réécrivent la nouvelle. Au mutisme de la majorité, qui oblitère Zambinella, s’oppose la légèreté, l’inconséquence avec laquelle certains traitent et féminisent le personnage : comment peuvent-ils aborder la nouvelle en ignorant tout de l’opera seria, en ne sachant rien de la condition physique du castrat ? Balzac ne laisse pourtant subsister aucun doute sur la silhouette du chanteur » (Bernard Schreuders, « Conclusion », Les Castrats, op. cit.).