Presse et opéra aux XVIIIe et XIXe siècles

L’écriture littéraire des feuilletons musicaux : la poétique des contournements et de fictionnalisation chez Théophile Gautier et Hector Berlioz

Table des matières

PRISCILA RENATA GIMENEZ

L’écriture littéraire et la « case feuilleton »

Dans la presse quotidienne, le feuilleton dramatique se présente comme le genre qui inaugure la nouvelle rubrique du bas de page. Devenue un atout de la presse quotidienne sous la monarchie de Juillet, la « case feuilleton » commence ensuite à accueillir le roman-feuilleton et la chronique, en plus de la revue des spectacles1. Le parallèle entre la critique dramatique et musicale et ces deux autres genres – le récit fictionnel et la chronique – peut s’établir d’abord au niveau le plus superficiel, celui du contenu : les trois genres sont voués au divertissement. Cependant, le rapport se révèle plus profond, il se manifeste aussi au niveau de l'écriture littéraire de la rubrique. Telle sera l’hypothèse centrale de cette étude consacrée à la poétique fictionnelle et aux contours de la critique des spectacles.

En effet, dans le feuilleton dramatique et musical des principaux quotidiens parisiens des années 1830 et 1840, on constate la création d’une écriture métaphorique, métadiscursive, ironique et fictionnelle. Il semble que cette littérarisation de la rubrique devienne plus importante avec les changements de la presse quotidienne et les innovations dans la composition du feuilleton à partir de 1836 notamment2. Autrement dit, en ce qui concerne la poétique journalistique, on doit considérer la production de la critique des spectacles parallèlement à l’établissement de deux types de manifestations médiatiques affectant la rubrique du feuilleton : la chronique parisienne, en particulier les écrits du vicomte de Launay3, puis, le roman-feuilleton4. En effet, ces genres qui ont côtoyé le feuilleton dramatique et lyrique sont grosso modo essentiellement fondés sur les procédés littéraires du récit et sur l’exercice du style de l’écrivain ou de l’artiste devenu journaliste. Parmi ceux-ci, Jules Janin, le « Prince de la critique », est peut-être le premier de la génération de l’« ère médiatique5 ».

Dans ce panorama de la « case feuilleton » s’imposent Hector Berlioz, feuilletoniste du Journal des débats politiques et littéraires, entre 1839 et 1863,et Théophile Gautier collaborateur du feuilleton de La Presse, de 1837 à 1855. Ces deux critiques ont fait de leur écriture un laboratoire de possibilités littéraires en rendant compte des spectacles de Paris6. En suivant leurs feuilletons, on constate des effets littéraires, discursifs et critiques créés par le registre fictionnel. Car ils construisent leurs feuilletons et leurs appréciations – des aspects musical et dramatique – avec une écriture fondée sur la verve de plumes à la fois critiques et ingénieuses.

Théophile Gautier et l’écriture des contournements

L’œuvre critique de Gautier, notamment ses feuilletons dramatiques et lyriques, est caractérisée par la liberté et la verve esthétique dont le principe se fonde sur une écriture paradoxale, polyphonique. Sa nature fantastique et métadiscursive semble guider son discours vers une sorte d'inventivité transgressive modulée par le support où elle s'inscrit. Ainsi, Gautier utilise dans toute son œuvre l'ironie littéraire7. Il place son écriture à distance d'elle-même et la fonde sur un « exercice de langage ». Dans le bas de page du journal, cette articulation interne de l'écriture de Gautier s'épanouit particulièrement. En effet, elle institue comme une opposition interne, comme un contrepoint à la logique du discours grave et homogène entrepris par le quotidien. Toute sa critique musicale est marquée par un tel « exercice de langage » mobilisés formes et styles importés dans l’espace du feuilleton. Gautier, lui-même, l’avoue :

Quand on rend compte d’œuvres musicales, on est vraiment bien embarrassé : nous disons ceci pour excuser deux ou trois phrases que nous venons d’écrire, et qui peut-être pourraient sembler un peu précieuses et recherchées ; la langue parlée est très pauvre quand il s’agit d’exprimer des effets de la langue chantée ; on donne une idée juste d’un monument, d’un tableau, d’une statue, d’un paysage ; mais d’un morceau de musique, l’effet produit seul l’exprime : le vocabulaire le plus souple, manié par l’écrivain le plus habile, ne viendra jamais à bout de faire soupçonner un thème musical8.

Les traces du chroniqueur bavard se retrouvent dans ses feuilletons lyriques où sa plume ne peut pas se priver du plaisir des détours, de l’imagination et de la fantaisie en rendant compte des spectacles musicaux. Parfois, le feuilletoniste crée une sorte de discussion virtuelle avec le lecteur. Dans une revue dédiée à Don Pasquale, opéra buffa de Donizetti, Gautier se plonge dans des réflexions fabuleuses partagées avec le lecteur. Ces observations s’étendent sur cinq colonnes avant de commenter la représentation :

Quand nous aurons dit pour la cavatine de Norina : So anch’io la virtu magica, et pour le duetto de la jeune femme et du docteur : Pronta io son pur ch’io non manchi, avec trois ou quatre lignes d’appréciation, nous aurons fait tout ce qu’il est possible avec des mots. Pourquoi, puisque les procédés typographiques de Duverger le permettent, ne substituerait-on pas les notes aux mots, de façon à ce qu’un feuilleton de musique pût se lire au piano ou se chanter comme une partition9 ?

D’autres fois, dans les moments de transition, par exemple, le feuilletoniste, critiquant la facilité de Donizetti, s’annonce par un métadiscours délibéré du chroniqueur, comme le 27 novembre 1843 : « De Maria di Rohan10 au concert de Berlioz, la transition est brusque ; nous en chercherions une, nous n’en trouverions point. – Passons nous-en11. »

L’écrivain, d’ailleurs, conscient de l’étendue des possibilités offertes par le support médiatique, peut se manifester à la fois par ses facettes de poète, de conteur et de critique. Ainsi, pendant « qu’un musicien homme de style ou qu’un homme de style musicien trouve le moyen de décrire la sonorité comme on a trouvé celui de décrire la forme et la couleur12 », Gautier inscrit dans la critique musicale une écriture qui privilégie assez souvent les contrastes et les dualités dans la forme, en dépit de l’éphémère actualité des spectacles, matière qui anime son écriture :

Dirons-nous le bruissement du feuillage, le parfum des fleurs qui s’ouvrent, les lueurs argentées de la lune sur les marbres et les pièces d’eau ; le ciel, que la nuit rend plus bleu avec son ombre, comme une prunelle d’azur que font ressortir des cils noirs, les ombres mystérieuses et veloutées qui tombent des grands arbres sur le gazon, le langoureux silence où il semble qu’on entend battre le cœur d’amour, l’attente passionnée qui devance cette lampe de la bien-aimée brillant comme l’étoile de Vénus à travers les branches sombres, tous les enchantements de cette nuit de mi-avril que traverse comme une faible plainte cette mélancolique pensée de mort […]

Nos phrases éveilleront-elles le même sentiment que cette voix montant fraîche et pure dans le silence de la nuit, et que viennent à temps égaux soutenir la reprise du chœur et le rythme des tambours de basque et des castagnettes ?

Sans pousser plus loin ce problème dont la solution est réservée à de plus habiles que nous, revenons à la forme ordinaire du feuilleton. Mme Castellan, qui jouait après Giulia Grisi le rôle de Norina, a fait plaisir13.

Grâce à son regard observateur et réflexif d'artiste, Gautier est un écrivain capable de se tenir à distance de sa propre écriture. L’habileté littéraire de conteur et de poète lui permet de transgresser les formes prosaïques de structure et de langage en composant un style qui légitime ses propres expérimentations.

Un deuxième niveau d’invention dans son œuvre porte sur les transitions entre le fantastique et le référentiel. Si, d’une part, les digressions apparaissent comme une sorte de ruse pour contourner les critiques déjà exprimées, d’autre part, ce détour est autorisé par la liberté littéraire offerte par l’écriture du bas de page. Le caractère réflexif de la « case feuilleton » fonde, également, le dédoublement du discours feuilletonesque par la mise à distance du feuilletoniste. La conscience de cette position paradoxale permet à Gautier de moduler ses revues en actionnant la fiction parfois dans des mini-récits, et plus souvent dans des conversations imaginaires et des portraits. Selon son principe d’écriture, il est le critique qui contemple le paysage lyrique et le média, à l'interface entre lui et le lecteur, « avec un sourire demi-ironique14 ». C’est ainsi que dans le feuilleton du 5 novembre 1838, Gautier ouvre sa revue sur l’Opéra-Comique avec un commentaire rusé sur le ton de l’anecdote, suivi d’une conversation pour le moins « suspecte » sur le nouvel opéra d’Adam :

Avant la représentation du Brasseur, nous avons recueilli le dialogue suivant entre un monsieur et un autre monsieur :

PREMIER MONSIEUR.

L’on prépare un nouvel ouvrage à l’opéra-comique ?

SECOND MONSIEUR.

Oui, – le Brasseur de Preston, en trois actes.

PREMIER MONSIEUR.

Très bien. – De qui sont les paroles ?

SECOND MONSIEUR.

Les paroles sont des auteurs du Postillon de Longjumeau.

PREMIER MONSIEUR.

Qui a fait la musique ?

SECOND MONSIEUR.

Le compositeur du Postillon de Longjumeau.

PREMIER MONSIEUR.

Et les décorations ?

SECOND MONSIEUR.

Les décorateurs du Postillon de Longjumeau.

PREMIER MONSIEUR.

Ah diable ! ce sera très joli. – Qui joue dans la pièce ?

SECOND MONSIEUR.

Les acteurs du Postillon de Longjumeau.

PREMIER MONSIEUR.

Il y aura beaucoup de monde ?

SECOND MONSIEUR.

Tout le monde du Postillon de Longjumeau.

Chargée de répétitions, la conversation sert à situer la production du nouvel opéra à la suite du succès du Postillon de Longjumeau. Certes, l’avis négatif du critique se dessine à partir du dialogue inventé. En tout cas, Gautier l’avoue à la suite : « Nous sommes de l’avis du second monsieur. Le Brasseur de Preston aura tout le succès de son aîné15. » Cependant, à propos de la musique et de la superficialité du goût musical du public, il n’hésite pas à déclarer :

elle est gaie, franche, d’une allure décidée, claire et facile à comprendre, c’est la vraie musique qu’il faut au public ; le public a peut-être tort, mais c’est ainsi, et M. Adam sait parfaitement trouver le bout de la bobine dont parle Goethe dans ses Affinités Électives16.

Le style employé par Gautier dans ses feuilletons lyriques est autant marqué par une ingénieuse et spirituelle habileté littéraire que par la fantaisie, l'humour bref ou l'ironie. Ce discours se manifeste aussi dans les nombreuses digressions fondées sur des fictions dont le feuilletoniste se sert pour contourner le sujet ou l’appréciation de l’opéra. À propos d'une nouvelle reprise de Don Giovanni donnée en l’honneur du ténor Fornasari, le feuilletoniste se plonge dans des considérations sur la personnalité du personnage protagoniste, ainsi que dans une analyse comparative entre les caractères de Don Juan et Don Quichotte, Leporello et Sancho :

n’y a-t-il pas quelque vague ressemblance entre don Juan et don Quijote, entre Sancho et Leporello ? – N’est-ce pas aussi Dulcinée qui cherche l’élégant trompeur de Séville ? son but est le même que celui de l’ingénu hidalgo de la Manche […].

Leporello, n’est-ce pas aussi la raison prosaïque, le gros bon sens à côté de l’enthousiasme et de la poésie ? N’a-t-il pas, comme Sancho, une foule de raisonnements tous plus sages les uns que les autres pour prouver à son maître qu’il serait plus sain de rentrer de bonne heure, et qu’une pareille vie ne peut pas bien finir17 ?

Ces comparaisons occupent les quatre premières colonnes du premier bas de page, pour ne ramener au spectacle qu'en dix-sept lignes d'appréciation, dont quatre s'appliquent au ténor, neuf à la musique et aux reproches adressés au compositeur et, finalement, cinq lignes aux chanteurs qui ont entouré Fornasari dans la représentation18 :

Mais nous voici un peu bien loin de Fornasari et de son bénéfice ; revenons-y sans autre transition.

Fornasari est un gaillard de haute taille, bien proportionné, bien découplé, à traits droits, ce qu'on appelle un bel homme ; il a de la voix et chante assez bien, mais ni lui ni autre ne peuvent représenter don Juan. La musique de Mozart lui-même y est parfois insuffisante, quelqu’admirable qu’elle soit d’ailleurs […].

La représentation a marché le mieux du monde. Leporello est le triomphe de Lablache, et il était en verve ce soir-là. Zerline avait pour interprète Mme Persiani, et donna Anna, Julia Grisi. – C'est dire beaucoup en peu de mots19.

On constate ainsi que Gautier emploie divers procédés littéraires au gré de sa plume de conteur-poète. Méticuleux, censeur et railleur, Théophile Gautier exprime une conscience lucide sur sa position dans le journal. Son style possède un évident potentiel littéraire grâce à ses procédés ironiques et à son inventivité formelle. Il crée une nouvelle façon de rendre compte des spectacles parisiens tout en créant une poétique libre, fantastique et pleine d'humour qui oppose ouvertement l'écriture du feuilleton à celle de l'ensemble du journal.

Hector Berlioz et les modulations d’un iconoclaste

L'imagination, la verve et l'observation à profusion forment le style personnel de Berlioz. Ces qualités sont déployées tout particulièrement sous sa plume de feuilletoniste. À propos des apports littéraires de Berlioz journaliste, rappelons rapidement les débuts du compositeur dans un grand quotidien parisien : grâce à une nouvelle musicale intitulée Rubini à Calais, parue d’abord dans Le Corsaire,Berlioz se fait remarquer comme écrivain et critique par Bertin, le directeur du Journal des débats20.

L’écriture riche en stratégies et procédés ironiques de Berlioz lui permet, avant tout, de s'imposer comme un artiste qui réfléchit à la fois aux manifestations artistiques du passé et du présent et à l’acte même d'écrire une critique dans la presse périodique. De ce fait, il dépasse la simple figure du critique moraliste, théoricien ou complaisant, courante parmi ses contemporains et ses prédécesseurs21. En effet, il endosse le rôle d’un feuilletoniste conscient de sa position de critique à l'égard des lecteurs, du journal lui-même et de son propre texte, tout en dévoilant dans son écriture la conscience des stratégies mises en œuvre. Cette posture nous permet de parler de Berlioz feuilletoniste de la presse quotidienne comme d’un ironiste romantique22.

De façon très habile il orne toujours son discours, ponctuellement, d'ironie verbale, plus facile à saisir, secondée par la manifestation d'une ironie plus étendue, inscrite dans la continuité de ses feuilletons. Le ton qui ressort incessamment des feuilletons est formé par les contrastes et les ambiguïtés entre le réel et le fictionnel, l'idéal et les contingences, et même entre l'écriture littéraire du feuilleton et l'écriture journalistique professionnelle, tant la poétique de Berlioz apparaît clairement en dissonance avec les rubriques qui l'entourent dans la page du quotidien. Dans sa critique, des inquiétudes originales se manifestent. Par exemple, les soucis méthodologiques dans l'élaboration du feuilleton se transforment en objet de son attention, au début d'un de ses articles, en lieu et place d'une introduction au spectacle que le critique est censé commenter :

Ce que je sais le moins bien, c'est mon commencement. Je cherche depuis une heure le moyen d'aborder mon sujet. J'y vois au fond beaucoup de choses à dire, et beaucoup d'autres sur lesquelles je me tairai de mon mieux, et c'est tout ; impossible d'entrer en matière. Faut-il raconter la pièce, faire de l’esthétique musicale, parler de la forme, de la pensée, du progrès en avant, du progrès en arrière, de l'art qui se meut, de l'art qui se meurt, des corneilles qui abattent des noix, et à ce propos entamer une dissertation sur l'histoire naturelle23 ?

Ce passage n'est que le tout début d'une longue introduction avec laquelle le feuilletoniste occupe pratiquement les quatre premières colonnes de l'article pour entrer en matière. En vérité, le critique se sert de ces premières colonnes pour y mener une prolixe réflexion méthodologique sur le processus de composition du feuilleton, dans le but de montrer l'impossibilité paradoxale de réaliser un feuilleton théâtral exclusivement centré sur les spectacles. Cependant, à un deuxième niveau et par l'écriture même de cet article, ces réflexions révèlent que tout ce qui est donné au feuilleton est soumis à la fantaisie du feuilletoniste et à la créativité de sa plume. Autrement dit, il peut tantôt parler du théâtre lyrique, tantôt évoquer le processus d'écriture de la critique ou inventer des alibis pour ne pas livrer son appréciation de l'opéra.

Outre son écriture réfléchie, l’ironie du compositeur impétueux est constamment déployée par différents procédés comme les métaphores, les formes d'ambiguïtés, les contresens volontaires et la mise en fiction. Le fait de discourir sur le métier de critique se fait habituellement grâce à des allusions et à des citations d'illustres auteurs comme La Fontaine et Shakespeare. En effet, ces artistes sont aussi des références en littérature et en art, selon Berlioz. C'est ainsi que pour parler des contraintes et des fatigues du feuilletoniste, Berlioz élabore un jeu intertextuel avec le texte dramatique de Roméo et Juliette : il compose à son gré une mini-parodie « théâtrale » à partir de la scène shakespearienne. Pourtant, cette brève sous-partie du feuilleton décrit les débuts de Mlle Rieuxdans Robert le Diable. Nous nous permettons de citer presque la sous-partie entière car de la construction progressive du métadiscours découle le procédé de fictionnalisation intertextuelle :

Vous le voyez, nous n'en finirons pas. Toujours des débats, toujours des voix nouvelles à mesurer, à analyser, à comparer… […] je puis affirmer que le moment approche où je n'oserai plus écrire les mots : voix de tête, voix mixte, sons de poitrine, contre-ut, contre-fa, mi-grave, voilée, sourde, sonore, pureté, éclat, justesse, double-octave, ténor, soprano, contralto, etc., etc. ; au diable tous ces termes maudits ! Je suis tellement las de les voir et de les entendre, que lorsqu'il faut absolument les employer encore, je laisse tomber ma plume ou l'haleine me manque. À ces causes, je demande grâce pour la forme essoufflée, harassée, exténuée de ma narration. Vous allez me répondre comme Juliette répond à sa nourrice24 : « Il te reste assez de souffle pour me dire que tu es essoufflée, et tu passes plus de temps à t'excuser qu'il ne t'en faudrait pour me satisfaire. Qu'as-tu à m'apprendre ? De bonnes ou de mauvaises nouvelles ? Réponds, réponds seulement là-dessus ! Quant aux détails, j'attendrais. Voyons, sont-elles mauvaises ou bonnes ? » – « Ni bonnes, ni mauvaises ; j'ai une horrible migraine, et cela vous est fort indifférent. On dit que M. Van Amburgh25, va beaucoup mieux ». – « Il ne s'agit pas de M. Van Amburgh, mais de la petite lionne de l'Opéra. » – Vous le voulez ? Absolument ? Quel métier ! Je suis triste ; j'ai besoin de lire Hamlet ; je pleurerais volontiers ; je voudrais dormir cinquante heures ! Et il faut… Allons, finissons-en26 !

Grâce aux réponses données par le feuilletoniste lui-même, Berlioz imagine un dialogue entre lui – le critique – et le lecteur, celui qui pose la question de Juliette. De plus, l'allusion à Shakespeare ne se limite pas à cette citation recontextualisée mais reparaît dans la confession du critique qui signale son désir de lire Hamlet et de se reposer, comme une excuse pour ne pas élaborer ses appréciations. Cette pseudo-scène est évidemment une stratégie discursive qui éloigne le feuilletoniste de l'évaluation de Mlle Rieux que Berlioz refuse apparemment de donner. C'est par le biais de ce détour que sa critique s'annonce, notamment dans la réponse désintéressée du feuilletoniste. Bien qu’il se propose de « finir » cette appréciation, il ne la reprend pas tout à fait par la voie logique d'une évaluation stricto sensu. L'expectative du lecteur qui attendait l'évaluation de la jeune chanteuse est encore une fois prolongée car à la fin du dialogue imaginaire, le critique ne donne que des descriptions de l'aspect physique de la chanteuse et de son comportement en scène, sans parler de son mérite artistique :

Mlle Rieux est marseillaise. Elle a cependant peu d'accent méridional ; sa taille est mince, mais petite ; je crois qu'elle a de beaux yeux noirs ; elle ne manque pas d'aplomb en scène ; elle court comme une souris ; on l'a redemandée. La représentation a été médiocrement satisfaisante ; Levasseur paraissait fatigué, les instruments à vent n'étaient pas d'accord ; Mario27

L'avis sur les qualités de la débutante comme chanteuse n'est donné qu'avec l’apparition d’un interlocuteur virtuel du feuilletoniste. Dans un nouveau dialogue imaginé, ce personnage demande le jugement du critique. En vérité, il lui rappelle de donner principalement son opinion sur la voix de la chanteuse. Le feuilletoniste lui répond d'une façon succincte et directe, d'abord en donnant une description technique de la voix de la chanteuse, avec un ton sec et très objectif, puis, dans la clôture, avec une sorte d'axiome de l'art du chant : personne ne devient un bon chanteur d’un jour à l'autre, ni sans étude :

– Eh bien ! Et la voix ? La voix de Mlle Rieux, vous n'oubliez que ça ? – Ah ! Toujours ?… Soprano ; timbre clairet, deux octaves, intonations trop hautes ; pas de style, vocalisation peu exercée ; chaleur modérée. C’est ça que vous voulez dire, n’est-ce pas ? – Sans doute, eh bien ! – Eh bien, quoi ? elle travaillera, elle est musicienne, on ne devient pas prima donna dans un jour28.

Ce passage met en évidence la stratégie du feuilletoniste : elle consiste à ne pas construire son appréciation comme un texte argumentatif traditionnel, mais à émettre son opinion par ce qui demeure sous-entendu et par le fréquent refus de sa tâche de critique. Dans ce cas, l'ironie se trouve aussi dans la situation absurde d'un personnage du récit chargé d’avertir le feuilletoniste des évaluations que la rubrique est censée donner. À un second niveau, il est possible de noter une ironie plus générale dans la conception du texte. Ce dernier met l'accent sur l’ambiguïté d'écrire une critique en refusant de donner une appréciation, tout en la donnant par le fait même de la retarder au maximum. Ainsi, le feuilletoniste atteste un état contraire à l'épuisement qu'il affecte depuis le début. Étant donné qu'il invente toutes ces stratégies pour créer une attente autour de son avis, il montre qu'il ne manque pas de souffle, ni comme critique ni comme écrivain feuilletoniste, pour parler de la représentation, ni d'avis sur la chanteuse débutante.

Chez Berlioz, la fiction, les métaphores et les formes d’ambiguïté constituent des procédés par lesquels il déploie son ironie. En transgressant la fonction référentielle de la critique des spectacles, la plume libre et goguenarde de Berlioz transforme, par exemple, le théâtre de l’Opéra en un personnage humanisé dans un moment de crise : « il est trop lourd, trop gros, trop vieux, et de plus il a la goutte29. » De même, le compositeur feuilletoniste intègre des parodies littéraires, comme celle des vers de La Cigale et la Fourmi, de La Fontaine, dans l’introduction de son feuilleton du 6 décembre 1840 : « L'Opéra ayant dansé tout l'été, se trouva fort dépourvu, quand la bise fut venue.30»

Un autre cas éclatant est la petite histoire des « Strauss », l'Autrichien Johann Strauss, le célèbre compositeur de valses, et Isaac Strauss, chef d’orchestre français. Il s’agit d’un mini-récit inséré comme une sous-partie du premier feuilleton de l'année 184231. Ce mini-conte décrit une anecdote des deux musiciens apparemment tout imaginée par Berlioz puisqu’il n’y a pas d’évidence que le « Strauss de Paris » se soit présenté à Vienne ni qu’il ait vécu les péripéties racontées à cette époque. Le feuilletoniste narrateur raconte l’histoire à la première personne avec beaucoup d'humour. Le ton farceur du narrateur, notamment dans le premier et le dernier paragraphe, nous amène à interpréter le récit comme une fiction insérée dans la critique. Néanmoins il est possible que ce récit ait été pris par le lecteur comme une actualité curieuse du monde musical. En tout cas, cette sous-partie a sans doute été conçue moins pour faire plaisir au lecteur qu'à l'auteur. Berlioz commence ainsi son anecdote :

Le nom de Strauss est célèbre aujourd'hui dans toute l'Europe dansante ; ses valses capricieuses, piquantes, d'un rythme si neuf, d'un tour si gracieusement original, font le tour du monde. […] Or voici ce qui arrive. Il y a un Strauss à Paris, ce Strauss a un frère ; il y a un Strauss à Vienne, mais ce Strauss n'a point de frère, voilà toute la différence qui existe entre les deux Strauss. De là des quiproquos fort désagréables pour notre Strauss, qui dirige en ce moment avec une verve digne de son nom les bals de l'Opéra-Comique et tous les bals particuliers donnés par l'aristocratie fashionable32.

Puis, il suit en détail un « quiproquo » vécu par le Strauss français à l'ambassade d'Autriche, où il a été confondu avec le violoniste autrichien par « quelque faux Viennois ». Le dialogue, « dit en langue autrichienne », est transcrit en français, en phrases courtes, rapides et circulaires, avec beaucoup d'exclamations et d'interrogations. Cette organisation révèle une construction rythmée et vivante qui rappelle une danse syncopée de mots et d’expressions :

Le Strauss de Vienne ? Mais c'est vous ; il n'y en a pas d'autre. Je vous connais bien ; vous êtes pâle, il est pâle ; vous parlez autrichien, il parle autrichien ; vous faites des airs de danse ravissants : – Oui ! – Vous accentuez toujours le temps faible dans la mesure à trois temps : – Oh ! Le temps faible, c'est mon fort ! – Vous avez écrit une valse intitulée le Diamant ? – Étincelante ! – Vous parlez hébreu ? – Very well. – Et l'anglais ? – Not at all. – C'est cela même, vous êtes Strauss ; d'ailleurs votre nom est sur l'affiche33 !

La création de néologismes et l’usage de quelques termes comme « sosimie » et « fashionable » sont des pratiques assez communes chez Berlioz. À côté de ces procédés, les jeux de mot, les assonances et l'effet des répétions du nom Strauss confirment une soigneuse élaboration stylistique ainsi qu'une habileté étincelante de la plume du compositeur à la clôture du récit :

En conséquence, les Viennois n'ont qu'à se le tenir pour dit, garder leur Strauss et nous laisser le nôtre. Que chacun rende, enfin à Strauss ce qui n'est pas à Strauss, et qu'on n'attribue plus à Strauss ce qui est à Strauss ; autrement on finirait, telle est la force des préventions, par dire que le strass de Strauss vaut mieux que le Diamant de Strauss, et que le Diamant de Strauss n'est que du strass34.

Il va de soi que Berlioz connaissait assez bien « les deux Strauss » ainsi que la suite de valses Le Diamant, malgré le caractère d’anecdote de cet épisode intégré au feuilleton. En plus, une sorte de couverture en lithographie du xixe siècle retrouvée aux archives départementales des Pyrénées-Atlantiques35 suggère les liaisons professionnelles et peut-être personnelles de Berlioz avec Johan Strauss :

Ill. 1 : Lithographie. Anonyme, Le Diamant : Nouvelle suite de valses par J. Strauss, s. d., archives départementales des Pyrénée-Atlantiques, cote FRAD064009-9Fi189.

Guidé par la verve, l'invention, l'éclat, grâce à un discours ironique, et parfois satirique, Berlioz est un écrivain qui actionne les procédés de la fiction, de la polyphonie et du métadiscours. Il semble que chez Berlioz, le registre de l'imagination et de l'absurde forme la base littéraire de la stratégie critique à côté de sa maîtrise technique du sujet musical. Le musicien se sert de métaphores, d’allégories, de comparaisons insensées pour valider sa position esthétique. En plus, le feuilletoniste s'amuse aussi avec le haut de page par ce jeu ironique de dissimulation et de détours. En usant de la force du langage métaphorique pour imposer ses idées ou pour mettre en discussion les spectacles, l'écriture du feuilletoniste conteste continuellement le protocole interne du journal.

Des artistes à l'ombre de la figure du feuilletoniste

L'ouverture de la presse quotidienne aux actualités culturelles, parallèlement aux rubriques politiques et économiques de ton plus grave, a prédisposé le bas de page à accueillir une écriture fictionnelle. Dans le cas du feuilleton d’opéra, Hector Berlioz et Théophile Gautier ont un style remarquable. Parce que, plus que des personnalités célèbres, ce sont des artistes romantiques dont les plumes sont originellement ironiques, dans le sens large du mot, comme en témoignent leurs ouvrages.

Ces deux feuilletonistes ont fait de leur écriture un laboratoire de possibilités littéraires en rendant compte des spectacles de Paris. Les passages fictionnels fabriqués par les feuilletons lyriques constituent soit des stratégies critiques, soit une mise en lumière des artistes romantiques tenus à l'ombre du feuilletoniste. Ces deux artistes-écrivains impriment leur forte personnalité à la structure et à l'écriture de leurs critiques par le rythme et l’expression particuliers. Il est possible de faire se rejoindre ces deux feuilletonistes par l’analyse de leur style, essentiellement inventif.

(UFG – Faculté de Lettres/Université fédérale de Goiás – Regional Goiânia)

Notes

1  Voir, Lise Dumasy-Quefelec, « Le feuilleton », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal : histoire culturelle et littéraire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011, p. 925-936 ; Patrick Berthier, La Presse littéraire et dramatique au début de la monarchie de Juillet (1830-1836), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, 4 vol. ; ainsi que Mariane Bury et Hélène Laplace-Claverie (dir.) Le Miel et le Fiel : la critique théâtrale en France au xixe siècle, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008.

2  À ce propos voir Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836. L’An I de l’ère médiatique, Paris, Nouveau Monde, 2001.

3  Surnom de Delphine de Girardin qui signait la série « Courrier de Paris », des feuilletons hebdomadaires lancés par La Presse en septembre 1836.

4  Genre né sous la rubrique des « Variétés » avec La Vieille Fille, de Balzac, en 1836. Il a pris sa forme dans l’espace du feuilleton lors de la parution d’Arthur, d’Eugène Sue, entre 1837 et 1839 Lise Dumasy-Quefelec, « Le feuilleton », dans La Civilisation du journal, op. cit., p.935.

5  L’idée de l’« ère médiatique » est née de ce constat : « la presse est le creuset de transformations culturelles et littéraires d'ampleur de par l'entrée massive dans une nouvelle ère de circulation des idées et des textes, l'ère médiatique. », dans Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et plumes. Journalisme et littérature au xixesiècle, Paris, Nouveau Monde, 2004, p. 537.

6  Sur Gautier voir, par exemple, Giovanna Bellatti, Théophile Gautier journaliste à La Presse, Paris, Torino, Harmattan, 2008 ; Patrick Berthier, « Théophile Gautier journaliste. De quelques pratiques d'écriture », dans Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et plume, op. cit., p. 443-455 et François Brunet, Théophile Gautier et la musique, Paris, Honoré Champion, 2006. Sur Berlioz voir Gérard Condė, « Berlioz écrivain », dans Livre d’accompagnement de l’exposition « Hector Berlioz », Berlioz 2003, Comité international Hector Berlioz, 2000 ; Joël-Marie Fauquet, Catherine Massip et Cécile Reynaud, (dir.), Berlioz: textes et contextes, Paris, Société française de musicologie, 2011 et Georges Zaragoza (dir.), Berlioz, homme de lettre, Neuilly-lès-Dijon, Murmure, 2006.

7  Parmi les nombreuses études de la critique gautieriste, Françoise Court-Pérez en propose une sur l'ironie dans l’œuvre de Gautier, notamment celle en prose. Voir Gautier, un romantique ironique. Sur l'esprit de Gautier, Paris, Honoré Champion, 1998.

8  La Presse, 12 mars 1849.

9  Ibid.

10  Opéra tragique en trois actes de Gaetano Donizetti, représenté pour la première fois le 5 juin 1843 à Vienne et en novembre de cette année à Paris.

11  La Presse, 27 novembre 1843.

12  La Presse, 12 mars 1849.

13  Ibid.

14  La Presse, 8 février 1843.

15  Ibid.

16  La Presse, 5 novembre 1838.

17  La Presse, 27 janvier 1845.

18  Dans cette édition, le feuilleton a occupé 43 lignes du bas de page ; c'est-à-dire que Gautier a occupé une moyenne de 172 lignes avec la digression.

19  La Presse, 27 janvier 1845. Don Giovanni a eu lieu le jeudi, 23 janvier, au Théâtre-Italien.

20  En effet, Berlioz débute comme critique musical en 1823 au journal Le Corsaire/ Revue européenne ; puis, il écrit pour l'hebdomadaire Le Correspondant en 1829 et pour le journal Le Rénovateur en 1833, avant de collaborer à la Gazette musicale lors de sa création, en 1834. Il est engagé au Journal des débats en octobre 1834.

21  Voir Emmanuel Reibel, L’Écriture de la critique musicale au temps de Berlioz, Paris, Honoré Champion, 2005.

22  À ce propos voir, par exemple, Sylvain Ledda « Le concept de fantaisie, ou le dialogue entre littérature et musique autour de 1830 », Les Fictions du modèle : imitation et inspiration, colloque organisé par Rodolphe Dalle, université de Nantes, 16-17 mai 2008 et d’Alain Vaillant, La Civilisation du rire, Paris, CNRS Éditions, 2016.

23  Journal des débats, 31 décembre 1839.

24  Roméo et Juliette, acte II, scène 5.

25  Isaac Van Amburgh (1808-1865), dompteur américain. Il s'est présenté avec ses animaux à Paris, à la Porte-Saint-Martin, en juillet et août 1839. Il est parti à Saint-Pétersbourg le 9 octobre. Voir Journal des débats, juillet, août, septembre et octobre 1839.

26  Journal des débats, 18 octobre 1839.

27  Journal des débats, 18 octobre 1839. Giovanni di Candia (1810-1883), dit Mario, ténor italien qui a débuté en 1838 dans le rôle-titre de Robert le Diable, opéra de Meyerbeer.

28  Ibid.

29  Hector Berlioz, Journal des débats, 28 février 1840.

30  Journal des débats, 6 décembre 1840.

31  Journal des débats, 30 janvier 1842.

32  Ibid.

33  Ibid.

34  Ibid.

35  Disponible sur le site des Médiathèques de Pau.

Pour citer ce document

Priscila Renata Gimenez, « L’écriture littéraire des feuilletons musicaux : la poétique des contournements et de fictionnalisation chez Théophile Gautier et Hector Berlioz », Presse et opéra aux XVIIIe et XIXe siècles, sous la direction d'Olivier Bara, Christophe Cave et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-et-opera-aux-xviiie-et-xixe-siecles/lecriture-litteraire-des-feuilletons-musicaux-la-poetique-des-contournements-et-de-fictionnalisation-chez-theophile-gautier-et-hector-berlioz