Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Maryse Choisy chez les filles : Sur le reportage d’immersion

Table des matières

MARIE-ÈVE THÉRENTY

À la charnière des années vingt et trente, une littérature bien connue, romans et reportages (Carco, Mac Orlan, Londres), se développe, fascinée par les milieux de la prostitution. C’est dans ce cadre que fleurissent en France toute une série de reportages féminins sur les maisons closes dont le principe étonnant est pour la journaliste de se faire passer pour une prostituée et de témoigner de l’intérieur de la maison. Le parangon de ces reporters est Maryse Choisy qui connaît immédiatement un succès de scandale avec Un mois chez les filles, livre sous-titré reportage, qui paraît le 19 juin 1928. Le premier tirage est lancé à 3000 exemplaires. Mais 450 000 exemplaires du livre seront finalement vendus, selon les affirmations de Maryse Choisy dans ses mémoires. La recette est reprise aussitôt par Luc Valti1 qui égrènera le filon jusqu’à épuisement dans plusieurs titres (Femmes de cinq heures, enquête sur les maisons de rendez‑vous de Paris, 1930 ou Femmes de vos nuits, choses vues en 1933), par Claude Valmont (pseudonyme de Fernande Salzedo) qui écrit Filles d’amour en 1930 et, selon les témoignages d’époque, par une cohorte de jeunes journalistes débutantes dont les reportages journalistiques n’ont sans doute pas eu les honneurs de la librairie. Maryse Choisy témoigne dans ses Mémoires :

Quand Un mois chez les filles eut atteint son centième mille, j’eus un grand nombre d’imitatrices. Beaucoup d’éditeurs tentèrent de fabriquer techniquement le livre à scandale. On crut avoir découvert les lois du genre. Une femme devait raconter des histoires de maison close en termes ouverts. Entre 1928 et 1930, il y eut une véritable épidémie de livres, obscènes ou convenables, sur les putains. Il n’y eut pas de scandale. Avant que d’être connus, ils furent oubliés2.

Cette curiosité, ce sous-genre de la littérature de reportage, aussitôt assimilé par les contemporains à de la littérature pornographique, mérite-t-il les honneurs d’un article universitaire ? En fait, cette pratique sort de l’anecdotisme car rapportée à l’histoire de la presse, elle éclaire la difficile émergence des femmes dans la profession de journaliste et les subterfuges qu’elles ont utilisés pour exister malgré tout. Elle révèle aussi une forme de survivance de la métaphorisation du journaliste comme prostituée, peut-être inattendue dans une période toute dédiée à la glorification du reporter.

Le dispositif du reportage d’immersion dans les maisons closes

On peut décrire rapidement le fonctionnement de ce type de reportage en s’appuyant sur le texte le plus abouti de cette littérature : Un mois chez les filles. Ces enquêtes se veulent systématiques et se découpent en chapitres, selon un principe cumulatif. Il s’agit de s’introduire dans tous les lieux concernés par la prostitution. Mais comme Maryse Choisy le souligne au début d’Un mois chez les filles, cette entreprise constitue une véritable gageure : « Le cercle le plus fermé de Paris, c’est aujourd’hui le “claque3” ». Spécialement pour les femmes, précise-t-elle un peu plus loin car « une loi injuste interdit l’accès des maisons closes à toute femme qui ne fait pas partie du personnel travaillant ou servant4 ». Il faudra donc user de stratagèmes et de subterfuges pour entrer dans les maisons, le déguisement idéal étant – bien entendu – celui de prostituée.

Le reportage joue donc sur de multiples déclinaisons croisées. D’un côté, Maryse Choisy expose avec une certaine méthode l’ensemble des lieux parisiens et provinciaux concernés de près ou de loin par la prostitution : la préfecture de police, les bureaux de placement, le « promenoir » de l’Olympia, les quais de Paris où sévissent les pierreuses, le summum du claque « le Chabanais », les lieux de sortie des prostituées et des souteneurs comme le bar de l’As de Cœur, le Sporting palace, le dancing du milieu…Par ailleurs, le reportage adopte la scansion typologique de la littérature panoramique. Il catalogue donc les filles en silhouettes attendues et prévisibles : Manon ou la femme du monde, Julie ou la fausse mineure (« il y a quinze ans qu’elle a quinze ans5 »), Mimi ou la négresse (« Joséphine Baker l’a remise à la mode6 »), « Carmen ou l’indépendante ». Pour les clients, la taxinomie, plus brève, se réduit à deux types : le « monsieur-mystère » et le « monsieur-chronomètre ». Pour compléter ce panorama, le reportage décrit également quelques scénarios fantasmatiques typiques : le « monsieur qui veut jouer à la mariée », la « partouze » et la « chambre aux tortures ». Et à cette taxinomie des milieux, des types et des pratiques correspond la grande variété des travestissements que prend Maryse Choisy. Elle se déguise en prostituée pour faire quelques pas sur le « promenoir » de l’Olympia et y appâter le client, entre comme femme de chambre dans une maison de rendez-vous parisienne puis comme bonne dans un bordel normand à la tonalité très maupassantienne ; elle est sous-maîtresse dans le claque « chez Ginette », danseuse de salon pendant huit jours dans le bar lesbien « Le Fétiche », jeune prostituée à la recherche d’un souteneur au dancing de l’As de cœur où elle ne manque pas de se faire accoster…

Le reportage, écrit à la première personne, prétend moins rendre compte de « faits » que de « la secousse personnelle reçue de ces faits7 », selon la pratique du reportage vécu. On est censé être dans le vif du sujet. Le reportage est donc agrémenté de réflexions intérieures de la narratrice toujours décalées et ironiques qui viennent commenter le récit et aussi de nombreux passages au discours direct qui sont supposés délivrer la parole authentique des souteneurs et des prostituées. Dans la salle d’attente d’un bureau de placement, le lecteur est ainsi rendu témoin d’une conversation faisant état du maigre savoir des prostituées en matière de transmission de la syphilis et de leurs connaissances beaucoup plus étendues des différentes techniques et positions amou-reuses : « l’amour au tire-lait », « en canard », « à la Clemenceau ».

Le succès du livre de Maryse Choisy s’explique par plusieurs raisons. D’abord l’enquête paraît délivrer de l’intérieur un véritable savoir documentaire sur des milieux inaccessibles, notamment aux femmes. Le reportage s’adresse même à plusieurs reprises explicitement à une hypothétique lectrice. Ensuite, le livre a été lu, les critiques du temps en témoignent, comme un ouvrage érotique, voire pornographique : « Maryse Choisy est désormais classée dans les auteurs pornographes – ou tout au moins scabreux8 ». Mais le livre séduit aussi par son style. Maryse Choisy a lancé en 1927, en réaction au surréalisme, le mouvement suridéaliste qui prônait notamment une nouvelle écriture, un style « explosif » qui doit « saisir le lecteur à la gorge » en s’écartant du style « Agence Havas9 ». Et effectivement, le livre, allègre, traite du sujet avec drôlerie et les commentaires de la narratrice, entre fausse naïveté et écriture salace, trahissent une jubilation d’écriture qui prend souvent le pas sur les exigences de l’enquête.

Mais sans doute toutes ces caractéristiques qui, conjointes, manifestent la polyphonie de ce texte seraient insuffisantes pour engendrer un succès qui s’explique plus sûrement par le suspense maintenu jusqu’au bout du reportage. Jusqu’où la reporter est-elle prête à aller pour assurer la véracité de l’enquête ? Le succès du reportage repose généralement sur le corps exposé et mis en danger du reporter10. Il s’agit généralement d’un danger physique encouru par le reporter dans une guerre ou une catastrophe naturelle. Maryse Choisy invente un nouveau type d’exposition du corps du reporter et un nouveau péril vécu par lui pour les besoins du reportage, celui d’être confondu avec un corps public. De nombreux passages du récit s’attardent sur le corps tentant et tenté de la reporter : « Le regard de la patronne décrit une seconde ellipse autour de mon corps : — Jolie comme vous l’êtes, vous auriez dû vous mettre en carte, me conseille-t-elle maternellement11 ». Le reportage joue avec les options extrêmes, entre Carco et le fait divers : la reporter parfois manque d’être séduite et parfois d’être violentée.

Les épigones de Maryse Choisy auront à cœur d’aller plus loin. Dans Femmes de cinq heures, Luc Valti, malgré ses « tempes qui s’éclaircissent » et ses joues « où le temps, méchant laboureur, esquisse des sillons12 », se fait engager sous le nom de Wanda dans une maison de rendez-vous. Elle doit donc passer la visite médicale chez le docteur Bizard et elle monte à deux reprises avec des clients. L’honneur est sauf cependant, il ne s’agit que jouer les comparses, réciter du Baudelaire par exemple dans des rituels complexes, pour satisfaire les fantasmes du client.

Maryse Choisy, quant à elle, à la fin de son reportage, éprouve le besoin de clarifier sa démarche et de conclure par un constat d’irréductible distance entre elle et la prostituée puis, dans une posture à la Albert Londres, elle demande l’abolition des maisons closes. Quoi qu’il en soit, le lecteur est placé face à une pratique du journalisme originale, expérimentale, excessive dont une part s’explique sans doute par la personnalité et l’autobiographie de son auteur.

Maryse Choisy et ses multiples moi

Sur Maryse Choisy, nous avons la chance d’avoir d’abord des mémoires qu’elle a fait paraître en deux volumes en 197113 et 1977 mais également un excellent article de Paul Aron paru dans les nouveaux Cahiers François Mauriac en 2011, synthèse complète sur cette personnalité étonnante et injustement oubliée14. Elle est née en 1903 de parents inconnus et décédés. En fait, il semble qu’elle fut la fille naturelle (Paul Aron en fait la démonstration) de la tante qui l’a élevée. Éduquée dans un milieu mondain, cultivé et non conformiste, Maryse Choisy fait des études supérieures et soutient notamment une thèse sur « Les systèmes de philosophie vedanta et samkya ».

Son intérêt pour la prostitution se révèle très tôt et la poursuit toute sa vie sur d’autres modes que le reportage vécu. Elle relie cet intérêt à un épisode initiatique. Pendant son adolescence, marchant avec sa tante Anna sur une plage, elle rencontre son jeune cousin Joseph tendrement enlacé avec une femme de mauvaise vie. Sa tante feint de ne pas le reconnaître et garde le silence sur cet épisode par la suite. Maryse Choisy découvre donc en même temps que les coulisses de la société, son hypocrisie : « Et […] c’est là, dans cet incident puéril que se trouve le départ de mon premier succès de librairie15. » Après sa carrière de journaliste, elle se reconvertit dans le catholicisme et la psychanalyse et écrit en 1961 en anglais un très sérieux Psychoanalysis of the prostitute16 où elle utilise Un mois chez les filles comme un argument scientifique.

Dès son enfance également, elle insiste sur sa tendance à se dédoubler, voire à prendre de multiples identités. Adolescente, elle connaît un engouement pour les théories de la réincarnation. Sans doute, cette tendance à vouloir être l’autre explique qu’elle pratique abondamment dès son entrée dans la presse le journalisme d’identification. Elle se fait employer comme vendangeuse et elle raconte cette expérience dans les colonnes de L’Intransigeant le 22 octobre 1927 sous le titre « mes vendanges en Languedoc ». Elle écrit dans ses mémoires : « C’est dans les vignes d’Amboise que naquit – sans que je le susse encore – Un mois chez les filles17 ». Ce premier reportage donne lieu à une série où elle relate sa pratique de plusieurs métiers : un mois ouvrière d’usine, un mois mannequin, un mois infirmière, un mois vendeuse, un mois dompteuse foraine, un mois script-girl chez Pagnol. Ces reportages paraissent dans L’Intransigeant, dans Le Journal voire dans Gringoire18. C’est dans ce cadre du mois – avec toute la polysémie évidemment du mot – qu’elle produit plusieurs reportages à sensation : outre un Mois chez les filles, Un mois chez les hommes où elle réussit à s’introduire sous un déguisement masculin chez les moines du mont Athos, communauté strictement interdite aux femmes, et à flirter avec un moine, L’Amour dans les prisons où elle jette la lumière sur la réalité sordide des amours homosexuelles dans les geôles de la république. Dans ce reportage comme dans tous les autres, elle affirme a méthode (incarner le sujet exploré) et elle en fait même sa marque de fabrique personnelle.

Oui. Un nouveau reportage : L’amour dans les prisons. Eh ! Eh ! Ne voyez-vous pas qu’une fois de plus je me sens attirée vers ce milieu, si différent de tout ce que je connais, qu’une fois de plus les antipodes me sont entrés dans l’œil et dans le cerveau ? Moi qui ai rêvé depuis mon enfance de pénétrer sous toutes les peaux, de totaliser toutes les vies, comme je suis jalouse des vies que je ne connais pas ! L’amour dans les Prisons, c’est un sujet humain et antithétique. C’est bien un sujet à moi19 !

Ses épigones cherchent dans le même registre à constamment reculer les limites, à faire mieux que Choisy. Elles finissent aussi par constituer des répliques d’une Choisy déjà démultipliée. On trouve ainsi dans L’Intransigeant un curieux article dont le titre (« Une autre femme est allée au mont-Athos ») et l’incipit (« Maryse Choisy est allée au mont Athos. Prouesse qui me donne une fierté rétrospective. Moi aussi, il y a de cela seize ans j’ai violé cette forteresse20 ») montrent la constante surenchère. Cet article est signé Luc Valti. Son surtitre surtout « Moi aussi », qu’il faut aussi entendre comme « mois aussi », prouve que Luc Valti tente d’emprunter les recettes de Maryse Choisy en s’alignant largement sur sa production.

Un journalisme de femmes

En fait, il faudrait replacer cette pratique dans le paysage journalistique des années 1930. Ce journalisme scandaleux et son caractère outrancier s’expliquent par la difficulté d’accès des femmes à la profession de journaliste et notamment de reporter. 3% des journalistes dans les années trente sont des femmes et leur place est évidemment très contrainte. Dans les quotidiens généralistes, elles sont encore largement cantonnées aux pages féminines ou à un journalisme de chronique.

Ce journalisme féminin sur la prostitution traduit donc exemplairement la manière dont le reportage est une pratique genrée et quasiment inaccessible aux femmes à quelques exceptions près : une Andrée Viollis qui commence tout juste à s’illustrer dans ces grands reportages engagés21 ; une Titayna ou une Ella Maillart lancées dans un journalisme de l’exploit et des limites géographiques, une Colette qui est d’ailleurs sur le point de réorienter sa pratique journalistique du reportage vers les modèles autorisés de la chronique et de la critique22. Le journalisme des femmes est marqué par une série d’obstacles dont fait état Maryse Choisy dans ses mémoires :

En 1925, toutes les places étaient prises. Et on n’allait tout de même pas donner du travail à une femme quand les hommes chômaient… Une femme, surtout si elle avait du charme, pouvait se « débrouiller » autrement, estimait-on en ces temps barbares. Quoi qu’elle fît, ses confrères la soupçonnaient toujours de coucher avec le patron.

[…] Pour entrer dans un journal, il fallait faire son apprentissage dans la rubrique des chiens écrasés. Pour être digne des chiens écrasés, il fallait être garçon23.

Mais elle conclut un peu plus loin :

Ainsi avec un peu d’imagination j’ai couillonné la discrimination raciale… pardon : sexuelle, et la très rituelle coutume des chiens écrasés24.

Le reportage est affaire d’hommes. À un journalisme masculin du grand voyage politique s’agrège un reportage tout aussi mâle des bas-fonds et de la prostitution dont Albert Londres produit un archétype en 1927 avec son Chemin de Buenos Aires, enquête sur la prostitution des Françaises en Argentine. Ce reportage s’appuyant sur un long voyage (il s’agit d’aller explorer sur place la réalité de la traite des blanches) est fortement marqué par l’identification du reporter à la part masculine de la prostitution, c’est-à-dire au proxénète et au client. Londres s’assure les services des souteneurs du milieu avec qui il sympathise et qui lui permettent de faire son enquête. Il souhaite même devenir un parmi eux :

Comprenez-vous ce que je veux ? Vivre parmi eux. Étudier leurs mœurs obscures comme s’ils étaient des insectes et que je fusse un peu savant. Descendre dans leur milieu comme je monterais dans la lune pour dire après ce qui se passe dans ces profondeurs. Êtes-vous l’homme à enfoncer la porte25 ?

Dans une autre séquence du reportage, Londres prend la place du client et exhorte son lecteur à faire de même :

Pas de timidité. Suivez-moi. Montons ensemble les cinq marches qui, elles aussi, peut-être sont réglementaires. Sonnons. Vous n’osez pas ? Je sonne. Le beau timbre ! Clair, net, argentin ! Le rideau bouge. Ne vous sauvez pas. On nous fait passer l’examen. Nous sommes reçus. On peut entrer. La porte est large. Entrons, mes amis, vous n’êtes tout de même pas des enfants de chœur26.

Ce type de reportage semble interdit aux femmes à plusieurs titres : le voyage au long cours, la descente dans les bas-fonds et surtout l’entrée dans la maison close leur sont impossibles. Ce modèle de reportage constitue pourtant l’horizon de Maryse Choisy qui ne cesse d’y revenir pour se comparer (« J’aurai aussi des tuyaux sur Buenos Aires comme Albert Londres27 ») ou pour, de manière codée, le dénigrer (« Nous n’exportons en Argentine que ce qui est démodé à Paris28 »).

On comprend, au vu de ce paysage journalistique, l’option inventée par Maryse Choisy et ses épigones : il s’agit de construire un équivalent du reportage international masculin sous la forme d’un journalisme de proximité mais de scandale, du stunt journalism à la française. Au long voyage répondra le franchissement symbolique du seuil de la maison close comme employée, à la connivence assumée avec le proxénète et le client correspondra la descente abyssale dans la conscience de la prostituée. Le voyage sera plus intime mais tout aussi difficile et révélateur.

Cette forme de journalisme se comprend mieux aussi, replacée dans l’histoire du journalisme des femmes qui a connu une forme de renouveau avec Séverine, Marguerite Durand et La Fronde au tournant du siècle. Les reporteresses de La Fronde ont défini précisément les conditions d’un nouveau journalisme féminin loin des modèles de la chronique parisienne, du journalisme de mode et même d’un journalisme féministe théorique et rhétorique. Parmi les pratiques qu’elles ont abondamment développées figure notamment un journalisme quasiment sociologique sur les femmes au travail et surtout du côté du reportage une nouvelle pratique journalistique appelée à avoir une longue postérité, celle du journalisme d’identification29, où la journaliste prend la place de la victime pour mieux témoigner. Cette pratique, variante au carré du journalisme d’immersion que les femmes pratiquent beaucoup aussi, est lancée aux États-Unis par une femme Nellie Bly. Elle fit paraître en 1887 dans le New York World un reportage sur l’asile psychiatrique de Blackwell’s Island où elle s’était fait passer pour une malade mentale afin d’entrer dans un asile pour femmes et de construire son reportage de l’intérieur même de l’institution. Plusieurs femmes-journalistes françaises, dans le milieu de La Fronde, sans jamais d’ailleurs se référer à Nellie Bly, font des reportages dans les mêmes conditions. Ainsi Andrée Théry (la future Andrée Viollis) enquête sur un hôpital en prenant l’identité d’une infirmière postulante, puis elle se fait passer pour une délinquante tout juste sortie de prison pour faire un reportage sur une œuvre laïque30. Séverine, quant à elle, se déguise en ouvrière du sucre lors d’une grande grève. Sans innover, Maryse Choisy reprend cet héritage du journalisme d’identification mais elle en fait un système et le théorise à plusieurs reprises:

Il y a deux attitudes devant une étoile, une pêche, une rose, un bagnard. La première consiste à les analyser chimiquement, à les mesurer. La seconde regarde, mange, aime, baise. Elle mord dans la pêche à pleines dents, à plein ventre. De celui qui mesure la pêche ou de celui qui la mange, lequel a communié plus profondément avec la pêche réelle ?

La première attitude est le domaine impersonnel de l’information, des faits, du Baedecker, de l’Agence Havas, sans individus, sans émotion, sans goût, sans amour. Sans amour, les faits ne seraient pas ce qu’ils sont. C’est l’amour qui en cueille un dans la série où ils sont rangés comme d’identiques soldats de bois et l’élève au-dessus de l’agence Havas. […] Les faits divers, les lois sociales, les lois de la gravitation, la guerre de Cent ans, sont des abstractions sans réalité. Mais prenez un seul de ces faits divers, prenez une seule application de ces lois sociales avec ses douleurs et ses joies, prenez une seule pomme qui tombe, prenez un seul soldat de cette guerre dans ses relations sentimentales ou familiales, grossissez-les avec une loupe, pénétrez‑les personnellement, de moi à moi, couchez avec eux, aimez-les, et vous aurez communié avec la réalité, la profonde réalité, la seule réalité qui se joue des théories31.

Cette pratique de l’identification et/ou de l’immersion constitue une tradition pérenne du reportage féminin que l’on retrouve à la même époque chez une Maryse Querlin qui infiltre les milieux lesbiens32 ou le cercle des filles mères, plus tard chez une Madeleine Riffaud, une Odette Pannetier et plus récemment chez une Elsa Fayner (Pourquoi je me suis levée tôt ?), une Anne Tristan, une Florence Aubenas … Naturellement, cette forme de journalisme n’est pas réservé aux femmes. C’est un homme qui l’a inventé : James Greenwood, un journaliste qui présente en haillons pour être admis dans l’asile pauvre de Lambeth au début de l’année 186633. Il y a eu aussi quelques reportages célèbres d’hommes pratiquant le journalisme d’immersion comme Georges Le Fèvre, « Je suis un gueux » pour Le Journal en 1929, John Howard Griffin et son reportage de 1961, Black like me, ou Gunther Walraff qui s’est glissé dans la peau d’un Turc dans les années 8034. Mais cela ne contrebalance pas la très forte présence de cette pratique chez les femmes journalistes. Beaucoup de mémoires de femmes‑journalistes35 montrent le partage féminin de cette expérience journalistique et l’on ne peut qu’être frappé par le grand nombre d’hommes politiques français de l’entre-deux-guerres dont le foyer a été infiltré par des femmes de ménage, des préceptrices ou des cuisinières journalistes. C’est une forme de reportage qui déplace sensiblement les codes du reportage tels qu’ils ont été mis en place par les hommes mais également qui pose des problèmes de déontologie professionnelle36 .

C’est sur ce point, que me plaçant non du côté de la littérature forcément ravie d’accueillir des objets aussi retors et aussi polyphoniques qu’Un mois chez les filles que du côté de l’histoire des journalistes (identités, pratiques et déontologie) que je voudrais insister pour terminer. Le reportage féminin d’immersion dans les milieux de la prostitution renvoie, d’une part, aux exigences fondamentales du journalisme. Le journaliste est celui qui met son corps en danger pour l’information. Maryse Choisy et Luc Valti insistent beaucoup sur le sacrifice possible de leur corps dans cette expérience fascinante qu’est l’identification avec la prostituée. Mais cet exploit qui devrait leur garantir immédiatement l’intégration dans l’élite des reporters se fait à qui perd gagne. Le corps qu’elles mettent l’une et l’autre en scène est un corps très sexué et de fait ce journalisme paraît finalement surdéterminé par l’identité sexuelle de leurs protagonistes. Maryse Choisy ne cesse de répéter comme une incantation : « une journaliste n’est pas une femme » ; en fait Un mois chez les filles est essentiellement un livre de femme.

La pratique du journalisme d’immersion pose aussi la question de la validité et de la limite de l’expérience. Le Crapouillot de 1933 évoque le problème en des termes crus à propos de Luc Valti : « Quel que soit le chemin parcouru, elle n’est pas encore au bout de ses peines, il lui faudra bien, un jour, retrousser ses manches et se mettre à la besogne, c’est-à-dire faire le trottoir, si elle veut épouser entièrement son sujet ». Dans ses mémoires, Maryse Choisy évacue la question d’une pirouette : « Si le point de vue de la courtisane eût été plus fécond, croyez bien que par amour de la science, je fusse devenue courtisane, au moins pour un mois37 » En 1932, dans un reportage intitulé Un mois chez les dames seules, Maryse Choisy participera de façon active à la sexualité lesbienne ou du moins prétendra l’avoir fait. En mettant de côté la question éthique, quelle valeur épistémologique doit-on accorder au journalisme d’identification, pratique qui est fondée sur le simulacre ?

Ce reportage aussi à la quête du sensationnalisme et du scandale est continuellement tenté par la fiction. Cela apparaît très clairement dans le reportage Femmes de vos nuits de Luc Valti. Ce récit est encombré d’épisodes invraisemblables et très longs, rompant avec le pacte de l’enquête. Dans une démarche autoréflexive, les reportages de Maryse Choisy posent aussi le problème du rapport au roman. Elle souligne généralement l’écart entre la littérature de Carco, de Pierre Louys, de Bourget et sa propre pratique. Mais en fait, ailleurs, Maryse Choisy revendique aussi d’être à l’origine de l’invention du reportage fantaisiste, du roman vécu et d’autres récits hybrides de ce genre. Elle se flatte notamment d’avoir inventé la formule du roman-reportage avec tout « ce que cela comporte d’études de types variés, d’expériences personnelles, de théories, d’enquêtes, de documentation » mais aussi « d’arrangements esthétiques des vérités38 ». Paradoxalement, le reportage d’identification contribue à brouiller encore plus les frontières très poreuses entre journalisme et fiction au moment même où les journalistes souhaitent accentuer l’autonomisation des identités, des pratiques et des écritures.

En réaction, la charte des devoirs professionnels des journalistes français de 1918, est sans équivoque : « Un journaliste digne de ce nom […] s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaires, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque ».

De telles ambiguïtés finissent par réactiver un modèle métaphorique qu’on aurait pu croire disparu avec le règne du grand reporter : celui du journalisme prostitué. Maryse Choisy elle-même ne cesse d’affirmer cette équivalence : « Je n’ai pas de curiosités gratuites. Une journaliste n’est qu’une grue spirituelle39 » ou à propos d’un proxénète qui lui propose de la faire entrer dans une maison où elle gagnera davantage, elle écrit : « il a dit ça exactement comme les journalistes protecteurs qui font la cour disent « je vous ferai entrer au Matin ou à la NRF40. »

Cette réminiscence tient du jeu avec l’histoire pour une journaliste cultivée mais elle manifeste aussi, par la réactivation de la métaphorisation, une certaine mauvaise conscience du reportage. Symptomatiquement, Maryse Choisy donne sa réponse personnelle aux questions que pose son journalisme en matière de positionnement éthique. En 1939, au moment de sa rencontre avec Teilhard de Chardin et de sa conversion, elle décide de retirer de la vente cette manne que fut Un mois chez les filles. Pour elle, en tout cas, le journalisme vécu avait vécu.

(Rirra 21, université de Montpellier III)

Notes

1  Luc Valti est le pseudonyme de la comtesse Catherine Cutuvali. Née en 1895, elle est grecque de naissance. Elle est à la tête d’une importante production en librairie fondée notamment sur l’exploitation de la chose vue dans les bas fonds : Femmes de vos nuits (1933), Péchés de jeunesse (1933) sur les délinquants mineurs. Elle est aussi l’auteur de romans (Étreinte blanche, 1931) et d’essais historiques (Mon ami le roi, la vérité sur Constantin de Grèce en 1937). Elle est journaliste à la Revue Mondiale en 1923, à Paris-Soir en 1936, à L’Illustration en 1937 et surtout à L’Intransigeant, comme Maryse Choisy, au début des années 30.

2  Maryse Choisy, Mémoires, 1925-1939. Sur le chemin de Dieu on rencontre d’abord le diable, Emile-Paul, 1977, p. 177.

3  Maryse Choisy, Un mois chez les filles, Aubier, 1928, p. 7.

4  Maryse Choisy, op. cit., p. 21.

5  Ibid., p. 59.

6  Ibid., p. 61.

7  Maryse Choisy, Mémoires, Sur le chemin de Dieu, op. cit., p. 152.

8  La Semaine à Paris, 9 janvier 1931.

9  Dans Les Nouvelles littéraires en octobre 1927, repris dans les Mémoires, op. cit., p. 126.

10  Voir Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Seuil, 2007.

11  Un mois chez les filles, p. 26.

12  Luc Valti, Femmes de cinq heures, p. 2.

13  Maryse Choisy, Mes enfances. Mémoires (1903-1924), Montblanc, 1970.

14  Paul Aron, « Les reportages de Maryse Choisy, ou le genre en questions », Nouveaux cahiers François Mauriac, n°18, 2010.

15  Maryse Choisy, Mes enfances, Mémoires, 1903-1924, Mont-blanc, p. 82

16  Maryse Choisy, Psychoanalysis of the prostitute, Philosophical library, 1961.

17  Maryse Choisy, Sur le chemin de Dieu, op. cit., p. 143.

18  Un mois dans une ménagerie foraine, Gringoire, 28 août 1931.

19  Maryse Choisy, L’Amour dans les prisons, éditions Montaigne, 1930, p. 12.

20  L’Intransigeant, 7 novembre 1929.

21  Voir Anne Renoult, Andrée Viollis, une femme journaliste, Presses universitaires de Rennes, 2004 et Alice-Anne Jeandel, Une femme grand reporter, une écriture de l’événement, L’Harmattan, 2006.

22  Marie-Eve Thérenty, « Colette journaliste ou le lyrisme du quotidien », Cahiers de L’Herne Colette, 2011, p. 135-142.

23  Mémoires, op. cit., p. 118.

24  Ibid., p. 120.

25  Albert Londres, Le Chemin de Buenos Aires, Albin Michel, 1927, p. 59.

26  Ibid,, p. 123.

27 Op. cit., p. 149.

28  Ibid.

29  Nous souhaitons introduire là avec cette proposition de terminologie une distinction même si les pratiques sont proches et souvent difficiles à distinguer. Le journalisme d’identification est une des modalités du journalisme d’immersion. Le journalisme d’immersion consiste à s’introduire dans le milieu observé, la plupart du temps sous une fausse identité, pour pouvoir se mettre en observation participative. Dans le journalisme d’identification, le journaliste se confond systématiquement avec les dominés, les victimes dont il entend prendre la défense par son reportage. Il s’agit d’un journalisme engagé qui entraîne des vacillements d’identité et qui sans doute de ce fait, plus que d’autres pratiques, engage les écritures du côté de la littérature.

30  Anne Renoult, Andrée Viollis une femme journaliste, Presses de l’université d’Angers, 2004, p. 50.

31  L’amour dans les prisons, p. 206

32  Femmes sans hommes, choses vues, éditions de France, 1931.

33  Voir Dominique Kalifa, Les bas-fonds, histoire d’un imaginaire, Seuil, 2012, p. 183. Dominique Kalifa propose dans un chapitre de ce livre une histoire du journalisme d’immersion.

34  Voir Tête de turc, La Découverte, 1986.

35  Voir Christiane Fournier, Ma vie de reporter, France-Club, 1969, p. 39, 60, 99… ; Odette Pannetier, Quand j’étais candide, Julliard, 1948, p. 53.

36  En réaction, la charte des devoirs professionnels des journalistes français de 1938 est sans équivoque : « Un journaliste digne de ce nom […] s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaires, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque ».

37  Sur le chemin de Dieu…, op. cit., p. 152.

38  Dans un article intitulé « Écrire l’amour », dossier Maryse Choisy, bibliothèque Marguerite Durand, sans date, sans lieu d’insertion.

39  Un mois chez les filles, op. cit., p. 44.

40  Un mois chez les filles, op. cit., p. 144.

Pour citer ce document

Marie-Ève Thérenty, « Maryse Choisy chez les filles : Sur le reportage d’immersion», Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/maryse-choisy-chez-les-filles-sur-le-reportage-dimmersion