Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930)

Presse et prostitution à la lumière de Karl Kraus

Table des matières

PATRICK SUTER

Peut-être le lecteur s’étonnera-t-il de lire un article portant sur Karl Kraus dans un recueil portant sur les relations entre presse et prostitution en France. Pourtant, le projet qui a présidé à l’élaboration de cet ouvrage électronique s’étant appuyé sur Kraus – l’appel à contribution rappelait que, selon lui, la « constitution » de la presse est « par nature la prostitution1 » –, il lui revenait ici une place pour ainsi dire ex officio. Du reste, l’insistance avec laquelle Kraus revient sur la prostitution en général, et sur les relations entre presse et prostitution en particulier, motivait hautement l’examen de son œuvre. En effet, Kraus développe de façon très conséquente l’équation « presse = prostitution », et il s’efforce de montrer que la prostitution, par la façon dont elle est considérée et traitée par une société – et en particulier par la presse –, constitue un point névralgique particulièrement révélateur pour cette société et pour sa presse. Dans cette perspective, il aurait été dommageable d’écarter Kraus, dont on connaît la puissance d’analyse de la presse écrite, sous le seul prétexte que son œuvre n’est pas française – et ceci d’autant qu’un un tel jugement eût été hâtif. En effet, la pensée de Kraus prend sa source à bien des égards dans la pensée française du XIXe siècle, et sa réflexion permet de mieux comprendre le jugement très souvent négatif des avant-gardes à l’égard du journal – depuis que Mallarmé a distingué entre « littérature » et « universel reportage2 ». De plus, Kraus inaugure des pratiques de citation et de collage qui, sans doute par l’intermédiaire de Dada3, ou par réinvention spontanée, seront utilisées en France par les surréalistes. On le voit, la réflexion et la pratique de Kraus, mais aussi ses relations avec la France, rendaient nécessaire dans cet ouvrage l’examen de son point de vue théorique sur les relations entre presse et prostitution, d’une part, et d’autre part des techniques d’écriture qu’il a développées pour combattre la presse, constamment assimilée à une prostituée.

Presse et prostitution : position de Kraus

Die Fackel, publiée de 1899 à 1935, rédigée pour l’essentiel par le seul Kraus (dès décembre 1911), immense œuvre périodique de quelque 27 500 pages étalée sur une période d’écriture de 37 ans, revient très souvent sur le thème de la prostitution. Le terme allemand « Prostitution » y apparaît 325 fois seul, avec une grande régularité, et plus souvent encore en comptant les composés4. On trouve 266 occurrences de « Prostituierte » (la prostituée), « Hure » et « Dirne » (qui désignent la « putain) apparaissant respectivement 138 et 126 fois. L’euphémisme « Masseuse » intervient 101 fois ; quant à « Mädchen » (la ou les « fille(s) »), il émaille le texte à 956 reprises sans compter les composés – mais, s’il renvoie assez souvent à la « fille de joie », cet usage n’est pas unique. Le verbe « prostituieren » est repris soixante-neuf fois avec ses variantes. Le « Bordell » et la « Freudenhaus » (la maison de plaisir) se retrouvent respectivement 71 et 32 fois, mais « Bordell » fait aussi très souvent partie des mots composés tels « Bordellwirtin » (la tenancière de bordel), « Bordellcultur » [sic] (culture de bordel), « Bordellblatt » (journal de caniveau). Enfin, le proxénétisme est bien représenté, avec 53 mentions de « Kuppelei » (le proxénétisme), 22 usages de « Kuppler » (le proxénète) et 119 de « Kupplerin » (la proxénète), 40 de « Zuhälter » (le souteneur) et 2 de « Zuhälterin » (la souteneuse) – le « Souteneur », emprunté au français, apparaissant lui même deux fois5.

Si la prostitution est constamment évoquée dans Die Fackel, elle ne l’est cependant pas toujours avec la même intensité. Alors qu’elle n’est souvent mentionnée qu’au passage, certains articles lui sont entièrement consacrés, auxquels je me référerai ici plus précisément. C’est le cas en particulier de « La presse comme proxénète », publié dans Moralité et criminalité6 à partir d’articles parus dans Die Fackel en décembre 1903 et en juin 1907, du « Procès Riehl » en novembre 1906 (F 211), qui reparaît lui aussi dans Moralité et criminalité, d’« Une prostituée a été assassinée » (F 378, juillet 1913), ainsi que de « Révolte des prostituées » (F 622-631, mi-juin 1923) – encore inédits en français7.

Ces textes, je l’ai dit, ont une origine en France, puisque c’est une épigraphe de Baudelaire, présentant une variante de « Delphine et Hippolyte8 » qui surmonte « Le procès Riehl » :

Maudit soit à jamais le funeste imbécile
Qui voulut le premier, dans sa stupidité,
S’éprenant d’un problème insoluble et stérile
Aux choses de l’amour joindre l’honnêteté.

Plus généralement, tous ces articles – et l’ensemble de la réflexion de Kraus sur la prostitution – ont leur source dans une conception développée en France par Balzac, Baudelaire, Dumas fils ou plus tard Corbière, conception selon laquelle la prostitution occupe une place centrale dans la société et fonde le lien social9 – et ceci quand bien même elle peut-être envisagée de manières diverses, Baudelaire reprenant à la fois l’idée biblique selon laquelle la prostitution constitue une infidélité spirituelle (la grande prostituée de Babylone10) et l’idée absolument non biblique selon laquelle la prostitution peut être sacrée11. Or si la première conception lui est très familière, Kraus partage également la seconde, puisqu’il raille l’attitude bourgeoise consistant à ostraciser la prostituée dans les marges de la société, et qu’à ses yeux la prostituée joue le rôle de victime sacrificielle permettant au client bourgeois d’accéder aux dieux « comme le cerf soupire après l’eau vive » – selon une formule qui reprend parodiquement le psaume 4212. Plus généralement, Kraus retient de la prostituée une image ambivalente, la prostituée physique, « celle que vous appelez la dernière et qui est la première13 », étant opposée à « la grande prostituée de Babylone » au service des dieux païens. Or cette dernière prostituée, elle scandaleusement prostituée, proxénète à grande échelle par ses pages d’annonce pour services corporels14, corrompue par le grand capital15, au service du veau d’or et du capital16, cette prostituée est la presse, qui pratique une prostitution d’autant plus préoccupante qu’elle contamine toute la société par les tirages des journaux17, son action étant autrement plus grave que la prostitution physique, – dont Kraus souligne à plusieurs reprises qu’elle rend véritablement service aux clients, lesquels ne maudissent la prostituée que par jalousie masculine. Plus précisément, la prostituée est transformée en victime sacrificielle du fait de la prostitution spirituelle de la presse. Ainsi, Kraus partageant avec Balzac une vision de la presse extrêmement négative, selon laquelle le journal se situe, dans le champ de l’écrit, comme la prostituée dans le champ social, il décide de lui opposer ce que Roger Lewinter nomme un « antijournal18 ».

Dans tous les cas, Kraus considérait que la prostitution physique et ce qu’il appelait la « Geistprostitution » (la prostitution de l’esprit) se côtoyaient, et que l’examen de ce double visage de la prostitution était particulièrement révélateur de la réalité sociale, ainsi que de son lien essentiel : le langage commun, forgé jour après jour par la formidable puissance d’action des journaux. Or ce langage commun, et commun parce que médiatique, qui est selon Kraus à l’origine de deux guerres mondiales19, il s’agit de le retourner. Pour ce faire, Kraus s’appuiera sur un type d’antanaclase, figure dont je considère, comme je le préciserai plus tard, qu’elle constitue l’élément organisateur essentiel de la poétique de Kraus.

Le lieu où apparaît le plus cette proximité – et à la fois cette opposition – entre la prostitution de l’esprit et la prostitution physique, est celui où la presse (la prostituée spirituelle) évoque la prostitution physique pour la dénoncer – tout en continuant par ailleurs d’en faire la réclame dans ses pages de petites annonces érotiques. Il s’agit donc, pour la réflexion que je mène ici, de penser ces articles consacrés à la prostitution physique, ou consacrés plus précisément à un examen de la façon dont la grande prostituée (la presse) traite de la prostitution physique (qu’elle entretient, favorise et soutient, tout en la dénigrant par ailleurs).

Dans ces articles, Kraus montre bien que la presse est traversée d’une contradiction inacceptable, où cohabitent de façon monstrueuse des inclinations contraires. D’une part, en tant que presse libérale – et donc propagandiste de la pensée bourgeoise –, elle se fait pourfendeuse de la prostitution physique, la reléguant justement dans les marges de la société bourgeoise20. Mais, d’autre part, elle ne cesse de publier – déjà au tournant du XIXe siècle à Vienne – des annonces érotiques pour des « masseuses » ou des « dames impérieuses et sévères » (selon une formulation en français dans le texte dont se délecte Kraus)21 ; et, par ces publications d’annonces, la presse se mue en vitrine de la prostitution, en souteneuse proposant aux clients une multitude de filles, filles qu’elle extorque en ne publiant leurs annonces qu’à des tarifs nettement majorés par rapport à d’autres activités commerciales, au prétexte non dit que leurs activités seraient indécentes et que leur salaire serait un « salaire honteux », un « salaire de la honte » (Schandlohn)22. Or la presse est selon Kraus une proxénète qui exerce par rapport aux maquerelles une concurrence véritablement « déloyale », puisqu’elle jouit sans dommage, dans des bureaux confortables et à l’abri de tout danger, des bénéfices de la prostitution, alors que la véritable maquerelle, située en marge de la société, constamment surveillée par la police et susceptible d’être extorquée, prend, elle, des risques réels23.

La presse réunit donc, et de façon proprement monstrueuse aux yeux de Kraus, deux postures absolument incompatibles, et son essence apparaît tout entière dans ce conflit sans issue entre une face moralisatrice et un agir situé à l’exact opposé de cette morale – Kraus précisant que « ce n’est pas par colère puritaine » qu’il a « parfois mentionné les petites annonces à caractère sexuel de la presse quotidienne viennoise », et qu’« elles ne sont immorales que par rapport à la prétendue mission éthique de la presse, exactement comme les petites annonces d’une Ligue morale dans des feuilles combattant pour la liberté sexuelle seraient scandaleuses au plus haut point24 ».

Or l’action de la presse est beaucoup plus grave que la prostitution physique, puisque, en plus de jouir de cette dernière tout en la traînant dans la boue, elle est cause de désordres sociaux bien plus importants : désordres inouïs, dont Kraus a maintes fois répété qu’ils eussent été impossibles sans la presse – à savoir, je l’ai déjà mentionné : les deux guerres mondiales. Effectivement, la majorité des journaux européens avaient encouragé les confrontations armées, alors que Kraus n’avait cessé de mettre en garde contre les dangers incommensurables qu’elles représentaient25. Or Kraus s’efforce constamment de montrer que, sous une apparence acceptable aux yeux du public, la presse est en fait le plus grand fauteur de troubles qui soit, puisqu’elle préside à un destin catastrophique non seulement pour l’humanité, mais encore pour la nature – Kraus rappelant à plusieurs reprises qu’une seule édition d’un grand quotidien viennois suffit à transformer 10’000 arbres en « feuille morte26 », dans une entreprise où la vie est réduite à la mort par la multiplication du tirage, entreprise de magie noire où l’encre d’imprimerie (la magie noire) est magiquement multipliée, et, comme Dieu, omniprésente27.

Le travail de Kraus porte donc sur une dénonciation de l’ « immeuble presse » à deux façades, l’une apparemment bienséante, l’autre donnant directement sur une entreprise criminelle aux activités considérablement plus graves que celles d’un simple bordel. Ce faisant, il ne se contente pas d’épingler cette opposition entre une devanture ornée et une arrière-cour vouée au commerce du sexe (avec extorsion de prostituées), à la corruption par le capital et à l’encouragement à la guerre. Il s’ingénie surtout à rendre incompatibles ces deux faces monstrueusement liées, en s’attaquant au pouvoir de la presse, et en s’en prenant à son ornementation rhétorique ainsi qu’aux séductions qui en découlent. Ainsi, les guirlandes de mots dont se servent les journalistes apparaissent comme des impostures, des tromperies, semblables à celles dont usent les prostituées pour attirer leurs clients, mais dont l’effet est beaucoup plus important. Kraus opère un retournement du travail de la presse, qui cache sa véritable essence sous des dehors ornés – c’est-à-dire sous une rhétorique journalistique dont Kraus reproche à Heinrich Heine de l’avoir introduite dans la presse allemande, tout en précisant qu’il l’avait rapportée de France28. Il s’agit d’une langue du kitsch où se contredisent fond et forme, qui sert à masquer la corruption fondamentale de « ceux-là qui, dans un dévergondage de l’esprit, se sont doté de plus d’adjectifs que toutes les filles de joie ne portent de brillants29 », et qui a pour effet d’effacer la réalité (i. e. les horreurs de la guerre) pour entraîner à sa suite un monde qui, au contraire, imite la presse, un monde qui n’en est qu’une « copie » (Abdruck)30, dans une « transformation du représenté en vérité31 » – la corruption fondamentale de la presse entraînant celle de la guerre.

La figure centrale de l’antijournal

L’antanaclase, procédé à mes yeux fondamental de la poétique de Kraus, pièce maîtresse de son combat contre la presse, ne se limite pas chez lui au niveau de la phrase, mais est étendue à l’ensemble de l’article et régit l’organisation de textes entiers. Soit l’exemple canonique : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas » (Pascal, Pensées, XXVIII), où « les raisons » renvoient aux « causes qu’invoque un sujet pour justifier son attitude », et où « la raison » s’oppose au « cœur » par sa « faculté de bien juger32 ». Or si, chez Pascal, les deux sens sont actualisés dans la même phrase, chez Kraus, ils surviennent souvent au début et à la fin d’un article (ou au moins à des moments différents), le deuxième sens étant livré après un travail critique qui rend le premier irrecevable.

Ainsi, par exemple, dans « Le cas Riehl », l’expression « salaire de la honte » est d’abord citée comme celle par laquelle le sens commun (celui de la justice et des journaux) désigne le « salaire de la prostitution » :

Le grand mot qui a présidé à cette procédure était le « salaire de la honte » – crié au visage des victimes de la dame Riehl sur tous les tons, allant du mépris à la compassion […] Pour ma part, je n’aurais pas pensé que notre chère justice ait cru devoir sauver d’une loi centenaire le mot infâme pour l’utiliser dans une procédure moderne […]33

Mais, quelques lignes plus bas, cette expression est tout d’abord dénoncée pour son inadéquation :

Dans une communauté […] dont la grande presse engraisse le ventre du dimanche à partir des gains les plus sordides, et dont la police empoche les pourboires des prostituées dans les bordels, on ose encore proposer au public les mots « salaire de la honte » !34

Et elle est retournée contre ceux qui l’emploient, pour désigner leur propre salaire :

Les appointements que le fonctionnaire le plus intègre et que le journaliste le moins corrompu perçoivent pour remplir un devoir qui lui pèse, le salaire de la prostitution spirituelle, est un salaire bien plus honteux que celui perçu par la femme qui peut se livrer à une relation sexuelle non désirée en faveur de son heureuse organisation35.

Plus tard, cette expression change de sens, le « salaire de la honte » que recevrait la prostituée parce qu’elle pêcherait contre la morale se muant en « salaire honteux », c’est-à-dire en « salaire de misère », lié au système corrompu mis en place par les lois sur la prostitution et par la police :

S’il doit y a voir une morale dans ce monde de voleurs de la finance et de journalistes, il faut se demander si la putain, qui risque d’être proscrite et d’attraper des maladies pour un salaire – véritablement – honteux [= un salaire de misère], ne se situe pas moralement mille fois plus haut que, disons, ces crapules [la police, les médecins responsables de l’hygiène, etc.] que toute la détresse qui leur a demandé de l’aide à la maison Riehl a laissées impassibles, et qui, après avoir administré un « salaire de la honte » à l’extorqueuse, du fait de leur « position sociale », se sont défilés de toutes leurs obligations humaines36.

Et, du reste, ce changement de sens avait déjà été annoncé au début de l’article, lorsque Kraus rappelait que les journaux gagnent beaucoup d’argent sur le dos de la prostitution, non seulement par les annonces des filles, mais encore par les ventes décuplées de journaux lorsque de telles affaires y sont abordées :

[…] Ce petit journaliste du nom de Bader […] permit à l’Illustrierte Wiener Extrablatt de gagner en un jour ce que la Riehl avait gagné jusque-là en un mois […]37

Un autre exemple d’antanaclase apparaît dans « Une prostituée a été assassinée », qui rappelle comment la presse évoque en général la prostituée, dont celle qui a été assassinée dans une affaire récente :

Elle est l’ « une de ces tristes apparitions de la vie nocturne des grandes villes » et l’ « un de ces êtres déshérités par le destin et exclus de la société humaine » qui souvent « peuvent trembler de dégoût pour leur profession », bref, une fille commune (allgemein). Il est notable que l’Allgemeine Zeitung, journal qui est certes fermé de nuit et bat le tapin dès six heures du matin, soit totalement dénué de tels sentiments38.

La reprise du terme « allgemein », une fois pour désigner la fille « commune » au sens de « vulgaire », et une autre fois dans le titre d’un journal « commun » (et donc « général »), est déjà ici caractéristique, et constitue une antanaclase au sens traditionnel. Or Kraus montre dans son article que la vulgarité se trouve en vérité du côté du style apparemment moral et compassionnel du journal, ce style étant véritablement honteux. Si bien que, lorsque Kraus termine son texte en citant cet article de journal, ce dernier apparaît soudain comme porteur d’un ethos corrompu, alors qu’il passait pour normal et bienséant dans son contexte d’origine. Et, plus précisément, la corruption apparaît d’autant plus que cette citation est placée en face de celle d’un autre article dressant, lui, tout au contraire, un portrait exemplaire de celle qu’il traînait dans la boue. Voici la première citation :

La victime de l’acte bestial est une de ces filles qui mettent en vente leur corps dans la rue, une de ces tristes apparitions de la vie nocturne, à qui la rue offre son gagne-pain… Ces êtres déshérités par le destin et exclus de la société humaine sont exposés plus que d’autres à des dangers de la sorte. Il est dans la nature de leur métier qu’elles soient en contact avec des hommes sans poser longtemps de questions. Mainte femme qui pour une raison ou une autre a emprunté ce chemin peut trembler de dégoût quant à son métier et doit pourtant sourire aimablement, et continuer à marcher sur la voie du vice car le retour dans la société bourgeoise lui est refusé… L’argent qu’elle a gagné dans sa honte à poussé un homme au crime terrible, au plus dégoûtant de tous les crimes, l’assassinat d’une prostituée.

Puis la seconde citation, située dans l’article de Kraus vis-à-vis de la précédente :


Comme il nous l’a été communiqué, Marie Schmidt se montrait charitable en toute situation de pauvreté, et elle apportait souvent son soutien à des amies tombées dans la misère. Elle faisait alors en sorte que celles qui recevaient ses cadeaux ne sachent pas qui était la donatrice.
Quand Marie Schmidt a appris voici un an que l’une de ses amies étaient tombées dans la misère et était sans abri, elle l’invita à habiter et à manger chez elle. Et pour éviter que son amie en vienne à souffrir du sentiment pesant de recevoir l’aumône, elle déguisa l’invitation en engageant son amie comme compagne, en prétextant qu’elle s’ennuyait dans son appartement. En réalité, elle a accueilli ainsi chez elle durant quelques semaines son amie touchée par la précarité [« Une prostituée a été assassinée ». Cf. F 378 (1913), p. 72].

On le voit, ce procédé d’antanaclase généralisée permet d’utiliser la simple citation, précédée par une mise en contexte nouvelle, pour faire apparaître le sens monstrueux de l’écriture journalistique, surtout quand ce fragment de presse est confronté à d’autres citations qui le rendent scandaleux, dans un exercice de montage ou de collage que Kraus a probablement été le premier à pratiquer à très large échelle dans un travail de combat contre la presse. Et Kraus d’ajouter en regard de la confrontation de ces deux coupures :

Comment est-il possible alors que l’encre de journal ne change pas de couleur en même temps que d’avis et qu’elle ne montre pas aux usagers comment on rougit ?39

Kraus et les avant-gardes françaises face à la presse

Si l’entreprise de Kraus est sans aucun doute singulière – par son étendue, par la persévérance avec laquelle il l’a menée –, sa pensée de la prostitution, mais aussi bien sa pratique d’un antijournal contre la prostitution spirituelle de la presse, éclairent bien des jugements négatifs sur la presse des avant-gardes littéraires en France. J’ai ainsi pu écrire, au début du Journal et les lettres40, que leurs représentants auraient souscrit à la proposition, déjà citée au début de cet article, selon laquelle la « constitution » de la presse « est par nature la prostitution41 ». Vu l’espace ici imparti, je me tiendrai à des considérations sur Mallarmé et le surréalisme ; mais on pourrait étendre le propos à d’autres entreprises d’avant-garde, et en particulier à Dada dans sa version allemande, et plus précisément berlinoise.

Ce que met en évidence Kraus, tout d’abord, c’est que la presse est inconsciente d’elle-même. Hypocrite, elle réunit deux visages parfaitement antithétiques, preuve de l’essentielle « corruption publiciste42 ». Multipliée de façon magique par les machines, occupant la rue et séduisant le public par ses reportages sur la prostitution, elle bat le tapin sans s’en donner l’air43. Or ce jugement de Kraus rejoint la pensée de Mallarmé sur la presse, qui considère que le « reportage » en général, dont la presse est un emblème, se situe du côté de la pensée non réflexive, inconsciente d’elle-même et de son discours, se déversant44. Les points de vue totalement contradictoires que peuvent développer des journaux sur le même objet, dont le collage ci-dessus est un exemple frappant, montrent que, loin de saisir l’actualité, elle n’en présente que des images, des simulacres, multipliés par la mécanisation des rotatives, qui propagent selon Kraus les fausses croyances de la grande prostituée de Babylone, manquant de dire le présent selon Mallarmé (car, pour Mallarmé, la presse est une fiction qui s’ignore, qui ne s’avoue pas pour telle, si bien qu’elle assujettit son lecteur, auquel elle n’offre qu’un simulacre d’actualité : « Il n’est pas de Présent, non – un présent n’existe pas [...] Mal informé celui qui se crierait son propre contemporain45 ». La communion journalière à la liturgie du journal équivaut à un rituel vain qui, à la différence de la poésie, ne peut « douer d’authenticité notre séjour46 ». Si la poétique de Mallarmé, basée sur la suggestion, se serait refusée à employer un mot aussi direct que « prostitution » pour désigner la presse, elle suggère la vénalité du « reportage47 », son « emploi universel » équivalant « pour échanger la pensée humaine », à « prendre » ou à « mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie48 », le « silence » marquant la relation commerciale « honteuse » du client avec celle qui est en marge. Kraus développe donc une critique de la presse très voisine de celle de Mallarmé, tous deux s’accordant sur le fait que la presse ne constitue qu’une fiction de discours « immédiat ».

L’ « antijournal » tel que le pratique Kraus anticipe par ailleurs également clairement celui des surréalistes dans leurs revues, dans La Révolution surréaliste et dans Le Surréalisme au service de la Révolution49. Kraus considérait en effet que l’essentiel de son activité se situait dans son art de la citation, puisque, pour lui, « l’art satirique se réduisait pour l’essentiel à un art de la citation50 ». Et, précisait-t-il dans Die Fackel :

Ainsi devins-je le créateur de la citation […] en dehors de la pensée mécanisée […], la vie ne pouvant alors rien opposer d’autre contre la machine […]51 ;
Le grand œuvre resta […] cette invention […] : la citation […]52

Cette citation, on l’a vu, est plurielle, et se confond de fait souvent avec le collage et le montage de plusieurs citations, comme dans l’exemple ci-dessus où deux colonnes de journaux donnent des commentaires de la même réalité totalement contradictoires. Or voici exactement un procédé qu’utilisera également Le surréalisme au service de la Révolution, en le présentant comme un « monstrueux collage mental53 » (Ill. 1) :

Image1

Illustration. 1. « Le Surréalisme au service de la Révolution »

Or, s’il est certain que Kraus ne partageait pas les tendances esthétiques des avant-gardes, et en particulier de Dada (qu’il évoque avec une ironie tout à fait habituelle pour son temps, en voyant dans ce mouvement un signe de la décadence de la culture occidentale54), il inaugure cependant des techniques d’écriture périodique de lutte contre les journaux qui seront reprises par les avant-gardes, dont le point de ralliement est la technique du collage (du cubisme au surréalisme, en passant par le futurisme et dada), et qui permettront de lutter contre la prostitution et la corruption de la presse (libérale en particulier). Et, par des techniques de citation proches de celles de Kraus, les surréalistes vont former un « antijournal » dénonçant des éléments très semblables, dont le nationalisme des journaux.

(Université de Berne)

Notes

1  Selon la traduction de Jacques Bouveresse, « Et Satan conduit le bal », in Karl Kraus, Troisième nuit de Walpurgis, trad. de l’allemand par Pierre Deshusses, préf. de Jacques Bouveresse, Marseille, Agone, 2005, p. 44n.

2  Sur cette distinction, complexe, cf. mon ouvrage : Le journal et les Lettres. 1. De la presse à l’œuvre (Mallarmé – Futurisme, Dada, Surréalisme), Genève, MētisPresses, « Voltiges », 2010, p. 82-85. Elle a généralement été comprise comme une déclaration de divorce entre la littérature et le journal. En fait, comme je m’efforce de le montrer dans les deux volumes du Journal et les Lettres, elle a surtout permis une nouvelle relation de la littérature au journal.

3  Tzara était en relation étroite avec l’architecte Adolf Loos, lui-même souvent loué par Kraus. Rappelons que c’est Loos qui a construit la maison de Tzara à Paris. Cf. François Buot, Tristan Tzara. L’homme qui inventa la révolution Dada, Paris, Grasset & Fasquelle, 2002, p. 202-207.

4  A l’exception des années de guerre entre 1915 et 1917, ainsi qu’en 1932 et en 1934.

5  Cf. la version de Die Fackel mise en ligne par l’académie d’Autriche : http ://www.aac.ac.at/fackel. La lettre F suivie du numéro désignera désormais Die Fackel, tandis que la lettre K suivie du tome renverra à l’édition des écrits (Schriften) de Kraus chez Suhrkamp, parus entre 1986 et 1994.

6  « Die Presse als Kupplerin », Sittlichkeit und Kriminalität, K 1, p. 33-38.

7  Dont je suis en train de préparer une traduction, qui contiendra également quelques autres textes.

8  « Femmes damnées », Fleurs du mal : CXI.

9  On sait comment, dans Illusions perdues,la prostitution entoure à Paris le cœur de la librairie et de la cité. Cf. Honoré de Balzac, Illusions perdues, in La Comédie humaine, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, p. 360 sq. Sur Baudelaire, Cf. Reginald MacGinnis. La prostitution sacrée. Essai sur Baudelaire. Paris, « L’extrême contemporain », Belin, 1994. De Dumas fils, Kraus rappelle avec une variante la préface à la Dame aux camélias (Théâtre complet, t. 1, Paris, Calmann-Lévy, 1890, p. 28) : « Où allons nous ? A la prostitution universelle » (F 42, 1900, 7). Chez Corbière, les « amours » – c’est-à-dire le lien social – sont « jaunes » parce qu’elles sont liées à la vénalité, à l’or de la prostitution. Cf. Tristan Corbière, Les amours jaunes, Paris, Gallimard, « Poésie », et Henri Thomas, Tristan le dépossédé, Paris, Gallimard, 1972.

10  Reginald McGinnis, op. cit., p. 15.

11  Ibid., p. 9.

12  « La presse comme proxénète ». Cf. K 1, p. 34-5.

13  « Une prostituée a été assassinée ». Cf. F 378 (1913), p. 73.

14  Kraus revient souvent sur cette idée. Cf. entre autres « Une prostituée a été assassinée » : F 378 (1913), p. 66.

15  « Révolte des prostituées ». Cf. F 622 (1923), p. 191.

16  Untergang der Welt durch schwarze Magie. Cf. K 4, p. 329.

17  Jacques Bouveresse, Schmock ou Le triomphe du journalisme : la grande bataille de Karl Kraus, Paris, Seuil, « Liber », 2001, p. 98.

18  Dans la préface à ses traductions des aphorismes de Kraus. Cf. Karl Kraus, Dits et contredits, préface de Roger Lewinter, Paris, G. Lebovici, 1986, p. 8.

19  Weltgericht 1, K 5, p. 103. Evidemment, à cette époque, Kraus ne parle que de la première guerre mondiale, mais il tiendra le même discours dans Troisième nuit de Walpurgis, op. cit.

20  « Une prostituée a été assassinée ». Cf. F 378 (1913), p. 72.

21  Ibid., p. 69.

22  Cf. « Le procès Riehl ». Notons au passage que, d’après les informations qu’a pu me fournir Benjamin Abt, militant de longue date pour la cause des travailleurs du sexe, cette majoration des tarifs pour les annonces à caractère érotique continue à l’heure actuelle d’être pratiquée par les entreprises de publicité travaillant pour les journaux. Sur ce point, cf. aussi F 800‑805 : 36 sq.]

23  « La presse comme proxénète ». Cf. K 1, p. 33.

24  Ibid.

25  Weltgericht 1 : K 5, p. 98-9.

26  Untergang der Welt durch schwarze Magie : K 4, p. 11 et 342. Jeu de mot : « Blatt » signifie en allemand à la fois la « feuille » de l’arbre et la « feuille » journalistique – tout comme en français, où le mot se retrouve par exemple dans « feuille officielle ».

27  C’est là tout le propos de La fin du monde dans la magie noire (Untergang der Welt durch schwarze Magie), K 4.

28  « Sans Heine, pas de Feuilleton : c’est la maladie française ». Cf. Untergang der Welt durch schwarze Magie : K4, p. 186.

29  « Une prostituée a été assassinée  ». Cf. F 378 (1913), p. 67.

30  Weltgericht 1 : K 5, p. 14.

31  F 800-805, p. 1.

32  TLF, art. «  raison  ».

33  « Le cas Riehl », Sittlichkeit und Kriminalität (Moralité et criminalité). Cf. K 1, p. 243.

34  Ibid.

35  « Le cas Riehl », Sittlichkeit und Kriminalität (Moralité et criminalité). Cf. K 1, p. 243.

36  Ibid., p. 249.

37  Ibid., p. 234.

38  « Une prostituée a été assassinée  ». Cf. F 378 (1913), p. 63.

39  « Une prostituée a été assassinée ». Cf. F 378 (1913), p. 72.

40  Patrick Suter, op. cit., p. 33.

41  Cf. supra le premier paragraphe de cet article.

42  F 800-805 (1929), p. 3.

43  « Une prostituée a été assassinée ». Cf. F 378 (1913), p. 63. « Le cas Riehl », Sittlichkeit und Kriminalität (Moralité et criminalité). Cf. K 1, p. 242.

44  Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes [désormais OC], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II : 212 & 225.

45  Ibid., p. 217.

46  Stéphane Mallarmé, Correspondance, éd. d’Henri Mondor et Lloyd James Austin, Paris, Gallimard, 1965, t. II, p. 266.

47  Sur les liens entre « presse » et « reportage » (dont la « presse » apparaît comme une synecdoque), cf. Patrick Suter, op. cit., p. 82 sq.

48  Stéphane Mallarmé, OC, t. II, p. 212.

49  Cf. sur ce point « Antijournal » et « autre journal » surréalistes (revues surréalistes d’avant-guerre), in Patick Suter, op. cit., p. 169-202.

50  Cf. Weltgericht, K 5, p. 182.

51  F 800-805 (1929), p. 2.

52  F 800-805 (1929), p. 2.

53  Le Surréalisme au service de la Révolution, no 2, p. 21.

54  F 577 (1921), p. 32.

Pour citer ce document

Patrick Suter, « Presse et prostitution à la lumière de Karl Kraus», Presse, prostitution, bas-fonds (1830-1930), sous la direction de Guillaume Pinson Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presse-prostitution-bas-fonds-1830-1930/presse-et-prostitution-la-lumiere-de-karl-kraus