La féerie obsidionale, Banville au National (1870-1871). De l’actualité à sa mimesis scénique
Table des matières
ÉDOUARD GALBY-MARINETTI
Intégré à la rédaction du National dès sa création en janvier 1869, Théodore de Banville cultive deux pôles journalistiques, deux voies complémentaires, le feuilleton de la vie théâtrale et parisienne et, en parallèle, des articles nécrologiques, le récit biographique des morts.
La nature du feuilleton dramatique va connaître au cours de la guerre franco-prussienne une évolution au gré d’une double expérimentation, celle d’abord de la fermeture des théâtres en septembre 1870 qui oblige à chercher de nouveaux sujets d’écriture, celle ensuite de la participation active à la défense de la capitale qui engage le feuilletoniste sur les voies d’un républicanisme du peuple. Cette présence frontale des combats contribue chez Banville au glissement de sa conception scénique, basculement du théâtre de la salle, rattrapé et envahi par la guerre, en théâtre des combats (autre récit second et mimétique de la vie, devenu rubrique de presse en août 70), enfin par contagion obsidionale, en théâtre de la rue (exposition de la réalité immédiate et concrète, perception collective et quotidienne, identifications croisées des faits et de l’être).
Corrélativement à ces métamorphoses scéniques, le schème de la prose nécrologique décline chez Banville au fil des événements et du rythme de parution régulier et bientôt exclusif des poèmes d’actualité qui deviendront les Idylles prussiennes en juillet 1871. Cette consécration interroge sur la nature et la raison de ces objets, à la fois feuille poétique et feuilleton d’actualité, à la fois spectacles visuels de substitution aux salles closes et chroniques aux puissances évocatoires de tyrtéennes. Mentionnons enfin le fait qu’en entrant aussitôt dans le répertoire, ils alimenteront la survie des salles et feront en quelque sorte la scène.
Les errances du style, de la proclamation républicaine à la reprise du feuilleton le 19 septembre
Le feuilleton du lundi évolue à partir du 4 septembre. Les théâtres fermant un à un, au rythme des défaites, la chronique colorée et savante du monde des Arts et des spectacles parisiens voit sa source tarir tandis que s’annonce une révolution politique1. L’écriture lève à ce croisement de circonstances le masque de son auteur. L’hésitation de Banville entre vie et mort atteint son paroxysme, la crise est proche comme la rupture avec la pratique et le mode de communication antérieurs. La dichotomie de l’écrit s’énonce dans un même feuillet, comme fragmenté, déchiré entre la déclamation nécrologique et l’inclination à la juste révolte : « Nous voulons donner un encouragement, un souvenir à notre théâtre, que le révolutionnaire Beaumarchais brûle encore de sa verve indignée, et saluer respectueusement les humbles morts de notre famille artistique2. » Aussitôt après la célébration des défunts, paraît en écho l’éloge des armes de la révolution, « comme la prose de Beaumarchais, cette machine de guerre bonne à tuer tout, même les Prussiens, son regard est chargé au picrate et à la nitroglycérine3 ! »
Sans plus de feuilleton dramatique, confirmé par l’arrêté Kératry du 10 septembre ordonnant la fermeture des salles4, Banville emprunte la veine des commentaires (effet d’oralité, mode conversationnel) sur les questions nationales de la Semaine. La voix du feuilletoniste est tout de suite à l’étroit dans ce théâtre des ombres politiques, méandre de manœuvres et de faux semblants langagiers. Elle s’attache à une posture, à un ton sérieux, donneur d’avis, particulièrement inadaptés, incompatibles avec l’expression de ses propres sensations et de ses idéaux, comme en témoigne cet éloge de « Bazaine réparant les fautes que d’autres ont commises et arrêtant l’ennemi devant Metz5 ». Ce ton demeure une tentative pour transformer le discours, l’entraîner vers une rénovation stylistique en accomplissement d’un idéal philanthropique.
L’expérience révélatrice de la faction et le feuilleton programmatique du 26 septembre
Même immobile, la faction constitue la scène primitive qui organise le mythe personnel et précipite l’engagement et le sacrifice du Parisien, désormais assiégé depuis le 20. En effet, après son investissement, la cité a vu ses lignes de défense réduites à ses fortifications et à sa ceinture de forts datant de 1845 ; le Parisien engagé dans la résistance est devenu le plus souvent garde national, sa première fonction est d’assurer le guet au sommet des remparts, au-dessus des faubourgs. L’acte de défense des frontières investit le citadin d’une perception inédite, renouvelant sa position dans la communauté. La réalité de chacun se mesure en proportion à l’action qu’il mène dans le mouvement collectif (précisons que la garde nationale rayonne sur l’ensemble de la gent masculine). La situation exerce une fascination sur les factionnaires dont la fonction touche au théâtre,
à la nuit noire, pendant ma faction de minuit à une heure, c’étaient bien encore d’autres féeries et de plus riches splendeurs ! Les feux électriques de la machine, sans cesse déplacés, éteints, rallumés, inondaient de lumière ou replongeaient dans la nuit telle ou telle partie de la campagne, parfois devant moi jusqu’au bout de l’horizon habillant le paysage de marbres et de métaux fantastiques, et tout à coup me montrant au loin, rangés en longues lignes et l’arme au bras, les mobiles dont les vêtements de toile bleue et d’écarlate prenaient sous le large rayon des aspects de pierres précieuses, tandis que leurs jeunes visages resplendissaient comme dans une apothéose6.
La translation exercée par le théâtre des fortifications et de la rue sur le théâtre de salle est explicite, on remarque la jubilation banvillienne de juger du travail des costumières et des décorateurs dans cette description des uniformes trouant l’obscurité. Passage capital dans lequel l’auteur donne son nouveau plan d’écriture conjoint aux puissances de la situation de guerre. Les hyperboles dramatiques succèdent aux furies surnaturelles. Les images si vivantes ne peuvent plus se dire dans le cadre établi du feuilleton. Cette langue appropriée aux surgissements et aux impromptus, garantissant la liberté d’inspiration, sera structurée par une rythmique octosyllabique.
En participant physiquement à la guerre, Banville, entré dans l’arène, traverse en quelque sorte le miroir du dire ordinaire. La guerre obsidionale exige une empreinte verbale authentique, expérimentée. Ce basculement de conscience a désormais son programme d’expression. L’engagement de Banville est explicitement déclaré au lecteur. Le feuilletoniste descend de son piédestal, il se fait homme rangé parmi les anonymes, acteur modeste des événements, et invite sa voix intérieure à comparaître.
Banville doit s’adapter et réinventer des formes d’inspiration fidèles aux événements. La parole poétique succède aux écrits feuilletonesques. L’actualité dramatique a changé de lieu. Sorties des salles, venues respirer les fantasmagories du réel et le bouleversement des sens, les représentations théâtrales, désormais improvisées, ne sont jouées qu’une seule fois, sur le champ de bataille. La métaphore scénique a des proportions cosmiques et pourtant elle a lieu en bas de chez soi, sous les murs de la ville. Comparons la proximité relative qu’entretient l’article de Banville avec le récit de Francisque Sarcey, lui-même sentinelle nocturne sur les remparts,
Le soir, c’était un spectacle féerique, que tout Paris est venu voir. M. Bazin projetait, au loin, sur la campagne, un énorme rayon de lumière électrique. Le rayon, passant par-dessus la ville, plongée dans une ombre épaisse que piquaient des milliers de feux, enlevait en blancs les toits des maisons, et tombant sur quelques arbres éloignés les faisait saillir de la nuit avec des formes étranges ; on eût dit un décor de théâtre7.
Quotidienneté surdimensionnée, la vie parisienne s’est métamorphosée, changeante à chaque instant, incertaine et fluctuante. Pour répondre à cette nécessité, l’écriture doit approcher la diversité et l’instantanéité des sujets, elle sera essence du monde passant et évanescence de l’éternel humain. Elle sera mots sonores, souffle des lèvres, commentaire de la rue. Les enjeux de l’oralité dominent l’écriture, transpirent de sa forme, comme au théâtre (« rendre, écrit Banville, mes vers au public tels qu’ils se sont échappés de mes lèvres, tels qu’il les a pour la première fois entendus et souvent applaudis8 »).
Les Odes du 3 octobre
Le feuilleton du 26 septembre constitue donc la véritable introduction aux odes obsidionales9. Ou, en d’autres termes, ce feuilleton est une sorte d’idylle en constitution dont la forme n’est pas aboutie, chant de vie et de communauté, aperçus du marcheur parisien. Cette forme émergera la semaine suivante pour réaliser enfin ce rêve, « écrire et composer sous la pression même des événements, dans un journal, et avec le public pour collaborateur, pour inspirateur et pour écho10. »
Avec ces poèmes, apparaît un style soucieux de voir et de rendre compte du réel, de pratiquer sa propre enquête, promenade entre les rues et les lignes. Non pas un feuilleton poétique du drame national ou un itinéraire nécrologique de Paris (ainsi les nostalgiques reportages de Gautier11) mais un regard, la représentation animée d’un instant, d’un moment vécu, écrit, directement sorti de l’œil. Ces nouvelles observations, immédiatement écrites pour la presse, si frémissantes et parlantes, conservent dans l’invention de leur langage un élément lyrique puissant, dédié à la scène. Reprises aux Variétés, au Théâtre-Français, à la Porte Saint-Martin ou lors de soirées de charité (chez Arsène Houssaye, voir le programme en annexe)12, ces Idylles marquent l’aboutissement, voire la délivrance d’une écriture de presse, bridée jusqu’alors par des conventions et des œillères stylistiques, qui déploie ses propres ailes pour observer comme pour dire l’action des hommes et des armes durant le siège (signalons que « Feuilles volantes » est le titre de la première série). La poésie sera de la presse chantée, elle privilégiera la réalité présente, la vie, la morale du peuple.
Comme on le voit, le rythme du feuilleton rejoint et relance le rythme du haut de page, créant ces « phénomènes spéculaires » qu’a évoqués Marie-Ève Thérenty13. Ici, les ancrages temporels sont de même nature, ce qui contribue à estomper l’effet hebdomadaire du feuilleton en lui conférant l’acuité du journalier.
Autre stratégie d’effacement des modes antérieurs, chaque semaine, le titre général des livraisons change ; directement relié à l’actualité, il démontre l’emprise ombilicale du milieu sur le mode d’expression, voix de tous, photographie de chacun en fraternité, comme Banville l’avait énoncé le 26 septembre, « Les longues journées de soleil et les froides nuits passées aux fortifications ont appris aux citoyens à se connaître entre eux et leur ont répété à l’oreille ce conseil divin : "Aimez-vous les uns les autres !"14 ». Chaque séquence hebdomadaire est une annonce close sur elle-même. Cela explique aussi le choix des vers. La souplesse d’adaptation, la simplicité d’articulation et de scansion des octosyllabes concourent à systématiser leur usage dans les lundis du National. À la fluidité rythmique de l’ode répond une autre régularité, une même complétude, celle des octosyllabes.
L’ode devient idylle, par antiphrase belliqueuse (comme le remarque Philippe Andrès15) mais aussi parce que Banville recouvre sa pleine inspiration, la vie familiale, son calme, en même temps qu’un sentiment d’idée perdue ; une reverdie principielle émerge des mots, un intime libéré où se conjuguent sérénité et indépendance citoyennes. Banville s’installe en quelque sorte dans un cadre de sécurité (rappelons les phobies nocturnes et la débauche de bougies de la rue de Buci que décrit Goncourt pour lutter contre cette « tendance à voir fantastique et non réel »16) d’où l’importance du schème parental contrepoint tout trouvé aux agitations impromptues, aux féeries de la rue, à ce ressort métamorphique que recèle l’agitation de la vie.
L’Idylle selon Banville
De façon révélatrice, le déni du monde du théâtre impérial, son illégitimité sont explicitement inscrits dans le poème « La Soirée », consacré aux joies familiales, à l’existence simple et fière, réjouie et reconquise, par celui qui revient de sa garde sur les remparts,
Lorsqu’en revenant du rempart
Où, plein d’une foi chaleureuse,
Il a bien veillé pour sa part,
Le père quitte sa vareuse,En voilà jusqu’au lendemain !
Il t’oublie, aigre vent qui souffles
Sur les talus, et d’une main
Réjouie, il met ses pantoufles.Après avoir dîné sans bruit,
Il regardera quelque estampe
Ou bien lira jusqu’à minuit
Aux douces clartés de la lampe. […]Alors le père tout heureux
Ne regrette ni les théâtres,
Où des cailloux aventureux
Ornaient de fausses Cléopâtres,Ni les cafés, plus laids encor,
Où des Phrynés aux blancheurs mates
Flamboyaient sous leurs cheveux d’or,
Comme des bêtes écarlates.Plus de cercles, où par monceau
L’or tombait, et ruisselait comme
L’eau méprisable du ruisseau !
La femme a retrouvé son homme,Et chacun reste avec les siens,
Riant à l’enfant qui babille,
Grâce à messieurs les Prussiens,
Qui nous ont rendu la famille17!
L’Idylle a changé, elle est ironique, elle est sœur de l’ode et ressemble au poëme moderne, sorte d’écriture du vivant, de la préservation de l’actuel, de l’homme incarné dans le présent (« Il réunirait tout : esprit, gaieté, enthousiasme, ironie ; il serait complexe comme notre vie, ailé comme nos aspirations […]. Les caricatures de Daumier nous charment, parce qu’il les improvise d’un crayon agile et rapide18 »). Voilà l’allure des Idylles prussiennes dont la fonction consiste à chanter et ainsi substituer ce chant à la perte des théâtres, un chant du dehors, de la vie qui s’échappe et jaillit de ce nouveau type d’écriture journalistique, métamorphose du feuilleton. Hier Banville citait Théocrite et Musset19, aujourd’hui c’est la ville, ses habitants, l’héroïsme planté dans un décor du quotidien.
Avec l’envahissement de l’horizon parisien, les conceptions de Banville sur le feuilleton varient aussi fortement que sa conception des Idylles. Ainsi, à la veille de la guerre, le poète citoyen revendique « ce petit espace où ne pénètrent pas les tumultes de la rue et de l’Assemblée20 ». Ce retrait (déjà revendiqué par Gautier) se situe précisément à l’exact opposé de « la faction sur le rempart, derrière les sacs de terre, rien que pour l’amour du pittoresque et des beaux spectacles. »21 Il y a donc déplacement sémantique : la rue, le peuple, voilés à la parole publique sous le Second Empire, s’imposent ; le spectacle est là, dehors, parmi l’ancienne foule métamorphosée en population, dans « Ce peuple que nous sommes22 ».
Le récit critique de la scène, la perception recluse de l’histoire sont obsolètes. Le vrai théâtre est partout, vibrant de puissances invocatoires, d’élans héroïques et sublimes. L’anonymat de la rue a disparu, elle est visible et se donne sujet de la poésie, support authentique des hommes et de la vérité. Sa vision est spectaculaire, elle déborde l’ordinaire, se donne essence de l’action des hommes, du bruit et du feu des armes. La ville est lieu des combats, lieu des grandes scènes qui se nouent. La rue n’est pas machinerie du monde ; tout au contraire, par inversion du processus de transposition, le réel se fait métaphore du théâtre.
La renaissance de la scène
Rappelons la complexité de la notion de scène théâtrale et de l’offre des spectacles sous le premier siège. La scène s’y trouve découpée, segmentée en autant d’arts du spectacle, gamme étendue regroupant récitation, musique orchestrale et instrumentale, actes et extraits dramatiques, conférences. À cette partition des représentations répond la diversité des fonctions dévolues aux théâtres eux-mêmes, telles celles d’ambulance, de dépôt, d’usine et surtout d’espace de réunion pour les clubs politiques très actifs dont l’animation nocturne compense la fermeture ou à la rareté des théâtres.
Cet enthousiasme de la diversité favorise les énoncés de toutes origines, le verbe s’entend sous divers modelés, il est fait réponse immédiate à l’actualité, dans le privilège accordé à la forme courte ; par la récitation, le poème se fait théâtre, par la contiguïté les discours moralisateurs d’Ernest Legouvé (dont la conférence « De l’alimentation morale pendant le siège » triomphe sur les scènes) rencontrent ceux de Scapin et de Figaro. S’exhibent ensemble nombre de paroles et de voix dissemblables, et de cet emmêlement se discerne l’ébauche d’une écoute, d’un dialogue forcé entre les genres, entre les expressions orales, conjuguées dans un front commun de vertu.
Destinées à soutenir l’effort de guerre, quelques salles obtiennent l’autorisation du gouvernement d’ouvrir à la fin d’octobre, les recettes sont destinées aux soins des blessés et à la production d’armes. Les théâtres vont commencer par afficher, dès leur renaissance, un changement radical de point de vue, invitant sur scène la ville, ses rues, jouant sans costume, se montrant à nu devant les loges occupées par les blessés de la veille, répondant ainsi aux exigences économique et morale du ministre Jules Simon qui plaide pour des « concerts dans lesquels on ne fera que de la musique sérieuse, sans décorations ni costumes23. »
Ce radicalisme est ennemi des codes imitatifs. Le protocole mimétique est renversé, il s’agit de dénaturer le théâtre, de l’émanciper par une marche à Canossa. Les fastes bannis, les clauses de transfert caduques, le théâtre reprend ses représentations sur le mode de la renaissance. Lente mise en route de la repentance et du devoir : la Comédie-Française rouvre une première fois le 25 octobre en matinée, en vêtures civiles ; la seconde fois, le 4 novembre, les costumes réapparaissent mais simplifiés, rendus humbles tandis que la salle est entièrement encombrée d’uniformes militaires, écho d’une population en armes, décidée à résister, montrant ainsi l’envahissement de la rue, des combats, de la réalité authentique dans l’enceinte des artifices désertés, « L’habit noir, sur la scène comme dans la salle, souvent même les costumes de théâtre sont remplacés par l’uniforme de garde national24. » Double possession et recomposition donc, et symétrie de flux. Mais la légitimité de cette scène renouvelée, diversifiée, reprogrammée est fragile, et les représentations sont interrompues entre le 27 novembre et le 15 décembre, « à la suite des combats qui avaient mis en deuil toute la ville25 ».
Le dogme des Idylles et sa réception scénique, le 6 novembre au Français
Jules Prével a donné dans Le Figaro un compte rendu de la représentation au cours de laquelle « La Soirée » (citée plus haut) a été dite. « Cela n’a que vingt-cinq ou trente vers », blâme-t-il dans un premier temps, rejetant le choix de cette brièveté, de ce saisissement esthétique et poétique aux dimensions d’un réel familier et fugace. L’œuvre est perçue comme l’expression d’une naïveté surannée, d’un ordinaire ennemi de l’épique. Pourtant Banville voit surgir dans ce cadre du réel les motifs d’une transfiguration, tout un fantastique submergeant, émaillé de saillances féeriques aux touches macabres, toute une fantasmagorie de l’ordinaire intime et de la chose vue qui guide l’inspiration de chacune des idylles,
La Mort, épouvantable fée,
Son échine ployée en arc
Et docile au moindre caprice,
Câline son enfant Bismark, […]
« Ô pauvre bien-aimé, dit-elle,
1l est fatigué du gala
Qu’il a fait avec ses ilotes.
Il revient de la fête ; il a
Du sang jusqu’au haut de ses bottes ; […]
Il a veillé jusqu’au matin :
Il est bien temps qu’il se repose ! »
Ainsi parle à mi-voix, sans bruit,
Avec sa bouche sans gencive
Dont les dents brillent dans la nuit,
La bonne nourrice attentive.
Cependant le chef des uhlans,
Rêvant du carnage écarlate,
Voit encor les blessés hurlants,
Et sa prunelle se dilate26.
Et Prével de reprendre : « Franchement, je n’ose complimenter l’auteur de cette bluette. M. de Banville est souvent fort sévère pour ceux de ses confrères qui n’écrivent qu’en vile prose. Il a tort. Un peu d’indulgence ne messiérait pas chez les poëtes qui sont capables d’écrire des choses aussi nulles que la Soirée27. » On peut rapprocher ce propos de celui tenu par Gustave Bertrand dans Le Ménestrel, critique adressée implicitement à la création obsidionale, circonstancielle et clairsemée,
la littérature et l’art ne semblaient pas encore avoir reçu des événements le contrecoup fécond, inspirateur […]. À l’issue de la double crise, la Muse a été presque muette […], la génération des grandes œuvres n'est pas immédiatement contemporaine des événements dont elle doit procéder28.
Là encore préside l’idée que les œuvres (qualifiées) doivent être écrites sur un mode antérieur et classique, chant de l’épique, du souffle magistral, de la distanciation historique, signifiant par là l’insignifiance de toute écriture d’impressions mêlant au jour le jour les voix de l’intime et les observations collectives29. L’avis d’un Prével ou d’un Bertrand n’est pas celui de tous, il est contredit par d’autres lectures comme ces observations faites dans la Lettre-journal de Paris – Gazette des absents, qui célèbrent ce pays où
l’intelligence ne veut jamais perdre ses droits. Le bruit du canon n’a pu étouffer la voix de nos écrivains. Nous avons vu éclore sous la mitraille toute une série de petits poëmes nationaux […] dans la librairie de M. Lemerre. Au National, M. Th. de Banville a donné des poésies de siège empreintes d’une grande originalité30.
On peut retrouver l’esprit de cette opposition en comparant les situations de la statue de glace sculptée par Falguière, sur le front, face aux Prussiens, et de la statue de pierre de la ville de Strasbourg, plantée place de la Concorde. La première a une facture fugitive et dédiée à l’instantané, au présent mouvant, elle exalte la vitalité et la force, elle est volonté du présent, rassemblant l’idéal et la fragilité du quotidien,
À cette tragique déesse,
Svelte et forte comme un jeune arbre
Et si fière, il fallait, ô Grèce,
Mieux que ta pierre et que ton marbre ![…] Quand Falguière eut mis dans sa tête
De figurer La Résistance,Il choisit la neige, – subtile,
Candide, étincelante, franche ;
La chaste neige en fleur, qu’Eschyle
Nomme la neige à l’aile blanche : […]Il se souvint, l’âme éblouie,
Que rien, pas même un lys céleste,
N’égale en splendeur inouïe
L’ardente vertu qui nous reste ;Et prenant la neige lactée
Pour la pétrir sous la rafale,
Ô Résistance, il t’a sculptée
Dans cette matière idéale31 !
Au contraire, la statue de Strasbourg est massive, figée dans la pierre immémoriale. Figure de la cité résistante, elle devient un temps l’objet d’un culte qui tombe finalement dans l’oubli après la capitulation du 27 septembre. L’œuvre maîtresse demeure celle de Falguière, sa valeur d’exemple, son geste moderne passent la pérennité physique.
Seconde mort du théâtre ancien et confirmation des voies du poète de presse après le 30 novembre
Clôturant la reprise passagère des feuilletons dramatiques, suite à la fébrile poussée d’actualité théâtrale, l’article du 30 novembre consacré à la représentation des Châtiments de Victor Hugo32, est le dernier énoncé consacré au théâtre. Il est confirmation de la voix poétique dans sa fonction d’observateur du réel, de la rue, de la vie, cette vraie scène dont l’exposé est point de départ de la presse et du théâtre sommés d’approuver la reverdie d’un style et d’une morale, d’une expression au service du peuple,
après avoir goûté à ce généreux vin de pourpre et de flamme qui enivre les plus forts, le peuple ne veut pas qu’on le ramène aux guimauves et aux orgeats insipides qu’on lui a si longtemps versés […], il a surtout soif d’amour, de foi, d’admiration, et invinciblement il a besoin de tourner ses regards vers l’aurore […] car il se sent avide de résurrection et de vie33.
Rien d’étonnant, partant, que le choix se porte sur Les Châtiments, si révélateurs des sources exactes du présent, du désastre national. Succès colossal d’édition, chez Hetzel, sortis en octobre, Les Châtiments seront récités sur d’innombrables scènes publiques et privées, spectacles de bienfaisance, réunions destinées à la fonte de canons, – à tous Hugo les offre libres de droit. Œuvre de salut public et de rachat national, les vers hugoliens jouent ce rôle initiateur ; ils inaugurent a posteriori cette poésie d’engagement et d’actualité si vivante sous le siège et que prolonge le recueil éphéméridique de L’Année terrible34, nouveaux actes poétiques qui visent le temps présent, l’immédiate proximité des hommes unis en une fraternité républicaine.
La représentation (gratuite) du 28 novembre consacrée aux Châtiments a été l’occasion pour Banville de réfléchir à l’impact réel de cette poésie obsidionale sur l’écoute publique. Son compte rendu est une dénonciation de la farce républicaine, du retour aux ors et aux festons politiques. La messe bien pensante des Châtiments annonce une mascarade, trahit la visée de l’œuvre hugolienne, oublie une fois encore le peuple,
sur les quelques milliers de spectateurs que contient la salle, un seul, un vieillard à longue barbe blanche, était vêtu d’une blouse. À part lui, pas une blouse, pas une veste de travail ; et s’il est bien vrai que nous faisons tous partie du peuple, il manquait là du moins ces humbles ouvriers, ces prolétaires […]. Les Châtiments ont donc été récités […] devant le peuple en redingote noire ; c’est-à-dire devant un public à demi-lettré, qui n’a pas, comme l’autre, ce sûr instinct de l’enfant et cette foi naïve dont la vertu le rend apte à embrasser les plus hautes conceptions et l’égale au poëte lui-même35.
Que retient le feuilletoniste devenu observateur et acteur des événements, poète de l’actualité ? Quel vœu, quelle finalité poursuit la représentation scénique ? Banville esquisse des regrets quant à l’inadéquation de la méthode à l’égard des principes. Mais dans le même temps, le voilà conforté dans ses engagements initiaux, la cause du peuple citoyen, la parole des hommes, les vérités expérimentales de la rue. Il a vu sur le motif les forces et les faiblesses du dispositif scénique, sa potentialité de dilatation des idées qu’offre assurément le régime discursif de la presse. C’est dans le même temps d’ailleurs que Banville stabilise la formule de ses livraisons hebdomadaires en série de quatre odes36.
Quant à la représentation même des Châtiments, Banville, en perfectionniste, regrette l’absence de poème appris par cœur. Ces feuilles dans la main fautive des acteurs, ces feuilles qui s’invitent sur scène parce que les interprètes ignorent de mémoire leur récitation, ce sont les mêmes contenues dans les titres qui commencent et achèvent le cycle des odes obsidionales de Banville37. Ces feuilles volantes alimentent la rédaction de presse, essaiment chez le lecteur et chez le spectateur. Dans les deux cas, la même humilité est accordée au labeur poétique, simple regard engagé dans le mouvement du monde, fraternelle adresse à un témoignage collectif. Mais puisque l’oreille décide de tout (Petit Traité de poésie française), la finalité constitutive de ces tentatives circonstancielles d’acte poétique sera la récitation, le passage par la scène, l’épreuve de la mise en voix. La confirmation achevée de l’utilité publique passe le premier enjeu de convaincre avec ce nouveau langage journalistique d’une réalité neuve, en substitution de la théâtralité antérieure. Il s’agit d’aborder la dimension « incarnante » de la parole, de la feuille poétique ; le but consiste à poursuivre une complémentarité des modes de réception des écrits, de décliner les vertus de l’octosyllabe, chant des yeux et du cœur.
Dès lors, Banville aurait pu voir dans ces feuillets agités sur la scène comme l’énoncé d’une vérité en direct, d’une idée, d’une image, d’une inspiration dévoilées sur le vif, dans le temps de l’apparition, dans le saisissement de l’instantané obsidional. La réalité du siège a rétréci les dimensions d’observation, elle a précisé les détails du quotidien, cerné les formes obscures de l’ordinaire. Un infra-univers vécu de tous, observé dans chaque existence éclot dans l’actualité de l’encerclement prussien.
(Université de Montpellier 3 – RIRRA 21)
Annexes
Notes
1 À l’occasion de l’éloge funèbre de son confrère Auguste Villemot, Banville rappelle le mode d’existence fait de dissimulation, de délation, cet ensemble d’habitudes sociales que favorisait le régime corrupteur du Second Empire, « Villemot voulait dire tout simplement qu’en un temps de parodie plate et cynique, d’art avili, de libertinage misérable, d’élégance frelatée, où il fallait se défier de tout, surtout de ce qui prétendait être Luxe, Art et Poésie, le bon goût raffiné et le suprême dandysme devaient consister à ne pas sortir de la foule, à se confondre avec elle et à penser comme elle » (Théodore de Banville, Le National, 26 septembre 1870, p. 1).
2 Théodore de Banville, Le National, 6 septembre 1870, p. 2, sur la mort de Mlle Clarisse Miroy.
3 Ibid., p. 1, à propos de Mlle Croizette en Rosine du Barbier.
4 « Considérant que la Patrie est en deuil et que l’ouverture des théâtres est en contradiction avec l’attitude générale de la population parisienne ; Considérant que, dans les circonstances graves qui se préparent, toutes les forces vives de la nation doivent être consacrées à la Patrie », cité par Gustave Labarthe, Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune, Paris, Fischbacher, 1910, p. 51.
5 Théodore de Banville, Le National, 19 septembre 1870, p. 1. Le commentaire est involontairement plaisant puisque peu après Bazaine va « trahir » la République en capitulant avec son corps d’armée le 27 octobre.
6 Théodore de Banville, Le National, 26 septembre 1870, p. 1.
7 Francisque Sarcey, Le Siège de Paris, Impressions et souvenirs, Paris, Nelson Éditeurs, [1871], p. 115. Pour la place de la féerie dans le théâtre de ce temps, voir Hélène Laplace-Claverie, Sylvain Ledda, Florence Naugrette (dir.), Le Théâtre français du XIXe siècle, Paris, L’avant-scène théâtre, 2008, p. 252-253.
8 Théodore de Banville, « À Ildefonse Rousset », Idylles prussiennes, Paris, Alphonse Lemerre éditeur, 1871, p. IV.
9 Armand Silvestre qualifie d’« odelettes » ces poèmes d’actualité (« L’esprit français pendant le siège – Théodore de Banville et Daumier », Le Soir, 13 janvier 1871). D’odes obsidionales, les poèmes deviendront idylles prussiennes.
10 Théodore de Banville, « À Ildefonse Rousset », Idylles prussiennes, op. cit., p. 4.
11 Théophile Gautier, Tableaux de siège – Paris, 1870-1871, Paris, Charpentier et Cie, 1871.
12 Le jeu de Saint-Germain, comédien du Vaudeville, est ainsi décrit par Banville, « Il leur [idylles] a donné l’intensité, le relief de la vie ; il a inventé des Bismark et des de Moltke d’une ressemblance féroce, à la fois idéale et implacable […], a entrelacé, sur la trame que je lui avais donnée, les broderies et les arabesques de la plus savante fantaisie. » (Théodore de Banville, Idylles prussiennes, op. cit., p. IV) Ces idylles n’étaient pas simplement récitées mais interprétées par un(e) comédien(ne), seul(e) en scène.
13 Marie-Ève Thérenty, « L’invention de la fiction d’actualité », Presse et plume - Journalisme et littérature au XIXème siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2004, p. 417.
14 Théodore de Banville, Le National, 26 septembre 1870, p. 1.
15 Introduction à Théodore de Banville, Idylles prussiennes, Œuvres poétiques complètes, t. VI, éd. Philippe Andrès, Paris, Honoré Champion, 1999.
16 Edmond de Goncourt, Journal, t. 2 (1864-1878), éd. Robert Ricatte, Paris, Fasquelle et Flammarion, 1959, 25 août 1870, p. 585.
17 Théodore de Banville, « La soirée », Le National, 17 octobre 1870.
18 Théodore de Banville, Petit Traité de poésie française, Paris, Bibliothèque de l’écho de la Sorbonne, 1872, pp. 116-117. Voir dans cette perspective, en annexe (doc. 2), l’œuvre de Daumier, « La paix – Idylle », publiée dans Le Charivari (6 mars 1871).
19 Musset, « dieu de la ville » (« Marchands de crayons », Odes funambulesques) et Théocrite, maître de l’ode et de l’idylle (Odelettes, Petit traité).
20 Théodore de Banville, Le National, 18 juillet 1870.
21 Théodore de Banville, Le National, 26 septembre 1870.
22 Ibid.
23 Lettre de Jules Simon citée dans l’article « Théâtre de l’Opéra - Soirée musicale donnée par la société des artistes » (soirée du 7 novembre), Le Figaro, 8 novembre 1870, p. 3. Datée du 28 octobre 1870, cette réponse du ministre de l’instruction publique est favorable à la demande des artistes de l’Opéra de se constituer en société.
24 Gustave Labarthe, Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune, op. cit.,p. 57.
25 Albert Soublies, L’Almanach des spectacles, Coup d’œil d’ensemble 1871-1891, Paris, Librairie des bibliophiles, 1893, t. XX, p. 4. Il s’agit de la sanglante bataille de Champigny, tentative de percée débutée le 30 novembre et prolongée jusqu’au 4 décembre.
26 Théodore de Banville, « La Bonne Nourrice », Le National, 17 octobre 1870.
27 Jules Prével, Le Figaro, 8 novembre 1870, p. 3.
28 Gustave Bertrand, « Gallia de Gounod - Réouverture des concerts du conservatoire », Le Ménestrel, 5 novembre 1871, numéro 49, p. 387-388.
29 C’est indirectement aussi les considérations de Léon Gambetta décrivant le silence épais de la création littéraire et artistique, « Savez-vous ce qu’on disait, pendant la guerre, à l’étranger ? « Il n’y a plus de livres ! » Et, en effet, tout entière occupée à sa défense, la France ne produisait plus rien pour l’intelligence des peuples. » (discours du 26 juin 1871 à Bordeaux).
30 D. Jouaust, « La Littérature pendant le siège », Lettre-journal de Paris – Gazette des absents, 14 janvier 1871, numéro 27, p. 2.
31 Théodore de Banville, « La résistance », Le National, 19 décembre 1970, p. 1.
32 Donné le 28 au Théâtre de l’Opéra, le recueil avait été « joué » par de nombreux comédiens, chacun à tour de rôle défendant un poème, faisant vibrer les vers de celui qui, selon Banville, « chante comme Pindare et comme Eschyle [devenant], sans cesser de faire résonner l’harmonieuse cithare, un comique, un bouffon géant et divin comme Rabelais, dont le rire entrechoque les montagnes et fait éclater de joie les astres et les tonnerres » (Théodore de Banville, « Les Châtiments », Le National, 30 novembre 1870, p. 3).
33 Ibid., p. 3.
34 Victor Hugo, L’Année terrible, Œuvres complètes, Poésie II, Paris, Robert Laffont, 1985.
35 Théodore de Banville, « Les Châtiments », Le National, 30 novembre 1870, p. 3.
36 Disposées en première page sur six colonnes à l’emplacement dévolu au feuilleton, ces odes sont à quelques rares exceptions publiées chaque lundi, au nombre invariable de quatre à partir du 28 novembre. Voir le troisième document additionnel en annexe, ainsi que Peter Edwards, Bibliographie de l’œuvre de Théodore de Banville, Genève, Slatkine reprints, 2009.
37 Feuilles volantes du 3 octobre 1870 comprend « Le cavalier », « La Marseillaise », « La besace », « Les Allemandes » et Dernier feuillet du 6 février 1871 « Vingt-neuf janvier », « L’épée », « Le lion », « Épilogue ».