Presse et scène au XIXe siècle. Relais, reflets, échanges
Table des matières
OLIVIER BARA et MARIE-ÈVE THÉRENTY
Des travaux récents sur le théâtre et sur le journal ont considérablement renouvelé l’historiographie des champs médiatique et dramatique1. Mais aucune enquête d’ampleur n’a entrepris d’explorer systématiquement les relations croisées et complexes de la scène et de la presse au XIXe siècle. Pourtant, bien des phénomènes sociologiques, historiques, poétiques imposent une telle mise en relation. Presse et scène sont souvent fréquentées par les mêmes écrivains au XIXe siècle, car si elles n’apportent pas la même considération que la poésie, elles délivrent souvent des appointements beaucoup plus conséquents que la librairie ; la plupart des grandes plumes chercheront d’ailleurs aussi notoriété et revenus au théâtre et dans les journaux. Les mêmes pratiques d’écriture, souvent méprisées par les écrivains qui y voient le comble de la « littérature industrielle », s’épanouissent dans le journal et au théâtre : écriture en collaboration, production de commande, reprise et dévoiement générique de formes et de personnages ayant déjà circulé. Presse et scène fournissent en outre toutes deux les productions les plus éphémères liées à l’actualité la plus fugace. Le journal et le théâtre sont en fait les premiers vecteurs du développement d’une culture de masse qui entretient une relation à la fois matricielle et ambiguë avec la littérature. Politiquement, ces deux mondes sont étroitement surveillés par un pouvoir qui, tout au long du XIXe siècle, les censure et/ou les contrôle abondamment car il pressent leur puissance subversive et leur lien direct avec le public. De ces deux lieux viendront aussi des formes de contestation obliques, et quelquefois jumelles. Cette proximité explique peut-être la cruauté de ces deux mondes l’un envers l’autre. Alors que les journaux dissèquent avec délectation les coulisses des théâtres dans les échos et le feuilleton, les pièces de théâtre font une critique ingénieuse du régime de la publicité et des journalistes. Mais les deux mondes sont surtout producteurs de phénomènes textuels qu’ils s’échangent dans un cycle dialectique que rien n’arrête. L’hybridation des procédés est sans limite.
Tels sont les aspects explorés dans les actes du colloque de Montpellier2 (ill. 1.), que nous publions sur Médias19. Il ne s’agit pas de s’interroger sur la critique théâtrale déjà explorée dans un colloque récent3 et dans l’ouvrage collectif La Civilisation du journal4, mais d’analyser les multiples relations sociologiques, poétiques, politiques que nouent ces deux mondes souvent décrits l’un et l’autre comme marginaux ou secondaires par rapport au champ littéraire. Ces deux espaces désignent des genres d’écriture et des pratiques littéraires qui fonctionnent en miroir. Aussi ces pratiques seront-elles réparties ici en trois catégories, qui organiseront notre réflexion introductive : « relais », « reflets », « échanges ».
Ill. 1. Affiche du colloque « Presse et scène au XIXe siècle »
Relais
Les relais structurant les échanges entre presse et scène relèvent de quatre ordres : la question des carrières croisées, la construction et la gestion médiatique des carrières théâtrales, les rapports parallèles au pouvoir politique, et les journaux spécialisés.
Carrières croisées : doubles carrières, réseaux communs
Les relais entre carrière théâtrale et carrière journalistique sont multiples, contribuant à une véritable intrication des champs et favorisant les conflits d’intérêts. Les exemples de carrières croisées et parallèles abondent, les échanges se faisant à tous les niveaux de la hiérarchie : nombreux sont les journalistes recrutés, comme Auguste Jal ou Jules Janin, devant un théâtre. On peut cependant noter deux points particulièrement sensibles d’échanges ou de doubles emplois : les relais entre journalisme et direction de théâtre très fréquents au XIXe siècle, et la coïncidence généralisée et même la concomitance entre les fonctions de critique théâtral et de dramaturge.
Signalons parmi les exemples les plus étonnants de relais entre fonction journalistique et fonction théâtrale : la nomination de François Buloz, directeur de la Revue des deux mondes comme commissaire royal du Théâtre français en 1838 ; le choix du docteur Véron, l’inventeur ou du moins le propagateur de la pâte pectorale Regnauld, et accessoirement le directeur de la Revue de Paris, pour diriger l’Opéra à partir de 1831 ; ou le positionnement d’Arsène Houssaye, directeur de L’Artiste, comme administrateur général de la Comédie française de 1849 à 1856 grâce à l’influence de Rachel. Jules Claretie, journaliste, critique dramatique, dramaturge fut également administrateur du Français de 1885 à 1913. D’autres journalistes cèdent à la tentation de la salle de spectacle. Dumas, en 1846, fait construire son propre théâtre, un essai de théâtre européen qu’il baptise « Théâtre historique », et qui fera faillite en 18505.
Plus nombreux encore sont ceux qui ont des fonctions de dramaturge et de critique ; citons parmi les journalistes-écrivains renommés du siècle, Gautier, Nerval, Balzac, Janin, Claretie et Octave Mirbeau qui ont tenté et parfois réussi une carrière au théâtre, certains journalistes dramatiques à l’instar de Jules Lemaître ou avant lui de Théophile Gautier n’hésitant pas à faire la critique de leurs propres pièces. A contrario, des écrivains plutôt connus pour leur carrière dramatique ont parfois mis la main au feuilleton comme François Ponsard ou Émile Augier. D’autres dramaturges se sont faits quelquefois journalistes de manière ponctuelle pour défendre leur pièce comme Victor Hugo publiant dans le Journal des débats une défense d’Hernani, le 24 février 1830. Pour brouiller les pistes, le pseudonyme peut être utilisé comme par le journaliste Éléonore de Vaulabelle qui, vaudevilliste, devenait Jules Cordier. Barbara T. Cooper nous éclaire, dans ce dossier, sur le cas de Martainville, journaliste et auteur de théâtre dont la critique porte le sceau des engagements politiques, c’est-à-dire d’une « opinion partisane, désuète et souvent immodérée6 ». Ces carrières doubles entraînent l’intrication des réseaux journalistiques et théâtraux et des complicités insoupçonnées qui reposent parfois sur un passé commun. Il existe ainsi une correspondance de cent cinquante lettres à dépouiller à la bibliothèque de l’Arsenal entre Jules Claretie, administrateur au Français, et Francisque Sarcey, feuilletoniste dramatique au Temps qui est particulièrement instructive sur le degré de complicité qui pouvait parfois lier presse et scène. On y voit comment certaines opérations de communication se préparent bien en amont et dans le secret de la correspondance privée.
Ces doubles carrières suscitent polémiques et réflexions autour de la question sensible des conflits d’intérêts. Sylvain Ledda se penche ainsi, dans notre dossier, sur le cas emblématique de Charles Maurice, (mauvais) dramaturge, entrepreneur de presse, directeur de journaux spécialisés et critique dramatique redouté, dont la « technique journalistique revêt l’aspect d’un règlement de comptes et d’une destruction systématique de l’objet visé », en fonction d’inimitiés personnelles, voire d’intérêts immédiats liés à l’abonnement, ou au désabonnement, de sa victime7. Un autre exemple est éclairant. En 1843, le feuilletoniste Gautier est devenu aussi homme de théâtre avec Un voyage en Espagne. Refusant alors d’être juge et partie, il confie son feuilleton à Nestor Roqueplan, directeur des Variétés (où, précisément, son vaudeville est créé !) et laisse ce dernier s’attaquer aux doubles carrières pratiquées par certains, tel Varin (Charles Voirin, dit), l’immortel auteur de drôlatique vaudeville des Saltimbanques. Ainsi s’exprime Roqueplan dans sa lettre ouverte à Gautier, faisant office de feuilleton:
Vous avez un confrère, doublement confrère, qui ne dédaigne pas les inconvenants profits d’une double position d’auteur et de critique […]. Ce confrère est M. Varin.
Dans un journal aux allures vives et dégagées, où la platitude de ses feuilletons produit l’effet d’un trou, cet écrivain de programme adule ses propres vaudevilles et médit, comme il peut, des vaudevilles d’autrui.
Martainville disait : « On ne peut à la fois tendre le dos et jouer des verges »8.
Les relations potentiellement incestueuses entre presse et scène se trouvent régulièrement dénoncées par quelques dramaturges plus vertueux, idéalistes ou simplement opportunistes.
Construction et gestion médiatique des carrières théâtrales
En sus du feuilleton de critique dramatique, le théâtre est présent dans d’autres rubriques de presse qui constituent le relais médiatique du monde théâtral hors spectacle comme les portraits, la chronique, les nouvelles à la main, les échos, les nécrologies (ill. 2).
Ill. 2. Une du Petit Parisien, 27 mars 1923 : « Sarah Bernhardt est morte »
Marie-Hélène Girard montre que les obsèques de Rachel furent l’occasion d’une véritable starisation médiatique et ont révélé « toute l’étendue du registre nécrologique, de la solennité des grands quotidiens aux anecdotes et aux indiscrétions de la petite presse9 ». Effectivement, outre les spectacles, des moments précis de la vie théâtrale comme les débuts, les premières, les « bénéfices », les adieux, les décès trouvent place dans la presse et constituent une scansion importante du temps médiatique. Ainsi, Octave Mirbeau fait ici une description quasiment sociologique de la soirée de première :
On y voit des critiques en liberté, des soiristes ébahis et encombrants, quelques banquiers, tout ce que le journalisme possède de journalistes, de reporters, d’anecdotiers, et cinq ou six clubmen, qui ont la prétention de faire le succès ou de déterminer la chute des pièces, comme ils font la mode des pantalons et des chapeaux. Les vieilles actrices et les jeunes aussi abondent en ces réunions, ainsi que leurs mères, leurs sœurs, leurs bonnes, et tout ce qui grouille autour d’une comédienne de personnages louches et de métiers anonymes. Ce sont d’ailleurs toujours les mêmes visages, aperçus aux mêmes places, ce qui fait dire dans les comptes rendus des Soirées parisiennes : Nous étions tous là10.
Les directeurs de théâtre s’impliquent dans la gestion médiatique en organisant ces événements et en achetant des éloges par des abonnements et des billets de faveur. Horace Raisson donne les coulisses des carrières dès 1829 dans son Code du littérateur et du journaliste :
Le corps du journal a ses articles de rigueur que rien ne peut dispenser de faire. Tels sont l’article d’éloges pour le théâtre qui a envoyé le plus de billets dans le dernier mois, l’article de froids conseils pour celui dont la générosité a été au minimum,et les variétés ou bons mots de deux lignes, dans lesquelles tout l’esprit des journalistes doit se concentrer. C’est là qu’ordinaire on persifle ses ennemis de coulisses. Il ne faut pourtant pas une grande contention d’esprit pour trouver une foule de jolis riens ; ainsi on parlera des dents gâtées de telle actrice, du faux toupet de tel acteur, des hanches de celle-ci, du rhume de celle-là11.
Cette dénonciation est à peine exagérée. Des scandales ont éclaté à propos des fonds secrets que la Comédie française gardaient en réserve pour acheter les journalistes12, 25000 francs par an, dit-on en 1847.
Les comédiens et les comédiennes sont amenés à construire et à gérer le versant médiatique de leur carrière en cultivant leur réseau de journalistes, en commanditant des opérations médiatiques voire en diffusant des indiscrétions : visite de leurs intérieurs, vraies-fausses liaisons, bons mots. Les auteurs dramatiques eux-mêmes n’échappent pas à ces travers comme le suggère Octave Mirbeau :
Comme Sarah Bernhardt, M. Alexandre Dumas vit sur la place publique. Il appelle à lui tous les gens qui passent, et de même qu’un bateleur attend que la foule se soit amassée autour de son tapis avant de commencer ses tours, il les retient, les amuse pour leur conter ensuite ses petites histoires. Aucun n’a battu avec plus de frénésie le tambour de la réclame, ni soufflé avec plus de rage dans la trompette de la publicité13.
Les liens entre comédiens, comédiennes et hommes de presse sont souvent mis à profit par les premiers, pour favoriser leur carrière, par les seconds, pour seconder des projets plus intimes. On connaît par exemple le soutien actif apporté par Gautier à la carrière d’Alice Ozy, son amante à l’été 1843. Cette année-là, pas moins de huit feuilletons dramatiques de Gautier sont consacrés à la comédienne. Autre exemple fameux : les relations entre Marie Dorval et Alfred de Vigny, relais de la comédienne auprès des journaux parisiens au moment où Dorval tourne en province. Ses lettres14 réclament indirectement toujours plus de gestes publics de la part du poète ; elles commandent implicitement des articles de presse à sa gloire. Tel est le sens de cette missive envoyée de Rouen et datée du 29 août 1833 : « J’aurai fait une grande révolution ici, ils deviennent romantiques par moi. Ingrats qui m’abandonnez à Paris ! » Ces auto-célébrations et ces récriminations constantes de Dorval sont suivies d’effets. Le 1er octobre 1833, quelques semaines après cette dernière lettre, la Revue des deux mondes publie un article consacré – chose rare dans cette revue littéraire – aux « théâtres des départements » : l’article, attribué par Simon Jeune15 à Vigny, fait l’éloge du goût de la province, de la compétence de la presse locale et dénonce les actrices rivales qui empêchent Dorval de revenir à Paris. Ce soutien indirect mais efficace de Vigny, commandé par les lettres de Dorval, a surtout été mené dans le journal le Vert-Vert, fondé en 1832 par Anténor Joly (ill. 3). En écho direct aux propos de la comédienne-épistolière, le Vert-Vert écrit ainsi le 1er octobre 1833 : « À Arras elle fait, comme partout, une révolution littéraire ». D’autres correspondants que Vigny prennent du reste le relais, telle George Sand : celle-ci fait paraître dans L’Artiste, le 17 février 1833, son article « Mlle Mars et Mme Dorval », tout à la gloire de la seconde16. Ces interventions, pilotées à distance par les lettres de la comédienne, sont décisives pour la survie médiatique de Dorval, absente de la capitale.
Ill. 3. Vert-Vert. Journal des salons et des théâtres, 12 janvier 1840. Cliché BNF.
D’autres exemples, parmi des dizaines de cas, sont apportés par Sarah Mombert dans son article consacré, dans ce dossier, aux « échos de la scène » et aux « coulisses du milieu théâtral dans les journaux d’Alexandre Dumas ». L’analyse de la production des « échotiers » et de la presse échotière, dans Le Mousquetaire et Théâtre-Journal, prouve combien de telles rubriques « ont pour ressort essentiel la médiatisation de la vie privée des comédiens et chanteurs », qui en tirent publicité, renom de scandale ou aura supplémentaire. Toutefois, selon Sarah Mombert, les indiscrétions distillées « bénéficient prioritairement au journal : si cette rubrique est bien informée, riche en informations exclusives, si possible malveillantes ou scandaleuses, elle constitue pour un organe de presse un puissant argument commercial17 ».
Rapports parallèles au pouvoir politique
Presse et scène se rapprochent aussi par leurs relations également conflictuelles avec le pouvoir politique. Tous deux sont soumis à une étroite surveillance et un régime de censure souvent proche : la bataille pour la liberté de la presse suit à peu près les mêmes phases que le combat en faveur de la liberté des théâtres, comme le démontre l’étude historique proposée ici par Odile Krakovitch. C’est ainsi le même quatrième bureau de la direction de l’Imprimerie et de la Librairie au ministère de l’Intérieur qui s’occupe, à partir de 1819, des journaux et des théâtres. En 1829, la commission spécifique chargée de l’examen des ouvrages dramatiques dépend de la direction des Sciences, Lettres, Beaux-Arts, Journaux et Théâtres au ministère de l’Intérieur. Hérité de l’Empire, le contrôle des gérants de journaux et des directeurs de théâtres passe par la même obligation du serment et la commune délivrance de brevets par le ministère de l’Intérieur. Toutefois, la presse est globalement moins surveillée que les théâtres car, à partir de 1820, elle n’est plus soumise à un système de censure pour les écrits. Les systèmes de surveillance choisis au fil des différents régimes (cautionnement, avertissement), reposent sur la punition (qui favorisent l’autocensure) et non sur des contraintes a priori, comparables à la censure préalable qui pèse sur le texte théâtral. Odile Krakovitch s’interroge alors :
qu’est-ce qui était préférable, ou le moins insupportable ? Une censure préventive qui entravait la pensée et portait atteinte à la liberté d’opinion des auteurs et dramaturges, mais libérait les intermédiaires, les gestionnaires, les directeurs d’établissements et de journaux sur qui sévissait une répression relativement indifférente et essentiellement économique ? Ou une censure préalable quasi nulle, déliant les auteurs de toute responsabilité, compensée par une répression féroce exercée sur les artisans, les techniciens et professionnels du livre, les imprimeurs et libraires essentiellement18 ?
Avec Le Roi s’amuse par exemple, on voit bien s’opérer un relais politique entre une scène de fait surveillée malgré une législation en apparence libérale et une presse, en 1832, pratiquement libre. Quand Victor Hugo fait jouer sa pièce le 22 novembre 1832, la presse globalement crie au scandale, choquée par les libertés historiques, par la représentation de François Ier en coureur de jupons et rejette l’intéressante inversion des codes proposées par le poète : la promotion au rang de héros d’un bouffon grotesque dans une pièce en vers. « R. » écrit même, le 24 novembre 1832, dans le feuilleton du Journal des débats : « Cette chute est celle d’un genre tout entier ». Mais lorsque la pièce est interdite le lendemain de sa représentation, beaucoup de journaux opèrent une volte-face et soutiennent alors ouvertement Hugo pour des raisons finalement très politiques. La critique esthétique s’efface devant les exigences politiques. La scène devient le prétexte pour jouer avec le contrôle étatique. Et le chroniqueur de la quinzaine de la Revue des deux mondes de s’écrier : « En ce siècle de suprême liberté, n’est-ce-pas le moins qu’on nous laisse celle de nous déchirer paisiblement dans le champ clos du drame et de la poésie19 ? ».
Certaines pièces peuvent même alors être instrumentalisées pour des lectures politiques que leurs auteurs ne prévoyaient pas. Ainsi en est-il de la tragédie de Casimir Delavigne, Les Enfants d’Édouard, créée au Théâtre français le 18 mai 1833 et portée en triomphe par l’opposition légitimiste et ses organes de presse. Cet épisode manifeste selon Maurizio Melai, « le potentiel idéologique dont la tragédie peut encore volontairement ou involontairement se charger au début de la monarchie de Juillet, le travail de manipulation qu’une presse politisée accomplit sur la production théâtrale de l’époque20 ». Un tourniquet idéologique se met en place entre presse et théâtre qui permet par instrumentalisations réciproques et à grands coups de lectures forcées de leurrer la censure et le pouvoir en place.
Journaux spécialisés
Autre lieu d’interaction : les journaux spécialisés dans le théâtre qui existent dès les années 1770. Beaucoup de ces journaux sont des journaux programmes. Le plus célèbre journal d’annonces théâtrales est L’Entr’Acte qui a été publié de 1831 à 1897. Mais on pourrait énumérer quantité d’autres titres et d’autres genres de journaux qui ont eu leur importance dans la vie théâtrale du Courrier des spectacles à la création en 1907 de Comœdia. La Revue du théâtre (1834-1838) par exemple fut un lieu de rencontre de jeunes écrivains qui décidèrent de s’associer pour entrer dans la vie littéraire. La sociabilité inhérente à la revue permet donc la constitution d’ateliers de vaudevilles et de drames historiques. Se sont en effet rencontrés dans ses colonnes Auguste Lefranc, le cousin de Scribe, né en 1814, Marc Michel né en 1812 et Eugène Labiche né en 1815. Ils fondèrent la société dramatique Paul Dandré dans un contrat en bonne et due forme. Cet exemple montre bien le lien entre l’écriture collaborative au théâtre et l’écriture collective journalistique, le journal étant souvent le lieu de formation des duos de vaudevillistes.
Certains des journaux spécialisés sont créés par les vaudevillistes eux-mêmes. Ainsi des Papillotes, sous-titré « Causeries sur toutes choses », lancé le 4 octobre 1841 par Auguste Lefranc, co-fondateur de la société dramatique Paul Dandré. Marc-Michel et Labiche apparaissent d’ailleurs dans la liste des rédacteurs, aux côtés de Léon Gozlan, Paul de Kock ou Jean-Toussaint Merle. Le prospectus justifie le titre du périodique en ces termes : « En sa qualité de feuille légère, notre journal est essentiellement propre à faire… des PAPILLOTES21 ». On observe dans ses colonnes une généralisation de la forme dialoguée et du ton vaudevillesque, jusque dans l’annonce de la mise en actions du journal intitulée « Petit dialogue entre les autorités de l’endroit » (6 décembre 1841).
En province, se développe aussi une presse spécialisée dans le théâtre, couvrant le répertoire et les spectacles du théâtre ou des théâtres de la ville : c’est le cas d’Esméralda, littérature, arts, théâtre, modes, créé en 1836 à Bordeaux par Michel Pallas (ill. 4). Le journal paraît deux fois par semaine mais il est vendu « chaque soir au Théâtre ». Le numéro du 15 septembre 1836 revient sur les enjeux et les visées du périodique bordelais : « Nos colonnes ne seront le rendez-vous ni de ridicules flatteries, ni de haines injustes. / Le Théâtre y sera l’objet d’études consciencieuses et spéciales, fécondes en aperçus utiles dont nous tâcherons de faire des éléments de prospérité pour les théâtres de Bordeaux22 ».
Ill. 4. Esméralda. Littérature, arts, théâtres, modes, 19 juin 1836, « Spécimen », no 1. Cliché BNF.
En page 2 du premier numéro, Michel Pallas offre une réflexion éclairante sur les rapports de l’acteur et du journalisme :
L’acteur et le journaliste sont tous les jours en présence, ils vivent l’un et l’autre par la pensée. L’un s’adresse aux yeux et au cœur, l’autre à l’intelligence ; ils marchent presque côte à côte sur le même chemin ; une sympathie instinctive doit donc les attirer l’un vers l’autre ; l’art est le lien commun qui doit les unir23.
Enfin, des journaux émanent directement d’une salle de spectacle dont ils se font le porte-parole et l’annonceur public : en 1874, le Théâtre des Funambules du boulevard de Strasbourg, sous la direction de Fabrice-Augustin Gondré, lance le Funambules-Programme (ill. 5). Le premier numéro propose en page 1 un « reportage » sur la troupe du théâtre, suivi d’une « Histoire des Funambules » et de l’annonce des spectacles pour la semaine du 3 au 10 octobre 1874 – l’annonce des autres spectacles parisiens est refoulée en page 2.
Ill. 5. Funambules-Programme. Journal du théâtre des Funambules, 1re année, n° 1, 3-10 octobre 1874. Cliché BNF.
On peut citer aussi pour mémoire les journaux émanant d’un cabaret ou d’une salle de spectacle à la fin du siècle. Plusieurs cafés et cabarets du bas de Montmartre sont alors le siège de publication de journaux : Le Chat Noir (ill. 6), Le Mirliton (ill. 7), Le Divan Japonais, La Taverne du bagne, L’Auberge du Clou, Le La Rochefoucault.
Ill. 6. Le Chat noir, 14 janvier 1882.
Ill. 7. Le Mirliton, n°52 (novembre 1888), illustration signée Jean Caillou
Reflets
Presse et scène sont prises aussi dans une relation spéculaire. Les deux mondes se renvoient des représentations inversées : d’un côté, la presse est représentée et dénoncée au théâtre, gigantesque et peut-être seul contre-pouvoir au journal ; de l’autre, l’essentiel de l’appréhension du monde théâtral se fait par le prisme médiatique. Les deux mondes sont si intriqués que les jeux d’échos et d’intersections se multiplient.
Presse représentée au théâtre
Le développement de la presse affecte les objets de la représentation théâtrale : des personnages de journalistes ou de lecteurs de périodiques inscrits parmi le personnel dramatique d’une pièce jusqu’aux articles de presse insérés dans l’intrigue pour y alimenter l’action, la culture médiatique devient le matériau même du spectacle dramatique. Avant même que le roman de Balzac ne s’en empare (dans Illusions perdues), le journaliste est la cible de la satire théâtrale, d’abord menée par le vaudeville. Ce genre particulièrement réactif aux transformations contemporaines de la société, apte à saisir sur le vif des types modernes, écrit comme la presse une histoire au quotidien. Il n’est guère étonnant de voir le théâtre du Gymnase, ouvert sous la Restauration, offrir en 1825 l’une des premières figures, incarnée par l’acteur Clozel, de journaliste : le personnage de Rondon dans la comédie-vaudeville d’Eugène Scribe et Édouard Mazères Le Charlatanisme24(ill. 8).
Ill. 8. Couverture du Charlatanisme, Baudoin frères, Pollet et Barba, 1828.
L’art des physiologies et des croquis sur le vif des mœurs parisiennes, se répand dans les pages de la petite presse comme dans la nouvelle comédie-vaudeville de Scribe, sans qu’il soit aisé de déterminer qui influence qui. L’acte unique du Charlatanisme met en scène l’alliance d’un vaudevilliste, Delmar, et d’un journaliste, collaborateur occasionnel du premier, Rondon, s’unissant pour doter leur ami médecin d’une célébrité factice, indispensable à ses projets matrimoniaux. Est mise en lumière l’indispensable collaboration entre auteur dramatique et journaliste pour construire le succès d’une pièce, de l’annonce mensongère d’une ruée sur les places mises en vente à l’insertion de la « brève » de rigueur vantant le zèle des acteurs, l’activité de l’administration, l’intelligence du directeur du théâtre. L’habileté de Scribe est grande : la dénonciation d’une confusion d’intérêts entre théâtre et journaux le blanchit, lui, de tout soupçon de charlatanisme, d’autant que, dans l’intrigue de son vaudeville, la pièce des deux confrères est refusée… par le théâtre de Madame où est jouée la pièce : ce dernier apparemment ne mange pas de ce pain-là !
Au-delà de la satire des milieux de presse et de la construction du journaliste en type dramatique, le journal se fait accessoire de théâtre, circule entre les mains des personnages-lecteurs, témoignant de la place prise par le périodique dans l’existence quotidienne privée comme dans les carrières publiques. Dès le XVIIIe siècle, on trouve dans la comédie française ou italienne une satire du consommateur passionné de nouvelles, par exemple dans Lo speziale de Goldoni en 1752, mis en musique par Joseph Haydn en 176825. Giovanna Bellati rappelle, en ouverture de son article « Le journalisme sur la scène entre comédie de mœurs et vaudeville », intégré dans ce dossier, la caractérisation satirique du journaliste dans L’Écossaise de Voltaire, représentée à Paris en août 1760, description « venimeuse » d’un certain « Frélon »… À l’époque romantique, dans Chatterton d’Alfred de Vigny (Théâtre-Français, 1835), situé dans l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, la lecture du journal déclenche le suicide du héros éponyme : une accusation de plagiat dirigée contre le poète achève de le persuader que l’artiste n’a pas sa place dans la société mercantile et bourgeoise, pour qui le périodique est à la fois un instrument de pouvoir et un miroir. « De quel égout sort ce serpent ? », se demande le poète « assassiné » par le journaliste, avant de boire une fiole d’opium26. Dans un tout autre registre, le journal peut devenir un objet déterminant dans la mécanique du quiproquo vaudevillesque. Dans L’Affaire de la rue de Lourcine de Labiche, Albert Monnier et Édouard Martin (théâtre du Palais-Royal, 1857), la lecture dans la presse d’un fait divers sordide (« Ce matin, rue de Lourcine, le cadavre d’une jeune charbonnière a été trouvé horriblement mutilé27… ») amène deux noceurs à s’auto-persuader qu’ils sont les coupables du crime, jusqu’à ce qu’ils découvrent que leur journal était largement périmé. Magnifique et burlesque démonstration de l’emprise de la rubrique criminelle sur les imaginations des lecteurs de faits-divers ! Telle est la fonction de la représentation critique de la presse dans les comédies ou vaudevilles étudiés par Giovanna Bellati : tendre un miroir à « une société vouée au faux-semblant, pour laquelle ce qu’on montre ou qu’on dit, ou qu’on laisse croire, a finalement plus de poids que ce qui est réellement28 ».
Ill. 9. L’École des journalistes, comédie en cinq actes et en vers par Mme Émile de Girardin, frontispice de l’édition du Magasin théâtral, s.d. [1839 ?]. Collection personnelle.
L’École des journalistes de Delphine de Girardin est également une matrice des pièces qui prennent à partie le monde journalistique (ill. 9). Elle est réceptionnée avec une grande violence par des journalistes comme Jules Janin qui adresse une lettre ouverte dans L’Artiste à Delphine de Girardin après la lecture de la pièce le 12 novembre 183929. Cette pièce est reçue par la Comédie française en octobre 1839 mais n’obtient pas de la censure l’autorisation d’être représentée. Les actes dessinent plutôt, il est vrai, des tableaux satiriques qu’une véritable intrigue. Le premier acte consiste en une orgie de journalistes, topos du roman d’époque depuis les Jeunes France jusqu’à Illusions perdues. Le deuxième acte voit Martel en son bureau répondant aux solliciteurs d’articles. Le troisième tableau chez les commanditaires du journal montre la politique et l’art pollués par le journal et s’achève par un véritable coup de théâtre puisque la fille du banquier qui finance le journal croit découvrir dans La Vérité la révélation de la liaison de sa propre mère et de son mari. Dans le cinquième acte, un vieil artiste Morin se suicide sous le poids de la diffamation journalistique. La pièce réunit toute une série de clichés, de plaisanteries, de mythes autour de la presse qui sont concaténés dans une forme indécise entre comédie et drame. Jules Janin dans L’Artiste écrira avec justesse :
Cette pièce de théâtre qui est en même temps une comédie et un drame se compose de trois parties bien différentes et nettement tranchées, mais à votre insu. Nous avons d’abord la comédie des journalistes goguenards et pris de vin, la comédie du journaliste subjugué par une danseuse : deux comédies tristes ; puis, quand votre gaieté factice est épuisée, vous tombez dans le drame, vous nous racontez avec une chaleur et une énergie puissantes, l’histoire lamentable de cette maison déshonorée et troublée à jamais par un article de journal. Ce drame accompli, vous passez à un autre drame. Vous faites intervenir une seconde victime du journal : l’artiste vient après l’homme politique afin que pas un n’en réchappe, afin que pas un ne manque au souper de l’ogre quotidien. En bonne comédie, ceci est une faute ; il faut savoir prendre son parti entre le rire et les larmes, entre l’indignation et l’ironie. Vous voulez faire une comédie, faisons une comédie ; vous voulez faire un drame, faisons un drame ; vous voulez que le journal dévore un ministre, corps, âmes, biens et honneur, mangeons du ministre ; vous voulez lui jeter tout vivant un grand artiste, à la bonne heure ! dépeçons le grand artiste. Mais pourtant ne mêlons pas ces larmes et ces rires, ne faisons pas toutes ces exécutions le même jour, et gardons tout au moins un petit cadavre pour la faim de demain30.
Delphine de Girardin fait de L’École des journalistes une sorte de mosaïques de tons, de faits et d’intertextes. La pièce, d’une grande violence satirique, s’appuie sur la structure même du journal, ce qui est une caractéristique des « pièces journalistiques », si l’on peut risquer cette catégorie, les vaudevilles-revues se présentant souvent sous la forme d’une succession discontinue de tableaux. Le très intéressant article d’Amélie Calderone, dans notre dossier, montre de plus comment la publication d’extraits choisis de la pièce dans La Presse revivifie les nœuds polémiques de la pièce : « La "scène" médiatique se fait ainsi véritable relais de la scène théâtrale, en offrant une tribune à des textes qui n’ont pu trouver planches pour être joués31 ».
Cary Hollinshead-Strick a étudié pour sa part le cas curieux d’un vaudeville de 1845, Les Pommes de terre malades qui met en scène pour se moquer l’extravagante et exagérée campagne publicitaire lancée par le journal L’Époque pour sa promotion. Les blagues sont tellement insistantes que Cary Hollinshead-Strick en vient à se demander s’il ne s’agit pas d’un nouveau type de campagne publicitaire commanditée par L’Époque : la publicité négative. « Tout suggère que la nouveauté de cette pièce à succès réside en sa capacité à démontrer que même l’insulte peut servir de promotion32. »
La pièce Les Effrontés d’Émile Augier, représentée en 1861, est beaucoup plus connue. Le journal y est présenté comme un moyen de spéculation moderne dans le cadre d’une satire plus générale des milieux financiers. La réception houleuse de cette pièce révèle cependant, selon l’analyse de Jean-Claude Yon, les difficultés que peut éprouver un dramaturge à prendre la presse comme sujet de pièce au XIXe siècle du fait de la collusion entre journalisme et théâtre et de la « prétendue solidarité entre tous les gens de lettres33 ».
Dans Les Deux Canards, vaudeville de Tristan Bernard représenté pour la première fois en 1913, par suite d’une double intrigue amoureuse, un journaliste Montillac se retrouve dans un village à écrire les premiers-Paris de deux journaux concurrents et de partis opposés. Comme sa double identité est protégée par un pseudonyme, Gelidon, cette mécanique donne lieu à de savants quiproquos qui se suivent dans une adroite mécanique. L’ensemble de la pièce joue sur un topos : la capacité des journalistes à changer d’opinion comme de journal. Ultimement, Montillac, rédacteur des premiers-Paris du Phare est forcé de provoquer en duel son alter ego Gelidon, rédacteur de La Torche, ce qui ne laisse pas de poser un certain nombre de problèmes techniques, on s’en doute. Là encore le quiproquo, moment attendu du vaudeville, est servi par un phénomène structurel de la presse : ces identités multiples de journalistes nourrissent l’intrigue vaudevillesque faisant de cette pièce, aux marges ultimes de notre corpus, une grande réussite.
Constructions médiatiques de types et de lieux emblématiques
Autre phénomène de reflet : le journal est aussi le lieu d’une construction de toute une typologie et d’une taxinomie théâtrales. Le journal cristallise les fonctions en types (la portière des actrices, l’actrice, le débutant, le premier rôle, le protecteur, la première amoureuse, l’actrice surnuméraire, la mère d’emprunt), les lieux topiques (les foyers, les coulisses, le boulevard) en espaces symboliques et les relations humaines en scènes. Ces motifs sont travaillés dans divers lieux du journal. Dans les années trente, on trouve notamment des études de mœurs feuilletonesques qui seront développées dix ans plus tard dans Les Français peints par eux-mêmes et dans la littérature physiologique. Sous le second Empire, ces types sont retravaillés dans les nouvelles à la main, très nombreuses dans la presse boulevardière et mondaine. Jules Claretie tient ainsi la rubrique des échos de Paris au Figaro en 1865. À la même date, A. Dupeuty y fait le Petit courrier du théâtre, Adrien Marx y tenant les Propos du jour. Par exemple, dans la série des Propos du jour du 16 mars 1865, on trouve cette anecdote qui file le type du figurant :
X est un pauvre diable d’acteur qui n’a jamais joué plus de dix lignes dans une pièce.
Il crée en ce moment un rôle de domestique, et il apporte au quatrième acte une lettre sur un plateau ;
Hier, son directeur le trouve dans les coulisses, la figure bouleversée, l’air anéanti.
Eh ! bon dieu, X qu’avez-vous.
Ah ! ne m’en parlez pas, fait X, le public n’est qu’un ingrat. Tous les efforts qu’on fait, vous croyez qu’il les apprécie ? Ah ! bien, oui. Je suis entré en scène, j’ai tendu la lettre à M. Munié – j’ai dit : une lettre pressée, monsieur le comte.
Eh bien !
Eh bien ! je regardais la salle - oh ! je la regardais ! Mais croyez-vous qu’à eux tous les spectateurs n’ont pas eu un sourire !
Cette typologie est également travaillée dans l’article de critique mais aussi par le roman-feuilleton qui s’approprie cette grammaire et la détourne. On peut penser au Capitaine Fracasse de Gautier ou évidemment à Pierre qui roule de George Sand.
Ill. 10. Pierre qui roule, dans la Revue des deux mondes, juin 1869.
Les six épisodes de Pierre qui roule de George Sand, « roman comique » paru en feuilleton dans la Revue des deux mondes de juin à septembre 1869 (ill. 10), proposent un parcours géographique et social, menant du foyer de l’Odéon au misérable « chariot de Thespis » d’une troupe de comédiens ambulants. Dans celles-ci, se trouvent déclinés tous les emplois dramatiques formant une troupe complète, apte à jouer la comédie, le drame et le mélodrame au milieu du XIXe siècle : le « financier », le « raisonneur », les « brigands de mélodrame », les « grandes coquettes », les « jeunes premiers », le « niais », sans oublier le « Frédérick-Lemaître ». Mais ces emplois sont redoublés par des types forgés par George Sand, forte de son expérience de femme de théâtre acquise sous le Second Empire. Le premier rôle, Lambesq, est le cabotin qui parasite le jeu de ses collègues en scène et récite à la fois les répliques du Comte et celles de Suzanne dans Le Mariage de Figaro, laissant sa partenaire muette : « […] à l’heure de la représentation, personne ne savait quelle folie il allait improviser pour se mettre en évidence et tâter le spectateur récalcitrant par un soulignage obstiné de mots, de regards et de gestes, qui n’était pas toujours approuvé, mais qui forçait tous ses camarades déroutés à lui céder le monopole de l’effet34 ». Lucinde est la « coquette » dont la carrière est freinée par la longueur excessive de son appendice nasal : « Isabelle Champlein, dite Lucinde, représentait les grandes coquettes. Elle était fort belle, sauf qu’elle avait le nez trop long. Ce nez n’avait jamais pu être engagé à Paris ; une disgrâce physique condamne à la province à perpétuité beaucoup de talents réels35. » Purpurin est l’exemple du comédien involontairement naturel dans la sottise du Niais : « Purpurin s’utilisait quand même sur la scène ; il jouait les niais, et il les jouait tellement à contresens, prenant l’air capable qui lui était naturel pour rendre la naïveté de son personnage, qu’il arrivait, à son insu, à être très comique36. » Pierre Laurence, héros du roman, est quant à lui l’exemple du comédien manqué, trop lucide et trop intelligent pour s’abandonner au jeu. Le roman-feuilleton dévoile dans les pages de la Revue des deux mondes l’envers du décor, les coulisses de la vie théâtrale en province et à l’étranger, l’âpreté des réalités économiques et sociales chez les pauvres et médiocres cabotins condamnés à l’obscurité.
Peut-être peut-on évoquer aussi ici le portrait du journaliste en saltimbanque, assimilation appelée à une longue postérité, qui constitue une autre forme de réflexion dialectique par la presse du monde des spectacles et réciproquement. Mathilde Bertrand montre ainsi, dans le dossier, comment Barbey d’Aurevilly se dépeint en « écrivain-comédien », voire en écrivain-clown. Il « glorifie la grâce et la force [du] clown dont la danse étourdissante offre à l’homme de lettres un parfait modèle de style37 ». Cette métaphore paradoxale, qui convoque plus nettement l’univers circassien que l’espace théâtral, est développée à la même époque par un Baudelaire, un Vallès ou un Banville38.
Échanges
Le troisième volet des rapports entre presse et scène concerne les échanges poétiques, éditoriaux, génériques. Des phénomènes poétiques jusque-là peu étudiés, mais fondamentaux, s’expliquent par la proximité entre les deux champs. On évoquera le journal comme support éditorial pour le théâtre, la question des illustrations périodiques et de leur rapport avec le spectacle, la mutation des écritures théâtrales sous la pression médiatique, le relais médiatique des phénomènes dramatiques, la théâtralisation des écritures de presse, et enfin la circulation de figures médiatico-théâtrales.
Le journal comme support éditorial
La presse se fait d’abord support éditorial pour bien des pièces de théâtre au XIXe siècle, que celles-ci relèvent du « spectacle dans un fauteuil » ou du « théâtre impossible », ou cherchent l’appui publicitaire du périodique. Plusieurs cas de figure apparaissent en effet, faisant du journal tantôt un substitut à la scène, tantôt un soutien à la pièce mal reçue ou censurée, tantôt un lieu d’invention esthétique et dramaturgique.
Le drame Molière de George Sand offre l’exemple d’un échec à la scène rattrapé par le journal. La pièce, créée le 10 mai 1851, n’a pas rencontré le public populaire espéré au théâtre de la Gaîté, malgré les nombreuses coupures effectuées par la dramaturge. Par l’intermédiaire de Pierre-Jules Hetzel, Sand vend ses droits au quotidien Le Pays et y fait paraître sa pièce, rétablie dans sa version intégrale en 5 actes et découpée en feuilletons, du 2 au 20 juin 1851. Le drame est précédé d’un avant-propos inséré dans le numéro du 30-31 mai 1851 où Sand justifie son obstination à offrir sa pièce au rez-de-chaussée du journal à défaut des planches, au nom de la défense et illustration du « grand Molière ».
Dans le cas de L’École des journalistes, comme on l’a vu, la pièce censurée est offerte sous forme de fragments dans le feuilleton de La Presse du 7 décembre 1839 puis publiée très rapidement en librairie. Delphine de Girardin explique ces choix : « Après les bruits étranges que l’on avait fait courir à propos de cette comédie, un tel refus [i.e. la censure] était une accusation et l’auteur devait se hâter d’y répondre en publiant son ouvrage39 ».
La publication d’une pièce en feuilleton peut aussi constituer un choix d’auteur, bien décidé à « dire adieu à la ménagerie » comme Musset ou Sand sous la monarchie de Juillet, dans les pages de la Revue des deux mondes. Là peut se développer une dramaturgie éclatée, libérée des derniers canons du classicisme, des contraintes matérielles de la scène, des exigences de succès immédiat auprès d’un public routinier : le drame romanesque Gabriel, de George Sand, ou son drame fantastique des Sept Cordes de la lyre, en 1839, ou son roman historique dialogué Cadio en 1867 trouvent dans la Revue des deux mondes un espace de liberté et d’expérimentation. De même, sa petite pièce politique Le Père-va-tout-seul mène la lutte de Sand face à une loi anti-mendicité dans les colonnes de L’Almanach populaire pour 1845. Certains genres dramatiques tels que le proverbe et les scènes historiques, destinés pour le premier aux théâtre de société et pour le second à la lecture, s’épanouissent particulièrement dans le périodique. La Revue de Paris, en 1830, publie ainsi le proverbe de Scribe La Conversion, ou à l’impossible nul n’est tenu, les proverbes de Théodore Leclercq Le Comité directeur et La Matinée d’un prélat, ou les scènes de Loève-Veimars Trop tard. Claudine Grossir étudie, dans le présent dossier, ce cas particulier, dramatiquement et esthétiquement fécond, des « scènes historiques », un genre né dans les colonnes du journal Le Globe, sous la Restauration. La presse se fait ici « lieu de réflexion théorique, laboratoire d’essais littéraires, accueillant à la fois les œuvres et leur réception critique », un périodique parvenant ainsi « à modifier le paysage littéraire dans les dernières années 182040 » – on sait le rôle joué par les scènes historiques de Mérimée ou Loève-Veimars dans la constitution dramaturgique du drame romantique.
La presse se fait bien le creuset d’écritures neuves, également lorsque les circonstances historiques exceptionnelles transforment une rubrique journalistique en support d’un genre poétiquement inédit. Comme l’étudie ici Édouard Galby-Marinetti, le siège de Paris et la fermeture des théâtres qui en résulte contraignent Théodore de Banville à nourrir son feuilleton dramatique du National d’un matériau et d’une forme adaptés à l’événement ; ce seront les poèmes des Idylles prussiennes : « Quotidienneté surdimensionnée, la vie parisienne s’est métamorphosée, changeante à chaque instant, incertaine et fluctuante. Pour répondre à cette nécessité, l’écriture doit approcher la diversité et l’instantanéité des sujets, elle sera essence du monde passant et évanescence de l’éternel humain. Elle sera mots sonores, souffle des lèvres, commentaire de la rue41. »
Le théâtre est aussi présent dans les colonnes des journaux et des revues sous des formes plus convenues, et cela pour des raisons diverses, qui peuvent être d’opportunisme éditorial. La publication en feuilleton vient ainsi contester une version scénique tronquée et rétablir la version originale : Mercadet de Balzac paraît dans la presse, dans Le Pays, dans une version en 5 actes, au moment où Le Faiseur, version signée Adolphe d’Ennery de la même pièce, est offert au Gymnase. La pré-publication d’un extrait prend surtout une valeur publicitaire au moment de l’édition de la pièce : en 1896, la publication d’Amoureuse de Porto-Riche est lancée par l’insertion de la scène VI de l’acte II au rez-de-chaussée du Figaro, présentée en ces termes (ill. 11) :
On n’a pas oublié l’audacieuse comédie de M. Georges de Porto-Riche et le succès retentissant qu’obtint à l’Odéon cette étude d’un homme qui défend son travail contre l’amour trop absorbant de sa femme. Nos lecteurs nous sauront gré de leur offrir la scène la plus émouvante de cette pièce dont la brochure paraît demain mercredi chez Ollendorff42.
Ill. 11. Amoureuse, comédie de Porto-Riche, publication d’un extrait (acte II, scène vi) au rez-de-chaussée du Figaro, 15 mai 1894. Cliché BNF.
Notons d’ailleurs que la publication intégrale des pièces en feuilletons pose des problèmes de coupes et de scansions similaires à ceux du roman et qu’il faudrait étudier43.
Texte théâtral et images de spectacle
Certains organes de presse, à partir du moment où se développe l’illustration, ont pour mission de devenir « l’œil du lecteur qui ne peut assister à la représentation afin de le transformer en spectateur virtuel44 ». L’Illustration, comme le montre Marie-Laure Aurenche dans le dossier, est le premier organe de presse à donner la primauté aux images en diversifiant les perspectives : aux tableaux des scènes importantes des drames de Dumas, l’hebdomadaire illustré ajoute des gravures du Théâtre de Dumas (le bâtiment) mais aussi du château de Marly-le-Roi que Dumas se fait construire45. Ces organes de presse suivent les progrès des techniques de reproduction des images. La Revue théâtrale illustrée publie des illustrations de grand format d’excellente qualité mais Paris-Théâtre est le premier journal de spectacle à recourir dans chaque numéro à la photographie. Cependant, il faut attendre la fin du XIXe siècle pour qu’un journal de spectacle soit entièrement construit autour de la photographie. Créé en décembre 1897, Le Théâtre révolutionne la presse de spectacle. Mensuel puis bimensuel, Le Théâtre – qui ne disparaît qu’en 1921 – utilise les techniques de la maison Goupil dont on connaît le rôle essentiel dans la diffusion des œuvres d’art par la reproduction photographique. Avec ses couvertures en couleur et son papier glacé, c’est une revue de luxe qui fait appel à des collaborateurs prestigieux. Grâce à l’électrification des théâtres, des clichés peuvent être désormais pris dans les salles. À côté de ces organes spécialisés, la presse généraliste illustrée fait également une large part au spectacle et tente de trouver un équivalent visuel comme telle couverture de L’Univers illustré. Cette grammaire illustrative a sans doute d’ailleurs une influence sur d’autres types d’illustrations de presse ; ainsi, les illustrations de roman-feuilleton donnent parfois à leurs personnages des poses exagérément dramatiques qui paraissent inspirées par la presse spécialisée de théâtre.
Formes dramatiques
Les formes et les genres dramatiques se trouvent affectés par le développement de la culture médiatique et de l’écriture journalistique. L’influence du périodique sur la création dramatique se repère le plus nettement dans le genre spectaculaire de la revue théâtrale de fin d’année. Celle-ci transforme la scène des théâtres secondaires, et bientôt des cafés-concerts puis du music-hall, en véritable journal parlé et chanté, mis en musique et en images. L’éclatement des numéros au sein d’une intrigue prétexte, très lâche, peut correspondre à la juxtaposition des rubriques dans le quotidien ; il transforme la réception de la pièce : la sacro-sainte unité organique de l’action cède devant l’exigence de renouvellement constant de l’intérêt, assuré par le déroulement fragmenté du spectacle de revue, au gré des actualités de l’année écoulée, mise en mouvement et en images. Dans ce genre de pièces données fin décembre et ouverte à toutes les nouveautés de l’année civile passée, la création d’un journal peut faire l’objet d’un tableau allégorique ou d’un couplet chanté. Le Mousquetaire d’Alexandre Dumas est célébré dans L’Esprit frappeur, « revue de 1853 en cinq tableaux » de Clairville et Cordier (théâtre du Palais-Royal) :
[…] n’oublions pas Melle Cico, habillée d’une façon charmante, qui est venue chanter dans le vaudeville final quatre vers tout à fait galants, où il est dit que, chaque nuit, les belles s’endorment avec un Mousquetaire. (Je souligne par pudeur le mot Mousquetaire, pour que l’on comprenne bien que c’est avec un numéro du journal […])46.
Une cinquantaine d’années plus tard, en 1909, c’est la revue Comœdia illustré qui a les honneurs de la revue dramatique, comme le révèle le n° 2, sous le titre « Une Revue de Théâtre dans une Revue de Music-Hall » ; le jeu des italiques et des caractères romains permet d’opposer la revue dramatique et son personnage-allégorie dans la revue scénique :
M. Jacques Redelsperger a fait, de Comœdia illustré, un des personnages importants de la féerie-revue que viennent de monter à l’Olympia, avec un luxe somptueux, MM. de Cottens et Marinelli. […] Mlle J. Demony, à qui Dame Nature, en veine de générosité, a permis de posséder l’art difficile de remplir congrument un maillot, représente une Comœdia illustré, dont Comœdia illustré ne peut que grandement s’honorer. […]
Comœdia illustréest pour Comœdia illustré de la plus exquise urbanité. Ce qui permettrait aux grincheux d’affirmer : On n’est jamais si bien servi47…
Les « grincheux » n’ont-ils pas raison de voir là un échange de procédés (publicitaires) bien orchestré ? L’importance de ce « premier spectacle de l’ère médiatique », comme l’appelle Romain Piana dans son étude ici proposée, dépasse toutefois les seuls protocoles de la réclame mutuelle entre presse et scène : « La dramaturgie du cadrage et de l’exhibition satirique propre au genre est propice à l’installation d’un dispositif intermédial qui se présente par analogie avec la presse ou la caricature » - et Romain Piana d’envisager dans sa contribution « un certain nombre d’interactions concrètes entre le spectacle de la revue et le modèle de la presse et de l’imagerie périodique48. »
Plus largement, les scènes secondaires du mélodrame et du vaudeville puisent dans les périodiques contemporains quelques-uns de leurs sujets, empruntés à l’actualité politique, géopolitique et, surtout, aux faits-divers du moment. La scène est prompte à s’emparer d’une affaire, d’un crime ou d’un simple fait social ou scientifique traités à la une des journaux, transportés à l’affiche du Vaudeville, des Variétés ou de la Gaîté. Le sous-genre du « vaudeville anecdotique » illustre la capacité du théâtre à exploiter sous forme de scénario et de spectacle une anecdote ténue, destinée dans le journal à aimanter les imaginations et alimenter les conversations. Une invention récente ou un divertissement en vogue, décrits dans les colonnes du journal, se fait ainsi matériau vaudevillesque, telles l’invention du vélocipède (Les Vélocipèdes d’Eugène Scribe aux Variétés en 1818) ou la nouvelle attraction de Tivoli (Les Montagnes russes, ou le Temple de la mode, de Scribe, Charles-Gaspard Delestre-Poirson, Henri Dupin au Vaudeville en 1816). De son côté, le mélodrame puise volontiers dans la chronique criminelle, à l’origine du sous-genre des mélodrames policiers et judiciaires : l’Affaire du courrier de Lyon (la célèbre attaque de la malle-poste, sous le Directoire) inspire à Boirie, Pujol et Daubigny Le Courrier de Naples en 1822 (Panorama-Dramatique), et revient en 1850 sous son titre originel du Courrier de Lyon, signé Moreau, Siraudin et Delacour (Gaîté). Ces mélos, participant de la culture médiatique du crime, prennent un nouvel essor avec la traduction des romans de Conan Doyle ou la parution des œuvres d’Émile Gaboriau sous le Second Empire. Après Les Étouffeurs de Londres, ou la Taverne des sept cadrans de Paul Foucher et Adolphe Jaime en 1847 (Gaîté), on verra, du même auteur, Les Rôdeurs du Pont-Neuf en 1853 (Théâtre Beaumarchais) ou, sous la plume de Deslys et Barbara, Le Pont-Rouge, la même année à la Gaîté (ill. 12).
Ill. 12. Le Pont-Rouge, mélodrame en cinq actes et huit tableaux, par MM. Ch. Deslys et Ch. Barbara, frontispice de l’édition du Magasin théâtral, s.d. [1858]. Collection personnelle.
Les échanges entre sujet dramatique et matériau journalistique sont parfois plus complexes et profonds, fondés sur une contamination du drame publié en périodique par le périodique lui-même. C’est ce qu’explore Yvan Daniel avec l’exemple du La Fille du ciel de Judith Gautier et Pierre Loti : « ce drame est originellement publié en plusieurs livraisons dans la Revue des deux mondes, au printemps 1911, dans une période où il fait écho à l’actualité la plus récente de la Chine. Ensuite […], sa genèse s’explique en partie par la presse, et notamment la presse illustrée : les auteurs empruntent certains "tableaux", certains personnages typiques ou historiques à des sources journalistiques […] ». Entre presse et scène se constituent et se figent des « images de convention49 », à la fois produits et aliments des représentations collectives en un moment de l’histoire moderne.
Relais médiatique des phénomènes dramatiques
Les interactions entre presse et scène peuvent se concentrer sur la vie théâtrale elle-même dans son développement artistique, en particulier dans la lente conquête de la « mise en scène » comme discipline placée au-delà du simple artisanat pratique confié au régisseur. Le journal se fait support éditorial non seulement du texte dramatique, volontiers publié en feuilleton, on l’a vu, mais aussi de la mise en scène dans ses premières manifestations scripturaires et iconographiques. Le périodique accompagne le mouvement généralisant l’enregistrement sur papier des mises en scène préparées par les régisseurs de théâtre, diffusées en province auprès des troupes fixes ou ambulantes des départements, tantôt sous forme de livrets indépendants, tantôt dans les pages mêmes des journaux spécialisés. Sylviane Robardey-Eppstein est pionnière dans l’analyse de ces « notes de mise en scène » sur « papier journal », jusqu’à présent étudiées dans les seuls livrets édités et de préférence pour le théâtre lyrique ; elle révèle, dans ce dossier, le « rôle fondateur de la presse dans la mise en place d’une nouvelle façon d’envisager le fait théâtral et sa transcription, ce qui, par truchement, a assuré sa pérennisation ». Tout en éclairant encore une fois une communauté profonde d’intérêts entre presse et scène, « ces notations [de mise en scène] s’imposent comme des témoignages significatifs pour la constitution d’une historiographie des spectacles et de l’art scénique50. »
En dehors des journaux spécialisés tels le Gil-Blas ou le Journal des Comédiens proposant de déployer sur le papier toute la machinerie théâtrale comme les déplacements d’acteurs, la presse accompagne par ses discours critiques et ses représentations symboliques la naissance du metteur en scène moderne, confondu avec la figure d’Antoine au Théâtre-Libre à partir de 1887. Selon Alice Folco, « la presse joue, à l’évidence, un rôle fondamental dans cette reconnaissance progressive d’une pratique assez nouvelle pour que l’on voie apparaître, autour de 1800, un vocabulaire nouveau pour la désigner51 ». Journaux et revues se font ici chambres d’écho et d’enregistrement des mutations les plus profondes, souvent souterraines et complexes, d’un art – mutations que le périodique peut non seulement refléter, mais aussi accompagner, freiner par ses discours critiques, ou bien précipiter.
C’est un phénomène semblable, plus resserré dans le temps, qu’examine Anne Pellois dans ce dossier, à partir des petites revues d’avant-garde qui, à la fin du XIXe siècle, se constituent en unique (ou presque unique) lieu de reconnaissance du symbolisme à la scène. « Ce sont les "petites revues" qui vont servir de tribune à ces "théâtres d’à-côté", instaurant ainsi un lien tout à fait particulier entre la marge de la presse et l’avant-garde théâtrale52. » On quitte ici les grandes orgues de la presse nationale à grand tirage. Leurs feuilletonistes officiels, tel Francisque Sarcey, se montrent souvent aveugles face à la nouveauté dramatique du symbolisme ou du naturalisme comme des théâtres étrangers : ils préfèrent reconduire les formes convenues d’un théâtre connu, de consommation de masse, propre à une civilisation urbaine commune à la presse et à la scène. Une alliance objective, en revanche, rapproche les marges médiatiques et artistiques dans un mouvement de reconnaissance et de promotion réciproques.
Théâtralisation des écritures de presse
La presse, dans un mouvement dialectique, invente des petits genres dramatiques, micro-spectacles dans un fauteuil, présents très tôt dans le siècle et dont le succès ne se démentira pas : la fin du siècle sera aussi le réservoir de saynètes humoristiques. Précisons qu’il faut distinguer ce phénomène d’un autre, plus général, qui est la dimension orale de la presse au XIXe siècle et qui est sensible par exemple dans l’importance de la conversation de salon ou du genre de la causerie. Par théâtralisation, nous désignons bien une mise en forme dramatique qui passe par une présentation typographique théâtrale de l’action avec notamment indication du personnage qui prend la parole en tête de ligne, présence de didascalies, parfois indication d’un lieu, d’un temps et souvent présence sinon d’un intertexte du moins d’un effet de proximité textuelle. Ce phénomène concerne des articles référentiels comme la chronique judiciaire ou la chronique parlementaire. Amélie Chabrier montre ainsi que le chroniqueur judiciaire à travers son compte rendu propose généralement une mimèsis formelle du texte théâtral même si l’on constate qu’à la fin du XIXe siècle, les modes de restitution se diversifient : « les journaux sérieux continuent de publier largement les échanges qui ont lieu dans le prétoire, alors que la petite presse tend plutôt à narrer la scène, en introduisant seulement quelques répliques percutantes53 ». Corinne Saminadayar-Perrin prouve quant à elle que la chronique parlementaire, « entre mise en intrigue, écriture dramaturgique et éthique du témoignage », nécessite de « ciseler les échanges, d’orchestrer les mots d’esprit, de mettre en valeur l’acmé d’un discours ». Dans l’étude qu’elle présente des chroniques parlementaires de Zola (1870-1872), Corinne Saminadayar-Perrin montre cependant que cette scénographie peut se mettre au service de la vérité : « la chronique parlementaire, en combinant mise en intrigue et inspiration dramaturgique, rend son instabilité foncière à l’histoire immédiate sans renoncer aux impératifs de l’interprétation54 ». La théâtralisation concerne évidemment aussi des textes plus fictionnels dont la fonction est parfois indécise dans le journal. Leur rôle de divertissement est évidemment essentiel dans une société où la mise en scène typographico-dramatique renvoie immédiatement à l’univers du loisir, mais beaucoup de ces fictions, notamment dans les journaux sous surveillance (petits journaux sous la Restauration et sous l’Empire) peuvent avoir une fonction parabolique, c’est-à-dire politique et permettre de dire de manière cryptée l’indicible. N’oublions pas également la valeur sociologique de ces petites saynètes qui explorent le social et en dressent la taxinomie. « Dans cette tension entre le lyrique, le scénique et le journalistique, la saynète se trouve récupérée comme code culturel communément partagé, susceptible d’aider à déchiffrer / défricher l’actualité tout en la recréant par transposition et gauchissement volontaire des dires et des faits55 ». Parfois ces saynètes constituent même la matrice d’un sous-genre théâtral comme le montre Clara Sadoun-Édouard avec les nouvelles dialoguées de La Vie Parisienne, revue mondaine et libertine créée par Marcelin en 1863. Il s’agit de courtes intrigues faites de réparties fines, énoncées dans un contexte mondain et libertin mettant en scène des personnages récurrents de la vie mondaine : « le viveur, l’ingénue libertine, la femme de plaisir ». Or les auteurs mondains de ces petits dialogues, Meilhac, Halévy, Lavedan, Hermant, vont, à partir de ces nouvelles, créer de véritables pièces jouées au Gymnase, au Palais-Royal. C’est le théâtre de La Vie parisienne dont le creuset est le journal et qui connaît un grand succès jusqu’à la guerre : « Ces passages à la scène sont autant de succès que La Vie parisienne relève avec délectation, en revendiquant à chaque fois ses droits à la paternité56. »
Il faudrait explorer ces écritures de presse théâtralisées pour en faire l’histoire et la poétique. Des lieux et des formes apparaissent et se développent : la saynète du journal satirique, la nouvelle à la main ou l’histoire drôle, les micro-formes de première page dans les quotidiens de la fin-de-siècle – pensons à Alfred Capus qui crée de petites saynètes dans Le Figaro entre 1894 et 1904 sous son nom et dans L’Écho de Paris sous le pseudonyme de Graindorge –, les légendes des caricatures et des dessins dans la presse illustrée. Elles sont de plus nourries par l’intertexte avec la scène d’époque et le théâtre classique. Que l’on pense à la célèbre caricature de Daumier du Charivari du 27 mars 1841, significativement légendée « Rodrigue as-tu du cœur ? » (ill. 13).
Ill. 13. Honoré Daumier, « Physionomies tragico-classiques », Le Charivari, 6 avril 1841
Reprises et adaptations de figures et de textes journalistiques/dramatiques
Évoquons pour finir ces figures qui circulent entre presse et scène pendant tout le siècle et qui montrent la perméabilité de ces deux milieux et leur capacité à fabriquer ensemble de la mythologie. Pensons par exemple à la bohème, à Rodolphe et à Mimi-Pinson. Le meilleur représentant de ces figures mythiques est bien entendu Robert Macaire qui circule entre la scène et le journal57. Robert Macaire est d’abord le héros d’un mélodrame classique intitulé L’Auberge des Adrets (1823) dû à la plume de trois auteurs Antier, Lacoste et Chapponnier et magistralement joué par Frédérick Lemaître. Il incarne le bandit mais à contre-emploi, en faisant une sorte de personnage-bouffon (ill. 14).
Ill. 14. Photographie anonyme de Frédérick Lemaître en Robert Macaire.
Ce personnage connaît un tel succès qu’il ne cesse ensuite de reparaître au théâtre dans de multiples suites dont la plus connue est celle de 1834, Robert Macaire, au théâtre de la Folie-dramatique. Le voleur devient un escroc plus patenté, apte à tirer avantage de tout commerce et de toute industrie, et à faire de n’importe quel naïf un M. Gogo. La presse se fait la caisse de résonance de ce succès du personnage qui est novellisé en 1833 par Raban puis connaît une mutation transmédiale en devenant sous la plume de Daumier le héros récurrent de cent et une caricatures du Charivari d’août 1836 à novembre 1838. À côté de caricatures qui proposent des illustrations de la geste classique, avec le plaisir évident de la redécouverte, Daumier offre un nouveau panorama des positions sociales occupées par Macaire, chacune reflétant l’escroquerie et l’affairisme du personnage : Robert Macaire médecin, journaliste, actionnaire (ill. 15).
Ill. 15. Honoré Daumier, « Un mariage d’argent », Les Cent et un Robert Macaire. / Honoré Daumier, « Caricaturama n° 1 », Le Charivari, 20 août 1836 (« Bertrand, j’adore l’industrie… Si tu veux, nous créons une banque, mais là, une vraie banque !… Capital cent millions de millions, cent milliards de milliards d’actions. Nous enfonçons la banque de France, nous enfonçons les banquiers, les banquistes, nous enfonçons tout le monde ! – Oui, mais les gendarmes ? – Que tu es bête Bertrand, est-ce qu’on arrête un millionnaire ? » Collection personnelle.
Or si Daumier renouvelle considérablement la thématique macairienne en faisant évoluer la position sociale du personnage, en l’embourgeoisant, en le modernisant, il respecte la structure globale sur laquelle reposait le comique : sérialité, création collective (Philipon écrit les légendes), plasticité du type, manque d’auctorialité. Daumier ne s’impose pas comme l’auteur de Macaire, comme les autres créateurs, il l’accompagne dans une nouvelle aventure générique. Le héros est devenu un mythe que la presse et la scène encouragent encore durant tout le siècle comme incarnation exemplaire de l’époque. Pendant près d’un siècle, cette icône circule et incarne grâce à sa médiatisation un certain esprit national.
Voici donc, en guise de prologue, l’état de nos connaissances sur les relations croisées et complexes entre presse et scène au XIXe siècle. Précisons encore que nous considérons que ce chantier est un work in progress et que nous sommes prêts à accueillir à côté des communications publiées ici de nouvelles contributions qui mettraient à jour régulièrement ce dossier. Il suffit de nous faire parvenir vos articles qui seront expertisés par nous-mêmes et par le comité scientifique de Medias19.
(Université Lyon 2, UMR LIRE / CNRS-Lyon 2)
(Université Montpellier 3, RIRRA 21)
Notes
1 Hélène Laplace-Claverie, Sylvain Ledda, Florence Naugrette (dir.) Le Théâtre français au XIXe siècle, Anthologie de L’Avant-Scène Théâtre, 2008 ; Christophe Charle, Le Théâtre en capitales, Paris, Le Seuil, 2009 ; Guy Ducrey, Tout pour les yeux, littérature et spectacle autour de 1900, Paris, PUPS, 2010 ; Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011 ; Jean-Claude Yon, Une histoire du théâtre à Paris. De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Aubier, 2012.
2 « Presse et scène au XIXe siècle », colloque international coorganisé par l’Université Paul Valéry Montpellier III, l’équipe RIRRA 21, l’IUF, l’Université Lyon 2 et l’UMR 5611 LIRE, 17-19 juin 2010.
3 Mariane Bury et Hélène Laplace-Claverie (dir.), Le Miel et le Fiel. La critique théâtrale en France au XIXe siècle, Paris, PUPS, 2008.
4 Voir Troisième partie, « Formes et matières journalistiques », « Les spectacles », La Civilisation du journal, op. cit., p. 1059-1075.
5 Voir Cahiers Alexandre Dumas, n° 36 et n° 36, « Alexandre Dumas, Le Théâtre-Historique », 2008 et 2009.
6 Voir Barbara T. Cooper, « Martainville, journaliste et auteur de théâtre (1776-1830) ».
7 Sylvain Ledda, « "Vous rendez les artistes si heureux par votre bienveillance". Notes sur Charles Maurice ».
8 La Presse, feuilleton du 25 septembre 1843. Sur les relations du feuilletoniste de Gautier au monde théâtral ou à ses propres créations dramatiques, voir Théâtre de poche de Théophile Gautier, éd. Olivier Bara, Paris, Classiques Garnier, 2011.
9 Voir, dans ce dossier, Marie-Hélène Girard, « Tombeau de Rachel ».
10 Octave Mirbeau, « La Critique de Théodora », le Gaulois, 29 décembre 1884.
11 Horace Raisson, Code du littérateur et du journaliste par un entrepreneur littéraire, Paris, Lhuillier, 1829, p. 184.
12 « Chronique de la quinzaine », 30 novembre 1832, Revue des deux mondes, p. 603.
13 Octave Mirbeau, « L’indiscrétion », Le Gaulois, 15 décembre 1884.
14 Marie Dorval, Lettres à Alfred de Vigny, recueillies et présentées par Charles Gaudier, Paris, Gallimard, nrf, 1942. Correspondance d’Alfred de Vigny, sous la direction de Madeleine Ambrière (Centre de Recherche, d’Étude et d’Édition de Correspondances du XIXe siècle de l’Université de Paris-Sorbonne), PUF, 1989-1997, tomes 2 (août 1830-septembre 1835) et 3 (septembre 1835-avril 1839). Voir Olivier Bara, « Le texte épistolaire comme source historique : les lettres de Marie Dorval à Alfred de Vigny (1833-1837), tableau de la vie théâtrale en province », dans Jean-Marc Hovasse (dir.), Correspondance et théâtre, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 163-174.
15 Voir Simon Jeune, « Un Poète et sa Reine de Théâtre : campagnes de presse et vers de circonstance », Bulletin de l’Association des Amis d’Alfred de Vigny, n° 8, année 1978-1979, p. 23-32 ; « Vigny, Dorval, Vert-Vert et La Gironde », Revue d’Histoire Littéraire de la France, janvier-février 1980, p. 27-59.
16 L’article de George Sand est repris dans Questions d’art et de littérature en 1878 (rééd. Henriette Bessis et Janis Glasgow, Paris, Des femmes/Antoinette Fouque, 1991).
17 Sarah Mombert, « Les échos de la scène. Les coulisses du milieu théâtral dans les journaux d’Alexandre Dumas ».
18 Odile Krakovitch, « Une seule et même répression pour le théâtre et la presse au XIXe siècle ? ».
19 Revue des deux mondes, 1er décembre 1832, Nouvelle Série, tome 8, p. 603.
20 Voir Maurizio Melai, « La querelle politique des Enfants d’Édouard dans la presse de 1833 ».
21 Les Papillotes, « Prospectus », 4 octobre 1841.
22 Esméralda, 15 septembre 1836.
23 Ibid.
24 La pièce a été rééditée, présentée par Jean-Claude Yon, dans Orages. Littérature et culture, 1760-1830, n° 9, mars 2010, p. 191-237.
25 Pour d’autres exemples de représentations théâtrales de la presse et des journalistes de la fin du XVIIe au tout début du XIXe siècle, voir Francis Moureau, La Plume et le Plomb. Espaces de l’imprimé et du manuscrit au siècle des Lumières, Paris, PUPS, 2006, p. 363-383.
26 Alfred de Vigny, Chatterton, acte III, scène vii, dans Œuvres complètes de Vigny, tome I, éd. François Germain et André Jarry, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1986, p. 809.
27 Eugène Labiche, L’Affaire de la rue de Lourcine, scène 7, Paris, Gallimard, Folioplus classiques, 2007, p. 23-24.
28 Giovanna Bellati, « Le journalisme sur la scène entre comédie de mœurs et vaudeville ».
29 Jules Janin, Lettre à madame Émile de Girardin, L’Artiste, 1839, série 2, tome IV, p. 181.
30 Ibid., p. 187.
31 Amélie Calderone, « Petits arrangements entre époux. De la scène théâtrale à la scène médiatique : l’exemple de la publication de L’École des journalistes dans La Presse de Girardin ».
32 Cary Hollinshead-Strick, « La campagne publicitaire de L’Époque en 1845 vue par le vaudeville ».
33 Jean-Claude Yon, « Les Effrontés d’Émile Augier ou la presse du Second Empire à la scène ».
34 George Sand, Pierre qui roule, suivi du Beau Laurence, éd. Olivier Bara, Orléans, Paradigme, « Hologrammes », 2007, p. 71.
35 Ibid., p. 72.
36 Ibid., p. 74.
37 Mathilde Bertrand : « "Spirituel histrion" : Barbey d’Aurevilly, journaliste au temps des cabotins ».
38 Nous nous permettons de renvoyer à Marie-Ève Thérenty (dir.), Littérature et cirque, revue Autour de Vallès, 2012.
39 Delphine de Girardin, L’École des journalistes, préface, Dumont et Desrez, 1839, p. ii.
40 Claudine Grossir, « Le Globe, berceau d’un nouveau genre dramatique : la scène historique ».
41 Édouard Galby-Marinetti, « La féerie obsidionale, Banville au National (1870-1871) – De l’actualité à sa mimesis scénique ».
42 Le Figaro, 15 mai 1894.
43 Amélie Calderone s’y emploie, dans une thèse en cours de l’Université Lyon 2, consacrée au théâtre publié dans la presse de la monarchie de Juillet au début du Second Empire.
44 Jean-Claude Yon, « La presse théâtrale », dans La Civilisation du journal, op. cit., p. 378.
45 Marie-Laure Aurenche, « Le théâtre d’Alexandre Dumas dans “le Courrier de Paris” de L’Illustration (1843-1848 ».
46 « Revue dramatique » d’Alfred Asseline, Le Mousquetaire, 18 décembre 1853.
47 Comœdia illustré, n° 2, 15 janvier 1909, p. 76.
48 Romain Piana, « L’imaginaire de la presse dans la revue théâtrale ».
49 Yvan Daniel, « Les "affaires de Chine" sur la scène dans La Fille du Ciel de Judith Gautier et Pierre Loti ».
50 Sylviane Robardey-Eppstein, « Les mises en scène sur papier-journal : espace interactionnel et publicité réciproque entre presse et monde théâtral (1828-1865) ».
51 Alice Folco, « Images médiatiques du metteur en scène (1830-1900) ».
52 Anne Pellois, « Petites revues et théâtre d’à-côté : des affinités électives aux projections idéales ».
53 Amélie Chabrier, « Des drames du Palais aux tribunaux comiques : la théâtralité de la chronique judiciaire en question ».
54 Corinne Saminadayar-Perrin, « Les Guignols de Versailles : Zola, chroniqueur parlementaire (1870-1872) ».
55 Valérie Stienon, « Effets de parole vive. Poétique de la saynète illustrée dans la presse satirique des années 1830 » dans Elisabeth Pillet et Marie-Ève Thérenty (dir.), Presse, chanson et culture orale au XIXe siècle, Paris, Nouveau monde éditions, à paraître à l’automne 2012.
56 Clara Sadoun-Édouard, « La Vie Parisienne ou la mise en scène de la modernité ».
57 Voir Olivier Bara, « Le rire subversif de Frédérick-Lemaître/Robert Macaire, ou la force comique d’un théâtre d’acteur » et Marie-Ève Thérenty, « Un comique trans : Robert Macaire. Transmédialité et transgénéricité d'une figure nationale », revue en ligne Insignis, n° 1, « Trans(e) » (revue-insignis.com), p. 9-23 et p. 25-35.