Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Les deux Nana. Mondes originaires, pulsions de dépense et transferts médiatiques

Table des matières

THOMAS CARRIER-LAFLEUR

Et le naturalisme, je le dis encore, consiste uniquement dans la méthode expérimentale, dans l’observation et l’expérience appliquées à la littérature.
— Émile Zola, Le roman expérimental

Si l’on veut bien y réfléchir, Nana n’est pas seulement une créature sans moralité, une femme perdue par ses vices, c’est aussi la personnification de la déchéance d’une société. Ne voit-on pas Nana évoluer parmi toutes les classes, évoluer du monde des coulisses au monde de la cour, passer du bal Mabille dans un hôtel princier ? Figure dangereuse et destructrice, mais jamais conventionnelle, taillée et dressée en pleine vie. C’est ce côté humain qui nous a retenus, et c’est lui que nous avons voulu montrer.
— Jean Renoir, Écrits (1926-1971)

Comme le montrent ces paroles des auteurs respectifs des deux « Nana », l’une littéraire et l’autre cinématographique, ce personnage naturaliste est doté d’une forte valeur instrumentale. En d’autres mots, par sa qualité de « figure » esthétique et sociale, il fait office de méthode. Nana – actrice, courtisane, prostituée, femme chic, fille aimée, jeune mère, reine de Paris, bête originelle – est comme une focale à expérimenter ou, plus encore, une profondeur de champ à déployer sur l’étendue du réel et de ses milieux. C’est par ailleurs ce qu’a fait Renoir, en 1926, avec l’adaptation éponyme du neuvième roman de la série des Rougon-Macquart. On le sait, les adaptations cinématographiques des œuvres de Zola, à l’image des grands romanciers du xixe siècle, se comptent par dizaines (à ce jour, plus de 60), et Nana, morceau pour le moins important de ce corpus trop souvent injustement qualifié de « seconde main1 », fut porté à l’écran pour la première fois en 1910, par le suédois Karl Lumbye. Or, le second long métrage de Renoir, un an après l’expérimental La fille de l’eau, nous paraît posséder un statut quelque peu particulier en comparaison des autres adaptations, ou transécritures, de la même œuvre zolienne (celles de Christian‑Jaque, Maurice Cazeneuve et Édouard Molinaro, pour n’en nommer que quelques-unes), en ce sens que le « Nana2 » de 1926 témoigne d’un investissement imaginaire privilégié en reprenant les images propres au texte littéraire pour en faire, une fois transposées dans le « texte » cinématographique, des images conceptuelles3. De ces concepts qui se trouvent déjà chez Zola et qui ont été repris par Renoir, on en retiendra trois, qui ne sont pas sans former une triade ou, pour reprendre l’expression de Jacques Lacan dans son séminaire sur La lettre volée d’Edgar Poe, un « complexe intersubjectif » : les mondes originaires, les pulsions de dépense et les transferts médiatiques. Trois temps, trois regards et trois sujets qui, en fait, forment trois séries qui ne cessent de se recouper, dans le film comme dans le roman.

Du livre au film, le second succédant au premier de 46 ans, des actions se répètent, s’éclairent dans ce que l’on pourrait appeler une narration double ou dédoublée. Dans cet article, nous proposons donc de suivre ce parcours des signifiants, que l’on pourrait résumer par ces trois images, trois séries dont il faudra suivre la progression, sans en oublier les recoupements : les bas-fonds, la prostitution et la presse. Leur interpénétration sera ainsi montrée, non pas par un regard historique, qu’il soit hypothétique ou réel, mais, à l’inverse, par la coexistence de deux fictions structurantes, les deux « Nana » : ces deux histoires modèlent un imaginaire médiatique et social, duquel pourra, rétroactivement, naître ce que nous qualifions généralement par le terme de « réel » – véritable « piège à gloses », pour reprendre l’expression de Serge Daney sur le monolithe de 2001 : Odyssée de l’espace. Les trois concepts que nous étudions doivent aussi se comprendre comme des objets de rencontre entre, d’une part, l’expérimentation romanesque et, d’autre part, la fabulation cinématographique.

Première série : mondes originaires et bas-fonds

Nous reprenons le concept de monde originaire au Deleuze de Cinéma 1. L’image-mouvement, premier des deux ouvrages que le philosophe a consacrés au septième art. Plus particulièrement, c’est le huitième chapitre, « De l’affect à l’action : l’image-pulsion », qui retiendra notre attention, en conjugalité avec le cours du 16 mars 1981, première des quatre années d’enseignement cinématographique que Deleuze professa à l’Université de Vincennes4. Pour le dire simplement, les mondes originaires deleuziens – fortement inspirés de Zola, de Huymans, mais aussi, au cinéma, de Stroheim, de Buñuel et de Renoir – sont des mondes naturalistes et, qui plus est, des mondes qui s’opposent aux milieux réalistes. Le réalisme, dans la lecture originale qu’en propose Deleuze, c’est l’actualisation de l’action dans un espace-temps déterminé : un « ici-maintenant » qui se définit par ses coordonnées spatiales et temporelles, voilà un des aspects les plus importants du réalisme, monde des « images-actions », pour utiliser le langage de Cinéma 1. L’action se met en scène dans une situation réaliste, actuelle et localisée. Au cinéma, se risquera‑t‑on à avancer, on peut penser aux épopées des premiers westerns hollywoodiens, avec la conquête réaliste des grands espaces de l’Ouest, habités par les Indiens. Le shérif, dans de tels récits, est justement (ou le plus souvent) le personnage qui règle ce monde en ce qu’il en incarne la loi et l’ordre. Le shérif actualise la société, il empêche la ville de tomber dans les bas-fonds. En ce sens, du point de vue de la littérature, nécessairement en avance par rapport au cinéma sur ce point précis, la Comédie humaine peut se lire comme une grande fable réaliste, une fiction qui concurrence l’état civil en l’actualisant dans les pages d’un récit taxinomique qui tend à se confondre avec l’histoire naturelle. Les images balzaciennes, à l’inverse des images zoliennes comme on pourra le voir dans un instant, sont justement des procédés d’actualisation du monde dans la fiction et de la fiction dans le monde, proches en cela d’une œuvre cinématographique comme celle de John Ford ou, quelques années plus tôt, de D.W. Griffith.

Cela dit, et ceci semble bien être la question que se pose Deleuze, serait-il possible pour un auteur de prendre les choses plus en amont, de créer une nouvelle forme d’image-action, nouvelle en ce qu’il s’agirait d’une image qui ne serait pas encore complètement actualisée mais bien, là est toute la nuance, en voie d’actualisation ? Qui a-t-il avant l’actualisation des qualités et des puissances, c’est-à-dire des images, dans des milieux déterminés et, par là même, réels ? Il faut bien sûr être prudent, et ne pas conclure en vitesse qu’il ne peut s’agir de mondes irréels, de milieux qui n’auraient aucune existence. Les mondes originaires et naturalistes que tente de décrire Deleuze au cinéma – dans une sorte de généalogie littéraire, en continuation de son texte « Zola et la fêlure » que l’on trouve dans Logique du sens5 – ne veulent en rien mettre en avant quelque réalité virtuelle mais plutôt, ce qui est tout à fait différent, la réalité du virtuel : le virtuel d’un monde non actualisé comme réalité en soi. Les mondes originaires sont autant de naissances de mondes, dans un milieu qui n’est ni totalement fictif, ni totalement réel. Ce sont pour ainsi dire des bas‑milieux, des mondes des bas-fonds. Assister à la naissance d’un monde, cela veut dire être confronté à la mise en branle de son actualisation. De là vient sans doute la dimension épique du naturalisme zolien sur lequel Proust, dans cet échange entre la princesse de Parme et la duchesse de Guermantes, se permet de blaguer :

« Zola, un poète !
— Mais oui », répondit en riant la duchesse, ravie par cet effet de suffocation. « Que Votre Altesse remarque comme il grandit tout ce qu’il touche. Vous me direz qu’il ne touche justement qu’à ce qui… porte bonheur ! Mais il en fait quelque chose d’immense ; il a le fumier épique ! C’est l’Homère de la vidange ! Il n’a pas assez de majuscules pour écrire le mot de Cambronne6 ».

Sous le couvert d’Oriane, qui n’est sans doute pas la plus fine critique littéraire qu’il est possible de débusquer, les propos de l’auteur d’À la recherche du temps perdu sont bien sûr trop réducteurs. On leur préférera cette remarque de Deleuze dans le texte que nous venons de mentionner :

Dans le monde qui lui était contemporain, Zola découvre la possibilité de restaurer l’épique. La saleté comme élément de sa littérature, « la littérature putride », c’est l’histoire de l’instinct sur ce fond de mort. La fêlure est le dieu épique pour l’histoire des instincts, la condition qui rend possible une histoire des instincts. Pour répondre à ceux qui l’accusent d’exagération, l’écrivain n’a pas de logos, mais seulement un épos, qui dit qu’on n’ira jamais trop loin dans la description de la décomposition, puisqu’il faut aller jusqu’où va la fêlure7.

Cette notion de fêlure, l’une des conditions génétiques pour la création des mondes originaires et des bas-fonds, devrait mettre la puce à l’oreille des lecteurs de Nana. C’est Fauchery le journaliste (dont la profession n’est évidemment pas un hasard), lors d’une réception donnée par la comtesse Mathilde – la femme de Muffat et sa future maîtresse, une fois que le comte aura lui-même commis l’adultère avec Nana –, qui pose la remarque suivante : « ces rires, dans la solennité de la pièce, prenaient un son dont Fauchery resta frappé ; ils sonnaient le cristal qui se brise. Certainement, il y avait là un commencement de fêlure8 ». Comme on le verra plus loin, le journaliste, personnage important et médiateur du récit, tient également le rôle d’organe de la fiction, il diagnostique dans une sorte d’avant‑coup l’échec qui sera celui du monde originaire de Nana, échec dont la cause est l’instinct de mort propre à chaque personnage, et que Nana se fait une joie de transcender et de monter en puissance.

La fêlure est aussi le signe d’un dédoublement, celui de l’espace et du temps, qui, pour aussi déterminés qu’ils se présentent, sont d’abord et avant tout des naissances de mondes. Un instinct, indomptable, pousse tous les personnages et les situations vers le bas, à savoir vers les bas-fonds du virtuel. Un monde originaire vient doubler le milieu que l’on croyait déterminé. Cela dit, le monde originaire n’est pas celui d’une quelconque nature, il est bel et bien un « ici‑maintenant », mais qui aurait comme perdu sa capacité de s’actualiser dans un milieu réel. On le voit, les bas-fonds, mondes des pulsions et des instincts, sont l’ambition des auteurs naturalistes. Des états de choses déterminés s’échappent d’un monde originaire qui, par superposition et par fêlure, vient prendre leur place, pour mieux les ramener dans les profondeurs des bas‑fonds. Le naturalisme doit alors se comprendre comme un antiréalisme, en ce sens que rien ne précède et rien ne succède de tels mondes, toutes coordinations sensori‑motrices étant coupées, tuées dans l’œuf. Pour le dire avec Deleuze :

Soit une maison, un pays, une région. Ce sont des milieux réels d’actualisation, géographiques et sociaux. Mais on dirait que, tout ou partie, ils communiquent du dedans avec des mondes originaires. Le monde originaire peut se marquer par l’artificialité du décor (une principauté d’opérette, une forêt ou un marais de studio) autant que par l’authenticité d’une zone préservée (un vrai désert, une forêt vierge). On le reconnaît à son caractère informe : c’est un pur fond, ou plutôt un sans-fond fait de matières non-formées, ébauches ou morceaux, traversé par des fonctions non-formelles, actes ou dynamismes énergiques qui ne renvoient même pas à des sujets constitués. Les personnages y sont comme des bêtes, l’homme de salon, un oiseau de proie, l’amant, un bouc, le pauvre, une hyène. Non pas qu’ils en aient la forme ou le comportement, mais leurs actes sont préalables à toute différenciation de l’homme et de l’animal. Ce sont des bêtes humaines9.

C’est l’ouverture du « Nana » de Renoir qui est à même de nous en donner l’image la plus adéquate. Apparaissent d’abord, sur fond noir et avec une musique lugubre, les lettres enflammées du nom « Nana », bête humaine de ce récit des bas-fonds et des mondes originaires.

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Générique enflammé sur fond noir

Suit la photographie de Zola, dont le roman éponyme a « inspiré » le film comme le dit un autre carton, et apparaissent finalement quelques noms du générique. La première image à proprement parler est celle d’une affiche de théâtre de Variétés où l’on joue La blonde Vénus10, pièce comique dans laquelle Nana tient le rôle-titre. Fondu au noir. Le premier plan filmé est un travelling vertical devant une échelle et des cordages, commençant au niveau du sol, cadrant les pieds de Nana et de Bordenave, le directeur de ce pauvre théâtre qu’il préfère par ailleurs nommer son bordel. Or, Nana (jouée par Catherine Hessling, première femme de Jean Renoir et l’un des derniers modèles de son père Auguste Renoir, pour Les baigneuses et Le concert) n’est pas rousse, comme l’indique le roman, ou encore blonde, comme le voudrait pourtant la pièce dans laquelle elle tient le rôle principal, mais elle a plutôt de longs cheveux noirs. De Vénus blonde, elle devient, pour le cinéma, Vénus noire, par cette trouvaille inspirée du cinéaste. Suit alors ce carton, dont on gardera la mise en page originale :

Une jolie fille…
ni voix, ni talent…
l’idole du Boulevard…
NANA.

Nana monte lentement l’échelle, se retournant encore et encore pour faire des sourires charmeurs à ses camarades de théâtre, ce qui a pour effet d’ouvrir ostensiblement sa tunique blanche et ainsi souligner sa nudité quasi totale. Bordenave fait semblant de la suivre dans cette montée, sans se priver de regarder sous les jupes de la jeune femme. Puis Renoir coupe son travelling, et choisit une nouvelle valeur de plan, assez audacieuse : il s’agit d’un plan en plongée extrême, du haut de l’échelle. Nana va, pour ainsi dire, traverser la caméra et passer derrière elle, ce qui a pour effet d’obscurcir l’écran de sa noire chevelure, dans un fondu au noir intradiégétique. Quittant les coulisses pour la salle de spectacle, seront ensuite présentés un à un les autres personnages du film, Muffat, sa femme, Vandreuves, Georges Hugon, Fauchery, et quelques autres. On voit finalement la comédie qui se joue sur scène, mais il manque Nana. « À ce moment, les nuées, au fond, s’écartèrent, et Vénus parut. Nana, très grande, très forte pour ses dix-huit ans, dans sa tunique blanche de déesse, ses longs cheveux blonds simplement dénoués sur les épaules, descendit vers la rampe avec un aplomb tranquille, en riant au public. Et elle entama son grand air11 », lit-on chez Zola. Chez Renoir, l’entrée sur scène est bien différente, et, peut‑on affirmer sans crainte, davantage symbolique : si la montée du personnage nous a été présentée, c’est pour mieux mettre en scène sa descente. Un technicien bourru l’attache à un harnais quasi improvisé, ne se souciant pas trop des endroits où, sur le corps de la jeune femme, se posent ses mains. Le prochain plan est un autre travelling vertical, cette fois vers le bas. Nana, accrochée dans un câble, descend sur scène telle une araignée qui se promène dans sa toile.

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La femme-araignée descend dans le système

Les personnages sur scène, les autres « dieux » de cette comédie lubrique, font des grands gestes et saluent l’arrivée de Vénus qui, elle-même, exagère une mimique de séduction et de charmes, propulsant ses bras de tout bord et de tout côté, offerte qu’elle est au bout de sa corde. Peut se lire ici un mouvement dialectique central, à la fois pour l’œuvre romanesque et son adaptation cinématographique. La montée sociale de Nana s’accompagne d’une descente dans les bas-fonds, espace-temps des instincts et des pulsions. C’est à la fois une montée dans le théâtre mondain et une descente dans celui de la cruauté et du grotesque. L’araignée, donc, descend dans le système des bas-fonds pour corrompre le monde d’en haut. Les spectateurs, Muffat et compagnie, qui nous ont été présentés confortablement assis sur leur siège au paradis, comme on peut le dire dans le milieu (c’est-à-dire aux balcons), seront les proies de Nana. Les bas-fonds ne représentent pas une peinture réaliste de la société mais, on l’aura compris, une toile dans laquelle l’homme transformé en bête ou en insecte viendra se prendre.

« Personne ne connaissait Nana. D’où Nana tombait-elle ?12 », écrit admirablement Zola dans un passage qui, on peut le parier, n’est pas passé inaperçu à l’œil de Renoir. C’est une autre caractéristique des mondes originaires et des bas-fonds qui est ici mise en lumière, celle de n’avoir, à la lettre, ni commencement ni fin. Les mondes originaires du naturalisme ne sont pas des mondes en devenir, il leur manque ce que Bergson nomme « l’élan vital », c’est-à-dire le propre de l’histoire et de l’évolution créatrice. Là où le récit réaliste est une coupe mobile et organique du courant de l’histoire, la fable naturaliste des bas-fonds est une sorte de mouvement aberrant et anhistorique. C’est en cela qu’il s’agit de la naissance d’un monde : rien ne peut précéder et rien ne peut suivre. Les bas-fonds ne forment pas un monde ouvert sur le devenir et sur la durée, ils forment un monde fermé, clos, qui ne comporte aucun point de fuite vers l’univers. Nous l’avons dit, le monde originaire se superpose au monde réel. Il le brise pour en introduire l’échec, à savoir ce que Zola nomme la fêlure et ce que Renoir a bien su montrer de façon cinématographique par la descente de Nana-araignée. La femme araignée, en tant que figure conceptuelle des bas-fonds13, vient briser le système réaliste de l’ascension sociale et du désir mondain au profit d’une ambition plus secrète et plus profonde.

Deuxième série : pulsions de dépense et prostitution

Notre double lecture des Nana devrait aussi être en mesure de faire ressortir la différence entre l’œuvre réaliste de Balzac et celle, naturaliste, de Zola. En effet, le second, selon les concepts que nous tentons de développer, n’est en rien le continuateur du premier. Mais qu’est-ce à dire ? Quelle serait la différence première, celle dont découleraient toutes les autres ? Zola, donc, n’est pas un continuateur mais un inventeur. Et qu’invente-t-il ? Une construction romanesque particulière, qui fait en sorte qu’il est impossible de confondre naturalisme et nature, alors que, à l’inverse, le réalisme balzacien est inséparable du réel et de l’histoire naturelle. La Comédie humaine c’est la mosaïque du réel, voire de la nature, en cela que, comme Balzac l’écrit lui‑même dans son « Avant-propos », « la Société ressembl[e] à la Nature14 » (c’est le premier parallélisme duquel tous les autres seront déduits). Les fictions – les diverses « études » de cette vaste Comédie –, bien qu’elles ne puissent être une vision directe du réel, tentent malgré tout de médiatiser le vaste ensemble social de la France au xixe siècle et, c’est là le point majeur, y appliquer « les grands principes d’ordre, de politique, de moralité », sans compter que « [l]es actions blâmables, les fautes, les crimes, depuis les plus légers jusqu’aux plus graves, y trouvent toujours leur punition humaine ou divine, éclatante ou secrète15 ». Or, dans les bas-fonds du naturalisme zolien, on remarque la chute de tous ces principes, sans que pourtant l’auteur y perde quelque chose au change. Cela dit, que gagne Zola, dans ce milieu amoral et anhistorique qui caractérise la puissance de ses mondes originaires ? Zola, comme Balzac, prend des « sujets », mais il ne tente pas d’en faire des études, et encore moins des études comparatives. Un sujet naturaliste, il faut l’épuiser. Aux études, Zola préfère les pans ou, pour reprendre une image cinématographique, les plans. Plus encore, on le verra mieux au cours de la prochaine section, ces plans doivent avoir la plus grande profondeur de champ possible, principe cher à Renoir et aussi, voire davantage, à André Bazin, son meilleur commentateur. On se permettra de rappeler ce passage où Bazin évoque l’avancée formelle et ontologique des films de Renoir lors des années 1930, tels que La bête humaine (1938), sa seconde adaptation d’un roman de Zola :

C’est pourquoi la profondeur de champ n’est pas une mode d’opérateur comme l’usage des trames du filtre ou tel style d’éclairage, mais une acquisition capitale de la mise en scène : un progrès dialectique dans l’histoire du langage cinématogra-phique. // Et ce n’est pas là qu’un progrès formel ! La profondeur de champ bien utilisée n’est pas seulement une façon plus économique, plus simple et plus subtile à la fois de mettre l’événement en valeur ; elle affecte, avec les structures du langage cinématographique, les rapports intellectuels du spectateur avec l’image, et par là même elle modifie le sens du spectacle16.

Roman sur l’argent, roman sur l’alcoolisme, Nana et le roman de la dépense sexuelle, tout cela forme une espèce de fresque nouveau genre, même si à bien des égards, comme le souligne Deleuze, une pareille construction paraît plus « retardataire » que la Comédie balzacienne, ce qui fait en sorte que l’épuisement peut à la fois être compris comme la force et la faiblesse de Zola. La fresque naturaliste de l’épuisement, donc, n’est pas construite sur des correspondances ou sur des renvois d’un roman à l’autre. L’hérédité, le moteur de la fresque, est pour Zola une sorte de généalogie de l’épuisement. Il faut aller jusqu’au bout d’un monde originaire particulier, en parcourir la plus grande profondeur de champ possible, ce qui est bien différent que de vouloir en faire la peinture ou le daguerréotype, deux images planes et plates.

On rencontre ici le second élément génétique essentiel à la mise en scène naturaliste : les pulsions. C’est en suivant les pulsions descendantes de ses personnages que l’auteur est à même de produire l’épuisement d’un « besoin de vice17 ». Le monde originaire naturaliste permet de dérouler les pulsions. Si les états de choses historiquement et géographiquement déterminés s’élèvent au statut de mondes originaires, c’est pour mieux redescendre dans la chute des pulsions qu’annonçait déjà le concept zolien de fêlure. Le constat du journaliste Fauchery s’en trouve ainsi validé :

Les gaietés timides, alors à peine commençantes, que Fauchery, un soir d’avril, avait entendues sonner avec le son d’un cristal qui se brise, s’étaient peu à peu enhardies, affolées, jusqu’à cet éclat de fête. Maintenant, la fêlure augmentait ; elle lézardait la maison, elle annonçait l’effondrement prochain. Chez les ivrognes des faubourgs, c’est par la misère noire, le buffet sans pain, la folie de l’alcool vidant les matelas, que finissent les familles gâtées. Ici, sur l’écroulement de ces richesses, entassées et allumées d’un coup, la valse sonnait le glas d’une vieille race ; pendant que Nana, invisible, épandue au‑dessus du bal avec ses membres souples, décomposait ce monde, le pénétrait du ferment de son odeur flottant dans l’air chaud, sur le rythme canaille de la musique18.

Monde de cruauté, de cruauté bestiale, voire monde de l’âme primitive et originelle. Nana, « invisible », est comme le catalyseur virtuel des pulsions et de leur chute. Elle est « l’horizon du vice », la « rage de dépense19 ». Elle met à nu le monde originaire, elle exhibe les bas-fonds et les monte au statut de puissance spirituelle.

Les pulsions originaires vont aussi de pair avec les pulsions d’objets. Toute pulsion naturaliste est la recherche de son objet, au même titre que l’objet paraît être à la recherche de la pulsion. C’est justement ce qu’est Nana pour les personnages masculins, Muffat, Steiner, et les autres : un objet. Un objet à désirer, à posséder, certes, mais à quel prix ? La pulsion sexuelle des personnages se comprend à la lumière de la notion de dépense, pour reprendre l’intuition de Georges Bataille. La dépense propre aux pulsions que provoque Nana, comme incarnation bestiale du vice, s’étend dans une profondeur de champ sans fin, ce que montre par exemple Renoir avec ses longs travellings arrière qui, à proprement parler, allongent l’espace des bas-fonds afin que les pulsions des personnages masculins puissent se déployer.

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La profondeur de champ des bas-fonds et de leurs pulsions ; en arrière-plan, le comte Muffat

La dépense pulsionnelle, la dépense qui prend pour cible un objet ou un fragment – dès que les hommes sont pris dans la toile de l’araignée, ils n’ont d’yeux que pour Nana, comme si toutes les autres femmes avaient arrêté d’exister –, est en soi une forme improductive et stérile. Suivre la pulsion qui est à la recherche de l’objet-Nana, c’est également poursuivre sa propre fêlure. Nana se prostitue, certes, mais ce ne peut être qu’une dépense essentiellement improductive, sans plaisir, ni pour elle ni pour l’homme qui, possession après possession, ne sera que davantage jaloux de tout mâle qui rôde autour de l’aimée (Muffat en vient même à payer chèrement Nana, non pas « pour coucher », mais bien pour qu’elle lui jure une chaste fidélité). On peut sans doute noter l’échange monétaire considérable qui y prend place – et en effet, tous les hommes du roman se ruineront, et encore le mot est faible, pour Nana –, mais une fois dans les mains de Nana l’argent disparaît, si bien que l’on peut affirmer que cette courtisane, contrairement à bien d’autres qui peuplent les romans français du xixe siècle, n’a absolument rien à faire de l’argent qu’elle est en mesure d’acquérir (c’est l’une des caractéristiques de sa fêlure). Non, la seule chose qui est en mesure de l’intéresser, c’est de suivre sa pulsion, celle de manger les hommes et d’être reconnue par les autres dans cette folie dévorante. C’est ce que Bataille nomme les « états d’excitation […] assimilables à des états toxiques, [et qui] peuvent être définis comme des impulsions illogiques et irrésistibles au rejet des biens matériels ou moraux qu’il aurait été possible d’utiliser rationnellement ». C’est, ajoute l’auteur, « la création de valeurs improductives, dont la plus absurde et en même temps celle qui rend le plus avide est la gloire20 ».

Dans « Nana », le pacte de la pulsion et de son objet se scelle – de façon cinématographique – entre Nana et Muffat lorsque ce dernier rend visite à la comédienne dans sa loge à la suite de sa prestation dans La blonde Vénus. Bordenave présente le comte, qui se dépêche à tirer sa révérence à Nana. Or, ce que montre Renoir par un montage en champ-contrechamp, c’est Muffat, incrédule ou en plein délire, qui se penche pour saluer… un paravent. Le plan, vide de tout personnage, mais plein d’objets, dure plusieurs secondes. Finalement, et en vitesse, Nana se lève, mais on n’aperçoit, et pour cause, que sa tête et sa longue chevelure sombre.

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La femme comme objet partiel

Devant une telle image, le regard de Muffat erre dans la pièce, d’ailleurs peuplée par les serviteurs de Nana, Francis le coiffeur et Zoé la femme de chambre. Son attention flottante, accentuée par les gros plans de Renoir, se porte ainsi sur d’autres objets : bol d’eau, peigne, jeu de cartes, objets qui sont à la fois réels mais aussi, et surtout, symboliques. Le comte est ainsi confronté à une série de pulsions qui, grâce à la mise en scène, s’actualisent dans les objets qui structurent la loge de la pseudo-comédienne. Nana, toujours derrière son paravent, crie alors à Francis pour qu’il lui apporte ledit peigne. On voit alors le visage de Muffat se transformer, comme porté par la pulsion, elle‑même emprise dans l’objet cosmétique. C’est lui qui apportera son peigne à Nana, comme pour officialiser le transfert entre la pulsion et l’objet que deviendra la jeune femme pour le comte. Mais c’est également Nana, en tant qu’objet, qui est à la recherche de sa pulsion, qu’elle trouve dans le regard de Muffat devenu fou. Elle pourra se donner à lui, se prostituer, suivre la pente du vice, mais pour mieux régner sur le comte et, par métonymie, sur toute l’aristocratie et la noblesse parisiennes, ce que Zola décrit comme « son œuvre de ruine et de mort21 ».

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Le pacte de l’objet

La pulsion de dépense découpe, arrache et capture. C’est une pulsion qui déchire. Par exemple les deux frères Hugon : le plus jeune se suicidera une fois que Nana sera à la recherche d’une nouvelle proie, plus mûre, c’est-à-dire l’aîné, qui, lui, volera pour tenter de combler les désirs de dépense de la jeune femme, ce qui lui vaudra un long séjour en prison. Nana arrache aussi tous les maris à leurs femmes, si bien que les femmes, si ce n’est pas déjà fait, commettront elles aussi l’adultère. Nana pénètre le monde pour le décomposer, à coup de pulsions. Elle ira même jusqu’à capturer des femmes, pour se livrer à des instincts gomorrhéens dignes d’Albertine, de Mlle Vinteuil, de Léa et de la petite blanchisseuse dans À la recherche du temps perdu. Un tel naturalisme raconte l’histoire des pulsions et de leurs objets, ce que souligne Renoir avec la scène de la loge au début de son film (passage que l’on ne trouve nulle part dans l’œuvre adaptée), histoire dont Zola ne cesse de multiplier les effets romanesques dans son œuvre. Une telle épopée des bas-fonds valut par ailleurs à Zola de se faire comparer au marquis de Sade.

Dans Nana, le lecteur va en effet de prostitution en prostitution, comme dans un théâtre où les pulsions n’ont de cesse de se répéter pour se monter en puissance. Ce que forme la prostitution, c’est le circuit fêlé des pulsions et de leurs objets. Dans chaque acte où Nana se donne à un homme, une pulsion des bas-fonds s’actualise, le monde originaire se module et ainsi perpétue son entreprise de doubler le monde réel. S’il y a un art des correspondances chez Zola, il est à trouver dans cette série des pulsions et de leurs actualisations événementielles.

Troisième série : transferts médiatiques et presse

Ces deux séries que constituent les mondes originaires et leurs bas-fonds, les pulsions et leurs actes de prostitution, ne sauraient être complètes sans l’arrivée d’une troisième qui vient en quelque sorte les conjuguer. Nana évolue, on ne peut le nier, dans un univers médiatique fortement développé, hypertrophié même. Dès l’ouverture du roman, Nana, bien qu’elle soit encore une pure inconnue, est qualifiée d’ « étoile nouvelle » et Fauchery, journaliste au Figaro, la qualifie d ’ « invention ». Or, une telle invention ne peut être que le fruit d’un régime médiatique, créant ce que Warhol nommera plus tard le « 15 minutes de gloire », dont tout un chacun – criminels et autres acteurs des bas-fonds en premier chef – peut maintenant se réclamer.

Comment Nana s’est-elle « ramassée » au théâtre de Variétés ? Peut-elle danser, chanter ? Le roman nous montre vite que non : « jamais on n’avait entendu une voix aussi fausse, menée avec moins de méthode22 ». Elle ne sait pas jouer non plus, du moins pas dans les règles de l’art. Et c’est justement ce qui est particulier chez cette jeune femme : elle ne possède aucune des qualités qui feraient d’elle une artiste, mais elle est pourtant habitée par un certain don, mot magique de l’imaginaire médiatique, celui de la visibilité. Plus encore, Nana semble être capable de détourner, de décadrer, toute activité sociale pour la transformer en activité théâtrale, et ce, sans le moindre effort. Avec elle, la société se transforme en un spectacle perpétuel. Nana est comme l’image qui vient faire la synthèse de toutes les autres : images de la chair, du vice, du crime, du grotesque, de l’animalité, de la luxure, etc. Suffit qu’elle se montre pour que l’ordre social en soit pour ainsi dire déséquilibré. Bordenave, le directeur du théâtre-bordel, corrige par ailleurs Fauchery lorsque ce dernier affirme que sa nouvelle pièce sera un échec en raison de l’anonymat de l’actrice principale. Sa réponse est pour le moins éclairante : « Est-ce qu’une femme a besoin de savoir jouer et chanter ? Ah ! mon petit, tu es trop bête… Nana a autre chose, parbleu ! et quelque chose qui remplace tout. Je l’ai flairée, c’est joliment fort chez elle, ou je n’ai plus que le nez d’un imbécile… Tu verras, tu verras, elle n’a qu’à paraître, toute la salle tirera la langue », avant d’ajouter : « Une peau, oh ! une peau !23 ». À bien y penser, n’est-ce pas ce que Renoir tentait de souligner avec la rencontre entre Nana et Muffat dans la loge de l’actrice où le comte tire sa révérence face à un paravent ? Par ailleurs, le film, avec la multitude d’objets qui l’habite, raconte une sorte d’histoire parallèle où les objets sont une mise en abyme du récit : ils interprètent pour le spectateur les divers événements qui y figurent, ce qui est bien sûr le rôle du journal comme objet social. L’hôtel particulier de Nana, que lui paie Muffat, est en soi un « petit théâtre », comme les affectionne le réalisateur de La grande illusion. Qui plus est, Nana prend un malin plaisir à détruire nombre d’objets, ce qui symbolise ses pulsions destructrices. Et plus encore, elle peut les détruire parce qu’elle sait pertinemment que d’autres objets viendront remplacer les précédents, au même titre que les hommes, et pas les moindres, ne cessent de défiler devant elle.

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Le petit théâtre des objets

Si la jeune femme est un objet, elle est aussi un écran, une toile sur laquelle viennent s’imprimer, se projeter, les passions les plus diverses. Écran de cinéma ? Page de journal ? Nana est bien les deux à la fois.

Fauchery écrira deux articles sur Nana. Le premier, « deux colonnes très chaudes, d’une méchanceté spirituelle pour l’artiste et d’une brutale admiration pour la femme24 ». En somme, rien de bien particulier, sinon que la femme vicieuse ou déchue, comme figure conceptuelle des mondes originaires et de la société médiatique, vient pour ainsi dire effacer tout autre rôle social, qui ne peut être que secondaire devant une telle transcendance. C’est aussi dire que cet article témoigne du désordre ontologique qui caractérise la jeune femme : actrice sans talent mais image sans égal, constat qui semble bien être le pain quotidien de ce que les journaux nomment aujourd’hui la « culture », voire la « politique ». Le deuxième article, beaucoup plus long, devrait nous intéresser davantage, d’abord par son titre, « La mouche d’or », qui aurait bien pu être « La fleur du mal ». On remarquera à quel point la scène est bien construite par Zola. D’abord, ce n’est pas Nana qui lit l’article, mais Muffat, qui voit ainsi sa relation avec la courtisane se refléter dans le miroir social qu’est le journal. Et que fait Nana pendant ce temps ? Rien de plus évident : elle se regarde, se contemple, nue, dans un miroir. C’est la force de la jeune femme d’avoir compris que dans une telle société, un milieu où se sont les images qui font la loi, il ne fallait pas avoir peur de jouer le tout pour le tout et ainsi n’être rien d’autre qu’une image. Le miroir signale également la structure de fiction qui sous-tend une telle « machine », comme Nana le répète souvent, parlant aussi bien du théâtre, du journal, que de la société. La fiction du journal – le journal en tant que fiction, comme plus haut nous parlions de la réalité du virtuel – incarne, à l’époque de Zola, le lieu et le temps des images, comme le fera prochainement le cinéma. Aussi, il ne faut pas croire que le journal n’est qu’un jeu de simulacres, qu’il vient ajouter des fictions et des fables dans un monde qui, en soi, serait réel. La fiction journalistique – qu’il s’agisse d’une nouvelle, d’une chronique, d’un écho ou d’un feuilleton – est le réel, elle représente la fiction originelle nécessaire à tout comportement humain et à toute action sociale. Pour reprendre les mots du philosophe, psychanalyste et théoricien du cinéma Slavoj Žižek25, le journal ne nous dit pas ce qu’il faut désirer, mais comment il faut désirer. Or, que raconte ce second article, au titre baudelairien ? Il faut bien l’admettre, il raconte le roman de Nana et la méthode naturaliste de son auteur :

L’histoire d’une fille, née de quatre ou cinq générations d’ivrognes, le sang gâté par une longue hérédité de misère et de boisson, qui se transformait chez elle en un détraquement nerveux de son sexe de femme. Elle avait poussé dans un faubourg, sur le pavé parisien ; et, grande, belle, de chair superbe ainsi qu’une plante de plein fumier, elle vengeait les gueux et les abandonnés dont elle était le produit. Avec elle, la pourriture qu’on laissait fermenter dans le peuple, remontait et pourrissait l’aristocratie. Elle devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-même, corrompant et désorganisant Paris entre ses cuisses de neige, le faisant tourner comme des femmes, chaque mois, font tourner le lait. Et c’était à la fin de l’article que se trouvait la comparaison de la mouche, une mouche couleur de soleil, envolée de l’ordure, une mouche qui prenait la mort sur les charognes tolérées le long des chemins, et qui, bourdonnante, dansante, jetant un éclat de pierreries, empoisonnait les hommes rien qu’à se poser sur eux, dans les palais où elle entrait par les fenêtres26.

Le roman est-il à l’image de la page de journal, ou alors est-ce l’inverse ? Le journal fait-il front commun avec le naturalisme zolien en vue de purifier la société de tels vices ? À cela, on peut aisément répondre par la négative, en ce sens que Fauchery, en dépit de ses critiques acerbes, est loin d’être un chérubin…

En fait, le roman présente le journaliste du Figaro comme le double de Nana, en premier lieu parce qu’il poussera la comtesse Sabine, la femme de Muffat, à commettre l’adultère. Dans son « Nana », Renoir condense un tel parallélisme, qui dans le roman s’inscrit plutôt dans la durée des chapitres, grâce à la technique cinématographique du montage alterné. En effet, lorsque Muffat est en train de perdre la tête pour Nana dans la loge de l’artiste, une autre idylle se joue dans une autre loge, celle de la comtesse, dans laquelle le journaliste tire de nouvelles ficelles.

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Fauchery, double médiatique de Nana ; avec lui, la comtesse Sabine

Sous prétexte de vouloir réconforter la femme et médire sur le comportement infâme de son mari, le journaliste se prostitue et fait plonger la comtesse dans la pente des pulsions vicieuses, au même titre que Muffat est emporté par la folie de Nana. Les bas-fonds, sous le couvert du journalisme et de la fausse morale, ont pu atteindre les balcons du théâtre et de la société.

Mais il nous faut insister sur un dernier point, plus essentiel encore en ce qu’il est aussi plus subtil. Une autre analogie avec l’imaginaire journalistique et médiatique se forge dans « Nana », et ce, d’une façon entièrement cinématogra-phique. Nous nous inspirons ici d’une analyse de Noël Burch dans Une praxis du cinéma27. Pour le théoricien, le film de Renoir est exemplaire pour avoir mis en scène et structuré une dialectique proprement cinématographique, celle du champ (ce que l’on voit à l’écran) et du hors-champ (ce que la caméra ne nous montre pas mais qui fait tout de même partie de la diégèse, ce qui exclut donc la caméra elle-même, les projecteurs et l’équipe de tournage). Au cinéma, il y a toujours deux espaces. La nature de cet art est donc, au moins, biface. Le devenir même du film se construit ainsi grâce à ce rapport de force entre ce qui est vu et ce qui n’est pas vu, ou encore entre ce qui est vu et ce qui n’est que suggéré (comme la main et le couteau dans Psycho suggèrent plus que fortement la présence du meurtrier). La suggestion du hors‑champ, on peut la faire grâce à six espaces précis, à savoir les quatre coins de l’image (haut, bas, gauche, droit), derrière l’image (derrière la caméra) et au fond de l’image, grâce au flou et à la profondeur de champ qui suggèrent des éléments visibles difficilement identifiables. Tout cela, c’est ce que Burch nomme « l’espace‑hors‑champ28 ». Or, il s’agit d’un espace stratifié, avec des nappes singulières d’espace et de temps, une sorte de réseau ou de rhizome, à l’image, on l’aura compris, d’une page de journal. De plus, l’espace‑hors‑champ est un espace mental, fluctuant qui a, insiste Burch, une « existence épisodique29 ». L’espace-hors-champ c’est, pour ainsi dire, l’imaginaire à l’état brut : un imaginaire que la caméra viendra, ou non, exposer et mettre à jour, et que le journal pourra structurer grâce à sa fiction du réel. Tout l’imaginaire de l’espace‑hors‑champ, à l’instar de l’imaginaire social, est susceptible de s’actualiser dans le cadre de l’écran ou du journal, et ainsi de devenir un événement, si bien que chaque film est en quelque sorte un reportage sur son propre espace-hors-champ.

C’est peut-être ainsi qu’il faut comprendre cette remarque de Deleuze sur le cinéma de Renoir dans Cinéma 2. L’image-temps : « C’est la profondeur de champ, par exemple dans “La règle du jeu”, qui assure un emboîtement de cadres, une cascade de miroirs, un système de rimes entre maîtres et valets, vivants et automates, théâtre et réalité, actuel et virtuel. C’est la profondeur de champ qui substitue la scène au plan. On hésitera d’autant plus à lui donner le rôle que voulait Bazin, d’une pure fonction de réalité. La profondeur a plutôt pour fonction de constituer l’image en cristal, et d’absorber le réel qui passe ainsi dans le virtuel autant que dans l’actuel30 ». Cristal du temps et de l’espace, la profondeur de champ – comme tout espace-hors-champ – permet la stratification événementielle de l’image dite « réaliste », au même titre que le journal fictionnalise le réel pour le rendre intelligible.

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Le réel et ses strates

Avec la fluctuation propre à la profondeur de champ et à tout espace‑hors‑champ, le réel et la vie se mettent en scène et deviennent spectacle, dans un mélange de concret et d’imaginaire. La profondeur et le hors‑champ créent des espaces en puissance, de nouveaux mondes originaires à explorer. Dès « Nana », Renoir ne cesse de jouer avec un tel procédé, et le porte au niveau de figure esthétique. Dans le film, l’espace-hors-champ rôde, il erre comme les pulsions, il tend à s’actualiser dans le cadre comme les pulsions dans leurs objets.

Dans la scène du bal en plein air à la fin du film, juste avant que Nana découvre sa maladie (la petite vérole), la jeune femme est morose et tente d’oublier le suicide de Georges Hugon, le plus jeune de ses amants. Mais ses amis, sortis tout droit du hors-champ, la poussent à la fête et à la débauche, comme Fauchery a poussé la comtesse Sabine à commettre l’adultère. L’image actuelle des remords coexiste avec celle de la dépense et de la tentation dionysiaque. Des têtes interrogatives et des mains tenant des verres d’alcool sortent du hors‑champ, signifiant sans doute que ses pulsions ont rattrapé Nana.

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L’imaginaire du hors-champ

Acceptant le premier verre, elle tend son bras vers le hors-champ pour une autre dose de champagne, et cela se répète à maintes reprises. Le champ et le hors-champ deviennent des images en miroir, l’imaginaire des bas-fonds et de la prostitution se concrétise dans l’image, même au moment où l’héroïne vit une sorte d’épreuve éthique et morale qui aurait pu lui offrir un autre avenir. Le film, donc, utilise l’imaginaire de son espace-hors-champ, parallèlement à la page de journal qui actualise et structure l’imaginaire social. Les personnages de Renoir, et cela vaut bien sûr pour Zola, sont pris dans le cristal des mondes originaires, dans l’oscillation entre la naissance et la mort, l’actuel et le virtuel, la rédemption et les pulsions. Au sein d’un tel cristal fêlé, on trouve l’image médiatrice du naturalisme, ainsi que la condition génétique des trois séries originaires que forme l’interpénétration des bas-fonds, de la prostitution et de la presse.

(Université Laval/Université Paul-Valéry (Montpellier III)

Notes

1  Il faut dire que l’adaptation, au sens strict, avec ses catégories esthétiques, voire éthiques, comme la fidélité ou la trahison, la lettre ou l’esprit, n’est peut-être pas la meilleure fenêtre pour juger des rapports transmédiatiques entre le cinéma et les autres arts. Le lecteur comprend ainsi que c’est une autre voie que nous tenterons d’emprunter au cours des lignes qui suivront.

2  Nous utiliserons les guillemets pour différencier le film de Renoir du Nana de Zola.

3  Nous reprenons, mais dans une tout autre approche, cette idée du beau texte de Lucie Roy, « Zola et le cinéma ou l’image et le phénomène », publié dans un recueil pour le moins remarquable et novateur : Paul Warren (dir.), Zola et le cinéma, Paris/Sainte-Foy, Presses de la Sorbonne Nouvelle/Presses de l’Université Laval, 1995 (le texte de L. Roy se trouve aux pages 37-62).

4  Gilles Deleuze, « De l’affect à l’action : l’image-pulsion », Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1983, p. 173-195. Les cours de Deleuze sur le cinéma, contemporains de la rédaction de Cinéma 1 et Cinéma 2 sont disponibles en version audio sur le site web La voix de Gilles Deleuze : <http://www2.univ-paris8.fr/deleuze/>.

5  Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, coll. «Critique», 1969, p. 373-386.

6  Marcel Proust, Le côté de Guermantes [1920-1921], dans À la recherche du temps perdu, t. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 789.

7  Gilles Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 385

8  Émile Zola, Nana [1880], Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1991 [1977], p. 91. Nous soulignons.

9  Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, op. cit., p. 174.

10  Il n’est pas inutile de remarquer qu’en 1932, Josef von Sternberg mettra en scène, dans sa cinquième collaboration avec Marlene Dietrich, un film portant ce titre et qui, à bien des égards, se comprend comme une transécriture du roman zolien et, surtout, comme une reprise du film de Renoir et de son imaginaire des bas-fonds, de la prostitution et du crime.

11  Émile Zola, Nana, op. cit., p. 35.

12  Ibid., p. 26.

13  On peut penser à la Irma Vep des Vampires, feuilleton cinématographique de six heures réalisé par Louis Feuillade en 1915, un an après avoir tourné Fantômas.

14  Honoré de Balzac, « Avant-propos », dans La Comédie humaine I. Études de mœurs, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 8.

15  Ibid., respectivement p. 19 et p. 16 pour les deux citations.

16  André Bazin, « Évolution du langage cinématographique », Qu’est-ce que le cinéma ?, édition définitive, Paris, Éditions du Cerf, coll. « 7e art », 1978 [1975], p. 75.

17  Émile Zola, Nana, op. cit., p. 332.

18  Ibid., p. 409. Nous soulignons.

19  Ibid., p. 414.

20  Georges Bataille, « La notion de dépense » [1933], dans La part maudite précédé de La notion de dépense, Paris, Minuit, coll. « Reprise », 2011, p. 37 pour les deux citations. L’auteur souligne.

21  Émile Zola, Nana, op. cit., p. 457.

22  Ibid., p. 35.

23  Ibid., p. 25 pour les deux citations.

24  Ibid., p. 57.

25  Slavoj Žižek, Enjoy Your Symptom! Jacques Lacan in Hollywood and Out, New York/Londres, Routledge Classics, 2008 [1992], 280 p. On peut aussi renvoyer à son documentaire, où le penseur s’installe dans nombre de décors de films célèbres (Psycho, Vertigo, Alien, The Matrix, Eyes Wide Shut, etc.) pour en expliquer la structure et l’idéologie, The Pervert’s Guide to Cinema, réalisé en 2006 par Sophie Fiennes.

26  Émile Zola, Nana, p. 224-225.

27  Noël Burch, « “Nana” ou les deux espaces », Une praxis du cinéma, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1986 [1969], p. 39-58.

28  Ibid., p. 43.

29  Ibid., p. 44.

30  Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 113.

Pour citer ce document

Thomas Carrier-Lafleur, « Les deux Nana. Mondes originaires, pulsions de dépense et transferts médiatiques », Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/les-deux-nana-mondes-originaires-pulsions-de-depense-et-transferts-mediatiques