Presse et opéra aux XVIIIe et XIXe siècles

Opéra-comique, presse périodique et opinion publique, 1760-1791

Table des matières

CHARLOTTA WOLFF

Le présent article s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche qui étudie les rapports entre opéra-comique, politique et société en Europe du Nord, dans une optique d’histoire culturelle interdisciplinaire, considérant les spectacles musicaux comme des lieux de discussion et d’échanges critiques dans des sociétés où l’apprentissage de la lecture est inégalement acquis et le débat conditionné par la censure1. À l’origine de ce projet, il y avait trois hypothèses : l’idée 1) que les activités musicales, tout comme le théâtre, constituent une dimension essentielle, mais relativement peu étudiée, de la « vie publique » ou la « sphère publique » en formation au xviiie siècle ; 2) que l’opéra-comique, par ses apparences démocratiques et son caractère facile, présente un potentiel politique non négligeable, et 3) que la critique et la réception de l’opéra-comique, y compris hors de France, s’inscrivent dans un phénomène que l’on pourrait appeler politique du goût. Dans ce qui suit, nous accorderons par conséquent un intérêt particulier à la dimension politique et participative de l’art lyrique.

Le projet utilise trois types principaux de sources : les livrets et les traductions de livrets, les partitions, et les sources permettant de connaître les interactions entre l’opéra-comique et l’opinion publique en voie de formation, soit les comptes rendus et discussions dans la presse périodique, ainsi que la correspondance, les journaux et les mémoires donnant des informations sur la production, la réception, ou plus généralement le goût du public pour l’opéra-comique. À travers des comptes rendus d’œuvres ayant suscité des réactions par leur dimension politique ou philosophique, nous proposons ici d’analyser comment l’opéra-comique et sa critique participent à la formation et au modelage de l’opinion publique des années 1760 aux débuts de la révolution française par la mise en valeur de certains comportements ou modèles sociaux.

Cette communication examine les comptes rendus d’opéras-comiques représentés à Paris, autrement dit à la Comédie-Italienne, de 1760 à 1791. L’analyse s’accompagne d’une question méthodologique et critique : comment interpréter des comptes rendus qui s’attardent volontiers sur l’exceptionnel et l’anecdotique, et comment saisir un aspect politique feutré par le souci de bienséance ? Partant de l’hypothèse que l’opéra-comique et la presse contribuent tous les deux à former l’opinion, il faut se demander qui se trouve derrière cette opinion, et quels en sont les enjeux. Nous chercherons à démontrer qu’il s’agit d’enjeux de goût qui sont en même temps des enjeux politiques, liés à la construction des identités collectives par la politique artistique.

Le travail que nous exposons ici est en cours ; les résultats sont par conséquent préliminaires. Puisqu’il existe une masse immense de périodiques en langue française, nous n’avons abordé ici, pour commencer, que le Mercure de France dédié au roi et L’Avant-Coureur, feuille hebdomadaire / où sont annoncés les objets particuliers des sciences et des arts, le cours et les nouveautés des spectacles, et les livres nouveaux en tout genre [de 1760 à 1766] / où sont annoncés les objets particuliers des sciences, de la littérature, des arts, des métiers, de l’industrie, des spectacles, et les nouveautés en tout genre [à partir de 1767]. Ces deux périodiques sont relativement consensuels, et, surtout, ils donnent le ton à l’étranger2. À terme, dans le cadre de notre projet de recherche, l’objectif sera d’examiner aussi le rôle des comptes rendus de spectacles par la presse périodique pour l’exportation d’opéras-comiques hors de France.

Opéra-comique, presse et vie publique

Les comptes rendus de spectacles, tout en donnant une certaine mesure de l’importance des théâtres dans la « vie publique » des dernières décennies de l’Ancien Régime, ne sont pas sans problème3. D’abord, la critique d’art est un milieu aux intérêts particuliers, qui n’est pas représentatif de l’opinion publique telle qu’elle se développe alors. Il est toutefois possible de voir la critique des spectacles comme un dialogue d’une part avec le milieu des auteurs, compositeurs et librettistes, auquel il est très lié, d’autre part avec le public, dont il prend soin de rendre, bien que d’une manière biaisée, les avis. Deuxièmement, et en conséquence des intérêts qui leur sont propres, les critiques n’accordent pas la même valeur à toutes les productions, à tous les librettistes ou compositeurs ; au contraire, ils ne se donnent guère la peine de cacher leurs préjugés et partis pris à l’égard de certains auteurs. Troisièmement, le ton des critiques se conforme à certaines attentes stylistiques et rhétoriques pour mieux s’inscrire dans la construction du goût et des normes sociales du lectorat supposé. Enfin, en tant que source des réactions du public, la critique des spectacles est insuffisante, puisqu’elle s’attarde plus volontiers sur les représentations marquées par des faits exceptionnels et des spectacles ayant été honorés de spectateurs prestigieux que sur les représentations plus ordinaires, dont ne sont mentionnées que le nombre, « l’affluence » au spectacle ou l’accueil général fait par le public à une pièce. Il faudrait donc constituer un échantillon assez large et chercher les raisons derrière tel ou tel jugement par le public ou par la critique, ces deux ne se recoupant pas toujours.

Politiquement, le Mercure de France est un périodique plutôt conservateur, lié à la monarchie, l’Académie et l’establishment littéraire. C’est aussi un périodique fort attaché à la défense de ce qu’il perçoit comme « français » en matières littéraires ou musicales. Cela ne le rend pas moins intéressant. Le prestige de ce périodique à l’étranger rend ses avis sur telle ou telle œuvre particulièrement significatifs par rapport au répertoire français à l’étranger. L’Avant-Coureur, quant à lui, relève davantage de l’entreprise éditoriale, de l’essai des libraires de récupérer le secteur journalistique, mais ce périodique présente l’avantage de donner des comptes rendus systématiques des théâtres4.

Les comptes rendus sont anonymes, mais nous connaissons le milieu dont ils proviennent. D’emblée, on peut observer les liens qui lient ce monde journalistique au monde de l’art. Dans le Mercure de France, placé sous la direction de Pierre-Antoine de La Place de 1760 à 1768, c’est principalement l’abbé Philippe Bridard de Lagarde qui s’occupe des spectacles jusqu’à sa mort en 1767. Sous Jacques Lacombe, directeur du Mercure de 1768 à 1778, ce périodique s’ouvre aux philosophes, avec l’engagement de Jean-François de La Harpe comme critique d’art et des spectacles en 1768. La Harpe y reste jusqu’en 1776 puis revient pour une brève période entre 1778 et 1779 puis de nouveau en 1789. À partir de 1778, le Mercure passe à Charles-Joseph Panckoucke ; on retrouve alors parmi ses collaborateurs Marmontel5.

L’autre journal examiné ici, L’Avant-Coureur, a été fondé en 1760 et paraît jusqu’en 1773 sous ce nom. Il est également tenu par Lacombe de 1766 à 1773. Lacombe, libraire et critique d’art, directeur d’une douzaine de journaux jusqu’à sa faillite en 1778, n’est autre que le beau-frère du compositeur Grétry, dont il a épousé en 1774 la sœur cadette Jeanne-Marie6. On trouve donc, entre le monde de l’art et celui de la critique, des liens forts qui conditionnent la construction de certains phénomènes du goût et de la réception.

Si nous examinons les comptes rendus parus dans le Mercure, qui présente la meilleure continuité pour la période qui nous intéresse, nous pouvons aisément distinguer trois phases dans la période étudiée. 1) D’abord les années 1760-1768, celles de La Place, pendant lesquelles l’opéra-comique se redéfinit en tant que genre. Les comptes rendus du Mercure sont alors assez nuancés ; on y entend encore les échos de la querelle des Bouffons, et bientôt ceux de la fusion des troupes de l’Opéra-Comique de la Foire et de la Comédie-Italienne en 1762. 2) Les dix années suivantes correspondent à la période de Lacombe et à la montée fulgurante de Grétry, qui dès 1768 domine la chronique. Compositeur très productif mais aussi très sociable, il compte à l’instar de son premier librettiste Marmontel des amis parmi les journalistes et parmi ceux qui font et défont les réputations, c’est-à-dire les salons littéraires de l’aristocratie cosmopolite de Paris. La période est celle de l’établissement d’un genre, de la maturation de la comédie à ariettes, et de la réconciliation stylistique avec l’Italie. Les philosophes encyclopédistes se saisissent de l’opéra-comique comme d’un moyen efficace pour la vulgarisation d’idées et de concepts. 3) Enfin, la période de 1778 à 1791 voit apparaître un souci accru concernant la moralité et les « dangers » de l’opéra-comique. Cette période correspond à la montée de Dalayrac, dont les pièces sont de plus en plus appréciées.

Définir le bon goût

Qui fait le goût ? La presse aimerait bien, mais elle doit se plier aux avis du public, qui pour sa part est difficile à saisir même pour les historiens qui ne disposent pas de toutes les sources nécessaires à donner une image exacte de sa composition7.

Sur un plan rhétorique, les critiques se font généralement l’écho du public et se rangent d’après son avis, malgré quelques réticences. Le public parisien est connu pour sa versatilité, et comme Thomas Vernet l’a remarqué, la première n’est pas toujours révélatrice du succès potentiel d’une œuvre à la Comédie-Italienne8. Par exemple, la première du Roi et leFermier de Sedaine et de Monsigny à la Comédie-Italienne le 22 novembre 1762 est décrit par le Mercure comme « d’un succès douteux », mais avec un « assez nombreux concours de Spectateurs9 ». La critique dans L’Avant-Coureur n’est pas meilleure mais suggère pour sa part qu’il y aurait eu « beaucoup de gens mal intentionnés » dans le parterre, « car la plûpart ne disoient pas de mal de la scène actuelle, mais de la scène future10 ». Comme ces mêmes gens sont dits « à talent & d’esprit », il s’agirait une machination contre l’auteur, ce qui nous indique les difficultés liées à la question de savoir qui est, finalement, le maître du goût et à quel point les auteurs doivent accepter la « tyrannie » du public11. En janvier 1763, le Mercure reconnaît le « succès égal et continu » de la même pièce, dans un genre « nouveau » non sans risque. Le critique a donc fini par accepter le succès de cette pièce, bien que Sedaine ait choisi un modèle anglais pour son livret, car, après tout, l’auteur « se soumet modestement aux règles policés de notre goût12 ».

En dépouillant systématiquement la masse des comptes rendus, on s’aperçoit des tendances des critiques à s’attarder sur les succès exceptionnels et à se contenter de quelques lignes sur les œuvres sans suite. Ceci peut d’emblée paraître banal et monotone. Cependant, s’attarder sur les œuvres à succès et les louer même si au départ le critique ne les aimait pas, c’est contribuer à construire un mythe, à hausser les attentes. Cela se voit très bien cela dans le cas de Grétry, systématiquement encensé pour ses talents musicaux même lorsque le critique reconnaît, entre les lignes, que le livret était médiocre ou le sujet franchement mauvais. Nous nous trouvons là devant un jeu intéressant entre public et critique, devant un phénomène d’amplification dans la construction du goût et de l’orientation de la consommation artistique.

Serait-ce donc le public qui définit le bon goût, et dans ce cas, quel public ?

Le Mercure n’accorde d’autorité qu’aux « connaisseurs » et « spectateurs de bon goût » et trouve plus agréable à suivre Le peintre amoureux de son modèle dans un théâtre réglé que dans « la foule turbulente des Spectateurs de l’ancien Opéra-Comique13 ». Après la fusion de l’ancien Opéra-Comique et la Comédie-Italienne, le public afflue. Selon le critique du Mercure, l’abbé de Lagarde, c’est l’impression du public qui détermine le genre d’ouvrages de l’ancien Opéra-Comique « propres à passer » sur la scène des Italiens14. Le public rejette alors la « grossiereté » de « la gaîté bouffonne15 ». C’est un grand changement qui s’opère alors dans le goût du public éclairé. Le 15 décembre 1766, lorsque les Comédiens-Italiens s’évertuent à donner Ésope à Cythère de Dancourt dans le genre satirique des « petits drames de foire », les « spectateurs du bon goût » n’apprécient pas, selon le Mercure, la ressuscitation de l’ancienne manière de plaisanter, « qui n’est plus du ton actuel & que les pièces à ariettes sembloient avoir bannie pour toujours ». Cependant, l’affluence est grande aux Italiens, et le Mercure prédit que la pièce se soutiendra. Elle est donnée neuf fois16.

La préférence donnée aux ariettes signifie aussi un primat de la musique originale sur les textes, ce qui, de son côté, rapproche l’opéra-comique de l’opéra ou la tragédie lyrique. C’est par ailleurs une constante dans la critique de l’opéra-comique : beaucoup d’œuvres dont le livret est jugé très mauvais sont pardonnées pour leur musique, appréciée par le public et par les critiques. Ainsi, en août 1768, le livret du Jardinier de Sidon de Régnard, donné en première le 18 juillet, est critiqué pour son style faible et négligé, contenant trop d’invraisemblances, de sentences de morale et pas assez d’action, d’intérêt ou de liaison. Néanmoins, il y a en tout douze représentations, car le public trouve des beautés à la musique, due à Philidor17. Cela n’est pas toujours le cas. Sophie, ou le Mariage caché de Kohaut sur un livret de Mme Riccoboni et Mme Bianconelli, donné le 4 juin de la même année, est décrit comme un « mélange bizarre de déclamation & de chant, que la mode autorise, & qu’elle ne justifie pas18 ». On retrouve ici l’ancien vice capital reproché à l’opéra-comique, celui d’être ni chant, ni déclamation, mais un monstre hybride des deux19.

Si l’avis du public influe sur le jugement de la critique, il convient de s’intéresser, en analysant les comptes rendus, aussi la réaction et une éventuelle participation du public aux spectacles. Par définition, le spectacle est une interaction entre les comédiens et le public et une manifestation non seulement artistique mais aussi du pouvoir. Toute trace d’échanges entre la scène et le public et de prise de conscience par l’auditoire de son pouvoir d’opinion devient donc significative.

Dans ces périodiques, les mentions concernant le comportement du public sont assez rares. Ce que nous pouvons y trouver, c’est d’abord la mention d’une éventuelle parution des auteurs sur la scène à la fin de la pièce. Le 2 janvier 1764, pour la première fois à la Comédie-Italienne, les auteurs sont demandés à la fin de la représentation du Sorcier de Poinsinet et de Philidor lors de sa première20. Cette pratique deviendra vite une constante à ce théâtre.

Deuxièmement, les périodiques notent volontiers toute présence royale aux représentations. Ainsi, nous apprenons que le 29 juin 1773 le Dauphin et la Dauphine assistent à la représentation du Déserteur à la Comédie-Italienne et applaudissent au « Vive le roi » de la fin ; le public reprend alors le chant en chorus. Ceci est en même temps un des rares exemples de la participation active du public au spectacle21.

Troisièmement, la critique réagit face aux mauvais comportements, assez exceptionnels, du public. Le plus fameux exemple en est le « scandale » lors de la première du Prisonnier anglais de Desfontaines et de Grétry le 26 décembre 1788, où une « foule de mutins assemblés » a « multiplié les cris, les sifflets, les huées, les injures, les personnalités, & cette incroyable scène s’est renouvelée le lendemain 27 22 ». Le Mercure continue, en partie en note de bas de page (passage indiqué ici par des crochets) :

[On a porté l’indécence jusqu’à jeter sur le théatre des pièces de menue monnoie, des boutons d’habit, des morceaux d’orange. Quatre Coiffeurs de femme se vantoient, le Jeudi 27, au café de la Comédie Italienne du tapage qu’ils avoient fait, & regrettoient de n’en avoir pas fait davantage.] Et c’est à Paris, au sein de la Capitale de la France, chez une Nation qu’on appelle gaie, polie, douce & aimable, que de pareilles fureurs se manifestent souvent depuis trois ans23 !

Le lecteur note bien ces trois derniers mots : « depuis trois ans ». Le tapage du parterre et la volonté de le contrôler ne sont en effet d’aucune nouveauté ; au contraire il s’agit d’un phénomène presque centenaire24. Depuis plusieurs années déjà – un article du Mercure de juin 1780 en fait foi – les périodiques évoquaient la possibilité de faire asseoir les parterres des théâtres privilégiés pour calmer les spectateurs. Ceux qui s’y opposent trouvent au contraire qu’un parterre assis rendrait les spectateurs froids et insensibles et que les remous de l’auditoire sont essentiels au théâtre25. En 1788, le parterre de la Comédie-Française est déjà assis, et en conséquence de l’incident du Prisonnier anglais, des bancs sont installés aussi à la Comédie-Italienne où jusque-là le parterre se tenait debout26. De leur côté, Desfontaines et Grétry remanient leur pièce, qui est redonnée le 18 février et connaît ensuite du succès : « Il est résulté de la rigueur licencieuse du Public, que le Parterre de la Comédie Italienne est assis, & que les Auteurs du Prisonnier Anglois ont fait à leur Ouvrage des changemens qui lui ont valu du succès27. »

Le public, par sa « rigueur licencieuse » prend ici un rôle actif pour la modification de l’ordre dans la salle du théâtre et de l’ordre de la pièce. Le critique ne peut pas retenir son dégoût du désordre, de la mutinerie et des injures faits aux « auteurs estimables », ce mauvais comportement du public étant rejeté comme intolérable dans un pays civilisé comme la France28.

Si la dimension politique et philosophique des livrets d’opéras-comiques est souvent occultée ou laissée entre les lignes dans les comptes rendus, les critiques semblent laisser entendre que les spectacles sont au service d’une « police » des mœurs. Les critiques n’hésitent pas à critiquer ce qui blesse le « bon goût » ou choque la bienséance, adossant ainsi le rôle de censeurs extraordinaires post factum. Dans le Mercure, cette tendance moralisatrice semble devenir plus forte à la fin des années 1770, sous la direction de Panckoucke et la plume critique de Marmontel. À quoi ressemble alors le mauvais goût ?

L’opéra-comique n’est pas sans dangers, tabous ou sujets périlleux. D’abord, il peut contenir des « immoralités », par quoi il faut entendre les attaques contre la pudeur ou l’honneur des femmes – le « beau sexe » – dont il faut ménager le goût. Le discours moralisant est ici intégré à l’esthétique, comme s’il ne pouvait y avoir de beau qui ne fût vertueux. Dans La Dot de Desfontaines et de Dalayrac, donnée pour la première fois à la Comédie-Italienne le 21 novembre 1785, le dialogue sur les filles à marier est jugé « indécent » et de « mauvais goût29 ». Si le critique s’attarde tant sur le mauvais goût, c’est qu’il produit de mauvais modèles et banalise des comportements jugés non souhaitables, qui risquent de corrompre la vertu publique : « Répétons-le : c’est au mauvais goût, qui se propage sur une foule de tréteaux multipliés sans besoin, que le Public doit la perte de la décence & l’oubli des principes30. »

Dans Nina, ou la Folle par amour de Marsollier et de Dalayrac, donné en mai 1786, le baiser donné par l’amant à sa maîtresse privée de raison est considéré comme non conforme aux bienséances. De façon intéressante, il semble que ce ne soit pas tant le fait de faire l’amour sur la scène qui choque le critique du Mercure, mais le mauvais exemple que donne cet abus d’une personne irresponsable. Le critique rappelle aussi la responsabilité des auteurs dramatiques, qui donnent de mauvais exemples à un public qui ne cesse de s’élargir :

Le dénouement qui s’opère par un baiser, est peut-être un peu hasardé pour le Théâtre, & l’effet général de l’Ouvrage nous semble offrir un but équivoque. Le père de Nina a des torts avec elle : ces torts consistent dans la fausse assurance qu’il lui a donnée de la mort de Germeuil. Il y a de l’indiscrétion, pour ne rien dire de plus, à frapper le cœur amoureux d’un coup aussi sensible, & un père est justement puni quand il est méconnu par sa fille, dont sa barbarie a aliéné la raison ; mais à côté de ce tableau, n’eût-il pas été nécessaire, pour empêcher les jeunes têtes de s’exalter, de rappeler les droits paternels, & de faire sentir que les convenances des familles ne devoient pas toujours céder à l’effervescence des passions de la jeunesse ? Le goût du Théâtre n’a jamais été plus général ; par conséquent l’effet des situations qu’il présente n’a jamais été plus dangereux, & jamais les Auteurs Dramatiques n’ont eu plus de raisons pour être circonspects. Nous avouons qu’il seroit très-difficile (nous ne disons pas impossible) de dénouer l’Ouvrage autrement que par le baiser de Germeuil ; mais l’effet même que produit ce baiser, fait naître des idées peu avantageuses à la sagesse de Nina. De deux choses l’une : ou il rappelle la raison de l’infortunée en faisant renaître dans sa mémoire des souvenirs étrangers à l’innocence, ou il parle en faveur du magnétisme & de ses procédés. Quoi qu’il en soit, & malgré nos observations, l’Ouvrage a eu du succès, un très-grand succès, & il le mérite à bien des égards31.

Signe de son succès et de son approbation finale par la critique, la romance « Quand le bien-aimé reviendra » de Nina est inséré dans le Mercure du 3 juin 178632.

Le mauvais goût, c’est aussi émanciper les femmes au point de les priver de leur féminité et de braver ainsi la distinction entre les sexes. C’est ce que nous pouvons lire dans la critique des Mariages samnites de Grétry et de Marmontel après sa remise au répertoire du Théâtre-Italien en mai 1782. Lors de sa première représentation en novembre 1776, le Mercure avait salué avec intérêt le travestissement d’Éliane en amazone33. La confusion fantasmagorique des sexes est un thème littéraire montant, apprécié en toute apparence par ce public parisien qui fera bientôt la connaissance de Chérubin34. Or, en 1782, la scène où Éliane paraît en guerrière suscite une vive critique :

chez des peuples où la pudeur, la décence & la soumission sont les premières vertus des femmes, on ne voit point, sans une espèce de chagrin, une jeune fille renoncer aux qualités de son sexe, pour usurper celles qui appartiennent aux hommes35.

Le critique maussade remarque aussi que le genre héroïque ne convient pas à la scène bouffonne des Italiens. La musique, toutefois, trouve grâce36.

Enfin, il est aussi de mauvais goût de donner des images choquantes ou triviales des puissants et des structures sociales traditionnelles. En octobre 1784, le critique du Mercure trouve des « taches » à l’intrigue de Richard Cœur de Lion de Sedaine et de Grétry, dont la faiblesse principale est que le rôle du roi Richard est « presque nul37 ». Sedaine, inspiré peut-être par la redécouverte de Shakespeare, a expérimenté avec des sujets médiévaux, qui semblent diviser la critique. Les livrets aux scènes violentes ou représentant des personnages d’autorité vicieux – seigneurs féodaux ou pères de familles – semblent particulièrement dérangeants. En janvier 1780, Aucassin & Nicolette, dix-huitième œuvre de Grétry pour la Comédie-Italienne depuis 1768 et également sur un livret de Sedaine, avait mis en scène un père « parjure » et un fils « barbare », selon le critique du Mercure38. Ici encore, le manque de moralité uni à des stéréotypes sociaux qui dérangent a été perçu comme « dangereu[x] » pour le public, dont le critique semble craindre les réactions :

On a observé, avec raison, qu’il étoit dangereux de porter au Théâtre de pareils tableaux, quand il n’en résultoit pas un but essentiellement moral ; que le caractère du Comte de Garins étoit ridicule sans être plaisant ; que si les Seigneurs de Châteaux des xiie & xiiie siècles ressembloient à ce portrait, ce n’étoit pas trop la peine de les faire connoître39.

Enfin, le sujet entier d’Aucassin et Nicolette est jugé ingrat et, encore une fois, « peu fait » pour la Comédie-Italienne40. Quelques années plus tard, lorsque Raoul Barbe-Bleue, toujours de Sedaine et Grétry et encore d’inspiration historique, a eu sa première le 2 mars 1789, le critique exprime de nouveau son dégoût pour ce genre de sujet :

Il y a de l’intérêt dans l’Ouvrage ; mais quand il y en a, il découle toujours d’incidens ou de situations atroces. Nous craignons que cela ne soit vrai. De pareils sujets ne devroient jamais être portés sur la Scène, & sur-tout sur la Scène Lyrique41.

En novembre de la même année, nous retrouvons l’indignation moralisatrice du critique-censeur dans le compte rendu de Raoul, sire de Créqui de Monvel et de Dalayrac dont le Mercure constate, après la première du 31 octobre 1789 : « Les enfants ne devroient pas aider leur père à s’enivrer42. »

L’étalage pathétique de souffrance humaine – les geôles, la séquestration, la violence domestique ou l’innocence persécutée plus généralement – n’est pourtant pas toujours perçu comme choquant en soi. En 1791, le livret de Camille ou le Souterrain de Marsollier pour Dalayrac se remplit de cruautés contre une mère et son enfant. Néanmoins, il est décrit par le Mercure comme un « sujet heureux » au « pathétique attachant43 ». Les spectateurs ou les critiques seraient-ils devenus moins délicats, moins pudiques par rapport à un certain type de pornographie sociale sur scène ? En tout cas, les expériences collectives de la violence pendant les premières années de la Révolution ont certainement agi sur les sensibilités, et, par conséquent, le goût.

Identification et sujets consensuels

L’opéra est toujours un art politique, et l’opéra-comique participe bien évidemment aux débats de société. Cela peut être des débats sur l’art : un exemple des plus connu en est l’opéra-comique L’Isle sonnante de Monsigny, sur un livret de Collé inspiré par Rabelais. Représenté pour la première fois le 4 février 1768, il est perçu comme une critique de l’Académie royale de musique et de l’opéra Ernelinde de Philidor en particulier44. Ainsi en écrit L’Avant-Coureur, dont le critique a pu prendre connaissance du livret:

Rabelais a fait la description d’une Isle sonnante ainsi appellée à cause des cloches & du chant des habitans. La nouvelle Isle sonnante est peuplée par gens qui ne peuvent que chanter, ou rimer ; on n’y entend que vers & concerts ; il y a dans cette Isle un Magicien qui s’amuse à tourmenter les Amans, un Sultan dont le Magicien est le favori ; ce Sultan a un Sérail, il y fait entrer les jeunes Beautés qui abordent dans son Isle. Ses déclarations d’amour, & ses brevets de favorites sont en chant & en Ariettes ; on ne peut lui répondre pareillement qu’en chantant, ou par lettre mise en Musique. Cette Isle paraît fort ressembler à l’Opéra, & il n’est pas difficile d’en appercevoir l’allégorie, & les allusions critiques45.

Or, l’opéra-comique peut aussi commenter des débats plus amples. Par l’intérêt qu’y portent les philosophes, l’opéra-comique traite, de façon parfois audacieuse, des questions de société et de morale. C’est le cas, en particulier, des livrets de Marmontel pour Grétry ; c’est aussi le cas de ceux de Sedaine pour Monsigny, notamment Le Déserteur et Le Roi et le Fermier. Or, la portée politique de ces œuvres est rarement explicitée dans les gazettes telles que le Mercure de France, qui semblent préférer privilégier une réflexion apolitique sur l’esthétique. La dimension radicale de certains livrets n’est guère soulignée par les critiques, qui se contentent de les louer pour leur « naturel » ou leur « pathétique attachant », reprenant ainsi le discours des philosophes librettistes eux-mêmes.

La critique est toutefois bien consciente que le pathos facilite l’identification du public avec les personnages sur scène. Cette tendance est relevée, justement, pour la première fois, dans un livret de Marmontel. De Lucile, donné en 1769 et qui rejette le principe de la naissance comme fondement de la valeur de l’individu, le Mercure constate qu’il est « d’un intérêt pressant » et qu’« il regne d’un bout de la piéce à l’autre une sorte d’enthousiasme de bonté & de vertu qui se communique au spectateur, & qui lui fait éprouver le sentiment le plus doux pour les ames honnêtes, celui de voir exprimer ce qu’elles ressentent46 ». Un air de Lucile (« Qu’il est doux de dire en aimant… ») est imprimé dans le Mercure de mai 176947. Silvain, des mêmes auteurs, est représenté pour la première fois à la Comédie-Italienne le 19 février 1770. Cet opéra-comique qui défend le droit des paysans à se servir des biens communaux est décrit par le Mercure comme une pièce « intéressante jusqu’aux larmes48 ».

Comment les opéras-comiques les plus philosophiques sont-ils reçus par la presse ? Le Mercure met en avant leur style et leur « intérêt » sans pour autant commenter leur dimension philosophique de façon explicite. Cet « intérêt », c’est-à-dire la capacité à saisir le spectateur, est particulièrement apprécié dans les livrets de Marmontel pour les œuvres lyriques de Grétry, louées pour comme représentatives de la « vérité », du « sentiment », la « nature » ; en somme, des caractéristiques facilitant l’identification du spectateur avec les personnages et les drames présents sur scène. Ainsi, Zémire et Azor, « intéresse le cœur », L’Ami de la maison est d’un « comique pur & noble », tandis que La Fausse Magie est appréciée pour son « analogie intime » entre le texte et la musique, qui épouse les paroles, les sentiments et les situations des personnages49.

Le succès des opéras-comiques de Grétry et de Marmontel est certainement à mettre en rapport avec le développement de ce goût pour les spectacles moraux et probablement aussi avec le prestige dont jouit Marmontel auprès des rédacteurs du Mercure. Les Femmes vengées, ou les Feintes infidélités de Philidor et de Sedaine, un opéra-comique au sujet libertin représenté pour la première fois le 20 mars 1775, reçoit un accueil moins favorable, ce que le critique explique par le goût du pathétique moralisant : « C’est un bon Opéra-Comique, qui eût beaucoup réussi & qui eût été fort suivi avant que le Public eût donné un goût de préférence aux intermèdes d’un genre noble & intéressant50. »

Une pièce très commentée est Le Déserteur, dont les effusions de sentiments et de larmes finissent par convaincre même le Mercure, toujours sévère contre Sedaine, particulièrement lorsque c’est La Harpe qui rédige la critique, comme c’est très probablement le cas au printemps 1769. Dans le compte rendu paru en mai cette année-là, il est fait reproche au librettiste de ne pas connaître les règlements militaires et de ne pas être assez reconnaissant envers le public dans sa préface51. Le Déserteur de Monsigny et de Sedaine a néanmoins plus de trente représentations. Le succès continuant, le critique baisse les armes, soulignant comme un mérite le contraste réussi entre pleurs et rires, entre gaîté et pathétique dans les mêmes scènes, permettant au spectateur de s’engager émotionnellement dans l’intrigue. « M. Sedaine a transporté sur la scène la manière de M. Greuze », reconnaît-il, car il donne « une physionomie à ses personnages52 ». Ceci est d’autant plus remarquable que le « mélange de tragique et de comique » de cette pièce avait divisé les critiques53. L’air « Vive le vin, vive l’amour » du Déserteur a été imprimé dans le Mercure d’avril 1769 et l’ariette « Peut-on affliger ce qu’on aime » dans celui de juin 176954.

Le Déserteur se fonde sur un incident réel survenu lors d’une inspection faite par Louis XV à Compiègne en 176755. Dans ce contexte, la dernière entrée du Déserteur, où le monarque clément est acclamé par un « vive le roi » répété en chorus, prend une forte charge symbolique dans la France en crise après la guerre de Sept Ans. Dédié au roi et affichant les lys, le Mercure est d’un patriotisme affiché. Cela concerne autant les styles musicaux et déclamatoires que les sujets politiques portés sur scène. La critique des spectacles reflète des préoccupations liées à l’honneur national, qu’il faudrait relever, et à la dominance française mise en cause par les défaites de la guerre et le traité de Paris de 1763.

Pendant les premières années après la fusion des troupes de l’Opéra-Comique et de la Comédie-Italienne de 1762, le maître du nouveau genre de comédies à ariettes est l’Italien Egidio Duni, dont le Mercure écrit que « quoiqu’étranger », il sert de modèle « pour l’art d’adapter avec goût & raisonnement ce nouveau genre de musique à notre langue56 ». Le nouveau style à ariettes est-il français ou italien ? La question est liée à celle de la langue, le français étant a priori perçu comme celle de la déclamation et de la tragédie. L’opéra-comique peut-il devenir un véritable genre dramatique, et à quelles conditions ? Le Mercure défend la musique mais aussi la langue française, difficile à articuler pour les acteurs de l’opéra-comique habitués à la musique italienne. Le préjugé contre la musique étrangère reste longtemps fort. En mars 1762, le Mercure avait écrit qu’« en général de toutes les Musiques qu’on fait entendre, sous le titre même de Musique Italienne, il n’y en a d’universellement agréable que celle qui se trouve être de la Musique Françoise57 ». Encore en 1780, à propos des Événements imprévus de Grétry et de d’Hèle, bien accueilli lors de sa première à la Comédie-Italienne le 12 octobre, le Mercure proteste contre les « effets bruyans & prolongés » de la bouffe, avant de reconnaître que Grétry a plutôt réussi à unir les deux genres58.

Dans le contexte de la guerre de Sept Ans, qui a eu tant d’incidences sur la poésie et la littérature dramatique59, les spectacles font allusion volontiers à la guerre et à la paix, et la presse se fait l’écho de l’approbation que cela suscite dans le public des théâtres. En octobre 1762, le Mercure cite un couplet nouveau sur la victoire de Johannisberg remportée par le prince de Condé le 30 août à Nauheim en Hesse-Darmstadt sur les troupes hanovriennes du duc de Brunswick-Lunebourg. Ce couplet, inséré dans Les Sœurs rivales de Desbrosses et La Ribardière représenté le 4 septembre, est très applaudi :

Air : Un Inconnu.

De nos guerriers, héros nés pour la gloire,

Tout doit chanter le triomphe éclatant :

Ils sçavent vaincre, tout nous l’apprend.

Des cœurs François l’honneur est le garant ;

Qui sert Louis, doit fixer la Victoire.

Ce couplet, qui fut très-applaudi dans cette conjoncture, est de M. Guérin de Frémicourt60.

L’année suivante, après la signature du traité de Paris, un divertissement nouveau en un acte intitulé Les Fêtes de la paix par Philidor et Favart est donnée seize fois en juillet et août61. À l’occasion de sa dernière représentation, le Mercure note :

[Favart] y avoit ajouté depuis, des Scènes d’un genre de Comique très-vif & très-gai, d’autant plus faites pour le succès, qu’elles ont eu, qu’elles étoient convenables au Site de la Scène, & paroissoient naturellement amenées par les Fêtes populaires, à l’occasion desquelles cette Piéce a été composée & représentée62.

Quelques années plus tard, en 1768, le Liégeois Grétry, en arrivant d’Italie, doit payer hommage à sa nouvelle patrie d’adoption. Son premier opéra-comique Le Huron, dédié au comte de Creutz et sur un livret de Marmontel inspiré du conte de Voltaireest apprécié par « les connaisseurs » et par conséquent par le critique du Mercure, qui ne manque pas de noter : « Les traits semés dans l’ouvrage à l’honneur de la nation françoise ont contribué au succès63. »

Enfin, à la veille de la Révolution, en 1788, on relève les notes d’un patriotisme blessé dans le compte rendu de Sargines ou l’Élève de l’amour de Monvel et de Dalayrac. L’opéra-comique évoque la bataille de Bouvines, « qui décida du sort de la France » et fait par là, selon le Mercure,« oublier l’état de dégradation » où l’on a « trop longtemps » vu la France64. Ce même désir de gloire consolatrice perce aussi dans la critique de La Jeunesse de Pierre le Grand en 1790. La pièce a du succès, mais le Mercure aurait souhaité que la grandeur du monarque, qui s’est fait charpentier, paraisse un peu mieux. Il ne commente pas non plus l’allusion à Necker, notée par les spectateurs dont les regards, selon le librettiste Bouilly, se tournent à la première vers la loge du ministre65. Ainsi le Mercure :

Le dénouement, quoiqu’un peu trop prolongé, a obtenu de justes applaudissemens ; mais le dernier couplet du Vaudeville a excité le plus vif enthousiasme. C’est une sorte de prière pour notre Monarque, qui acquiert à chaque instant de nouveaux titres à notre amour. Les derniers vers sont chantés sur l’Air de charmante Gabrielle, afin que l’air & les paroles tout à la fois puissent rappeler l’idée du bon Henri IV :

Si par des travaux assidus,

Pierre fait fleurir son Empire,

Louis, par ses grandes vertus,

Force tous les François à dire :

Ciel, entends la prière

Qu’ici je fais ;

Conserve ce bon père

À ses Sujets.

Quelques personnes auroient désiré plus d’analogue entre Pierre le Grand & ce Couplet sur notre Monarque ; mais l’éloge de LOUIS XVI est toujours bien reçu, quand il seroit mal amené66.

Le discours patriotique perce ainsi dans le discours sur et autour de l’opéra-comique, de manière plus explicite peut-être que dans les œuvres elles-mêmes. Il s’agit donc aussi d’une lecture et d’une réception patriotiques des spectacles, qui reçoivent, à chaque production nouvelle, de nouveaux sens dans un contexte donné.

Conclusion

La construction du goût est un processus complexe impliquant producteurs d’opéras-comiques, critiques et public. Mais qui est le public, et qui est le maître des jugements émis par la presse ? Quelle est la valeur de l’opinion publique pour la presse ? Cela dépend des rédacteurs, qui tout en suivant, parfois à contrecœur, les partis pris du public à l’égard de certaines œuvres, ont aussi leur propre agenda.

L’accentuation de l’exceptionnel et l’anecdotique permet au critique une mise en abyme de certaines préférences esthétiques et morales. L’étude systématique de ces préférences fait ressortir un système de valeurs. Le risque, pour l’historien, est la surinterprétation de ce système. La micro-histoire, qui permet parfois de décrypter des messages intertextuels et musicaux contenus dans les œuvres à succès, peut aider à comprendre certains jugements critiques, à démêler des nuances et des motifs, mais pas nécessairement à sortir de l’anecdote. Il faut, par conséquent, une perspective d’ensemble.

Les enjeux des débats suscités par l’opéra-comique sont à la fois esthétiques et politiques, les deux étant liés. Jamais on ne parle de manière explicite des aspects politiques ; cependant on parle beaucoup des aspects moraux et, dans le métadiscours, des aspects nationaux ou patriotiques de l’opéra-comique. Le discours moralisant semble caractériser les comptes rendus du Mercure. D’après sa logique, le mauvais goût conduit à la perte de la décence et des principes, donc à la corruption de la vertu qui doit être le fondement d’une société heureuse et éclairée. Plus le goût des spectacles se généralise, plus il faut de prudence aux auteurs.

Nous pouvons observer, dans les comptes rendus, une certaine peur du désordre moral et social et un désir de préserver la concorde sociale. Cette société harmonique rêvée, les critiques la trouvent dans les pièces de Grétry et de Marmontel. En cela, le Mercure n’est peut-être pas représentatif de l’opinion, dont les préférences esthétiques vont aussi vers des thématiques qui offensent les bienséances. Le public, s’il n’est pas tout à fait anonyme, ni innocent, n’est ni connu ni monolithique. Mais il faudrait le prendre en compte, et seuls, les comptes rendus n’y suffisent pas.

(Université d’Helsinki)

Notes

1  Le projet Comic opera and society in France and Northern Europe, ca. 1760–1790 est financé par l’Académie de Finlande et l’université d’Helsinki de 2013 à 2018 (no 265728).

2  La puissance de ces périodiques et leur impact sur la formation du goût musical est reconnue par Grimm, cité par Thomas Vernet, « Approche du discours musical de L’Avant-Coureur, 1760-1773. “Cette musique a le double mérite de plaire aux vrais connaisseurs et à ceux qui ne jugent que par sentiment” », Dix-huitième siècle, no 43, 2011, p. 39.

3  Sur opéra et vie publique, voir William Weber, « L’institution et son public. L’Opéra à Paris et à Londres au xviiie siècle », Annales ESC, novembre-décembre 1993, no 6, p. 1519-1539.

4  Jacques Wagner, « L’Avant-Coureur 3 (1760-1773) », dans Jean Sgard (dir.), Dictionnaire des journaux 1600-1789, Paris, Universitas, 1991, vol. I, p. 152.

5  Sur les rédacteurs, voir Georges Grente, Dictionnaire des lettres françaises. Le xviiie siècle, éd. François Moureau, Paris, Fayard, 1995.

6  Ce lien a été souligné par Thomas Vernet, art. cité, p. 58.

7  Sur le public, voir par exemple Jeffrey S. Ravel, The Contested Parterre. Public Theater and French Political Culture 1680-1791, Ithaca, Cornell University Press, 1999, p. 14-15 et 27 ; Raphaëlle Legrand, « La scène et le public de l’Opéra-Comique de 1762 à 1789 », dans Philippe Vendrix (dir.), L’opéra-comique en France au xviiie siècle, Liège, Mardaga, 1992, p. 201.

8  T. Vernet, art. cité., p. 48-49.

9  Mercure de France [dorénavant abrégé MF], décembre 1762, p. 210-211.

10  L’Avant-coureur, feuille hebdomadaire…, no 48, 29 novembre 1762, p. 767.

11  Ibid., p. 768 ; voir aussi T. Vernet, art. cité., p. 51-53.

12  MF, janvier 1763, p. 175.

13  MF, mars 1762, p. 190-222.

14  Ibid.

15  MF, mars 1762, p. 190-222 ; MF, avril 1761, p. 173-174.

16  MF, janvier 1767, p. 187 ; Nicole Wild & David Charlton, Théâtre de l’Opéra-Comique, Paris, Répertoire 1762-1972, Sprimont, Mardaga, 2005, p. 240-241.

17  MF, août 1768, p. 128 ; MF, septembre 1768, p. 121-122.

18 MF, juillet 1768, vol. I, p. 151 ; N. Wild & D. Charlton, op. cit., p. 410.

19  Nathalie Rizzoni, « Inconnaissance de la Foire », dans Agnès Terrier et Alexandre Dratwicki (dir.), L’invention des genres lyriques français et la redécouverte au xixe siècle, Lyon, Symétrie, 2010, p. 119-151.

20  MF, janvier 1764, vol. II, p. 182-183.

21 MF, juillet 1773, vol. I, p. 157-158.

22  MF, 5 janvier 1788, p. 41-43.

23  Ibid.

24  Voir Ravel, op. cit.

25  MF, 10 juin 1780, p. 80-91.

26  Sur le scandale du Prisonnier anglais, voir J. S. Ravel, op. cit., p. 184-185.

27  MF, 1er mars 1788, p. 35.

28  MF, 5 janvier 1788, p. 41-43.

29  MF, 3 décembre 1785, p. 39 ; voir aussi N. Wild & D. Charlton, op. cit., p. 229.

30  MF, 3 décembre 1785, p. 39.

31  MF, 27 mai 1786, p. 182-185.

32  MF, 3 juin 1786, p. 4-6.

33  MF, juillet 1779, vol. I, p. 197-199.

34  Voir Didier Masseau, Une histoire du bon goût, Paris, Perrin, 2014, p. 154-155.

35  MF, 22 juin 1782, p. 185-187.

36  Ibid.

37  MF, 30 octobre 1784, p. 232-234.

38  MF, 15 janvier 1780, p. 136-138.

39  Ibid.

40  Ibid.

41  MF, 14 mars 1789, p. 98-99.

42  MF, 14 novembre 1789, p. 42.

43  MF, 26 mars 1791, p. 147-150.

44  N. Wild & D. Charlton, op. cit., p. 286.

45  L’Avant-Coureur, feuille hebdomadaire, n2, 11 janvier 1768, p. 27-28.

46  MF, janvier 1769, vol. II, p. 152 ; MF, février 1769, p. 192-193.

47 MF, mai 1769, p. 63.

48  N. Wild & D. Charlton, op. cit., p. 407 ; David Charlton, Grétry and the Growth of Opéra-Comique, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 56-57 ; MF, avril 1770, vol. I, p. 173.

49  MF, janvier 1772, vol. I, p. 162-163 ; MF, juin 1772, p. 165 ; MF, janvier 1778, vol. II, p. 167.

50  MF, avril 1775, vol. I, p. 165.

51  MF, mai 1769, p. 159-161.

52  MF, juin 1769, p. 182-183 ; MF, août 1769, p. 175.

53  Correspondance littéraire, philosophique et critique, par Grimm, Diderot, Raynal, Meister, etc., t. 8, Paris, Garnier frères, éd. Maurice Tourneux, 1879, p. 318.

54  MF, avril 1769, vol. I, p. 63 ; MF, juin 1769, p. 55. 

55  Michel Noiray, « Le Déserteur », dans The New Grove Dictionary of Opera, Oxford, Oxford University Press, 1992, lu sur oxfordmusiconline.com le 13 mars 2015.

56  MF, juin 1762, p. 181.

57  MF, mars 1762, p. 190-222.

58  MF, 20 novembre 1770, p. 122-123.

59  Edmond Dziembowski, Un nouveau patriotisme français, 1750-1770 : la France face à la puissance anglaise à l’époque de la guerre de Sept Ans, Oxford, Voltaire Foundation, 1998.

60  MF, octobre 1762, p. 181-182.

61  MF, juillet 1763, vol. II, p. 134-135.

62  MF, septembre 1763, p. 180.

63  MF, octobre 1768, vol. I, p. 162-164.

64  MF, 24 mai 1788, p. 189-190 ; voir aussi N. Wild et D. Charlton, op. cit., p. 286-287.

65  Jean-Nicolas Bouilly, « Soirées chez Mme de Staël, ou les cercles de Paris, en 1789 et 1790 », dans Paris, ou le Livre des cent-et-un, t. XI, Paris, Ladvocat, 1833, p. 232, 242-243.

66  MF, 23 janvier 1790, p. 191-192.

Pour citer ce document

Charlotta Wolff, « Opéra-comique, presse périodique et opinion publique, 1760-1791 », Presse et opéra aux XVIIIe et XIXe siècles, sous la direction d'Olivier Bara, Christophe Cave et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-et-opera-aux-xviiie-et-xixe-siecles/opera-comique-presse-periodique-et-opinion-publique-1760-1791