Tapage médiatique autour de l’entrée de Rossini à Paris (1823)
Table des matières
AURÉLIE BARBUSCIA
Le « phénomène médiatique » que constitue le premier séjour parisien de Rossini en 1823 permet de mettre en évidence le lien privilégié que la presse, le théâtre et le pouvoir politique sont amenés à tisser sous la Restauration pour assurer leur visibilité et leur subsistance respectives. Cet article entend porter un nouvel éclairage sur l’émergence d’une culture médiatique à travers l’exploitation économique de la notoriété et de l’individualisme artistique. Il reviendra tout d’abord sur les circonstances de cette entrée dans la ville de Paris avant de se pencher plus spécifiquement sur la manière dont la presse écrite couvre autant qu’elle construit l’évènement. Il finira par observer l’exploitation de cette entrée dans la capitale par d’autres médias.
La fabrique médiatique de l’évènement
À la question « Qu’est-ce que le théâtre ? », un certain M. Pierre répondit un jour qu’il s’agissait d’« une entrée et d’une sortie1 », peut-être est-il possible d’en dire autant du premier séjour parisien de Rossini qui revêt en tout et pour tout la forme d’une représentation. Pour bien comprendre ce qui se joue dans ce voyage, il s’agit tout d’abord de le situer dans la trajectoire socio-professionnelle du compositeur Rossini. C’est au sein du royaume d’Italie dont Napoléon Ier est le roi et Milan, la capitale, que Gioachino Rossini honore ses premières commandes musicales entre 1810 et 1815. Il faut cependant attendre les congrès de Vienne pour que soit véritablement lancée sa carrière péninsulaire, d’une part, et internationale, d’autre part. Ce dernier est alors engagé comme compositeur et directeur artistique au sein des théâtres royaux de Naples. Cet engagement au service de la Restauration des Bourbons dans la capitale du royaume des Deux-Siciles ne l’empêche cependant pas de répondre aux commandes musicales provenant d’autres théâtres de la péninsule. De plus, bien que plusieurs capitales européennes – Londres, Paris et Barcelone en tête – lui fassent d’alléchantes propositions, Rossini accomplit sa première tournée internationale à Vienne, capitale de l’Empire d’Autriche. Il est ensuite recruté pour une saison à Londres en compagnie de son épouse, la chanteuse Isabella Colbran. Paris ne constitue alors qu’une étape au cours de ce voyage les conduisant vers Londres. Les Rossini décident en effet de s’arrêter en chemin à Paris et de répondre ainsi favorablement à l’invitation faite cinq ans auparavant par le gouvernement français.
L’entrée en négociation
Le séjour parisien de Rossini ne dure que vingt-huit jours et qui plus est dans le périmètre restreint de la capitale française, ce qui peut en apparence faire de cet objet d’étude à la dimension espace/temps étriquée, un micro-évènement de portée anecdotique. Or, il convient de rappeler que ce séjour est précédé de cinq années de négociations au cours desquelles plusieurs acteurs institutionnels de la Maison du roi entretiennent des relations épistolaires régulières avec certains médiateurs français envoyés sur le terrain, en l’occurrence sur la péninsule à la rencontre du maestro2. Si Rossini ne vient pas à Paris, c’est Paris qui se déplacera jusqu’à lui : tel est le mot d’ordre de cette entrée en négociation. On saisit alors les ressorts profonds et de longue durée de ce court séjour parisien qui n’a d’autre issue que celle de rencontrer le succès attendu. À l’échelle parisienne, l’acquisition du compositeur en vogue est indéniablement source de prestige de même qu’elle représente un coup de force symbolique et médiatique à l’échelle européenne. Derrière l’arrivée de Rossini à Paris se cache un grand désir, celui de mettre en spectacle la « politique théâtrale » d’un État restauré en mal de légitimité. Tout est mis en œuvre pour que le départ de Rossini soit marqué par la promesse d’un imminent retour et par l’avènement de son installation durable au service des grandes scènes parisiennes. Le séjour parisien de Rossini est l’occasion idéale pour faire d’une simple étape (Paris) une destination finale et d’une destination finale (Londres) une simple étape. L’exhortation suivante faite à Rossini par le journal Le Corsaire est sans équivoque : « Que la capitale la plus policée du monde [Paris], soit au moins pour vous une étape ; déjà les coupes de cristal sont prêtes, le nectar de Champagne y pétille. Arrêtez-vous, et que le choc de cent soixante verres retentisse, avant votre départ, dans les gazettes britanniques3. » Fondé sur le principe de la « maison-témoin », ce séjour vise à vanter les mérites de Paris afin de convaincre le compositeur à s’y établir durablement.
De l’art de faire et de défaire les réputations
L’art du journaliste est pour quelques personnes celui de parler d’une manière amusante ou non sur un sujet, sans se soucier guère d’avoir tort que d’avoir raison. Pour moi, qui ai la simplicité d’écrire par conviction, de tenir à mon opinion, non pour faire une poétique musicale qui justifie les préjugés du professorat ; mais pour établir les principes fondamentaux qui ont conduit l’art musical à sa perfection, et qui seuls peuvent retarder sa décadence, j’avouerai que le rédacteur du Miroir m’a amusé par le talent avec lequel il dit agréablement des riens ; mais par son papillotage ne m’a pas atterré. Le grand juge anonyme des réputations littéraires et musicales vient […] de lancer un factum, dans lequel il rend plainte contre moi, au tribunal de l’opinion publique, des moyens que j’ai cru devoir employer pour signaler à ce même tribunal, les hérésies littéraires et musicales dont ses arrêts sont entachés4.
En 1823, Rossini occupe indéniablement le devant de la scène musicale à Paris comme ailleurs, ce qui se traduit épistémologiquement par un épaississement de la dimension espace/temps dès lors qu’il est question des faits et gestes du compositeur en vogue. D’une part, tout ce qui a trait à sa personne subit un élargissement sur le plan spatial. En effet, bien que la ville de Paris constitue le principal théâtre de notre histoire, l’enjeu du séjour parisien rossinien se situe plus spécifiquement dans les relations que la capitale française entretient avec les autres capitales européennes. Ceci est essentiellement dû au fait que Rossini représente un objet d’affrontement, de prestige et de pouvoir. D’autre part, vingt-huit jours de la vie du compositeur en vogue en disent probablement plus que la vie d’un anonyme prise dans son intégralité et pour laquelle seule « une histoire en creux, de ce qui est révélé par le silence5 » est rendue possible. On peut donc constater que le rapport au temps, marqueur social incomparable, diffère d’un individu à l’autre en ce sens qu’il met en évidence le pouvoir des uns et l’impuissance des autres. Aussi, la célébrité dont un acteur social tel que Rossini peut jouir implique une abondante production de sources le concernant. La presse joue un rôle primordial dans la fabrique de cette réputation qu’elle contribue à alimenter et au service de laquelle elle fait office de caisse de résonance. Rossini devient ainsi un observatoire privilégié dont l’histoire parisienne se construit au fil des dépêches journalistiques.
La presse écrite se présente à la fois comme le laboratoire et le réservoir de nouvelles concernant le séjour du maestro et prend ainsi le relais de la conversation parisienne tout en cherchant – en bon combustible qu’elle est – à l’attiser d’une part et à l’entretenir d’autre part. On peut notamment lire dans Le Corsaire « Castaing, Rossini, Rovigo, sont les noms les plus souvent répétés depuis trois jours6 ». Les nombreux journaux amenés à couvrir l’évènement se distinguent tant sur le plan de leur rythme de production, de leur tirage que de la ligne politique et esthétique de leurs rédacteurs comme de leurs lecteurs. On compte parmi eux des quotidiens littéraires consacrés à la programmation des théâtres tels que le Courrier des théâtres et Le Corsaire ; des journaux musicaux spécialisés tels que la Revue musicale, La Pandore et L’Abeille ; ainsi que des périodiques, organes de la monarchie, ultras ou libéraux tels que Le Moniteur, le Journal des débats, le Journal de Paris, le Journal du commerce, la Gazette de France, La Quotidienne. En dépit de leurs nombreuses divergences, tous s’intéressent au cas Rossini. Or, tandis que certains journaux se répandent en éloges sur Rossini, d’autres accumulent les attaques et les railleries. Il faut cependant garder à l’esprit que ce genre de clivage partisan comme le fait de se réclamer de telle ou telle école musicale se révèle bien souvent un prétexte pour exprimer d’autres positions. L’Abeille s’adresse non sans ambiguïté « aux partisans du nouveau régime dans les arts7 » tandis que le Courrier des théâtres attribue aux journaux un rôle d’« éternels avocats de l’esprit national8 ». On assiste ainsi à un glissement subtil du musical au politique voire parfois à l’expression d’une sorte de « protectionnisme culturel ».
À l’occasion de l’arrivée de Rossini à Paris, nombre de gens sont bien ridicules. Espérons que leur fièvre aura bientôt quitté prise et que les journaux, éternels avocats de l’esprit national, sentiront toute l’inconvenance de leurs sérénades dans la ville où l’on passe devant Berton ou Boieldieu sans ôter son chapeau9.
L’affirmation de Stendhal : « On dit en France, pour indiquer une nuance d’opinion : c’est un patriote de 89 ; je me dénonce moi-même comme étant un Rossiniste de 181510 » montre une fois de plus combien musique et politique s’entremêlent et se confondent. Depuis le spectaculaire assassinat du duc de Berry en 1820, le régime de la presse est soumis aux imprévisibles introspections d’une politique réactionnaire. Aussi les querelles esthétiques servent-elles parfois à dissimuler des revendications d’un autre ordre (politique, social, idéologique, éthique ou moral).
Henri-Montan Berton et sa chimérique croisade journalistique contre Rossini
Bien qu’un large éventail lexical allant de la dispute à la controverse en passant par la querelle exprime uniformément le désaccord intellectuel, nous faisons ici le choix de parler de « polémique » pour décrire les débats que l’entrée de Rossini dans Paris soulève. Ne parlera-t-on jamais de querelle entre rossinistes et « Bertistes » comme on a pu canoniser les grandes querelles musicales ayant tour à tour éclaté à Paris – lullistes versus ramistes ou encore gluckistes versus piccinnistes ? Si, dans les années 1820, le compositeur Henri-Montan Berton appartient indéniablement au groupe des anti-rossinistes, il ne se mesure au celeberrimo maestro qu’à travers la publication de pamphlets, de lettres anonymes, d’entrefilets et d’articles. Autrement dit, la campagne de résistance qu’il met en œuvre a pour unique caisse de résonance et pour principal espace de représentation la presse parisienne. Elle relève par là même d’une culture de l’écrit où les arguments visant à faire triompher une idée musicale voire à faire prévaloir une vision du monde sont exclusivement livrés sur le papier.
Bien qu’incarnant a posteriori la figure du « vaincu » au cœur d’une querelle qui n’en est pas vraiment une, Henri-Montan Berton reste néanmoins un adversaire redoutable dont les atouts, le capital et le pouvoir de nuisance restent à craindre. En effet, le patronyme Berton renvoie à quatre générations de musiciens dont les carrières musicales se déploient essentiellement sur Paris, depuis la seconde moitié du xviiie jusqu’à la seconde partie du xixe siècle. Aussi, l’héritage familial dont bénéficie Henri Montan Berton lui permet de faire valoir son capital social d’origine auprès du pouvoir étatique ainsi que face à ce qu’il désigne comme étant le « tribunal de l’opinion publique », à savoir les lecteurs de son journal L’Abeille. Il convient ici d’évoquer deux anecdotes qui sont autant d’ironies du sort relatives aux Berton. En juillet 1823, Henri Montan Berton « se trouve dans la position la plus gênée11 » au point que le ministère de la Maison du roi lui accorde la « somme de cinq cent francs, imputable sur le fonds […] des Pensions et Secours aux hommes de lettres, artistes […] à titre de Gratification extraordinaire12 ». Trois mois après ce secours, Rossini, fait son entrée à Paris où il reçoit tous les honneurs. Alors que la guerre aux rossinistes a déjà été déclarée, ce séjour parisien du maestro apparaît comme l’occasion idéale pour un face-à-face Berton/Rossini qui n’aura jamais lieu, si ce n’est de manière unilatérale, par le biais de l’écriture polémique. Seconde ironie du sort : c’est précisément lorsque le père d’Henri Montan Berton fut nommé administrateur de l’Opéra de Paris que Gluck « et Piccinni furent appelés à Paris et que s’accomplit la grande révolution dramatique en France » sous forme de querelle dite des piccinnistes et des gluckistes. Cela signifie que les deux Berton, père et fils, ont été tour à tour investis dans des disputes musicales ayant trait à l’arrivée d’Italiens (dits bouffons) dans Paris.
La remarquable mise en scène d’une entrée remarquée
« Rossini écrit qu’il sera à Paris dans la matinée du 8 présent mois. On assure qu’il est absolument bâti comme le reste des mortels13. »
L’entrée médiatique de Rossini précède de vingt-six jours son arrivée effective. Dans cet espace de l’entre-deux séparant la fabrique de l’évènement de son avènement, les rumeurs et les élucubrations vont bon train au côté des informations factuelles. Il s’agit alors de faire la distinction entre le bruit de couloir et la nouvelle prématurée, entre l’annonce crédible mais inexacte et la nouvelle fiable et authentifiée. Ce qui nous frappe dans la mise en spectacle de cette entrée par les médias, c’est le bruit que cette nouvelle est amenée à faire. En témoigne l’entrefilet suivant :
Toute cette bruyante symphonie, qui n’est le plus souvent ni dramatique, ni mélodieuse ; qui déchire parfois le tympan, qui parle rarement à l’âme, qui n’est dite qu’en criant, qui n’inspire aux actrices que des tours de force, qui jamais ne vous attendrit ; c’est elle qui pourtant qui fait courir nos dilettanti, et met aujourd’hui tout Paris en rumeur14.
Le séjour parisien de Rossini donne lieu à un véritable tapage médiatique. Or, on ne peut pas en dire autant de la lente et discrète campagne de recrutement l’ayant précédée. Autrement dit, les coulisses de cette grande représentation parisienne ont nécessité le déploiement d’un arsenal étatique et diplomatique accompagné d’un silence médiatique. Au sortir de ces cinq années de laborieuse négociation entre le gouvernement français et le compositeur italien, le clairon sonne la charge pour annoncer l’arrivée de Rossini et rendre compte par la même occasion du succès retentissant de cette opération. La presse parisienne insiste sur le caractère assourdissant de l’évènement qui agresse l’oreille sensible des Parisiens. La presse se met ainsi au diapason de la réputation du compositeur car l’entrée fracassante de Rossini en France – non sans raison rebaptisé « Sig. Vacarmini », « sig. Crescendo » ou encore « Sig. Tambourossini » – soulève un problème esthétique récurrent : le volume de sa masse orchestrale jugé excessif et l’emploi discutable d’instruments considérés comme étant bruyants et peu harmonieux. La grosse caisse souvent employée par Rossini ne fait que raviver le souvenir des marches de l’armée impériale voire des défilés révolutionnaires15. Il est vrai que les compositeurs appartenant à la période post-révolutionnaire accordent une attention particulière à la « quantité », notion renvoyant à la fois à l’effectif et au volume. Les critiques que suscite l’ouverture de la Gazza Ladra lors de sa représentation à Parisen 1822ne font que reprendre ce topos du volume : « La grosse caisse obligée, les fifres, les trompettes, frappèrent de surprise les oreilles accoutumées à n’entendre ces instruments guerriers, peu mélodieux de leur nature, que comme des instruments accessoires employés toujours avec discrétion16. »
Trois journaux parisiens n’hésitent pas à anticiper de plusieurs semaines la date effective d’arrivée de Rossini afin de devenir les détenteurs exclusifs de nouvelles relatives au compositeur. Ce qui compte n’est pas tant la véracité des propos émis que la rapidité de leur divulgation. La première étape consiste pour chacun d’eux à alimenter l’attente et à mobiliser leur lectorat. Cette manœuvre rencontre un franc succès dans la mesure où chacun des journaux s’attaque à un terrain hautement réceptif. La Pandore cible essentiellement les dilettanti et tend ainsi à « présentifier » la venue du maestro afin de surexciter l’émotion de son public inconditionnel. Le Corsaire, s’adressant aux anti-rossinistes, cherche au contraire à minimiser la visite du compositeur en rappelant son caractère éphémère et opportuniste. Ce journal joue un rôle de détracteur officiel et feint un certain détachement à l’égard de l’évènement qu’il boycotte autant qu’il construit. Le Courrier des théâtres, quant à lui, cherche à se tailler la part du lion en laissant aux deux premiers le loisir de se livrer à un combat frontal. Quelles que soient leurs stratégies d’appel à l’opinion, ces trois journaux s’alignent sur un modèle d’interaction conflictuelle. Chaque annonce concernant l’arrivée de Rossini se revêt d’un caractère tantôt officiel, tantôt confidentiel et se veut l’occasion d’ajouter des détails inédits et concurrentiels. Le Corsaire lance parfois quelques offensives pour mettre un terme à cette mascarade et profite de l’occasion pour alimenter les polémiques autour de ce qui est encore – rappelons-le – un « non-évènement » : « C’est à tort que deux journaux, qui font journellement échange de nouvelles qu’ils inventent pour la plupart, annoncent l’arrivée de Rossini. Ce célèbre compositeur n’est attendu que dans quelques jours. Il est en route et voilà tout17. » À mesure que la presse tisse le récit de l’entrée de Rossini dans Paris, le questionnaire du lecteur évolue et passe du – viendra-t-il ? – au – comment l’accueillera-t-on ? – ou encore – avec qui est-il venu ? L’incertitude laisse place à l’organisation puis à la rétrospection : trois projections temporelles distinctes à l’intérieur d’un même événement n’ayant pas encore eu lieu.
Manière de faire en vingt-quatre heures un vaudeville de circonstance : Se mettre au lit à minuit après un dîner copieux terminé par deux verres de champagne, la demi-tasse et le petit verre. Faire lit à part ce jour-là, se coucher sur le dos ; s’enterrer les oreilles sous un bonnet de coton, renforcé d’un mouchoir rouge des Indes, de peur de distraction. Jurer in petto de ne point se laisser aller aux douceurs du sommeil, avant d’avoir trouvé les deux derniers vers de dix-huit couplets. Avoir sous son oreiller un mouchoir à tabac et sur son somno, outre l’indispensa, une veilleuse, une tabatière, un dictionnaire de rimes, une feuille de papier, un crayon, un flacon de cuiraçao et une montre à répétition. Procéder au futur chef-d’œuvre en se mouchant trois fois, en se calant sur le duvet, en levant les genoux à la hauteur du menton, et en croisant les deux mains sur l’abdomen18.
L’entrée « médiatiquement orchestrée » de Rossini dans la capitale existe également sous une forme fictionnelle. Lors du séjour parisien de Rossini, l’auteur dramatique Eugène Scribe ainsi que son collaborateur Édouard Mazères s’inspirent d’un grand banquet offert en l’honneur du compositeur pour écrire leur à-propos-vaudeville représenté au théâtre du Gymnase. Cette pièce intitulée Rossini à Paris ou le Grand Dîner rencontre d’autant plus de succès que Rossini séjourne encore à Paris lorsqu’elle est représentée et qu’il assiste à sa générale. Ce qui fait de Rossini le protagoniste d’une œuvre de circonstance, c’est donc sa centralité au sein des débats publics. Le journal Le Corsaire recommande d’ailleurs aux auteurs « d’en presser la représentation, car Rossini va partir et alors le scandale perdrait les trois quarts de son à-propos19 ». On voit donc à quel point la presse et le théâtre s’alimentent l’un l’autre.
L’intrigue de la pièce repose principalement sur un quiproquo autour de l’entrée de Rossini, qui est prise en dérision, en ce sens qu’elle a tout d’une entrée « ratée ». Le tissu narratif de la pièce s’inscrit dans cet espace de l’entre-deux entre absence et présence du protagoniste, Rossini. Tandis que les allusions à sa personne sont une constante, il s’agit du seul personnage physiquement absent sur scène et ce, depuis l’ouverture jusqu’à la fermeture des rideaux. En réalité, Rossini ne devient jamais personnage, si ce n’est lorsqu’il est incarné par un autre personnage pour répondre aux besoins dramatiques du quiproquo. Les participants au banquet croient être en présence de Rossini alors qu’il ne s’agit que d’un compositeur français M. Giraud. Peut-être peut-on voir dans ce M. Giraud, représentatif d’une masse indifférenciée de compatriotes, le compositeur Berton ! Regardez plutôt la réponse apportée par Giraud à la question : « Mais, on disait que vous aviez du talent ? »
Bah ! Est-ce qu’on en a, quand on est de l’école française ?… J’ai un opéra en portefeuille… mais on n’en a pas voulu, parce qu’on m’appelle Giraud… Giraud… vous entendez bien que ce n’est pas un nom à succès… Comment peut-on faire de la bonne musique quand on s’appelle Giraud… et qu’on est né rue Saint-Martin… car j’en suis20.
Stendhal profite à son tour de l’entrée de Rossini à Paris pour lancer la publication de sa biographie qui bénéficie ainsi d’une visibilité sans pareille. Il faut d’ailleurs rappeler qu’avant de tisser le récit de la vie de Rossini, c’est à celles de Haydn, Mozart et Napoléon Ier – tous trois défunts – que Stendhal s’intéresse. Sa version anglaise (Memoirs of Rossini by the Author of the Lives of Haydn and Mozart) voit le jour en janvier 1824, précisément au moment où Rossini fait son entrée à Londres. Telle une entrée royale accompagnée de son récit officiel, l’ouvrage de Stendhal retisse donc le récit des entrées de Rossini dans les villes européennes de Paris et de Londres.
Grâce à l’enthousiasme des Dilettanti, le voyage del Signor Rossini est une marche triomphale ; son séjour à Paris, une apothéose. Que faire pour un homme apothéosé ? Il ne reste plus qu’à écrire sa vie : c’est fait ; on la vend au Palais-Royal. J’entre chez mon libraire. Quoi ! lui dis-je, la vie d’un compositeur de musique, qui compte à peine six lustres ! – Oui, me répondit-il ; la vie de Rossini, en TROIS VOLUMES. – Je n’en vois qu’un. Quand donc paraîtront les deux autres ? – Quand il aura vécu21.
Pour conclure, au cœur de la dialectique entre l’entrée dans la ville et son récit se situe la « question de la représentation du pouvoir et du pouvoir en représentation ». La présence déficitaire de Louis XVIII renforce en quelque sorte celle de « l’élite artiste22 » dont l’image amplement médiatisée se suffit bientôt à elle-même. Cette entrée médiatique de Rossini à Paris nous permet ainsi de porter un nouvel éclairage sur les représentations du pouvoir royal, sur sa politique culturelle ainsi que sur la constitution d’un pouvoir symbolique émergent et concurrentiel voire d’un contre-pouvoir, celui de « l’élite artiste » qui est d’autant plus intéressant qu’il se meut sur de nouveaux espaces de représentation en l’occurrence : la presse, le théâtre et la littérature.
Notes
1 La contestation et la mise en pièces de la plus illustre des tragédies françaises « Le Cid » de Pierre Corneille suivies d'une « cruelle » mise à mort de l'auteur dramatique et d'une distribution gracieuse de diverses conserves culturelles, théâtre de la Cité, mise en scène Roger Planchon, première à Villeurbanne en 1969.
2 Parmi les commis de l’État envoyés sur le terrain à la rencontre de Rossini, figurent des acteurs institutionnels, étatiques et diplomatiques aux profils variés tels que le chef d’orchestre Grasset, l’impresario Benelli, le diplomate Artaud de Montor et le compositeur Hérold. Parmi les « hommes de bureau » qui, travaillant depuis Paris, prennent une part active dans cette campagne de recrutement, figurent le comte de Pradel (ministre secrétaire d’État), Louis-Luc Persuis ainsi que son successeur Giovanni Battista Viotti (directeurs de l’Opéra).
3 Le Corsaire, mardi 18 novembre 1823.
4 Henri-Montan Berton, « De l’art de faire et de défaire les réputations », L’Abeille, t. 4, 1821.
5 Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d'un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998, p. 13.
6 Le Corsaire, jeudi 13 novembre 1823.
7 L’Abeille, t. 3, 1821.
8 Courrier des théâtres, 12 novembre 1823.
9 Ibid.
10 Stendhal, Vie de Rossini suivie des notes d’un dilettante, Paris, Édouard Champion, 1922, vol. 1, p. 155 [1re éd., Paris, Chez Auguste Boulland et Cie, 1824].
11 Archives nationales, o3 1617, rapport du ministère de la Maison du roi, à Paris, le 7 juillet 1823.
12 Archives nationales, o3 1617, lettre du ministère de la Maison du roi, 3e division, adressée à M. le baron de Laferté, à Paris, le 9 juillet 1823.
13 Le Corsaire, jeudi 6 novembre 1823.
14 Le Corsaire, vendredi 14 novembre 1823.
15 Deux ouvrages en particulier se proposent d’offrir une lecture politique de ce phénomène sonore. L’idée selon laquelle la Révolution ne laisse pas indemne l’oreille de toute une génération d’auditeurs est la base sur laquelle se fondent leur réflexion. Voir : Martin Kaltenecker, La Rumeur des batailles, Paris, Fayard, 2000 ; Benjamin Walton, Rossini in Restoration Paris, Cambridge, Cambridge University Press, 2007.
16 Critique de la Gazza Ladra dans Delaforest, Théâtre moderne, I : 41, le 10 septembre 1822.
17 Le Corsaire, lundi 3 novembre 1823.
18 Le Corsaire, lundi 22 décembre 1823.
19 Le Corsaire, mardi 25 novembre 1823.
20 Eugène Scribe et Édouard Mazères, Rossini à Paris, ou Le Grand Dîner, à-propos-vaudeville en un acte, scène VI, Paris, Pollet, 1823, p. 13.
21 L’Indiscret, 25 novembre 1823.
22 Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.