Presse et scène au XIXe siècle

Les Guignols de Versailles : Zola chroniqueur parlementaire (1870-1872)

Table des matières

CORINNE SAMINADAYAR-PERRIN

Si les hommes pouvaient tous voir ce que fait chacun, s’ils pouvaient se construire un théâtre assez vaste pour y voir agir les grandeurs et les célébrités, ils seraient heureux et transportés chaque jour. C’est pour cela qu’ils ont créé le Théâtre, mais le Théâtre ne parle que du passé ou ne s’explique sur les événements présents que par des allusions très détournées. Il a fallu un théâtre de chaque jour où les grands personnages vinssent jouer le matin leur rôle de la veille ou le soir celui du matin, où les spectateurs fussent vingt, cent, huit cents, mille à la fois ; où tous les yeux d’un Peuple fussent attentifs à la même scène au même moment, sans que les spectateurs eussent besoin de quitter leur demeure ; ce Théâtre a été fait, ce Théâtre c’est un journal1.

En raison des enjeux liés à la question de la représentation, la vie politique est indissociable de pratiques cérémoniales et de mises en spectacle dûment codifiées. L’entrée de la France dans l’ère médiatique, au moment même où s’imposent progressivement les usages propres aux gouvernements parlementaires, provoque à la fois une amplification et une redéfinition du phénomène. Le principe de la publicité des débats dote la Chambre d’un rôle décisif dans la théâtralisation de la sphère publique, selon trois niveaux en constante interaction.

Très matériellement d’abord, chaque séance constitue un spectacle offert au public rassemblé dans les tribunes, lequel figure, par métaphore ou métonymie, l’ensemble de la nation. L’architecture parlementaire accentue le parallèle, notamment dans les périodes post-révolutionnaires où la précipitation impose des constructions ou des réemplois peu convaincants. Ainsi de la « boîte en papier peint » bâtie à la hâte pour accueillir les neuf cents députés de la Constituante, en 1848 ; il s’agit d’une salle « d’une laideur rare […] quelque chose comme la salle de spectacle de Carpentras élevée à de proportions gigantesques. [La tribune] ressemble à l’estrade des musiciens du Café des aveugles2. » En 1871, c’est au Grand-Théâtre de Bordeaux que se réunissent les représentants exilés de la capitale – avant que l’Assemblée ne trouve à Versailles le décor fastueux et décati de l’absolutisme défunt. Dans un tel contexte, l’actio oratoire et ses codes souvent hyperboliques risquent d’inverser la grande éloquence en histrionisme frénétique : le parallèle entre l’orateur et l’acteur, traditionnel dans les traités spécialisés comme sous la plume de satiristes, connaît dans l’univers de la comédie parlementaire une pertinence nouvelle.

S’ils en sont souvent les victimes, par incompétence ou inexpérience, les acteurs de la vie politique, dès la monarchie de Juillet, savent tirer parti de cette théâtralisation intrinsèque pour optimiser la gestion de leur image publique. L’orateur peut penser et concevoir en dramaturge les discours qu’il va prononcer à la tribune, en programmant interruptions, protestations et tumulte – Victor Hugo est un spécialiste de cette dramatisation tribunicienne3 destinée à « mouvementer » chacune de ses interventions. Même lorsqu’il ne fait aucun discours, un député a maintes occasions de se mettre en scène, notamment par le pratique de l’intervention mordante ou du mot d’esprit qui firent la célébrité de Dupin ou de Marrast comme présidents de séance. L’iconographie fournit et relaie tout un répertoire de gestes et d’attitudes consacrés capables de soutenir, voire de remplacer, la joute verbale. Les « camarillistes » adoptent en l’occurrence le rôle des princes de la critique4 dans leurs feuilletons du lundi : ils « lancent » un député comme une jeune première, consacrent les stars de la tribune, commentent les trajectoires (apothéoses et catastrophes), enfin orchestrent en bons commentateurs sportifs les duels opposant les champions du moment (souvent couplés deux à deux, comme les cantatrices ou les boxeurs5).

Enfin, les chroniqueurs parlementaires font eux-mêmes œuvre de dramaturge au sens plein du terme. Un art consommé du dialogue est indispensable pour rendre compréhensibles et piquants des débats souvent confus et peu exaltants : il s’agit de ciseler les échanges, d’orchestrer les mots d’esprit, de mettre en valeur l’acmé d’un discours. Art de dialoguiste d’ailleurs insuffisant s’il ne s’appuie sur un véritable talent de « carcassier » : il faut dramatiser l’intrigue, articuler le récit d’une séance en actes clairement scandés, enfin travailler le montage des divers sketches qui forment l’unité de base de la chronique. Entre mise en intrigue, écriture dramaturgique et éthique du témoignage, le journaliste établit « le dramatique procès-verbal des faits et des gestes d’un grand peuple6 ».

Les Lettres de Versailles, rédigées par Zola en 1871-1872 pour le journal républicain La Cloche, fournissent un corpus très éclairant pour comprendre les techniques et les enjeux de cette scénographie journalistique de la vie parlementaire. À cette date en effet, la « physionomie des séances » est encore une forme neuve et quasi-expérimentale, qui hérite de la tradition (longue quoique souvent interrompue) du compte rendu parlementaire tout en instaurant d’autres pratiques alternatives : la dominante narrative et analytique accueille toutes sortes de « spectacles dans un fauteuil » dramatisant, mieux que l’hypotypose ou la caricature, les divers épisodes mis en scène et en représentation. L’enjeu est d’autant plus important dans un contexte de crise : à Versailles, Zola assiste à la difficile naissance de la troisième République dans un pays traumatisé par la débâcle et la Commune. Après l’armistice et la Semaine sanglante, le drame de l’histoire se poursuit sur la scène parlementaire : au chroniqueur d’expliquer à ses lecteurs les logiques des affrontements en cours. Cet objectif pédagogique est indissociable d’un engagement résolument républicain : lorsque l’auteur de La Fortune des Rougon et de La Curée met en spectacle la vie parlementaire de cette période dramatique, il teste et essaie plusieurs modes de saisie de l’histoire contemporaine7, au service d’un discours politique sans concessions. Une scénographie certes, mais au service de la vérité.

Théâtre(s) du politique

Si le drame de la France se dégrade souvent, sur la scène parlementaire, en comédie voire en farce, cela n’invalide en rien l’importance des enjeux. Ce qui explique que le chroniqueur mobilise volontiers, en début de session, la métaphore du théâtre, voire du cirque, où tout un personnel allégorique peuple la scène et les gradins : « Je voyais aussi l’Europe attentive, les coudes appuyés à nos frontières, comme sur le velours d’une loge. Nous connaissons le cœur de cette dame. Elle aime beaucoup les drames noirs. Elle se demande, au bord du cirque, comment la France va bien faire pour échapper aux loups de l’Empire et aux chats sauvages de la royauté. Elle applaudira ou sifflera, selon le dénouement8. » C’est de cette loge virtuelle que le journaliste viendra surplomber les débats et analyser les péripéties de l’histoire en train de se faire.

Les très concrètes tribunes entourant la Chambre des députés accueillent elles aussi un public enthousiaste, qui compte « toujours beaucoup de dames » (p. 900) en grande toilette, lorgnette en main, guettant les célébrités du jour ; la promesse d’un débat palpitant attire à Versailles jusqu’aux princesses d’Orléans (p. 805) ! Dans cet engouement se traduit moins la passion politique que la soumission du Tout-Paris à la tyrannie de la mondanité : « Depuis onze heures, les portes étaient assiégées. J’ai vu des dames qui ont acheté une place par des sourires à rendre poli M. Baze. Aujourd’hui, il y avait une première à l’Assemblée, et vous savez qu’on serait perdu de réputation si l’on n’assistait pas à une première » (p. 614). Cette féminisation du public, déjà notée par Cormenin sous la monarchie de Juillet, atteste d’un dévoiement du politique ; ces dames « se croient à l’Opéra, ou au cirque, [et] jugent les épaules et les crânes de ces messieurs, comme elles jugeraient la voix d’un ténor ou les pectoraux d’un gymnaste » (p. 890). Les députés ne sont plus qu’un corps (le plus souvent grotesque) qui les annule comme représentants et les invalide comme êtres pensants. La perte de sens et le déficit de transcendance s’accentuent pendant les vacances de Pâques, quand les mères en profitent pour emmener leurs fils, « deux ou trois petits collégiens qui devaient se croire au Châtelet et qui attendaient toujours que la toile de fond se levât pour montrer le Père éternel, comme dans Le Juif errant » (p. 851). La blague, d’ailleurs, est à double tranchant : peut-être les gamins ne se trompent-ils pas tant que cela dans leurs références dramaturgiques…

Ce bel enthousiasme du public est d’autant plus méritoire (ou stupide) que, bien souvent, le spectacle ne tient pas ses promesses. Rien de plus inégal qu’une saison parlementaire. Il arrive que les ficelles éprouvées du puffisme laissent attendre monts et merveilles, au grand dam des naïfs ou des néophytes : « Certains députés vous annoncent avec aplomb, et sous le sceau du secret, des coups de théâtre prodigieux. On écarquille les yeux, mais les coups de théâtre ne se produisent jamais » (p. 593). Autre contretemps : une absence intempestive de la star du moment, en l’occurrence M. Thiers, empêche toute la troupe de jouer la pièce attendue. On se concerte, on remet à plus tard, et voilà une séance parfaitement vide : « Cela m’a rappelé l’embarras d’un théâtre dont le spectacle annoncé manque par suite de l’indisposition ou de la fatigue de la première ingénue » (p. 955). Enfin, il arrive que le drame se déplace à l’improviste dans les coulisses, alors que le public se languit devant la scène déserte : « Pendant que, dans les couloirs, on préparait le combat de la nuit, au milieu d’un effroyable bruit de ferraille, pendant que les héros se lançaient des défis, comme dans Homère, et que les gens pratiques quêtaient sournoisement des voix, les dames des tribunes [..] pendant trois grandes heures […] ont regardé les banquettes vides » (p. 678).

Tant de patience est parfois récompensée, cependant, par des séances dramatiques, dont les péripéties et le suspense insoutenable ont été soigneusement planifiés : « Quand la pièce a été répétée dans les coulisses, on la donne devant le public » (p. 550). Parfois même, tel incident inopiné fait des députés les répondants enthousiastes d’un one man show inattendu. L’inénarrable M. de Gavardie s’indigne-t-il publiquement des impiétés de certain Catéchisme populaire républicain9 ? La gauche en profite pour organiser une manifestation improvisée : « Imaginez-vous que cet écrit incendiaire prétend que la justice est dans l’homme, et non en dehors de l’homme. La gauche applaudit, M. Langlois se lève, fait à lui seul le bruit de toute une bande de claqueurs à Rabagas » (p. 839 – Rabagas est une comédie politique de Sardou jouée à l’Ambigu justement en ce début d’année 1872 : l’allusion à l’actualité des théâtres renforce le parallélisme…) Lorsque la tension monte et que s’engage un combat à l’issue décisive, les tribunes10 sont envahies par des supporters résolus. C’est ce qui se produit lorsque l’Assemblée doit se prononcer sur l’impôt sur les matières premières, lequel menace d’une crise profonde et durable plusieurs branches de l’industrie française : « C’était la bataille qui s’engageait. La salle craquait sous les efforts des combattants. Dans les tribunes, on se montrait les délégués des villes manufacturières, penchés sur la rampe, suivant avec anxiété les phases de la lutte » (p. 801).

Ces moments restent pourtant trop rares où le public sait percevoir l’importance des enjeux malgré la théâtralité affichée (et souvent lamentable) des débats parlementaires. Le plus souvent, les spectateurs en retirent l’impression d’une déréalisation de la vie politique, et se comportent après une séance comme à la sortie de l’Ambigu – attitude que, phénomène plus préoccupant, les représentants partagent parfois : « Les députés s’en sont allés de la meilleure humeur du monde, en se répétant les pointes de M. de Ventavon, comme les spectateurs se redisent les mots de Brasseur et de Hyacinthe, en sortant du Palais-Royal » (p. 873 – le bien-nommé M. de Ventavon n’est pourtant qu’un « bel esprit de province qui manie la pointe avec des grâces vieillottes » !) Conséquence : alors que l’avenir de la France est en jeu, nul ne croit plus à ces batailles de polichinelles quotidiennement livrées à la Chambre. « Les députés se retirent, en roulant des yeux terribles. Un bon bourgeois disait dans une tribune : “C’est comme au théâtre, on dirait qu’ils vont se manger, et ils boivent ensemble dans les coulisses” » (p. 840). Généralisation d’autant plus dangereuse que la remarque se vérifie parfois !

Comédie et vaudeville sont, on l’a constaté, des genres fréquemment convoqués pour qualifier les spectacles parlementaires. Mise à distance blagueuse d’un journaliste lucide et désabusé ? Sans doute, mais pas seulement. Si un public mystifié retrouve à la Chambre des intrigues bien connues, c’est aussi, à en croire le chroniqueur, parce que l’infantilisme sénile de certains députés n’hésite pas à puiser son inspiration dans un répertoire pour le moins saugrenu. Traumatisée par l’expérience de la Commune, l’Assemblée s’épuise à chercher une « Chambre de rechange » capable de prendre le relais en cas de coup d’État à Paris. Résultat : toutes sortes de variantes visant à « transport[er] simplement dans notre législation l’épisode dramatique nommé La Précaution inutile » (p. 841). D’aucuns n’hésitent pas à compliquer ce schéma en y greffant des scénarios loufoques : « Un membre de la Commission a trouvé que le lieu de rendez-vous ne devait pas être indiqué et que les députés se le diraient à l’oreille. Comme on riait très fort, M. Lenoël a imaginé une naïveté plus compliquée : chaque année le Président de la Chambre adressera aux présidents des Conseils généraux, sous pli cacheté, le nom de la ville où les délégués devront se réunir ; ceci est plus drôle encore. Il y a tout un vaudeville dans ce pli cacheté » (p. 842).

Cependant, l’imaginaire dramaturgique des honorables représentants se traduit moins par le souci de l’intrigue, nécessairement rudimentaire, que par le soin apporté à la mise en scène. Le gouvernement est le premier à machiner des « coups de théâtre » (p. 440) ou des « coups de scène » (p. 446) destinés à imposer M. Thiers comme le Sauveur se matérialisant tout à coup pour dénouer les imbroglios les plus noirs. Des jeux d’éclairage providentiels viennent soutenir l’exposé de la politique ministérielle : « Mais tout à coup, au moment où [M. Thiers] nous affirme que nous ne sommes pas encore ruinés, le gaz flambe, la salle s’éclaire. Est-ce un présage, et ces flammes jaunes sont-elles l’image des millions qui vont ruisseler sur nous ? » (p. 729).

Bénéfice supplémentaire : l’attente du clou du spectacle permet d’entretenir le suspense et d’orchestrer la gloire du deus ex machina que révèlera l’épiphanie finale. Le journaliste reconnaît aisément l’inspiration de la féerie, avec ses effets spéciaux spectaculaires : « Je me berce de cet espoir que le plan de Thiers, un de ces soirs, nous sera servi à l’Assemblée comme une apothéose fulgurante. La toile de fond se lèvera, tous les comparses retourneront à leurs bancs, nous aurons enfin une grande séance. Et M. Thiers expliquera son plan à la tribune, au milieu d’un flot de clartés, tandis que M. Grévy et les six secrétaires se balanceront derrière lui, dans des escarpolettes invisibles, comme ces beaux oiseaux vivants, ces grandes colombes nues et voluptueuses de La Chatte blanche11» (p. 459). On notera le décrochement comique qu’introduit l’ultime comparaison, ainsi que l’ironique formule « le plan de Thiers », qui rappelle le fameux « plan de Trochu » (le « grand Truc » qu’évoque sardoniquement Rimbaud dans son « Chant de guerre parisien » !) « Ces Messieurs de la droite » ne manquent pas de puiser aux mêmes sources que l’astucieux chef du gouvernement, avec moins de doigté cependant. Les voici combinant une somptueuse entrée royale destinée à restaurer la monarchie dans le cadre bien propice de Versailles : « M. Jean Brunet a levé la toile d’une main innocente, il n’y a plus qu’à faire apparaître les princes, derrière M. Grévy, dans une apothéose aux lueurs de feux de Bengale » (p. 748). À défaut d’un changement à vue aussi spectaculaire, quelques petits effets spéciaux viennent agrémenter les longues après-midi d’hiver : « Il y a eu fête au Ciel aujourd’hui. La droite a planté la croix à la tribune, qui est devenue tout d’un coup une chaire à prêcher, par un truc nouveau de la féerie parlementaire » (p. 82512).

Ces temps forts enchâssent les numéros individuels présentés par les députés. Les uns se spécialisent dans les bons mots, et se flattent d’avoir assez d’esprit pour méditer à eux seuls une « jolie comédie […], perle de la séance » (p. 510) – mais pour quelques succès, combien de contre-performances (p. 736) ! À la tribune paraissent parfois de véritables magiciens de la parole, capables d’envoûter le public par leur « secret » de fabrique oratoire (le terme revient à plusieurs reprises) : M. Thiers est ainsi capable de métamorphoser une argumentation financière ardue en « une pure conversation » (p. 520).

Le dérapage en la matière est malheureusement fréquent, et transporte les orateurs de la tribune aux tréteaux. Tel ministre s’attire « un grand succès de bonhomie » par sa rhétorique de paillasse : « Il ouvre les bras, il enfle sa voix, il fait sonner ses arguments avec des fanfares d’orchestre forain. Parfois le discours tourne au boniment […] De temps à autre, entre deux éclats de rire de l’auditoire, le ministre tirait un feu d’artifice, les chiffres montaient en fusées, s’épanouissaient en gerbe, retombaient en pluie de feu » (p. 799-800). Dévoiement suspect de l’énergie tribunicienne en parade foraine ? Sans doute, mais de tels épisodes révèlent aussi que les débats à la Chambre, par maints aspects, s’apparentent à une « gymnastique parlementaire », une « jonglerie parlementaire », où l’art du gouvernement consiste à « danser à cloche-pied au milieu des difficultés » (p. 496). Certains danseurs de corde, comme M. Thiers, se tirent avec un art merveilleux des situations les plus délicates ; d’autres ont des techniques plus frustres : « [M. de Gavardie] s’est lancé dans la haute fantaisie, sur la corde raide du paradoxe. Je suis encore dans l’admiration ; il faut vraiment une rude poigne pour soulever des arguments aussi colossalement lourds ; il prend à gauche, il prend à droite tout ce qui lui tombe sous la main, vieux mensonges, inepties prodigieuses, accusations rouillées, […] il en fait un gros tas et en écrase les gens qui l’écoutent » (p. 847). Reste qu’il est préoccupant de voir M. Thiers tenter de préserver la République par des tours de passe-passe inattendus à la Chambre : « Il maniait les muscades, les doigts frémissants, les faisant, avec une rapidité prodigieuse, passer sous tous les gobelets imaginables de la république et de la monarchie » (p. 496). Si la situation instable de 1871 exige de tels artifices, est-on encore dans le domaine du débat parlementaire ?

Pantins et marionnettes : une dramaturgie satirique

Le recours à la métaphore théâtrale, sur un mode désopilant et burlesque, est une constante dans la satire de la vie parlementaire ; Zola infléchit néanmoins la tradition par l’usage polémique qu’il en fait : militant républicain dans le journal engagé La Cloche, il tourne en dérision non pas le principe même de la délibération, mais l’usage inepte et scandaleux qu’en fait la « Chambre introuvable » de 1871, cette assemblée imbécile de hobereaux momifiés dans leur nullité réactionnaire. D’où le redoublement, à un niveau supérieur, de la référence aux arts du spectacle : le chroniqueur se fait lui-même dramaturge, et articule sa série d’articles en une « comédie à cent actes divers ».

Le premier procédé consiste à isoler un personnel comique relativement réduit, composant une galerie de « types » censés remplir tous les rôles dans la mascarade. Cette technique fait merveille dans la presse satirique, depuis la Révolution : « Le journal satirique ignore la multiplicité des personnalités ou des motivations qui interviennent dans toute chaîne d’événements, pour se concentrer sur quelques personnages caractéristiques capables de remplir un rôle identifiable. Il se conforme pour cela aux mécanismes du théâtre : le premier travail consiste à définir quelques cibles autour desquelles toute sa réalité recomposée doit se construire, et à leur attribuer des traits de caractère simples et universels : le bêta, le fourbe, le lâche, le hargneux, le fou, etc. Cette “troupe”, qui s’enrichit avec le temps, doit assurer la “représentation”13. » « Ces Messieurs de la droite » ont ainsi pour (problématiques) leaders « le chaste M. de Gavardie, dit la Pucelle de la Chambre » (p. 749), et son inséparable comparse M. de Lorgeril, dans le rôle du Niais qui « ne refuse jamais de fondre sur les moulins à vent qui se présentent » (p. 838). Ce couple de clowns se donne inlassablement la réplique dans les intermèdes, et vient inopinément occuper la scène quand on débat des plus grands intérêts à la tribune : « Pendant que le pays agonise d’anxiété, ces messieurs arrivent avec des pois fulminants dans leurs poches, et sans avoir l’air de rien, paf ! ils jettent un pois dans les jambes du président de la République. Naturellement, celui-ci a un saut de surprise, dont il sourit après. Et de rire ! M. de Gavardie se tient les côtes, pendant que M. de Lorgeril se pâme » (p. 724-725). D’autres comparses, comme le bien-nommé M. de Belcastel, viennent de temps à autre apporter leur contribution aux gaîtés de la droite.

Le procédé s’avère redoutablement économique puisqu’il permet de concevoir des sketches en série, avec d’infinies variations jouant sur les attentes du lecteur, tout en distribuant les intermèdes farcesques selon la technique du contrepoint – sans compter la possibilité de « remplir » ainsi le vide de certaines séances. Finalement, ces masques grotesques deviennent les reliques burlesques d’un passé révolu, à reconvertir d’urgence dans des domaines extra-parlementaires : « Il a fallu que M. Grévy renvoyât [M. de Lorgeril] à sa place. Qu’on l’y orne de fleurs, et qu’on mette deux lampions à ses pieds. Les bonnes femmes de Versailles viendront faire des neuvaines devant lui. Peut-être lui découvrira-t-on quelque vertu cachée, comme de guérir la fièvre quarte ou de rendre les femmes fécondes » (p. 838). De fantaisistes passages oniriques en arrivent ainsi à peupler la Chambre d’allégories légumières aussi incongrues que révélatrices, dans une logique satirique qui échappe à tout réalisme (réminiscence de l’univers de la féerie, versant comique ?) : « On cherche M. de Lorgeril le long d’une colonne, étalant les larges feuilles d’une courge gigantesque. M. Trochu doit être changé en narcisse, M. Baze en chardon, M. de Gavardie en lys, M. Jaubert en sensitive » (p. 566).

Revenants momifiés d’un passé monarchique défunt, les représentants de la droite n’ont même pas la dignité vaguement glaçante des spectres de la royauté : sortis des poussiéreux Cabinets des antiques qu’on trouve encore dans les lointaines provinces, ce sont tout au plus des pantins, ce « mécanique plaqué sur du vivant » dont Bergson va, quelques décennies plus tard, analyser les vertus comiques. De temps à autre surgissent des automates incroyablement perfectionnés : « Tout à coup, on voit le général Changarnier se mouvoir comme une personne naturelle, marcher, gravir les marches, ouvrir la bouche et parler. Le public reste stupéfait. La droite est dans le ravissement » (p. 905). Sur un mode plus léger (style Régence !), de petites figurines jaillissent tout à coup sur le devant de la scène pour divertir l’honorable société par de joyeux intermèdes : « Le mollet tendu, le poing sur la hanche, l’aimable comte a fait les trois saluts d’usage. Tout est bon pour cet homme d’esprit conservé dans la tabatière de quelque marquise. La tabatière craque, et il en sort d’un léger bond, secouant les quelques grains de tabac restés dans son linge. Et il est prêt à avoir de l’esprit sur ce que vous voudrez » (p. 963). En fait de débats, les députés peuvent raisonnablement se croire, par moments, à un spectacle de marionnettes14 : « Ils se succèdent à la tribune avec une régularité parfaite, l’un disant blanc, l’autre disant noir, sans rire, d’un air grave de poupée qui fait aller les bras, pendant qu’un monsieur caché récite le bout de rôle » (p. 548).

Finalement, même les têtes d’affiche perdent toute individualité lorsque l’habitude porte à sa perfection les automatismes des pantins grandeur nature. Il ne s’agit plus d’argumenter ou de débattre, ni d’ailleurs d’écouter quoi que ce soit : « La droite devient une machine à protestations. Dès qu’un membre de la gauche se lève, la machine se monte d’elle-même et, quelles que soient les paroles prononcées, la machine murmure et gronde. C’est purement mécanique. Je commence à avoir une telle pratique de ces messieurs que j’entends le claquement du grand ressort, quand les rouages sont sur le point de jouer » (p. 525). Certaines accélérations burlesques étendent ces réactions mécaniques à l’ensemble des députés, qui, pressés d’en terminer en fin de séance, « [se lèvent pour voter] comme des bonshommes en carton poussés par un ressort » (p. 550). Si le principe de la souveraineté réside désormais dans la nation, on peut néanmoins s’interroger sur les représentants censés l’incarner : « [L’Assemblée] a la souveraineté des magots qui disent oui ou non, selon la chiquenaude qu’on leur donne sur la nuque » (p. 775).

Ces morts-vivants ressurgis des profondeurs du passé se signalent, on ne s’en étonnera pas, par les genres désuets dont ils s’inspirent pour mettre en scène leurs interventions. On est très loin du spectacle vivant, fût-il forain, que mobilisent certains tribuns : ces Guignols d’un autre âge vont déterrer les formes les plus archaïsantes et les plus démodées. Les plus résolus n’hésitent pas à prendre des poses lamentables de « Jérémie déclassé » (p. 490), orchestrant d’une voix lugubre des réminiscences bibliques quelque peu incongrues : « Il est monté héroïquement à la tribune, et là, comme Jérémie, il s’est lamenté, foudroyant tout, les hommes et les choses, prophétisant que la fin des temps était proche » (p. 670). D’autres, plus engagés dans une (très) relative modernité, en sont encore aux beaux jours de La Tour de Nesle. C’est le cas de Raoul Duval, idole des conservateurs de toute obédience : « J’écoutais son monologue, et il me rappelait Buridan dans sa prison aux pieds de Marguerite. Il a le geste large, le masque fatal, la voix métallique. C’est un jeune premier parlementaire de la bonne époque romantique15 » (p. 829).

La plupart de ces notables de province nourrissent enfin une prédilection singulière pour le mélodrame noir, genre culturellement très dévalué et, en 1871, en voie d’exténuation. C’est à ces (mauvais) spectacles que les magistrats de province empruntent leur gesticulation grandiloquente : « Il y a des grâces d’état. On sait qu’un accusateur public quelconque a le droit d’être un mauvais acteur de mélodrame, d’agiter les bras et de rouler la voix, comme dans Lazare le pâtre. C’est, paraît-il, le métier qui veut cela » (p. 48816). Le même répertoire fournit à M. Giraud, autre fantoche de la droite, « le masque noir et réjouissant d’un traître de mélodrame » (p. 848). Et, lorsque l’actualité en offre l’occasion, ce même M. Giraud laisse libre cours à sa Muse pour offrir à la Chambre une création originale : « Il travaillerait plus volontiers dans les drames noirs. L’émotion profonde qui fait trembler sa voix vient de ce qu’un détenu politique du pénitencier de Tours s’est échappé. Voilà qui est terrible. Avec un peu d’imagination, il y a peut-être là matière à une tragédie » (p. 824).

À genres démodés, rhétorique empoussiérée. La droite va dénicher dans les rebuts du magasin aux accessoires un doigt de Dieu depuis longtemps hors d’usage : « Comme on a ri sur les bancs de la gauche ! Voilà bien des années que ce doigt n’avait pas servi dans une Assemblée politique » (p. 781). Tel représentant venu des profondeurs de la Bretagne, en « père des matelots et porte-voix de l’Éternel », agrémente sa prestation d’une « idylle maritime » que le contexte rend pour le moins loufoque : « Il nous a parlé du petit mousse, vous savez, le petit mousse, dévot à la Vierge, que la tempête roule sur la grande mer, et que l’intervention de Marie, en robe bleue semée d’étoiles, sauve de la mort » (pp. 811-812). Le comparse de la Pucelle de la Chambre, M. de Lorgeril, puise les fleurs de son éloquence dans les pages jaunies d’un Delille : « En cherchant bien, vous trouveriez, sur les quais, un recueil de vers signé de son nom, Les Volubilis, je crois, ou Les Convulvulus. Et le député n’a pas tué le poète. Il est abondant en images, il se promène dans les jardins parlementaires » (p. 938 – on notera le double jeu de mots sur les titres, dont la tonalité scatologique vient ruiner les prétentions à l’élégance de ce raffiné décati).

Le naufrage dans le non-sens est définitif lorsque, à force de verbalisme suranné, le discours se résout en pure profération, désamarré de toute signification et de toute prise sur le réel. On quitte l’Ambigu pour l’Opéra-Comique (déjà, on s’en souvient, les belles dames discutaient les charmes des honorables comme s’il s’agissait de ténors consacrés par la mode…), où de bien singuliers castrats17 récoltent d’enthousiastes vivats : « [M. Delpit] monte encore d’une octave, et il parle de sa conscience, de sa réserve, de son honorabilité, d’une voix de petite flûte qui me fait croire, un instant, qu’un serin vient de se percher sur l’épaule de M. Grévy. Quand il a fini son air, la droite se pâme, songe à la Patti et crie : “Brava, brava !” comme après un duo du Barbier » (p. 889).

Dramaturgie et mise en intrigue : procédés et enjeux

Si l’inspiration satirique repose sur la simplification du personnel comique et la récurrence des schémas, l’ambition de faire, au travers d’une chronique parlementaire, de l’histoire au présent impose d’autres régimes de l’écriture dramaturgique. Les spectacles de marionnettes ou les intermèdes mélodramatiques dans lesquels se spécialisent « ces Messieurs de la droite » s’insèrent dans un dispositif global fondé sur la dramatisation et la mise en intrigue.

En bon scénariste, le journaliste sait construire de petites histoires destinées à soutenir l’intérêt lorsqu’il s’agit de raconter une séance « creuse ». L’après-midi du 1er mars 1872 offre un défi redoutable au chroniqueur, puisque rien ne s’y passe qui mérite d’être rapporté ou commenté. Il s’agit donc de mouvementer l’épisode ; l’article adopte la structure d’un micro-feuilleton au suspense insoutenable, dont l’incipit donne la tonalité : « Aujourd’hui, on a vécu dans l’attente d’une interpellation du baron Chaurand, au sujet de la lettre de M. Barthélemy Saint-Hilaire. Interpellera-t-il, n’interpellera-t-il pas ? Cela a suffi à emplir l’après-midi. Cela mettait toute la Chambre en mouvement. Ce n’était que courses folles dans les couloirs. » Un premier climax survient en milieu de séance, relançant la tension : « À deux heures trente-cinq, le baron jetait feu et flamme et déclarait qu’il interpellerait quand même. À deux heures quarante, les amis du baron se pendaient à son cou, en le suppliant d’être raisonnable. À deux heures cinquante, le baron faiblissait. Les estafettes s’essuyaient le front, lorsqu’à trois heures est arrivé un nouveau courrier, l’œil éteint, couvert de poussière, qui a annoncé qu’une nouvelle crise venait de prendre le baron, et qu’il allait interpeller » (p. 880). L’excipit est digne de Plutarque revu par Bouchardy ou Dumas : « Eh bien ! non, il n’a pas interpellé. À cinq heures et demie, il a pris cette décision héroïque. Le monde restera dans la stupeur de cette abnégation. Le courrier qui a apporté cette nouvelle, au moment où M. Grévy allait lever la séance, est mort d’émotion au pied de la tribune, comme le guerrier de Marathon » (p. 882). Toute l’intrigue se fonde sur un micro-événement qui finalement n’aura pas lieu : l’article est très proche d’une pratique fantaisiste de la fictionnalisation plus attendue dans la chronique parisienne que dans le compte rendu parlementaire.

Par une démarche exactement symétrique, il arrive au journaliste d’assumer la discontinuité et l’hétérogénéité des séances qu’il doit raconter ; au lieu de charpenter une intrigue à fonction architecturale, il préfère jouer sur la mise en série de sketches et de numéros, à la manière des directeurs artistiques des cafés-concerts – ou des spectacles de cirque. Telle chronique revêt ouvertement la forme d’une revue : « Séance d’incidents. L’ordre du jour disparaît dans les épisodes. Ce sont les bagatelles de la porte qui méritent d’être entendues » (p. 501 – l’expression se réfère aux parades destinées à attirer le public devant la baraque avant la représentation payante). Cet éparpillement en petites scènes (qui rappelle la manière dont Hugo, dans Choses vues, « croque » la Constituante en 1848), se justifie par la nullité intrinsèque des acteurs de la vie politique, trop désespérément inexistants pour assumer de véritables rôles : « M. Thiers régnait trop à la tribune, personne n’était là pour lui donner la réplique. C’était un père noble de talent, perdu au milieu des machinistes et des moucheurs de chandelles » (p. 535).

À défaut de trouver dans les tristes pantins parlementaires une étoffe où tailler ses héros, le chroniqueur n’hésite pas à promouvoir les articles de lois, projets de réformes et amendements divers comme personnages principaux de certaines péripéties. Une scène fantaisiste, quasiment onirique, se substitue aux mesquines réalités de l’Assemblée. Vote-t-on la loi sur les Conseils généraux ? Voici une revue militaire d’un nouveau genre : « C’est la grosse cavalerie qui passe. Les beaux articles, comme ils sont astiqués, comme la commission doit être fière ! Ils passent, et ils soulèvent à peine quelques grains de poussière derrière eux, tant leur course est rapide. Ce bel ordre est fâcheusement troublé par l’article 8, l’article sur les incompatibilités, qu’on fait sortir des rangs et qu’on renvoie à la commission, sous prétexte que son fourniment n’est pas complet » (p. 555). À la veille du Mardi gras, autre défilé, certes moins réjouissant que celui que salue traditionnellement la chronique parisienne à pareille époque : « C’était le cortège du bœuf gras parlementaire. Les articles, graves et décents, passaient sur le bureau, et l’Assemblée, à chaque nouveau groupe, se levait et saluait. Il n’y avait pas de char, pas de Vénus, pas de Cupidon… » (p. 852).

Rassasiée de ces innocents spectacles, la Chambre, parfois d’humeur sanguinaire, consacre des après-midi entiers à quelque massacre systématique: « L’amendement n’en a pas moins eu le cou tranché […] Après avoir exécuté d’autres amendements et voté l’article 70, on en est arrivé au grand coupable, à l’amendement de M. de Clercq, sur l’article 71. Comme il est d’usage, on a guillotiné en dernier lieu le plus farouche de cette bande criminelle » (p. 573). Les rescapés n’ont gagné que quelques heures, d’ailleurs : « On va enterrer la question cette nuit. Que d’assassinats parlementaires la nuit complice couvre de ses voiles ! » (p. 605). Après les grandes tueries, les cérémonies d’enterrement offrent aux députés d’autres divertissements honnêtes : on oscille entre le drame noir, le roman frénétique et la digression fantaisiste.

C’est un curieux spectacle dans un fauteuil qu’offre le chroniqueur à ses lecteurs, sur la scène seconde ouverte par le décrochement satirique. À ces sketches désopilants répondent symétriquement les nostalgies anachroniques de la droite, dont l’imagination rétrograde surimpose sans désemparer de curieuses réminiscences d’Ancien Régime aux réalités de la vie politique moderne. Une scénographie d’outre-tombe structure la vision politique des réactionnaires de la Chambre : « M. Brame [!] a proposé sérieusement que l’Assemblée allât tout entière à la rencontre des troupes victorieuses et leur fît une chaleureuse ovation […] Une chose m’inquiète, c’est de savoir dans quelle tenue M. Brame voulait que l’Assemblée allât à la rencontre des gendarmes ; avec des palmes, sans doute, et en chantant des couplets de circonstance » (p. 467). Peut-être d’ailleurs l’organisation d’une véritable entrée royale pourrait-elle persuader les timides capons de Versailles de regagner la capitale ; quelques lignes esquissent cette résurrection incongrue d’une cérémonie d’un autre âge : « Vous entreriez au son des cymbales, sous des palmes ; des théories de jeunes filles, vêtues de blanc, iraient vous recevoir aux portes, en chantant une cantate de M. Buisson, membre de l’académie de Carcassonne ; et même les jeunes filles pourraient pousser les choses jusqu’à vous baiser au front » (p. 950).

Résultat : le journaliste insère çà et là, dans la scénographie de la vie parlementaire contemporaine, des spectacles étrangement décalés, par leur désuétude et leur incongruité18 ; l’efficacité polémique du procédé est indéniable. Un coup de théâtre au demeurant peu prometteur, l’entrée de M. Vautrain, amène un brusque dérapage – d’abord ténor de charme qui fait rêver les belles mondaines (on songe à Emma Bovary se pâmant devant le beau Lagardy !), le héros du jour se transforme en virginale allégorie dans une cérémonie pseudo-médiévale : « Les dames le regardaient. Elles l’ont trouvé distingué. Il est grand, blond, un peu chauve. Une jeune femme m’a avoué qu’elle ne le voyait pas autrement dans ses rêves. Il est certain qu’il a réellement l’air de l’ambassadeur de paix que Paris a entendu choisir […] C’est une vierge politique qui apporte à l’Assemblée les clés de la grande ville sur un coussin de velours bleu tendre » (p. 779). Sans pitié, le journaliste ramène l’imagination dramaturgique des royalistes à de plus prosaïques considérations. M. Dahirel se fait le chevaleresque défenseur des bijoux de la reine ? Rien ne sert pourtant d’embrayer sur un drame Régence dont il serait le héros : « Voyez-vous M. Dahirel portant à sa souveraine un plateau chargé de joyaux, et lui disant : “Je les ai disputés au colonel Langlois pour les déposer aux pieds de Votre Majesté.”  Hélas ! M. Dahirel n’aura pas cette joie. La Chambre a décidé […] que les bijoux seraient vendus. On dit qu’un Américain compte acheter une parure complète pour Mlle Schneider, qui l’étrennera dans Le Roi Carotte, à la Gaîté » (p. 740).

C’est à la friperie de l’histoire que la droite emprunte ses costumes et ses accessoires. Symptôme grave au demeurant : ce qui est en jeu, c’est la conception même de la souveraineté politique. À l’évidence, les notables réactionnaires rassemblés à Versailles en restent à une représentation archaïsante du pouvoir incarné dans la personne glorieuse du monarque – et le chroniqueur de se moquer : « Les royalistes accusent M. Thiers de ne pas avoir la majesté de Louis XIV. Ils vont jusqu’à lui reprocher de porter des lunettes. Ils ne comprennent un chef d’Etat que sous la défroque carnavalesque de la royauté. S’ils sacraient Henri V, ils l’affubleraient de la cuirasse d’Henri IV. M. Thiers, ce bourgeois en redingote, leur paraît tout à fait grotesque, quand ils se l’imaginent avec une couronne et un sceptre » (p. 948). Les défenseurs de la République s’emploient, avec l’appui du chroniqueur, à nettoyer la scène politique française de ce ramassis d’accessoires décatis : « Ah ! mes jolis messieurs, quelle belle bataille, si [Gambetta] prend jamais dans sa main puissante votre trône vermoulu et votre drapeau blanc mangé aux vers, pour en chauffer les pieds de la République » (p. 604).

Ultime bénéfice du traitement dramaturgique de l’actualité parlementaire : il permet de mettre en scène, de manière synthétique et vivante, les rapports de force qui structurent la vie politique à un moment donné. L’art de la scénographie, ainsi que le recours à des schémas éprouvés, résume en trois mini-tableaux simultanés les intrigues des uns et des autres (non sans calembours et jeux de mots) : « Voilà les légitimistes qui vont à l’étranger faire la mi-carême de la royauté ; voilà des orléanistes qui se partagent les portefeuilles, entre la poire et le bordeaux, chez le duc d’Aumale ; voilà les bonapartistes qui songent à remonter aux Menus-Plaisirs le drame du Retour de l’île d’Elbe » (p. 879 – le même jour, un certain M. Sébert, notaire, se présente à Versailles avec « un habit et une cravate blanche […] animé de l’excellente intention de marier l’Assemblée avec le bon sens » !) Inversement, une référence à l’univers du mélodrame rend immédiatement sensible l’impitoyable éviction de la scène politique frappant tous les ex-personnages publics désormais sans emploi. Autrefois tête d’affiche, « l’hercule bonapartiste Rouher, dit le Vainqueur de l’Auvergne » n’a plus aucun rôle à jouer dans la pièce républicaine nouvelle : « Pas le moindre coup de tam-tam dans la coulisse. Quand le traître arrive, les violons à l’orchestre indiquent par un trémolo que les choses vont sérieusement se gâter. M. Rouher n’a pas même eu le coup d’archet donné aux cabrioles du troisième comique […] À le voir se hasarder furtivement sur la scène, par cette séance vide, on l’aurait pris pour un père noble de Saint-Flour qui craint les sifflets du théâtre Saint-Marcel » (p. 862-863).

Le chroniqueur parlementaire travaille enfin à mettre en spectacle, à un niveau supérieur, l’histoire immédiate, pour lui rendre l’intelligibilité que viennent contrarier les drames mesquins, les farces dérisoires et les comédies manquées qui font le quotidien de la Chambre. Conçue comme un feuilleton croisant une intrigue principale (la naissance de la République) et plusieurs intrigues secondaires (les manœuvres de la droite, les enjeux liés aux différents débats, les duels et les vengeances…), la chronique parlementaire de Zola de temps à autre fait le point, prend du champ et élargit l’angle de vue. Une forme seconde de dramatisation oppose, par exemple, les cérémonies de deuil du Vendredi saint et le tableau d’horreur de la guerre civile qui déchire Paris. Spectacle symbolique qui donne au lecteur la clé interprétative permettant de comprendre toute la saison parlementaire qui précède : « Il était inutile, messieurs, d’aller passer votre vendredi saint dans une église. Vous n’aviez qu’à vous rendre sur les hauteurs de Saint-Cloud et à rester toute la journée dans la contemplation de l’exécrable tuerie. C’était un grand jour de deuil. Comme dans les nefs tendues de noir, la Mort passait avec un sinistre battement d’ailes. Et ce n’était pas seulement un homme couché au fond d’une chapelle, mais toute une ville qui agonisait à l’horizon. Paris, désormais, aura son funèbre anniversaire, son jour de jeûne et de larmes, le jour où des obus français sont tombés sur l’Arc de Triomphe, en tuant des enfants et des femmes » (p. 476).

Principe fondateur de la démocratie parlementaire, la publicité des débats métamorphose la Chambre en spectacle gratuit et permanent, dont le chroniqueur se fait le critique attentif autant que sarcastique ; sur le registre de la farce, du vaudeville ou des spectacles de foire, les députés travestissent le drame de la France en une comédie à épisodes dont le journaliste saisit la physionomie, enregistre les rebondissements, analyse la trame. À cet égard, Zola hérite d’une longue tradition satirique dont il se contente d’actualiser les lieux communs et les thèmes de prédilection. Cependant, l’essentiel est sans doute ailleurs, dans ces passages inattendus où un brusque décrochement projette le lecteur en pleine fantaisie : la scène parlementaire se défait puis se recompose selon une logique seconde, où les fantoches de la droite, marionnettes et guignols, viennent exécuter leurs numéros d’automates sur des schémas dramaturgiques éculés. Le chroniqueur mobilise alors une authentique invention dramaturgique qui lui permet non seulement de rendre intelligible, par une efficace mise en intrigue, les crises et les vertiges de l’histoire contemporaine, mais aussi d’en rendre sensible les clivages, les tensions, les ruptures : c’est au second degré que la mise en scène journalistique révèle ses potentialités polémiques voire heuristiques – la périodicité de la chronique permettant de conjuguer les logiques globales du feuilleton et l’immédiateté de micro-séquences proches du sketch comique ou (plus rarement) du tableau symbolique, en sauvegardant la cohérence d’une intrigue dont nul ne connaît l’issue. Là où la fiction romanesque pourra s’appuyer sur une structure démonstrative efficace parce que bouclée (la chute de l’Empire intervient lorsque Zola vient de terminer le deuxième roman des Rougon-Macquart, La Curée), la chronique parlementaire, en combinant mise en intrigue et inspiration dramaturgique, rend son instabilité foncière à l’histoire immédiate sans renoncer aux impératifs de l’interprétation.

(Université de Montpellier 3 / RIRRA 21)

Notes

1  Alfred de Vigny, Le Journal d’un poète, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, [1932], p. 974-975.

2  Victor Hugo, Choses vues, passage cité par Thomas Bouchet, Un jeudi à l’Assemblée, Québec, Editions Nota Bene, 2007, p. 163.

3  Sur ce point, on consultera le beau livre de Marieke Stein, Un homme parlait au monde. Victor Hugo orateur politique, Paris, Champion, 2007.

4  Je me permets de renvoyer aux analyses que j’ai développées dans Les discours du journal. Rhétorique et médias au XIXe siècle, Publications de l’université de Saint-Etienne, « Le XIXe siècle en représentation(s) », 2007, pp. 28-37 notamment.

5  Sous la monarchie de Juillet, on oppose volontiers, par exemple, Thiers et Guizot : « À un Guizot sec, osseux, raide, les traits du visage si aigus, répond un Thiers petit et replet, volubile. Le contraste est celui des silhouettes, des démarches, des regards ; il est aussi, indissociablement, celui des voix et des gestes » (T. Bouchet, Un jeudi à l’Assemblée, op. cit., p. 130). La presse couple aussi les journalistes par paires d’adversaires irréconciliables, et commente les différentes phases du tournoi ; la rivalité des grandes actrices ou cantatrices est mise en scène selon la même logique du duel.

6  Prospectus placé en tête du premier volume de la réimpression du Moniteur, 1840. Passage cité par Laurence Guellec, « Un journal “monstre”. Repères pour une histoire du Moniteur universel », dans Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et Plumes, Paris, Nouveau Monde éditions, 2004, p. 379.

7  Zola prolonge et infléchit les diverses stratégies d’écriture mises en œuvre dans les mois précédents, dans les Lettres de Bordeaux. Voir Corinne Saminadayar-Perrin, « Lettres de Bordeaux. L’histoire au jour le jour », Les Cahiers naturalistes, n° 83, 2009, pp. 111-134.

8  Émile Zola, Lettres de Versailles, Œuvres complètes, Paris, Cercle du Livre précieux, tome XIII, « Chroniques et polémiques », 1969, p. 720 (article publié dans La Cloche le 6 décembre 1871). Toutes les références aux Lettres de Versailles, désormais insérées dans le corps du texte, renverront à cette édition.

9  S’agit-il du Catéchisme populaire républicain publié anonymement par Leconte de Lisle chez Lemerre, en 1870 ? Ce fut un succès de librairie considérable.

10  Sous la monarchie de Juillet, c’était surtout la tribune des journalistes, peuplée d’intellectuels écartés de la vie politique par leur jeune âge et les exigences du cens, qui participait activement aux joutes parlementaires : « [Les Camarillistes] sont, quoique jeunes, et peut-être parce qu’ils sont jeunes, les juges de ce tournoi quotidien. Le National dit à La Gazette : “Votre député vient de se mettre dedans.” Il part de la tribune des journalistes un tas de notes pour les orateurs, à qui ces jeunes gens envoient des faits et des citations. Il y a tel combat, telle séance qui fut dirigée par cette tribune » (Honoré de Balzac, Monographie de la presse parisienne, Paris, Arléa, 1998, p. 45).

11  Même image au moment du vote de la loi sur le service militaire et sur la réforme des impôts : « C’est comme dans les féeries. Pendant que les machinistes posent quelque grand décor, derrière une toile de fond, deux farceurs, devant les quinquets, amusent la salle. Tandis que MM. de Gavardie et Giraud parlaient, il me semblait entendre au loin les marteaux du gouvernement et des commissaires clouant les derniers articles des lois […] Au premier coup d’archet, nous serons en pleine apothéose » (p. 848).

12  Dans la plus pure (!) tradition de la féerie, de splendides costumes métamorphosent les acteurs de cette divine comédie : « Ces anges qui ont daigné s’asseoir à l’Assemblée sont gênants avec leurs grandes ailes blanches. J’apercevais le bout des plumes qui sortaient sous les redingotes de M. de Belcastel et de Gavardie » (p. 826). Pieuse variante des colombes nues et voluptueuses de La Chatte blanche !

13  Fabrice Erre, « L’Invention de l’écriture satirique périodique », Orages, n° 7, 2008, « Poétiques journalistiques », p. 106.

14  C’est un lieu commun de la caricature politique de l’époque : voir, par exemple, les dessins reproduits par Steve Murphy dans Rimbaud et la Commune, Paris, Classiques Garnier, 2009, p. 303 et 304.

15  Trochu, lui aussi, rêve d’infliger à la Chambre épouvantée le troisième acte de son « drame militaire » (p. 509).

16  Lazare le Pâtre est un drame de Joseph Bouchardy, représenté pour la première fois à l’Ambigu-Comique en 1840. L’éloquence du barreau en province a semble-t-il, à en croire les contemporains, une trentaine d’années de retard sur l’actualité littéraire : l’accusateur public qui, dans Les Misérables, prononce un drolatique réquisitoire contre Champmathieu est un classique de la vieille école (la scène se situe à la fin de la Restauration).

17  L’image est satirique : depuis les Lettres de Bordeaux, Zola évoque ces Messieurs de la droite comme des chapons et des castrats, ce qui renvoie évidemment à leur impuissance politique à enfanter l’avenir.

18  Le 25 mars 1871, alors que s’impose la Commune de Paris, la droite a une curieuse manière de répondre à l’urgence de l’histoire : « On a immédiatement demandé que le drapeau du 88ème de ligne, qui a pactisé avec l’émeute, portât un voile noir. Cette mesure a paru mélodramatique » (p. 438).

Pour citer ce document

Corinne Saminadayar-Perrin, « Les Guignols de Versailles : Zola chroniqueur parlementaire (1870-1872)», Presse et scène au XIXe siècle, sous la direction de Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-et-scene-au-xixe-siecle/les-guignols-de-versailles-zola-chroniqueur-parlementaire-1870-1872