Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Enquêtes sociales et romans des bas-fonds dans les années 1920

Table des matières

DOMINIQUE KALIFA

La question des « bas-fonds » de la société – que l’on définira comme un « état » à la fois moral, social et topographique né à la croisée de la misère, du « vice » et du crime – constitue de très longue date un motif majeur de représentation1. Les liens qu’il entretient avec les réalités sociales sont complexes. On ne peut de toute évidence le dissocier des problèmes de pauvreté, de marginalité, de délinquance, qui affectent les sociétés à des moments donnés, et plus encore des inquiétudes, des anxiétés, que ces difficultés suscitent chez nombre de contemporains. Le poids des contextes (économiques, sociaux, politiques) ainsi que la prégnance effective des pathologies urbaines constituent donc des clés essentielles, qui expliquent les phases de plus ou moins grande polarisation sur ces questions, et les journaux peuvent légitimement être considérés comme les indicateurs de ces variations. Mais la thématique des bas-fonds constitue aussi un motif fort et récurrent de nos imaginaires. Gueux, mendiants, misérables, prostituées, criminels, grands délinquants, détenus, bagnards, peuplent de leurs figures hideuses, pour partie réelles et pour partie fantasmées, l’envers – ou le dessous, et parfois même le « Milieu » – de nos sociétés. Ils en constituent le repoussoir, la part maudite (« classes d’hommes dégradés par la misère et par le vice », écrit le lexicographe français Pierre Larousse), mais aussi l’une des lignes de fuite symbolique et sociale. Les images, les chansons, mais aussi la littérature, sous ses différentes formes, constituent par tradition les principaux vecteurs de ces représentations. Mais le partage n’est évidemment pas aussi simple, entre des sources fiables qui rendraient compte du « réel » et des récits fictionnels qui seraient, pour leur part, en prise sur l’imaginaire. La culture imprimée, quel que soit le support qui la met en œuvre, établit rarement des relations mécaniques ou univoques entre le réel et sa figuration (ou vice versa), mais procède toujours d’un ensemble plus complexe de correspondances, qui relie entre elles des représentations de nature diverse. Entre les « enquêtes » journalistiques sur la misère et les bas-quartiers de la ville, qui prennent un essor considérable à compter de la fin du XIXe siècle, et les romans des bas-fonds, plus anciens, mais dont la fortune ne semble pas se tarir, s’étend une sorte de zone grise, dont l’hybridité interroge la capacité du récit journalistique à rendre compte des questions sociales et de leur évolution.

J’ai choisi pour rendre compte de ce phénomène d’examiner un ensemble convergent de textes datant de la fin de la décennie 1920, les années 1928-1929 pour être exact. Ce choix doit être justifié. Il ne faut pas y chercher de rupture contextuelle spécifique, qui pourrait expliquer un regard particulier sur la pauvreté et ses effets. La grande crise économique qui éclate aux Etats-Unis en octobre 1929 et s’étend presque d’emblée dans des pays comme l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Autriche, n’a guère d’effets immédiats en France, pays encore faiblement industrialisé et peu inséré dans les réseaux financiers internationaux. La fin des années 1920 se poursuit donc en France sur le rythme qui a marqué toute la décennie, celui d’une croissance et d’une modernisation soutenue, que consolide encore la réorganisation monétaire (le « franc Poincaré ») de 1928. C’est plus tard, à compter de 1931-1932 que les effets de la crise économique mondiale se feront sentir en France. Le choix de ces dates s’explique donc avant tout par des raisons internes à l’économie médiatique, éditoriale et littéraire. Les années 1920 sont en France celle du triomphe du journalisme d’investigation et du « grand reportage ». Sensible depuis le début des années 1880, accéléré par le discrédit que connaissent les journaux durant la Première Guerre mondiale, le grand reportage s’impose dans les années 1920 comme la forme‑reine de l’écriture médiatique, seule capable de renouveler la mission de la presse (idéal d’information, de vérité et de transformation sociale) et de retremper l’activité du journaliste dans une véritable poétique de l’exploit. La figure d’Albert Londres, mort en « mission » en 1932, incarne ce moment de façon exemplaire. Aux nombreux reportages publiés par les grands quotidiens (qui voient aussi dans ce type de récits à épisode et « à sensation » une façon de relayer le genre en peu en déclin du roman-feuilleton) s’ajoutent tous ceux que publient les nouveaux magazines et hebdomadaires d’actualités, qui constituent la grande innovation médiatique de la période (Candide en 1924, Gringoire, Pour Vous ou Vu en 1928, Je suis partout en 1930). Certains, comme Détective, créé également en 1928 par Joseph Kessel et Gaston Gallimard, se spécialisent même dans les reportages sur les affaires de crimes et de bas‑fonds. Ces nombreux reportages entretiennent avec la littérature des relations complexes, que l’on peut envisager au moins sur trois plans différents. La plupart de ces récits sont publiés en volumes, dans des collections spécifiques (la première, « Les Grands reportages », est inaugurée par Albin Michel en 1924, d’autres suivent chez la plupart des grands éditeurs), qui entendent faire du reportage un nouveau genre éditorial, voire un nouveau genre littéraire. Parallèlement, de nombreux romanciers ou poètes comme Georges Soupault, Blaise Cendrars, Jean Cocteau, Pierre Mac Orlan, Roland Dorgelès, Colette, Malraux ou Nizan entament alors un net mouvement d’ « absorption littéraire du reportage2 » et investissent les colonnes des journaux pour y proposer leur production. Pour la littérature, alors en proie à la tyrannie du « vécu », le reportage put apparaître comme l’une des réponses possibles à cette « crise du concept de littérature » que l’écrivain Jacques Rivière diagnostiquait dans la Nouvelle revue française en février 1924. Une troisième convergence, enfin, rapproche une large partie des reportages journalistiques de l’abondante production de romans « populaires » qui se multiplie alors dans les nombreuses collections de « petits livres » et fascicules publiés à bas prix par les éditeurs. Enquêtes et grands reportages, qui tendent à supplanter le roman‑feuilleton dans l’ordre et dans l’économie rédactionnelle des grands quotidiens, en récupèrent donc certains traits, en termes de mise en page, de mise en texte, de stratégie d’annonce, mais aussi en termes d’inspiration et d’écriture périodique. La thématique des bas‑fonds, qui nourrit depuis Eugène Sue une large part de la production « populaire », accentue bien sûr ces convergences. Mais elles procèdent aussi de données structurelles et génériques : rapidité d’écriture, culture du stéréotype, constitution du réel en énigme et du narrateur en héros transgressif, dramatisation et recherche du pittoresque, effets de rupture et de suspense, dynamique du dévoilement.

Pour toutes ces raisons, la séquence retenue (les années 1928-1930) offre un excellent observatoire où analyser les effets d’écriture journalistique et littéraire des bas-fonds. On y observe en effet une convergence presque exceptionnelle de récits. Evoquons brièvement les principaux massifs : 

1. Les « grands reportages » publiés par les quotidiens d’information. On est alors au cœur du phénomène, en plein âge d’or du genre et les reportages, petits ou grands, se bousculent à la « Une » des journaux. La thématique des bas-fonds, des mystères ou des pathologies urbaines, y tient une place importante, et toutes les rédactions y sacrifient. Les formes élémentaires – les plus nombreuses – de ces reportages consistent à suivre et décrire les diverses attributions de la police parisienne (et parfois marseillaise), ce qui vaut d’incessants reportages sur la Préfecture de Police, le Dépôt et la Souricière (lieux de l’enferment temporaire des personnes arrêtées dans la rue ou des prévenus), la lutte contre le banditisme, la police des jeux, les rafles et le contrôle de la prostitution. Au Journal par exemple, Paul Erio signe une série consacrée à « la lutte constante et dangereuse engagée entre nos limiers de la police judiciaire et les malfaiteurs de tout ordre qui pullulent à Paris3 ». Autant de reportages ordinaires qui offrent des contrepoints « panoramiques » aux nombreux faits divers quotidiens rapportés par ailleurs en rubrique. Les plus inventifs des reporters s’efforcent cependant de soulever des voiles plus originaux. Dans Le Journal, Gabriel Reuillard enquête sur « le Far West aux portes de Paris », et Géo London, le plus célèbre des chroniqueurs judiciaires du temps, publie du 28 octobre au 10 novembre 1929 « La Saison des forçats » : posté dans la forteresse de Saint-Martin de Ré, il commente le départ des condamnés au bagne de Guyane. Au Petit Journal, Henri Le Golen propose une série de dix reportages intitulée « La rue », Maurice Nadaud et Maurice Pelletier un ensemble de sept articles consacré au travail des gendarmes (Pandores). Dans le Petit Parisien, René Gast consacre 14 récits aux « mal lotis ». Mais la plus emblématique de ces séries, qui me servira de fil conducteur, est celle du reporter Georges Le Fèvre intitulée « Je suis un gueux » et publiée en 14 livraisons dans Le Journal du 9 au 22 juin 1929. L’auteur, qui appartient au groupe privilégié des grandes plumes du reportage (une cinquantaine de noms environ à ce moment4), se déguise en vagabond pour s’immerger dans les zones misérables de la capitale et enquêter de l’intérieur sur les conditions et les formes de l’extrême misère. Assorti d’expériences similaires réalisées en Angleterre et en Allemagne, le reportage est aussitôt publié (« achevé d’imprimer le 23 juin 1929 » soit le lendemain de la dernière livraison du Journal) par les éditions Baudinière sous le titre Je suis un gueux. A Londres. A Berlin. A Paris, avec une préface de René Benjamin qui le présente, à juste titre, comme particulièrement exemplaire du genre alors conquérant du « grand reportage ».

2. Le deuxième ensemble se compose des reportages publiés par la presse‑magazine et des volumes qui en émanent. J’ai centré ici l’analyse sur les textes publiés dans le magazine Détective, créé précisément en octobre 1928. L’originalité de ce périodique, voué à la mise en scène exclusive du crime et des bas-fonds, tient à son souci de mobiliser pour ce genre dévalorisé des plumes célèbres et d’associer massivement la photographie à ses reportages. Comme l’explique Joseph Kessel dans un article intitulé « Paris la nuit5 », l’ambition est de sortir des « bouges truqués », des lieux et figures stéréotypées pour explorer les « replis » des paysages clandestins, la poésie des avenues vides, des berges mystérieuses ou des arches tragiques. Tous les reportages publiés par l’hebdomadaire ne sont cependant pas à la hauteur du programme, et beaucoup de contentent de recycler les représentations habituelles. Marcel Petit « révèle » les agissements de « la pègre à l’ombre de Paris » et accompagne les inspecteurs de la Sûreté pour expliquer « où se cachent les malfaiteurs6 ». Le docteur Henri Drouin, ex-chef de labo à l’hôpital Broca, signe une série sur le « service de nuit » et une autre sur les prostituées de Paris (« Au pays de l’amour vénal »), sujet qui inspire aussi Henri Danjou, un des principaux collaborateurs du magazine (« Rafle de jour, rafle de nuit »), tandis que Georges Le Fèvre, le « gueux » du Journal, visite les prisons de Berlin7. Les plus inventifs de ces reportages paraissent également en volume. Ainsi Maryse Choisy, une des rares femmes engagées dans cette profession, publie chez Aubier en 1928 son reportage dans les maisons closes, Un mois chez les filles, et Henri Daujou, alors très actif, publie la même année, chez Albin Michel, son enquête chez les miséreux, Place Maubert (Dans les bas-fonds de Paris), qu’il dédie à Albert Londres8. Joseph Kessel, surtout, l’inspirateur et le principal maitre d’œuvre du Détective première manière, donne à l’hebdomadaire une longue série intitulée Nuits de Montmartre, vouée à l’exploration des mauvais lieux « authentiques » de Montmartre, ceux « que ne désignent pas les indicateurs du plaisir ». Publié dans l’hebdomadaire à compter de septembre 1929, la série obtient un grand succès et fait l’objet d’une publication en volume trois ans plus tard9.

3. Le dernier ensemble convoqué est celui des romans et fascicules à bon marché, distincts en théorie des reportages par l’affichage fictionnel de leurs intrigues et représentations. Le marché est alors florissant et la production très abondante. Le choix s’est porté sur la série Les bas-fonds du très prolixe Guy de Téramond, polygraphie industriel auteur d’environ 200 romans couvrant tous les genres de la production « populaire ». Editée à raison d’un volume par mois par les éditions Ferenczi, l’une des principales maisons de fascicules et « petits livres » à bas prix de l’entre-deux guerres10, la série, « publiée d’après les documents de la Préfecture de police », compte dix volumes d’environ 200 pages, centré pour chacun d’eux sur un aspect particulier des bas-fonds parisiens, de Vendue. Roman de la traite des blanches à Bouges et clochards. Roman des derniers bas-fonds, en passant par les inévitables romans de la cocaïne, des prisons de femmes ou des tripots clandestins11. L’ensemble, très représentatif du tout venant de la production en fascicules, s’inscrit dans la longue tradition des romans des bas-fonds inaugurée en 1842 par Les Mystères de Paris d’Eugène Sue et illustrée par des séries telles que les Bas-fonds de Paris d’Aristide Bruant ou Les Derniers scandales de Paris de Dubut de Laforest au tournant du siècle.

A la fois banale et exceptionnelle, cette convergence en 1928-1929 de représentations journalistiques et littéraires des bas-fonds autorise quelques réflexions d’ensemble. Partons par commodité du texte au statut le mieux assuré, le reportage de Georges Le Fèvre publié dans Le Journal, pour envisager par miroitement les constituants plus hétérogènes du corpus. A première vue, le récit de Georges Le Fèvre ne pose guère de problème de statut. Le Journal est l’un des principaux titres du pays et bénéficie d’une forte identité : un quotidien « moderne », mais qui n’a jamais voulu couper les ponts avec la tradition « littéraire » de la presse française. Il s’est empêtré depuis la fin de la Première Guerre mondiale dans un imbroglio financier qui a pour partie entamé sa crédibilité, mais il demeure un acteur essentiel du paysage médiatique français. Georges Le Fèvre est un journaliste de 37 ans, en pleine ascension professionnelle. Il a rejoint Le Journal en 1928 et y signe un nombre croissant de reportages, mais il collabore aussi à d’autres journaux comme L’Illustration ou Détective, et se présente souvent comme « homme de lettres » (il est membre de la Société des Gens de Lettres et beaucoup de ses reportages sont publiés en volume) et parfois comme « sociologue », confusion éclairante quant aux ambitions des reporters12. Il obtient d’ailleurs sa consécration peu de temps après, en organisant et publiant La Croisière Jaune, un des textes mythiques du grand reportage de l’entre-deux-guerres13. On peut donc considérer Je suis un gueux comme un échantillon type des grandes enquêtes journalistiques de l’entre-deux-guerres. Il concerne un important problème de société, la misère dans les grandes villes, le destin des indigents et des sans-abris, et entend fournir un récit – et un regard – original.

Entrons un peu plus dans le récit. Voici comment le quotidien le présente quelques jours avant son démarrage : « Pour mieux connaitre les bas-fonds de Paris et ceux qui y vivent, Georges Le Fèvre a adopté le costume du miséreux. Il a vécu quelques semaines de misère, sans appui, sans argent, allant jusqu’à s’imposer le sacrifice de ne pas rentrer une seule fois dans sa demeure proche. Le Journal commencera dans quelques jours la publication de la dure enquête que Georges Le Fèvre a mené dans ces milieux et qui fera suite à ses explorations dans “Londres inconnu” et “Les bas-fonds de Berlin”14 ». Le procédé retenu – déguisement et immersion – peut offrir un premier élément d’étonnement. C’est une des ficelles les plus usées des récits des bas-fonds, utilisée par les observateurs sociaux (le médecin Villermé en 1836, Jack London en 1902), les héros de romans (le Rodolphe des Mystères de Paris, lui-même double romanesque d’Eugène Sue) et bien sûr les journalistes, pour lesquels l’exploration déguisée des bas-fonds constitue un véritable lieu commun15. Le motif apparaît même si éculé que le reporter Georges Grison, qui n’a pourtant pas l’habitude de reculer devant les subterfuges, écrit en 1882 : « Je n’ai pas eu besoin du classique déguisement que les naïfs croient devoir prendre pour pénétrer dans leurs repaires : une casquette, un bourgeron, des souliers éculés… Non ! Sous les haillons même, sous les haillons surtout, leur œil exercé flaire celui qui n’est pas des leurs, et ce serait s’exposer à être pris pour un mouchard et à être traité en conséquence. Je suis donc allé chez eux, toujours, en redingote et en chapeau de haute-forme, sans me déguiser, sans me cacher, en leur disant avec franchise ce que je désirais savoir16 ». Le procédé a beau être usé, il n’en continue pas moins d’être employé. L’exemple de Jack London, dont l’enquête date de 1902, mais qui est seulement traduite et publiée en France par Le Quotidien en mars 192617, est alors dans tous les esprits. La même année que Georges Le Fèvre, Armand-Henry Flassch se fait arrêter déguisé en pauvre bougre, un litron de vin à la main, pour écrire un « reportage vivant » sur le Dépôt de la Préfecture, qu’il publie dans Détective, et Maryse Choisy devient femme de chambre pour se faire embaucher dans des maisons de rendez-vous18. Le procédé n’est pas seulement archi-usé, et propice aux lieux communs de représentation, il est aussi une violation de la Charte des devoirs professionnels du journaliste (1918), qui interdit d’invoquer une qualité imaginaire pour obtenir des informations, ce que ni la rédaction du Journal, ni les collègues de Georges Le Fèvre ne semblent remarquer, alors précisément que le grand reportage se présente comme le principal instrument de requalification symbolique et déontologique du journalisme. Le déguisement permet bien sûr « l’immersion » absolue du reporter, qui constitue à la fois la condition indispensable et la première étape de toute « enquête », et que ne permet guère l’autre figure classique de l’exploration des bas-fonds, celle du « voyage accompagné » par un guide autorisé (c’est le moyen utilisé par exemple par Kessel dans Nuits de Montmartre, par Danjou dans Place Maubert et par Le Fèvre lui-même dans la partie du reportage réalisé à Berlin et à Londres). Mais, outre qu’il réactive toute une filiation d’images convenues et de stéréotypes, le procédé introduit nécessairement une dose fictionnelle qui brouille l’intention informative affichée.

Poursuivons en examinant l’objet même de l’enquête, cette société des pauvres au sein de laquelle s’immerge le reporter. C’est très clairement, comme l’indique le titre de la série, une société de « gueux », terme ancien qui renvoie à une tradition de représentation très vivace depuis la fin du Moyen Age. « Le mot gueux présente la pauvreté comme quelque chose de sale et de vil », précise Pierre Larousse en 1870. C’est le « mauvais pauvre » de la distinction chrétienne, celui qui mendie son pain quand il pourrait travailler. Le Fèvre, bien sûr, actualise son propos, mais le monde dans lequel il s’immerge est le monde des clochards, le monde des « bougres » et des vagabonds, des hommes seuls, prématurément vieillis (des « vieux pilons ») qui peuplent les assommoirs et les asiles de nuit. Le mendiant urbain de la tradition que le début du XXe siècle réinvente sous la figure du « clochard19 ». Cette pauvreté, évidemment, existe dans le Paris de 1929, mais c’est une pauvreté résiduelle, pittoresque et archétypale, largement décontextualisée. On est frappé de voir le reporter ignorer, ou escamoter, les formes contemporaines de pauvreté familiale (femmes et enfants sont totalement absents) et surtout de disqualification par l’absence de travail, dont l’historiographie de la pauvreté a montré l’importance au début du XXe siècle20. Or le chômage n’existe pas dans la série de Le Fèvre, qui s’emploie au contraire à démontrer l’omniprésence du travail : il y occupe successivement les emplois de déchargeur, homme-sandwich, voltigeur, colleur d’affiche, carbi (pelleteur de charbon). On trouve toujours du travail, affirme la série, le problème est que le travail, par les contraintes qu’il impose (celle des horaires, des vêtements, des formes différentes de socialisation), empêche le pauvre de s’insérer dans les réseaux les plus commodes d’assistance (asiles de nuit, armée du salut, solidarité des bas-fonds). Il devient donc un handicap. La série suit dès lors le destin des clochards, décrit un mode de vie dominé par le temps court et quelques fonctions biologiques élémentaires (1. dormir : la réalité la plus impérieuse et la plus difficile à satisfaire ; 2. boire, qui est très lié à la première puisque le débit de boisson s’impose quand on n’a pas d’autre lieu ; 3. manger), dénonce l’exploitation des logeurs et des cafetiers, mais décrit aussi les fortes solidarités du monde de la cloche.

Loin d’éclairer les formes contemporaines de la pauvreté, l’enquête se contente donc d’adapter les descriptions d’une pauvreté immémoriale, réactivant tout les motifs et l’imaginaire traditionnels des « récits de la gueuserie21 ». Ce faisant, elle abolit la distance qui pourrait la séparer de la littérature ou des romans‑reportages qui abordent ce thème. Ce sont étrangement les mêmes figures et les mêmes lieux de la pauvreté qui apparaissent ainsi dans Place Maubert d’Henri Danjou : les bouges où il faut boire pour dormir, l’odeur infecte et la vermine des garnis à 3 francs, l’asile de la rue de Tocqueville, l’existence toujours d’un clochard atypique, prince déchu, frère d’ambassadeur ou fils d’un grand homme d’Etat, qui alimente les rumeurs. Les mêmes aussi, très exactement, que dans le roman de Téramond, Bouges et clochards, qui introduit au cœur de ce « peuple de l’abîme » (p. 32) le personnage du Marquis, « l’étrange clochard au pouvoir énigmatique » (p. 201) et bienfaisant, dont on découvre par la suite qu’il n’est autre que l’héritier du trône de Béthanie. A des degrés différents, mais dans les trois séries, ce monde des gueux demeure très solidaire, une contre-société organisée qui doit tout ou presque à la « monarchie d’Argot » des récits d’Ancien Régime. Dans un « reportage » de Détective de 1929, Henri Charpentier insiste sur « le code des gueux », ce langage mystérieux, ce lien occulte et immémorial « qui constitue comme le code secret de la horde dispersée et errante de ces parias22 ». Il poursuit l’année suivante en évoquant ces liens de façon encore plus explicite : « Si extraordinaire que cela puisse paraître, tous les errants, les vagabonds, les loqueteux, les va‑nu‑pieds de la pègre font partie d’une association mystérieuse et redoutable et possédant un langage conventionnel qui s’est transmis de génération en génération, parmi les “pauvres bougres” depuis la Cour des miracles23. »

Tout autant que le choix du déguisement, la focalisation sur « les êtres en haillons » qui peuplent le centre de Paris contraint le texte de Le Fèvre et l’entraîne, aux antipodes de ses prétentions informatives, à renouer avec la tradition figée des récits de la gueuserie. Voyons pour finir si les structures et les formes du récit lui permettent de s’en émanciper pour partie. Publié chaque matin durant 14 jours, le reportage doit évidemment ménager une indispensable part de suspense quotidien. Une fois l’intrigue mise en place, c’est donc autour de la découverte de lieux (asiles de nuit, hôtels garnis, bouges, ponts), d’activités (homme‑cabestan, carbi, la messe au Sacré-Cœur), ou de personnages singuliers que s’organise chaque livraison quotidienne. A l’intérieur de chacune d’elle, l’auteur s’efforce de croiser trois fils narratifs différents : le récit de sa propre aventure, dont l’avancée dramatise la série ; la description « émouvante » du lieu ou du personnage sur lequel est centré l’épisode ; une partie dialoguée, nécessaire pour aérer le propos et introduire le langage des gueux. L’implication du reporter, l’ « épreuve » que constitue pour lui l’expérience, sert de dynamique à l’ensemble. La sortie du récit s’effectue donc sur un double registre, à la fois personnel (le retour de l’auteur à la vie normale) et journalistique (la dénonciation du sort pathétique réservé aux « vieux pilons », puisqu’il est convenu depuis Albert Londres que tout bon reportage doit porter « la plume dans la plaie »).

C’est sur un mode similaire (exception faite de l’ « adresse » finale) que fonctionnent tous les autres reportages retenus : des collections « d’histoires surprenantes », écrit Joseph Kessel dans Nuits de Montmartre, des séries d’anecdotes incarnées en des lieux et plus souvent encore en des individus remarquables : Barbou le Corse qui coupe la langue de l’homme qui l’a donné, Berthe la provinciale qui a quitté sa famille pour suivre le cosaque Stiopa, Fred le maître d’hôtel qui fournit les femmes du monde en cocaïne, et ainsi de suite. Autant de figures et de destins brièvement esquissés, mais qui, dialogues à l’appui, constituent la matière de chacun des chapitres. « J’aime les hommes et les lieux pour les rêveries qu’ils donnent », écrit Kessel, comme pour s’en justifier. Maryse Choisy, qui explore les maisons de rendez-vous, construit pareillement son enquête : successions de portraits, de destins de prostituées (parfois de clients) ou description d’établissements, dans une sorte de « tournée des grands ducs24 » imprimée. Danjou, dans Place Maubert, est encore plus explicite : « Trouve-moi des hommes, des femmes, qui tu voudras », demande‑t‑il à son guide Maurice au début du reportage. « Qu’ils aient une histoire. Je t’ouvre un crédit. Des vies !25 ». Ces vies et les lieux qu’elles fréquentent constituent dès lors la matière de chacun des chapitres. Il n’est guère de récit des bas-fonds qui s’affranchissent vraiment de ce mode d’exposition, héritier des longues nomenclatures de voleurs et de mendiants attestées en Europe dès la fin du Moyen Age26, et des logiques taxinomiques qui les réactivent à compter du XVIIIe siècle. Guy de Téramond y recourt également, même si la nature romanesque de son propos le contraint à renforcer les trames sentimentales et criminelles qui relient ces fragments.

Publiés à la Une d’un grand quotidien, dans les colonnes d’un magazine spécialisé ou dans des fascicules à bas prix, les bas-fonds de 1929 se ressemblent donc étrangement, et ne se différencient guère de ceux de 1880 ou de 1840. La tyrannie de quelques figures, héritées des traditionnels récits de « la gueuserie », semble figer les représentations dans une sorte d’éternité de la misère et du vice. Ce qui explique peut-être pourquoi un auteur comme Kessel se dit un peu plus tard, en 1936, dans Hollywood, ville mirage, « fatigué des bas-fonds », qu’il connaît « jusqu’à la trame27 ». Le reportage très « moderne » de Georges Le Fèvre n’échappe pas à cette règle. Empêtré de motifs et de thèmes obligés, il obéit de part en part à ce genre très codifié que constitue la « visite des bas-fonds ». Mais à cette représentation « archaïque », il associe la nervosité et l’excitation de l’enquête journalistique, toute tendue vers une ultime démonstration : inconciliable avec les exigences et les rythmes de la société contemporaine, ce monde-là doit disparaître. Loin d’apporter sur le social des éléments d’information ou de réflexion, l’enquête de Le Fèvre se contente donc d’opposer, dans une dialectique de l’artifice, ce qui a déjà disparu et ce qui est déjà advenu, et c’est dans la facticité de cet affrontement qu’elle suscite l’événement. Seul leur rapport au temps semble, au bout du compte, différencier ces textes. Porté par le rythme et la dynamique du quotidien, Le Fèvre entend aller vite, donner du nerf, de l’allant, et élucider le monde par la vertu même de son mouvement. Magazines, romans et fascicules cultivent d’autres temporalités, plus lentes, que commandent souvent la nostalgie et la mélancolie, et qui ouvrent vers la poésie, façon Cendrars ou Mac Orlan, une poésie qui opacifie davantage qu’elle n’éclaire la société. Dans les deux cas, c’est le monde des pauvres qui demeure à l’écart.28

(Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne)

Notes

1  Dominique Kalifa, Les Bas-fonds : histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013.

2  L’expression est de Myriam Boucharenc, qui, après avoir co-organisé un colloque sur cette convergence (Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche (dir), Littérature et Reportage, Limoges, Pulim, 2001), lui a consacré une étude de référence : Myriam Boucharenc, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Presses universitaires du Septentrion, 2004.

3  François Naud, Profession reporter, Biarritz, Atlantica, 2005, p. 105-106.

4  Marc Martin, Les Grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Paris, Audibert, 2005.

5  Détective. Le grand hebdomadaire des faits divers, n° 3, 15 novembre 1928.

6  Détective, n° 18, 28 février 1928 ; n° 16, 14 février 1929

7  Henri Drouin, « Service de nuit », Détective, n° 6, 6 décembre 1928, et « Au pays de l’amour vénal »), n° 27-33, mai-juin 1929 ; Henri Danjou, « Rafle de jour, rafle de nuit », Détective, n° 39, 25 juillet 1929 ; Georges Le Fèvre, « Les prisons de Berlin », Détective, n° 28, 7 mai 1929.

8  Maryse Choisy, Un mois chez les filles. Reportage, Paris, Montaigne, « Collection du gay savoir », 1928 ; Henri Danjou, Place Maubert (Dans les bas-fonds de Paris), Paris, Albin Michel, 1928.

9  Joseph Kessel, Nuits de Montmartre, Paris, Editions de France, 1932.

10  Myriam Queré, La Maison d’édition J. Ferenczi & Fils, 1879-1940, mémoire de DEA, Université Paris 1, 2005.

11  Guy de Teramond, Bas-fonds, Paris, Ferenczi, 1929 : 1. Vendue. Roman de la traite des blanches ; 2. Les Drames de la cocaïne. Roman de la cocaïne ; 3. Tripots et Cie. Roman du jeu ; 4. Les Exploits des maîtres-chanteurs. Roman du chantage ; 5. Dancing !… Roman des exploits et des crimes des danseurs mondains ; 6. La Reine des entôleuses. Roman de l’entôlage ; 7. Les vices de Paris. Roman des Métèques ; 8. Prisons de femmes. Roman des mœurs modernes ; 9. Les Parias. Roman de l’enfance malheureuse ; 10. Bouges et clochards. Roman des derniers bas-fonds.

12  Son dossier SGDL est conservé aux Archives nationales, 8AR 617.

13  Expédition Citroën. Centre Asie, publié dans L’Illustration de février 1931 à août 1932, puis en volume sous le titre La Croisière jaune, Paris, Plon, 1933.

14  Le Journal, 6 juin 1929.

15  La vogue en a été lancée par James Greenwood, journaliste à la Pall Mall Gazette, qui se déguise en pauvre en janvier 1866 pour passer A Night in a Workhouse Il est peu de dire que son exemple fut suivi, aux sources d’un véritable « genre », celui du reportage undercover dans les bas-fonds. Voir Mark Freeman and Gillian Nelson(eds), Vicarious Vagrants. Incognito Social Explorers and the Homeless in England, 1860-1910, Lambertville, The True Bill Press, 2008 et D. Kalifa, Les bas-fonds, op. cit.

16  Georges Grison, Paris Horrible et Paris original, Paris, Dentu, 1882, p. 4.

17  Et en volume la même année, dans une tradition de Paul Gruyer et Louis Postif aux éditions Crès.

18  Armand-Henry Flassch, « Vos papiers », Détective, n° 51, 17 octobre 1929 ; M. Choisy, Un mois chez les filles, op. cit.

19  L’expression est attestée à partir de 1895, mais se diffuse surtout après la Première Guerre mondiale. Il tire son nom de la cloche qui, aux Halles de Paris, marquait la fin du marché et donc le début de la récupération. Le terme prend une dimension pittoresque à compter des années 1930, alors que se diffuse la figure du bon clochard (Boudu sauvé des eaux, de Renoir en 1932), du choix d’une vie ambivalente et sans contraintes. Une représentation mise à mal par le livre majeur du sociologue Alexandre Vexliard en 1950 (Le Clochard. Étude de psychologie sociale).

20  Christian Topalov, Naissance du chômeur, 1880-1910, Paris, Albin Michel, 1994 ; André Gueslin, Gens pauvres, pauvres gens au XIXe siècle, Paris, Aubier, 1997, ainsi que Les Gens de rien. Une histoire de la grande pauvreté dans la France du XXe siècle, Paris, Fayard, 2004.

21  Voir sur cette question Roger Chartier, « La monarchie d’argot entre le mythe et l’histoire, dans B. Vincent (dir.), Les Marginaux et les exclus dans l’histoire, Paris, UGE, 1979, p. 275‑312 ; Roger Chartier, Figures de la gueuserie, Paris, Montalba, 1982 ; Roger Chartier, Lectures et lecteurs dans la France d'Ancien Régime, Paris, Seuil, 1987, p. 331-342 ; Bronislaw Geremek, Les Fils de Caïn. L’image des pauvres et des vagabonds dans la littérature européenne du XVe au XVIIe siècle, Paris, Flammarion, 1988.

22  Détective, n° 49, 3 octobre 1929.

23  « Les graffiti mystérieux de la pègre », Police Magazine, n° 3, 14 décembre 1930.

24  L’expression désigne la virée nocturne organisée pour les touristes dans les cabarets et les lieux mal famés de la capitale.

25  H. Danjou, Place Maubert, p. 28.

26  Bronislaw Geremek, Truands et misérables dans l’Europe moderne (1350-1600), Paris, Archives Gallimard, 1980.

27  Cité par M. Boucharenc, L’Écrivain-reporter…, op. cit., p. 62.

28  Une première version de ce texte a été présentée au colloque « Littérature et journalisme » organisé par Lucia Granja à l’Université fédérale de Sao Paulo le 22 août 2009.

Pour citer ce document

Dominique Kalifa, « Enquêtes sociales et romans des bas-fonds dans les années 1920», Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/enquetes-sociales-et-romans-des-bas-fonds-dans-les-annees-1920