Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

« Les Midinettes révolutionnaires » : prostitution et Grand soir dans la presse subversive (1890-1910).

Table des matières

ANNE-MARIE BOUCHARD

En septembre 1910, l’Assiette au beurre consacre son numéro 494 aux « Midinettes révolutionnaires ». L’image (illustration 1) et la légende en couverture sont pour le moins explicites : debout sur la barricade, une de ces midinettes claironne : « Et quand le Grand Soir sera venu… », vite interrompue par un solide gaillard raillant « Ta bouche, mimi ! Quand le Grand Soir sera venu, je te connais… tu iras coucher avec un bourgeois ! » Comme le rappelle Michel Dixmier, le dessinateur de presse Maurice Radiguet à qui l’on doit ce numéro, n’était reconnu ni pour son style, souvent bâclé, ni pour « [s]es opinions politiques, peu affirmées, [qui] seront très fluctuantes. Probablement tenté au départ par des idées de gauche, il deviendra le porte-parole de tendances droitières à l'Assiette au beurre: critique virulente des grèves et du syndicalisme, défense des employés contre les ouvriers, antisémitisme et chauvinisme anti-allemand. Il se voulait alors le défenseur du public consommateur et des classes moyennes1. »

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Illustration 1 : M. Radiguet, « Les Midinettes révolutionnaires », L’Assiette au beurre, 17 septembre 1910.

Au-delà du cas précis de ce numéro de l’Assiette au beurre, la moralité du corps féminin est une question récurrente dans la culture visuelle révolutionnaire. J’aborderai dans le présent article la question de la moralisation de la figure féminine dans le Père peinard et les Temps nouveaux, journaux anarchistes bien connus sous la Troisième République française. Il faut souligner que mon corpus visuel est ici volontairement restreint à ces deux périodiques, dont les stratégies visuelles ont tendance à exacerber leur symbolisme pour le rendre plus explicite. Laissant paraître une dichotomie quasi religieuse entre la femme virginale et la prostituée, la recherche de contrastes visuels et idéologiques contribue à donner une image déroutante de la figure féminine que les analyses historiques du rôle des femmes dans la culture révolutionnaire nuanceraient nécessairement. Utilisée à foison pour représenter la publicité, la bourgeoisie et les Beaux-arts, la prostitution thématisée sert l'expression d'une paranoïa de la trahison révolutionnaire, la crainte d'une défection massive au Grand soir comme dans le cas des midinettes révolutionnaires de Radiguet. Les femmes, figurées en novices de la cause, sont plus que toutes autres soupçonnées d'être des révolutionnaires en théorie qui éviteront les barricades pour mieux se réfugier dans les bras rassurants d'un bourgeois. L'évidente misogynie de telles représentations d’une infidélité à la fois sentimentale et idéologique met en lumière la disjonction entre émancipation des femmes et émancipation du peuple qui caractérise le militantisme révolutionnaire depuis la Révolution française jusqu'aux plus récents soulèvements populaires. Il s’agira donc d’examiner, de manière très restreinte, comment ces deux publications illustrées de la fin des années 1880 à 1910, investissent politiquement le corps féminin, de telle sorte que la prostitution devienne un symbole récurrent de l'adversité idéologique.

La Belle révolutionnaire

Qu’elle soit bourgeoise ou non, la femme est le plus souvent tout simplement absente de la culture visuelle produite par les militants anarchistes, sauf sous la forme de figures allégoriques à forte connotation morale qui répondent à un certain nombre de besoins relatifs à la constitution d’un patrimoine visuel voué à la commémoration. L’un des temps forts de ce besoin d’images commémoratives concerne les célébrations de la Commune de Paris, qui est l'objet d'une mise en histoire paradoxale de la part des anarchistes n'hésitant pas à l'universaliser d'une manière historiciste, tandis qu'ils valorisent aussi ce que Walter Benjamin nomme « l'expérience unique de la rencontre avec le passé2 », en stimulant, année après année, la répétition de cette rencontre. En 1889, Émile Pouget fait un compte-rendu des commémorations de la Commune tenues dans les villes de France, mettant l'accent sur la portée symbolique et le potentiel d'action de ces commémorations qui dépassent les frontières françaises et souligne que la mouvance révolutionnaire de la commémoration se caractérise par son rapport avec la presse qui facilite la diffusion de cette action, de même que sa réactualisation par la propagande visuelle et textuelle3. L’objet de la commémoration historique devant être, idéalement, fondé sur un héritage patrimonial et iconographique relativement consensuel, il n’est pas surprenant de constater que les images symboliques de la Commune les plus répandues prennent la forme d’allégories dont l’universalisme transcende les querelles conjoncturelles.

À ce titre, le cas de Louise Michel est exemplaire. Bertrand Tillier a montré comment, dès son retour en France, Michel est portraiturée à de nombreuses reprises par les médias et les militants souhaitant en faire l’incarnation vivante de la Commune de Paris, mais que cette dernière est considérée comme n’étant plus assez jolie et trop vieille pour en personnifier adéquatement l’histoire et l’esprit4 : le corps réel de Louise Michel ne convient pas à l’exemplarité féminine nécessaire à cette mission commémorative. La figure de la Commune proposée dans les journaux sera donc allégorique, tirant sa lisibilité de la formulation d'une nouvelle narration historique fondée sur des attributs symboliques connotés, car en dépit d'un désintérêt certain des anarchistes pour la République en tant qu'État, ils partagent avec elle nombre de ses attributs qu'ils s'approprient pour les associer à des symboles de la lutte révolutionnaire.

Les nombreuses représentations allégoriques de la Commune, du socialisme et de l’anarchisme faites par Walter Crane (illustrations 2-3-4), par exemple, trouvèrent leur place dans les publications anarchistes jusqu'à la Première Guerre mondiale en tant que symbole commémoratif, et ce, même en dehors de la France. Reproduisant un texte de Louise Michel intitulé « Vive la Commune ! », le journal anarcho-communiste britannique The Torch publie, en mars 18955, cette image qui, au même titre que le texte, aspire à présenter la Commune, non comme un évènement passé, mais comme une œuvre dont la réalisation reste à achever. Cette rhétorique reprend l'idéal d'une commémoration active, par sa volonté d'encourager l'action révolutionnaire en rappelant constamment, et d'une manière dramatique, ce que les injustices du présent partagent avec celles du passé. La production de Crane permet de mettre en lumière la question de l'appropriation dans l'imagerie révolutionnaire de la figure féminine associée à Marianne et, par extension, de l'iconographie républicaine. Comme le mentionne Gaetano Manfredonia :

L'étude des rapports que le mouvement anarchiste a pu entretenir dans un pays comme la France avec les différentes expressions de la République fait apparaitre d'une manière frappante l'existence de liens complexes et toujours passablement ambigus. Si l'anarchisme se présente comme une doctrine rompant résolument avec la tradition politique républicaine issue de [17]89 ou [17]93, cette séparation ne sera jamais ni définitive, ni totale6

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Illustration 2 : Walter Crane, Vive la Commune !, 1887.

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Illustration 3 : Walter Crane, La Gloire de la Commune, 1890.

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Illustration 4: Walter Crane, The Anarchists of Chicago, 1888.

Ces liens « complexes et ambigus » concernent aussi bien la conception du monde et de la politique, que leur représentation. Dans un texte publié par le journal anglais The Torch, Louise Michel met en perspective ce partage intellectuel répercuté dans l'iconographie en rappelant le caractère universel du projet de la Commune et souligne que les figures de la Commune, de Marianne ou de l’anarchie, souvent présentées sous le nom de la Belle, sont une même représentation de la révolution sociale dont les prétentions sont universelles et la moralité sans tache7. Loin d'être une contradiction entre des « opposants idéologiques » que l'on aime dépeindre comme des adversaires irréconciliables, cette appropriation est motivée par une acception historiciste de la figure allégorique, rejetant sa récupération contemporaine par l'État8 visant à s'affirmer comme l'aboutissement de la Grande Révolution, au profit d'une conception rhétorique de l'histoire révolutionnaire postulant sa persévérance. Isobel Spencer attribue l'intérêt de Crane pour les symboles de la Révolution française à sa lecture des poètes romantiques anglais et affirme que la première version de sa figure de la Liberté qui inspira les versions ultérieures de La Commune fut conçue dans les années 1860 et inspirée par le poème de Swinburne « The Era of Revolution9. » Il n'est tout de même pas impossible que Crane ait été mis au contact des œuvres de François Rude par William J. Linton, chartiste-républicain proche des milieux révolutionnaires de 1848 et grand connaisseur de l'iconographie révolutionnaire, auprès de qui il fit l'apprentissage de la gravure. (illustrations 5-6) L'héritage iconographique révolutionnaire, pouvant être actualisé pour signifier le déroulement historique de la lutte révolutionnaire en usant de symboles populaires magnifiant la cohérence et la légitimité de la lutte, recèle un intérêt esthétique et idéologique certain pour les anarchistes, sans pour autant que ces derniers aient à assumer cet héritage dans sa totalité. Une des tendances fortes de la figuration de la femme dans les premières années de l’illustration du socialisme révolutionnaire, est le contraste entre la représentation du corps de la femme, systématiquement élevé au stade de symbole universel, tandis que la représentation des enjeux politiques d’actualité, montre le plus souvent un monde sans femmes, constitué d’hommes typiques comme dans cette représentation, où l’Angleterre, figurée sous les traits d’un travailleur ayant laissé tomber ses outils à ses pieds, accueille tous les pays européens et les États-Unis, dont les costumes nationaux sont relativement uniformisés en costumes d’ouvriers et dont les identités sont révélées par les banderoles qu’ils portent.

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Illustration 5: Walter Crane, « Couverture », Cartoons for the Cause, London: The Twentieth Century Press, 1896.

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Illustration 6: Walter Crane, « International Solidarity of Labour: The True Answer to "Jingoism". Dedicated to the Workers of the World », 1896.

Les pieds dans la fange

Durant la Commune, comme le mentionne Michèle Sarcey, la femme fait passer la lutte collective avant la défense de ses propres droits10 et cette posture est répercutée dans l’imagerie révolutionnaire. Le corps féminin idéal des allégories de Crane agit comme un idéal politique, en ce qu’il lui est attribué un rôle presque maternel dans l’enfantement du socialisme, comme dans cette affiche d’intérieur pour le journal Les Temps nouveaux, où Maximilien Luce figure l’Anarchie (illustration 7) sous les traits habituels de la femme en toge, veillant sur une humanité œuvrant à la construction du nouveau monde, vision offerte à un peuple souffrant dans la pénombre du premier plan de l’image.

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Illustration 7 : Maximilien Luce, « Affiche d'intérieur pour Les Temps nouveaux », 1895.

Tandis que se développe un discours féministe distinct, non seulement la figure féminine change-t-elle dans les représentations, mais encore, elle se voit mise en scène dans le cadre de discours sur l’actualité. Ainsi, dans la propagande anarchiste et dans les journaux associés de près ou de loin à cet idéal, remarque-t-on une transformation en profondeur de la figure féminine ou du corps féminin investi d’une symbolique politique. La moralité de la figure féminine allégorique ne résiste pas à l’actualité et à la désillusion des révolutionnaires face à la Troisième République. Le vieillissement du corps de la femme, son amollissement et l’expansion de son diamètre seront utilisés pour désigner directement la corruption politique, la déchéance d’un corps social qui n’a plus la possibilité d’engendrer une progéniture sociale saine. Cette déchéance de la figure allégorique est visible dans les illustrations du Père peinard. La publication de la première illustration dans les pages du journal, sous le titre « Elle n’est pas morte, foutre !!! » (Illustration 8), représentant une Sociale légèrement défraichie portant le flambeau et l’étendard de 1871 et s’élevant parmi les corps jonchant le sol tandis que Paris flambe à l’horizon, manifeste explicitement les contours de l'historicisme moralisant du journal.

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Illustration 8 : Maximilien Luce, « Elle n'est pas morte, foutre !!! », Le Père peinard, mai 1890.

À mesure que le mouvement anarchiste précise ses modes de diffusion et d'action, en fonction d'une actualité révolutionnaire abondante, la propagande révolutionnaire se diversifie et bien que la Commune ait durablement imprimé son souvenir dans la culture politique des anarchistes, une prise de distance se manifeste11. Intéressés par la littérature et les mouvements artistiques contemporains et mis en contact avec ces milieux, les collaborateurs du Père peinard s'engagent ainsi dans une réflexion qui aura des répercussions directes sur la transformation des formes et des contenus des journaux anarchistes de la fin du siècle. Tirée du Père peinard, la caricature « Rude garce Madame Patrie : elle mange ses enfants » (illustration 9) atteste de la récurrence de thèmes iconographiques classiques dans la constitution d’images moralisatrices devant jouer un rôle dans la propagande et le nationalisme y est envisagé par le biais de deux thèses complémentaires.

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Illustration 9 : Maximilien Luce, « Jamais rassasiée l'abominable Goule ! Rude garce madame patrie: elle mange ses enfants », Almanach du Père peinard, 1894.

Du point de vue de l’internationalisme anarchiste, le nationalisme est vu comme le spectre de la guerre nuisant au développement humain et au progrès, tandis que le discours patriotique, plus spécifique aux identités nationales, est compris comme une distraction escamotant un développement capitaliste insensible aux conditions d’existence des travailleurs. À l'image des allégories de Crane, les caricatures de Maximilien Luce tablent sur un ensemble de référents artistiques et patrimoniaux importants qui visent à distinguer le caractère libérateur de la solidarité révolutionnaire, qui ne doit pas être associée aux alliances politiques entre les dirigeants politiques. « La Patrie » (illustration 10) réfère à « Saturne dévorant ses enfants » de Francisco de Goya, œuvre déjà conçue par le peintre espagnol comme une figure de contestation politique symbolisant le désarroi et la crainte de l’individu face à la toute-puissance des autorités politiques et religieuses. Au fur et à mesure que s’accumulent les scandales politiques et économiques, les massacres et la répression des revendications populaire, le corps féminin de la Patrie est figuré dans un état de dégradation avancée. Réunissant militaires, clergé et politiciens, ce porté en triomphe de la patrie est l’objet d’une critique radicale de l’ouvrier type au premier plan : « Et pour finir, vous pelotez tous la même garce ! » dit-il en guise de conclusion d’un débat que l’on imagine âpre, tandis que flotte au loin une bannière annonçant cyniquement « Vive l’internationale et vive l’armée. » Le corps de la patrie symbolise les effets pervers des assauts de la « realpolitik » sur les valeurs fondatrices du socialisme.

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Illustration 10 : Aristide Delannoy, « Crise socialiste », Les Temps nouveaux, 27 mai 1905.

La sexualité de classe

Marianne se voit de plus en plus souvent dépeinte comme une prostituée à la solde des bourgeois dans les caricatures du Père peinard. De fin août à octobre 1896, La Sociale publie de nombreux articles et caricatures dénonçant la visite du tsar en France et les « mesures de précaution12 » mises en place par le gouvernement de Félix Faure. Sous le titre « Les Socialos tsariens ont le record de la platitude ! 4 septembre, anniversaire foireux13 », Pouget narre d'un ton spleenitique, comment, pour le 26e anniversaire de la proclamation de la République, le tout-Paris « n'a rien trouvé de mieux que de s'aplatir devant le tsar14. » Pour Pouget, la visite du tsar instruit sur la véritable nature de la République et de la presse française qui participent à la célébration d'un autocrate15. Certaines figures sont des synthèses audacieuses de l’allégorie virginale et de la midinette, comme l’image de Maximilien Luce (illustration 11) figurant, sous les dehors d'une scène du café-terrasse À la descente des souverains, le président Faure réduit au rôle de garçon de café, prêt à servir au tsar et à la République en tête-à-tête, une purée populaire ou un « pâté de moujick. » On y voit la République, attablée de manière peu distinguée, en pleine conversation avec le souverain russe, son bouclier déposé derrière elle, toute méfiance à l’égard de son interlocuteur étant évacuée. Dans presque toutes ses caricatures prenant comme sujet la visite impériale, Luce souligne le rôle de la presse française à qui il donne également les traits d'une prostituée16.

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Illustration 11 : Maximilien Luce, « Le Nouveau costume du Président », La Sociale, n° 73 (27 septembre 1896).

Autre synthèse particulièrement satirique, tirée des Temps nouveaux cette fois‑ci, cette caricature de Félix Pissarro (illustration 12) montre Marianne en épouse bien ronde du Capital tout aussi rond, encourageant quelques institutions vêtues en lorettes à passer au Salon.

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Illustration 12 : Félix Pissarro, « Marianne: Allons Mesdames au Salon !!!! », Le Père peinard, 13 février 1896.

Ainsi, les arts, les sciences, les cultes, la justice et l’armée sont dépeints en harem du Capital, exhibés au Salon dans le but de favoriser les affaires… L'illustration dédiée à Élisée Reclus par Frantisek Kupka (illustration 13) et publiée dans Les Temps nouveaux le 3 juin 1905, représente bien le rapport entre l'historicité de la théorie anarchiste, se développant sur le long terme et embrassant toute la tradition révolutionnaire, et son rapport difficile avec l'événement qui refoule toute perspective historique pour se concentrer sur l'impression fugitive, l'opinion directement exprimée et le calcul politique à court terme. Figurant un arrière-plan constitué de représentations figées de la justice, de l'armée, de l'église et du capitalisme, Kupka leur associe au premier plan, les incarnations stéréotypées de leur principe. Le militaire décoré, le patron charitable, le bourgeois-journaliste défenseur de la liberté d'expression et la femme aux mœurs dissolues incarnent les types de la République, que Kupka qualifie de « prostitués » produits par les conditions sociales: le bandeau annonçant « À louer » ironise sur la nature véritable des principes républicains. Le journal tenu par le bourgeois est affublé du titre « Opinion des gens distingués. Journal mondain » et l'on peut lire sur sa deuxième page « La vérité sur l'Affaire », critiquant l'omniprésence du racolage journalistique faisant vendre le tirage.

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Illustration 13 : Frantisek Kupka. « À Élisée Reclus », Les Temps nouveaux, (3 juin 1905).

Pendant ce temps, l’Homme…

La transformation de la figure politique féminine se matérialise sous les dehors iconographiques d’un passage de l’image commémorative à l’image d’actualité, et cette tendance reflète généralement la métamorphose de l’iconographie révolutionnaire diffusée dans les journaux politiques, si bien que le phénomène le plus étrange, au final, n’est pas cette métamorphose du corps féminin, mais bien la persistance à travers le temps de la figure masculine typique. Représentations du monde sans femmes, les frontispices de Maximilien Luce pour le Père peinard contiennent une référence importante pour l’identité de la publication de Pouget : celui de l’ouvrier imprimeur de Daumier (illustration 14), signifiant l’attachement du Père peinard à une longue tradition de la presse politique.

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Illustration 14 : Honoré Daumier, « Ne vous y frottez pas », 1834.

Le combat pour la liberté de presse se trouve ainsi figuré par son frontispice faisant référence à trois moments historiques distincts, 1791, 1834 (illustrations 15-16) puis 1889, sous les traits de l’homme du peuple, vigoureux justicier dont les attributs ont à peine changé en 100 ans. L’homme de métier, militant politique autodidacte s’opposant naturellement, presque par instinct, à l’ordre, à l’Église, à l’État centralisé et à l’armée, joue à travers tout le XIXe siècle révolutionnaire une fonction mythique incontournable. Centrale dans la conception de l'anarchiste de Pouget, cette figure de l'artisan-anarchiste est pourtant loin de correspondre aux données sociologiques sur les militants anarchistes17, cette disjonction montrant à quel point la constitution d'une identité publique est au principe des représentations proposées par la presse. À l’œuvre, moralement infaillible en face de l’exploitation dont il est l’objet, cet ouvrier est élevé en un idéal de la culture populaire du Paris fin de siècle et les références historiques qu’il véhicule, associées à une identification claire du lectorat, servent à donner à ce dernier le sentiment de sa légitimité culturelle et historique. En donnant corps et voix à ces références, Pouget fait le pari d'en conserver la forme, signifiant que non seulement cette tradition révolutionnaire populaire n'est pas morte, mais que le combat lui-même est toujours légitime.

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Illustration 15 : Maximilien Luce, « Frontispice pour Le Père peinard », 1890.

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Illustration 16 : Maximilien Luce, « Frontispice pour Le Père peinard », 1892.

N’empêche qu’en 1910, le type masculin resté lui-même se trouve au final bien dépourvu devant cette midinette montée sur la barricade qui ne correspond plus aux tendances fortes de la représentation du corps féminin dans la culture révolutionnaire. Ni allégorie, ni prostituée métaphorique ou réelle, la femme engagée dans sa propre émancipation est traitée avec un mépris certain par les misogynes en tout genre, mais aussi par de nombreux militants qui voient dans les luttes séparées que le féminisme implique, une dispersion des forces politiques nécessaires à l’avènement du socialisme. Ils posent un regard désabusé sur les ambitions émancipatrices de la femme, témoignant d’une forme de fracture sociale entre les ambitions de camaraderie propres aux mouvements révolutionnaires du 19e siècle et la notoriété grandissante, au début du 20e siècle, des associations féministes. Cette fracture sociale se reflète ici dans une fracture iconographique entre notre ouvrier type du siècle précédent, spectateur d’une action qui ne le concerne pas, et cette figure féminine, représentation peut-être ironique de Radiguet, qui sera tout de même appelée à devenir emblématique des luttes sociales de l’avant-guerre. Du corps féminin allégorique dont la moralité ne fait aucun doute jusqu’à cette midinette révolutionnaire, la déchéance des allégories, d’une part, et la sexualisation progressive de la représentation de la femme, d’autre part, figurent l’évolution de la conception de la femme militante et de son affirmation dans l’espace public.

Notes

1  Elizabeth & Michel Dixmier, L’Assiette au beurre : revue satirique illustrée, 1901-1912, Paris: F. Maspero, 1974, p. 330.

2  Walter Benjamin, « Sur le concept d'histoire », Œuvres III, Paris: Gallimard, 2000, pp. 440‑441.

3  Une lecture semblable des rapports entre l'œuvre de mémoire révolutionnaire et la presse radicale chartiste a été faite par Ian Haywood. « Encountering time: Memory and Traditions in the Radical Victorian Press », dans Laurel Brake et Julie Codell, Encounters in the Victorian Press, Editors, Authors, Readers, Basingstone: Palgrave Macmillan, 2005, pp. 69-87.

4  Bertrand Tillier, La Commune, une révolution sans image? Seyssel: Champ Vallon, 2004, pp. 455-463.

5  Louise Michel, « Vive la Commune ! », The Torch, nouvelle série, n° 10 (mars 1895), p. 6.

6  Gaetano Manfredonia, « Pour ou contre la République: les anarchistes français et la tradition républicaine, 1848-1914 », dans Gaetano Manfredonia (dir.), Les Anarchistes et la Révolution française, Paris: Éditions du monde libertaire, 1990, p. 197.

7  Louise Michel, « Vive la Commune ! », loc. cit., p. 6.

8  Gaetano Manfredonia, « Pour ou contre la République: les anarchistes français et la tradition républicaine, 1848-1914 », loc. cit., pp. 232-233.

9  Dans Isobel Spencer, Walter Crane, New York: Macmillan, 1975, pp. 142-143.

10  Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme, Paris : La Découverte, 2002, p. 54.

11  Dès les années 1880, les relations sont parfois difficiles entre les anciens communards et les anarchistes. Jules Guesde, devenu socialiste, et Henri de Rochefort sont souvent, pour une raison ou une autre, dénoncés dans les journaux. La Révolte publie en juin 1888, une courte annonce mentionnant sa relation houleuse avec Rochefort et son journal L'Intransigeant. « Vengeance d'un marchand de papier », La Révolte, vol. 1, n° 37 (16-22 juin 1888), p. 1.

12  Émile Pouget, « Le record de la platitude », La Sociale, 2e année, n° 71 (13-20 septembre 1896), p. 1.

13  Ibid.

14  Ibid. Anne Hogenhuis-Seliverstoff confirme l'impression qu'a Pouget que le tout Paris a reçu avec calme et sympathie le couple impérial russe. Voir Une Alliance franco-russe. La France, la Russie et l'Europe au tournant du siècle dernier, Bruxelles: Bruylant, 1997, p. 180.

15  Le 5 septembre 1896, Le Figaro propose un petit texte sur les « 26 ans de la République » rappelant les conditions difficiles de sa proclamation et sa surprenante longévité. Les 4 et 5 septembre, La Presse ne fait aucune mention de l'anniversaire de la République, mais consacre de nombreux encadrés à la future visite du tsar. Au cours du mois de septembre, elle traite quotidiennement de la question en rendant compte de la planification de l'évènement, considéré comme une véritable fête patriotique, et en encourageant les Parisiens à retenir leurs colères contre l'empereur.

16  Le 8 octobre 1896, un texte éditorial en première page de La Presse analyse la visite du tsar et conclut: « On nous a promis qu'aussitôt le départ des russes (sic), une formidable explosion de colères et de rancunes viendra rappeler au sentiment de leur position les figurants de la réception impériale. Menaces ou réalités, à demain les affaires sérieuses ! Il sera bien temps de se battre quand les lampions seront éteints. » Dans «Le Tsar en France », La Presse, vol. 63, n° 1592, p. 1.

17  Vivien Bouhey, Les Anarchistes contre la République. Contribution à l'histoire des réseaux sous la Troisième République (1880-1914), Rennes: Presses Universitaires de Rennes, 2008, p. 185.

Pour citer ce document

Anne-Marie Bouchard, « « Les Midinettes révolutionnaires » : prostitution et Grand soir dans la presse subversive (1890-1910). », Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/les-midinettes-revolutionnaires-prostitution-et-grand-soir-dans-la-presse-subversive-1890-1910