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Écritures et représentations médiatiques des spectacles chinois au XXe siècle : exotisation, défolklorisation, consécration

Table des matières

ÉLÉONORE MARTIN

Dans la première moitié du XXe siècle, les spectacles chinois font événement dans le milieu théâtral et influencent de nombreuses personnalités dont le projet artistique est orienté vers la rénovation dramatique et scénique1 (Antonin Artaud, Bertold Brecht, Paul Claudel, Étienne Decroux, etc.). Tous ont été subjugués par le travail corporel des artistes chinois, notamment leur agilité et leur souplesse. La codification gestuelle des spectacles chinois est perçue par le public européen comme l’expression d’une autre vision du corps, un corps « artificiel » (par opposition à un corps qui se meut « naturellement ») qui, pour Artaud par exemple, relève d’une présence quasi mystique et athlétique2. Ce travail physique et codifié a notamment inspiré le travail de l’acteur chez Brecht jusque dans la théorisation du Verfremdungseffekt, traduit en général par « effet de distanciation » ou par « effet d’étrangeté », lequel implique que le/la spectateur·rice ne s’identifie pas au personnage3. Decroux, quant à lui, s’intéresse particulièrement à la rythmique des gestes, « la saccade » qui l’inspire dans sa recherche sur le mime corporel4. Cependant, les spectacles chinois ne sont pas réservés à une élite artiste et n’intéressent pas seulement les réformateurs du théâtre, ils sont aussi présents dans l’imaginaire social du premier XXe siècle, notamment avec la présence du théâtre Annamite, considéré alors comme chinois, lors des Expositions Universelles (1889, 1900) avant l’événement que constitue le Théâtre des Nations dans les années 1950. Comment ces événements ont-ils été rapportés dans la presse ? Peut-on parler d’événements médiatiques à leur propos ? Cet article propose de saisir la manière dont la presse, générale et spécialisée, a relayé ces événements et la place que certaines revues et hebdomadaires (Comœdia, L’Express, France Observateur, VU, etc.) ont accordée aux spectacles chinois.

Cette étude des « théâtres chinois », des « opéras chinois » et du « cirque chinois » dans la presse permet de retracer les différentes perceptions de ces pratiques mêlant théâtre, danse, mime, acrobatie, arts martiaux, dont il n’existe pas d’équivalent en France. L’appréhension, la compréhension et la désignation des spectacles chinois, par définition pluridisciplinaires5, sont problématiques en contexte français où les spectacles se répartissent au contraire en catégories spécifiques : musique, danse, théâtre, opéra, pantomime, etc. En témoigne, tout au long du XXe siècle, la traduction flottante et multiple du terme xiqu (戏曲) par « théâtre traditionnel chinois », « opéra chinois », « théâtre-chanté chinois »6, « théâtre/opéra classique »7, « théâtre acrobatique »8.

Chacune de ces appellations montre un aspect du xiqu et met en lumière une facette du spectacle : la parole et le jeu mimé pour « théâtre traditionnel » ; la musique et le chant pour « opéra » ; l’acrobatie pour « théâtre acrobatique ». Or, ce type de spectacle chinois, codifié et chanté, est pluridisciplinaire et chacune des « disciplines » qui le composent (chant, jeu, acrobatie, danse, etc.) est fondamentale dans la conception du spectacle9. Cette pluridisciplinarité pose problème dans la réception en France parce que ces pratiques font partie de plusieurs catégories en même temps. En choisir une pour la traduction, c’est ignorer tout un pan de cette pratique10. S’interroger sur les choix de traduction revient par conséquent à interroger la mode d’une époque, sa perception des spectacles chinois et l’imaginaire qui leur est alors associé.

En considérant l’ensemble du corpus de presse en diachronie, je souhaiterais montrer que l’on passe d’une représentation folklorique des spectacles chinois à celle d’un art sérieux qui nourrit les avant-gardes européennes et, à ce titre, gagne en légitimité. Les articles de presse changent complètement de lexique pour les décrire : on passe du « cri » au « chant », du « bruit » à la « musique » et de la « gesticulation » à la « danse ». Par quelles étapes la presse passe-t-elle pour construire cette histoire médiatique des spectacles chinois en France et quels imaginaires mobilise-t-elle ?

Cet article s’inscrit dans une recherche personnelle au long court à la croisée des études chinoises et des études en arts du spectacle, dans la perspective d’un ouvrage sur les spectacles chinois en France aux XXe et XXIe siècles. Il s’inscrit également dans le sillage des travaux sur les échanges franco-chinois de Muriel Détrie, Yvan Daniel, Shih-Lung Lo et Linsen Qian, pour n’en citer que quelques-uns11. Il s’agit ici de présenter une nouvelle étape de cette recherche qui se dirige vers les études médiatiques pour saisir les perceptions des pratiques spectaculaires chinoises dans la presse française au XXe siècle. 

Grâce à une étude diachronique, de 1900 à 1957, c’est-à-dire de l’Exposition Universelle au Théâtre des Nations, j’ai exploré les mutations du regard sur les spectacles chinois à partir de leurs dénominations et de leurs descriptions dans la presse française. Ces mutations du regard n’ont pas qu’un intérêt esthétique ; elles entrent en résonance avec l’actualité des relations franco-chinoises au XXe siècle mais aussi avec l’actualité théâtrale parisienne. Dans un premier temps, le propos s’attachera à délimiter, définir et caractériser le corpus de presse dans une perspective terminologique, historique et médiapoétique12. La deuxième partie s’intéresse plus précisément à la décennie des années 1920-1930 qui marque un tournant dans la perception du théâtre chinois, qui entre dans une phase de « défolklorisation ». Enfin, une dernière partie est dédiée à la consécration du théâtre chinois en « opéra » dans les années 1950.

Les spectacles chinois dans la presse : terminologie, scansions, rubriques

Pour réunir un corpus satisfaisant sur les spectacles chinois dans la presse, il a donc fallu travailler dans les archives physiques et numérisées avec trois groupes de mots clés :

- les types de spectacle : « théâtre chinois », « opéra chinois », « cirque chinois », « acrobatie chinoise » ;

- le genre et/ou une troupe précise : « opéra de Pékin », « théâtre de Pékin », « cirque de Pékin » ;

- les artistes : « acteur chinois », « actrice chinoise » / « comédien chinois », « comédienne chinoise » / « acrobate chinois ».

L’analyse des occurrences est intéressante pour mettre en évidence la fréquence des expressions dans l’espace médiatique. En comparant les différentes occurrences de 1900 à 1951 dans RetroNews, l’expression la plus utilisée est sans nul doute « théâtre chinois » avec 1312 occurrences, contre 37 pour « opéra chinois » et 9 pour « cirque chinois ». On pourrait croire à tort que le cirque chinois est quasi inexistant en France. Mais en cherchant par d’autres mots clés comme « acrobatie chinoise », nous trouvons 38 occurrences tandis qu’il y a 702 occurrences du syntagme « acrobates chinois ». Cet exemple montre combien il est nécessaire de croiser les mots clés pour ne pas arriver à des résultats erronés et/ou partiels.

Si l’analyse des chiffres montre des tendances dans les expressions les plus utilisées, le dépouillement des articles révèle d’autres acceptions qui nous éloignent des pratiques spectaculaires chinoises : « théâtre chinois » est parfois pris au sens militaire de « théâtre d’opérations » et renvoie aux guerres de l’opium, aux guerres franco-chinoises ainsi qu’aux deux guerres mondiales ; « théâtre chinois » désigne également une salle de cinéma à Hollywood, le Grauman’s Chinese Theatre, ouvert en 1927, devenu aujourd’hui le TLC Chinese Theatre13. D’autres occurrences ne correspondent qu’à un élément secondaire de l’article dont le thème principal n’a rien à voir avec le spectacle vivant : par exemple, lors d’une exposition en 1914, le journal La Liberté mentionne le tableau de M. Faugeron intitulé « La comédienne chinoise », ou encore, en 1921, dans le feuilleton du Figaro « Le bout du Monde », un des personnages est en train d’écrire un « opéra chinois ».

L’expression « opéra chinois » est également ambiguë : se réfère-t-on aux pratiques spectaculaires chinoises en tournée en France ou bien s’agit-il d’opéras de type européen qui auraient pour thème la Chine ? En 1921 et en 1922, quelques opéras qui ont la Chine pour thème et/ou décor sont montés à Paris par des metteurs en scène français. Par exemple, Sin est une féérie chinoise écrite par Maurice Magre14, la partition est composée par André Gailhard15 (Fig. 1 et 2). Cet « opéra chinois » est présenté pour la première fois le 17 octobre 1921 au Théâtre Femina à Paris16, avec une distribution française. Il n’a de chinois que l’histoire et n’a rien à voir avec une forme spectaculaire chinoise. Le livret est bâti sur de nombreux stéréotypes et sur une vision exotisante de la Chine : une « Chine merveilleuse », d’une « fantaisie délicieuse » et d’une « grâce exotique »17. Sin est un exemple représentatif de l’imaginaire qui se construit dans les années 1920 autour de la Chine et des spectacles chinois avec la présence d’images d’Épinal comme la lune, le sage, les montagnes, etc.

Fig1

Fig. 1 : Maurice de Waleffe, « La Bataille théâtrale », Comoedia Illustré, 1er novembre 1921, p. 617. © Gallica

Fig2

Fig. 2 : Maurice de Waleffe, « La Bataille théâtrale », Comoedia Illustré, 1er novembre 1921, p. 618. © Gallica

Par ailleurs, du point de vue diachronique et quantitatif, la présence des spectacles chinois n’est pas quotidienne et régulière dans la presse. Après plusieurs coups de sondes, se dégagent plusieurs scansions médiatiques qui correspondent à des publications, des tournées ou des événements artistique comme des festivals ou des expositions :

- En 1920, les articles concernent essentiellement une comédienne, Mme Chung18.

- En 1921, Comœdia Illustré publie des dossiers thématiques sur le théâtre chinois.

- Entre 1928 et 1930, c’est la tournée de Mei Lanfang, vedette du théâtre chinois, aux États-Unis qui fait l’objet d’une cinquantaine d’articles19.

- En 1932, l’Exposition Citroën Centre-Asie, consacrée à la Croisière Jaune de 1931, est annoncée dans de nombreux journaux ; or, l’exposition prévoit un espace où Alexandre Jacovleff expose ses objets, photographies et illustrations du « théâtre chinois »20.

- Entre 1955 et 1957, la presse rend compte de la venue de l’opéra de Pékin et du théâtre du Liaoning au Théâtre des Nations.  

- Enfin, en 1956-1957, le Cirque de Pékin participe au Festival du Music-Hall de l’Olympia.

Du point de vue des rubriques, les spectacles chinois sont présents dans les récits de voyages et les reportages que l’on peut retrouver dans les journaux coloniaux comme L’Avenir du Tonkin, ou dans des revues publiant des articles de presse étrangère comme La Revue Mondiale. On les retrouve aussi dans la presse générale dans les rubriques « Choses vues en … »21 ou « Choses de… »22 (Fig. 3 et 4).

Fig3

Fig. 3 : Le XIXe siècle, 2 septembre 1900. © Gallica 

Fig4

Fig. 4 : Le Figaro, 21 novembre 1904. © Gallica

Les récits de voyage sont particulièrement nombreux23 au tournant du XXe siècle où il est encore difficile, long et coûteux de se déplacer jusqu’en Asie. On retrouve également ces reportages dans les hebdomadaires des années 1930 comme VU et Voilà agrémentés de nombreuses photos. Le « théâtre chinois » est alors un détail exotique de la vie quotidienne chinoise. Le ou la correspondant·e sur place raconte une scène de la vie ordinaire en décrivant les lieux, l’ambiance, les odeurs, les bruits et les conversations. Par exemple, dans le numéro du 1er août 1933 de La Revue Mondiale, Christiane Fournier, installée au Tonkin puis à Saïgon où elle enseigne au Lycée Chasseloup-Laubat puis au Lycée Paul Doumer24, raconte sa découverte du « Théâtre en Chine », plus précisément dans les rues de Shanghai :

À travers le lacis des rues chinoises, au hasard des yeux obliques qui nous consentent un regard, puis se détournent, nous demandons notre chemin. Où est le Théâtre ? Mais les rues s’enfoncent, verticales et lumineuses, à perte de vue. […] Bientôt, signalé par le bruit, par la haie flottante des banderolles (sic), le voici. Des « ouvreurs » en robes bleues, d’une extraordinaire similitude d’âge et d’apparence, s’empressent autour de nous. Nous entrons. Mais il nous faut quelques secondes pour distinguer le public de la scène. Nous nous asseyons. Autour de nous, on parle à haute voix, on mange, on crache25.

Christiane Fournier est également l’autrice du reportage « Changhai 1932 » (Fig. 5) publié le 6 février 1932 dans Voilà. La journaliste et romancière, future directrice de La Nouvelle Revue Indochinoise, y évoque le théâtre chinois comme un détail pittoresque26 : « Donnant sur le Bund, Fou-Tchéou-Road s’en va à l’intérieur d’une ville chinoise, hermétique, extrême-asiatique, avec les cris de son théâtre chinois, et Nanking Road, la commerçante, dont les échoppes où pullule la foule restent ouvertes la nuit ». À cette époque, le théâtre chinois est encore perçu comme une suite de « cris ».

Fig5

Fig. 5: Christiane Fournier, « Shanghai 1932 », Voilà,  6 février 1932, p. 8-9. © Musée Nicéphore Niepce

Outre les récits de voyage et les reportages, le « théâtre chinois » est principalement présenté dans les rubriques littéraires des journaux « sérieux » comme Le Globe, Le Siècle, en 1912 ; L’Action, en 1918 ; Le Figaro, en 1923 ou encore dans les hebdomadaires L’Express, France-Observateur, puis Le Nouvel Observateur dans les années 1950-1960. Cette médiation littéraire du théâtre chinois n’est pas neuve : depuis le début du XIXe siècle, il s’agit de valoriser sa dimension littéraire, en mettant l’accent sur le travail de traduction des pièces chinoises et les ouvrages de spécialistes. Par ailleurs, au début du XXe siècle, les journaux spécialisés comme Comœdia présentent aussi des comptes rendus de spectacles chinois en fonction de l’actualité théâtrale.

De manière générale et tout au long de la période étudiée, le théâtre et l’opéra chinois font l’objet de critiques plus ou moins développées dans les rubriques de sorties culturelles, avec des renseignements sur la mise en scène, les décors, les artistes et vedettes. Ces rubriques constituent souvent l’essentiel de la présence du théâtre et de l’opéra chinois dans la presse, c’est moins le cas pour les spectacles de cirque et d’acrobatie chinoise. Ces derniers se trouvent davantage dans les rubriques dédiées aux annonces de spectacles, avec souvent très peu d’information. En général, le lieu et les horaires, le titre du spectacle/le nom du numéro et éventuellement le nom des artistes ou de la troupe sont indiqués.

Entre objet d’art et vedettarisation : vers la défolklorisation (1920-1930)

Au début du siècle et jusque dans les années trente, le théâtre chinois est majoritairement représenté dans la presse dans des récits de voyage où il apparaît comme un aspect parmi d’autres de la vie quotidienne en Chine, de ses us et coutumes. Progressivement, à partir des années 1920, le théâtre chinois intéresse pour lui-même et, ce faisant, va connaître ce que j’appelle une « défolklorisation », nécessaire à la perception de sa dimension artistique.

En 1921, Comœdia Illustré propose une série d’articles sur le théâtre chinois écrits par Tchou-Kia-Kien (Zhu Jiajian 朱家熞) et illustrés par le peintre russe Alexandre Jacovleff27 (Fig. 6, 7 et 8). Ces numéros ont été particulièrement remarqués et médiatisés par d’autres journaux comme Le Gaulois, L’Écho de Paris qui ont mentionné les articles de Comœdia Illustré davantage pour les sanguines de Jacovleff que pour le théâtre chinois en lui-même. Par ailleurs, en 1932, une dizaine d’années plus tard, l’Exposition Citroën autour des missions de Citroën en Asie exposera les objets et les peintures/dessins de Jacovleff sur le théâtre chinois, ce qui fera encore une fois grand bruit, davantage en raison de la célébrité du peintre que dans la perspective d’une promotion du théâtre chinois.

Fig6

Fig. 6: Alexandre Jacovleff, « Acteur chinois se maquillant », sanguine, Comoedia Illustré, juin 1921. © Gallica

Fig7

Fig.7: Alexandre Jacovleff, « Maquillage pour le rôle du général Kiang Wei », sanguine, Comoedia Illustré, avril 1921. © Gallica

Fig8

Fig. 8: Alexandre Jacovleff, « Le général Ma-Sou dans la pièce historique “La Retraite de Kiai-Ting” », sanguine, publiée dans Comoedia Illustré, juin 1921. © Gallica

Si l’on étudie de près les articles de Tchou-Kia-Kien, on observe que ses descriptions sont logiquement plus précises sur l’histoire, les lieux de représentations, les costumes et maquillages, les personnages, etc. Certes, les articles mettent en valeur des éléments de spectacle ordinairement dévalorisés dans la presse qui, à propos des spectacles chinois, parle volontiers de bruits, de cris, de gesticulations des comédiens. Cependant, bien que chinois, l’auteur se réfère à l’art dramatique français pour présenter les xiqu et regrette que les fameuses trois unités ne soient pas respectées dans le théâtre chinois…

Outre la grande presse parisienne, dans les années 1930, on trouve des occurrences de « théâtre chinois » dans des hebdomadaires illustrés, qui font la part belle à la photographie. Le 25 juillet 1928, VU28 consacre un article à Mei Lanfang. Le lecteur s’attend à ce que l’article présente son parcours, ses spectacles et sa tournée, comme dans les autres journaux (Comœdia, Le Figaro, Excelsior). Pas du tout : la correspondante du journal, Claude Eylan29, raconte la séance de maquillage de Mei Lanfang à laquelle elle a assisté avant le spectacle. L’hebdomadaire d’information met en vedette Mei Lanfang selon des codes de starisation standardisés. On sait peu de chose du « théâtre chinois » dans cet article. L’accent est mis sur la transformation de l’acteur qui joue des rôles féminins : sur une page, les photos présentent Mei Lanfang en costume de scène ; sur l’autre page, il est en costume civil, un peu comme un « Avant/Après » (Fig. 9) qui souligne l’aspect spectaculaire de la transformation.

Fig9

Fig. 9: Claude Eylan, « Une grande vedette des scènes chinoises », VU, no19, 25 juillet 1928, p. 44-45. © Musée Nicéphore Niepce

Dans le numéro du 18 janvier 1933, VU consacre un article, écrit par le sinologue George Soulié de Morant, à l’Exposition Citroën où sont exposés les œuvres et objets de Jacovleff (Fig. 10). On y découvre une photographie de marionnettes, dont la légende nous dit qu’il s’agit de Mei Lanfang dans le rôle de la déesse Guanyin. Marionnette à l’effigie de Mei Lanfang, c’est possible, mais il est certain que cette légende en première page de l’article créée une certaine familiarité : le lecteur « connaît » déjà Mei Lanfang puisqu’il a déjà été présenté dans VU30.

Fig10

Fig. 10: George Soulié de Morant, « Le théâtre chinois », VU, no 253, 18 janvier 1933, p. 80-81. © Musée Nicéphore Niepce

En 1934, VU propose encore un article sur le théâtre traditionnel chinois31. Cette fois-ci, on observe un écart entre le texte et les photographies. Le texte compare les spectacles rivaux de Pékin et de Shanghai tandis que les photographies montrent les transformations de l’acteur, notamment celles de Mei Lanfang et d’un artiste moins connu, du moins en France, Lin Chou-Win. L’hebdomadaire joue sur l’effet sensationnel d’un homme qui se transforme en femme grâce à la photographie dont la fonction est principalement d’attirer le lectorat, puisqu’il n’en est pas vraiment question dans le texte (Fig. 11).  

Fig11

Fig. 11: Ida Treat, « Changement de spectacles », VU, no 318, numéro spécial, 5 mai 1934, p. 50-51. © Musée Nicéphore Niepce

La vedettarisation de Mei Lanfang, artiste bientôt admiré des plus grands metteurs en scène européens, Brecht, Stanislavski, Meyerhold, participe à la légitimation du théâtre chinois qui se met à avoir ses vedettes internationales. Le traitement de la vedette chinoise ne diffère pas fondamentalement des vedettes européennes et américaines et cela participe à la mutation du regard sur ces formes de spectacles jusque-là « exotisées ». 

La consécration du théâtre chinois en « opéra » (1930-1950)

Dans les années 1930, dans des revues théâtrales spécialisées comme Comœdia, l’appréhension du théâtre chinois change complètement : on ne parle plus de « cris nasillards » et de « vacarme » mais de chant. L’acteur est aussi un chanteur et le rapprochement avec l’opéra devient courant :

Les Chinois, en effet, ne divisent pas les chanteurs tout à fait comme nous en basses, barytons et ténors, mais bien plutôt selon les rôles à jouer, à part ceux qui chantent les rôles à barbe qu’on pourrait assimiler à des basses ou des barytons, tous les autres chantent en voix de fausset ou plus vulgairement en voix de tête32.

Le paradigme change progressivement et c’est après la Seconde Guerre mondiale que la dimension musicale du « théâtre chinois » est reconnue : ce qui était perçu comme du « bruit assourdissant » devient de l’« opéra » 33. C’est ainsi qu’il est présenté lors de sa venue au Théâtre des Nations en 1955 et 1956. Ce changement de paradigme peut être mis en relation, du moins j’en fais l’hypothèse ici, avec le développement à la même époque de la musique savante contemporaine, notamment avec le travail sur la modalité et le sérialisme. L’exploration musicale des tonalités, des rythmes, des timbres après la Seconde Guerre mondiale participe alors à faire entendre et écouter des musiques jusqu’alors considérées comme dissonantes à nouveaux frais. La musique de l’« opéra chinois » qui repose sur des combinatoires de plusieurs modes, rythmes et airs fixes, bénéficie de ce changement de paradigme et de ce nouveau contexte musical. Ainsi le terme « d’opéra chinois » s’installe progressivement puis s’impose dans les traductions et les imaginaires, à partir de la fin des années cinquante jusqu’à aujourd’hui34.

C’est parce que les avant-gardes européennes s’y sont intéressées que les spectacles chinois ont gagné une légitimité dans l’imaginaire médiatique des années 1930. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, à une époque où la culture se construit à l’échelle internationale, les formes spectaculaires chinoises bénéficient de l’engouement du public français et européen pour ce qu’on appelle alors « les théâtres du monde ». Le Théâtre des Nations, dans les années 1950, en est l’exemple le plus significatif : l’opéra chinois y est invité aux côtés du nô, du kabuki et du bunraku japonais, du bharata batyam et du kathakali indien, des danses de cour de Corée, les danses traditionnelles de Ceylan35, etc. Depuis les représentations exotisées du début du siècle, le théâtre chinois a fait du chemin, jusqu’à ce 11 juin 1955 où, dans la rubrique « Paris en parle », le portrait de Siu Lang est encadré par ceux de Jean-Paul Sartre et Pablo Picasso (Fig. 12).

Fig12

Fig. 12 : L’Express, 11 juin 1955 (collection particulière)

Si le théâtre chinois consacré en opéra chinois prend place dans la culture savante et légitime en tant que forme littéraire et spectaculaire, le cirque chinois, en revanche, n’a pas connu le même type de légitimation. Pendant que l’Opéra chinois est joué au Théâtre Sarah Bernhardt, le Cirque de Pékin se produit pour le Festival du Music-Hall à l’Olympia. Alors que les spectacles étaient mêlés dans leur réception au XIXe et au début du XXe siècle, c’est dans les années 1950 que deux formes se distinguent sur l’échelle des valeurs : l’opéra et le cirque. Or, il est particulièrement intéressant de remarquer qu’en Chine, à la même époque, sont promus les zaji, que l’on traduit par « acrobaties chinoises »36. Plus précisément, Zhou Enlai, le premier ministre de l’époque, invente ce terme pour désigner plus spécifiquement les acrobaties chinoises qui sont alors pensées comme propices aux tournées internationales. D’un côté donc, l’opéra chinois, légitime et réservé en France à des cercles restreints ; d’un autre, les acrobaties chinoises, populaires et diffusées sur de grandes scènes de type Palais des Congrès, Zénith, etc. La répartition des deux genres dans la presse en fonction des types de périodiques confirme cette hiérarchie nouvelle entre les spectacles chinois.

Pour conclure, nous pouvons dégager plusieurs mouvements dans l’historicisation des imaginaires médiatiques autour des spectacles chinois: 1/ au tournant du XIXe et du XXe siècle, les spectacles chinois font partie des récits de voyages ou de pratiques exotiques lointaines ; 2/ les années 1920-1930 s’intéressent moins à la dimension ethnographique des spectacles chinois qu’aux pratiques elles-mêmes et à leurs vedettes. On assiste alors à une forme de défolklorisation des pratiques ; 3/ enfin, à partir des années 1950, nous pourrions parler d’une période de légitimation grâce au rôle des avant-gardes théâtrales et musicales dans le changement de paradigme de perception des spectacles chinois. Le processus de légitimation artistique passe à la fois par les artistes eux-mêmes et par la reconnaissance des pairs, ce dont la presse témoigne. Cette légitimation par les pairs, qui fait entrer le théâtre/opéra chinois dans la culture savante, a pour conséquence la vedettarisation des acteurs dans le discours médiatique. La légitimation et la starisation sont deux processus synchroniques dans les discours artistique et médiatique.

Notes


1Georges Banu, « Voyage et témoignage », Études théâtrales, 2011/2-3 (N° 51-52), p.78-86. DOI : 10.3917/etth.051.0078. URL : https://www.cairn.info/revue-etudes-theatrales-2011-2-page-78.htm.

2 Florence de Mèredieu, Le Japon et la Chine d’Antonin Artaud, Paris, Ed. Blusson, 2010.

3 Bertold Brecht, L’art du comédien, Paris, L’Arche, 1999, p.139. Voir aussi Bertold Brecht, « Remarques sur l’art du comédien chinois » (trad. par Geneviève Serreau), Théâtre Populaire, n°14, juillet-août 1955, p.52-56.

4 Étienne Decroux, Paroles sur le mime, Paris, Ed. Librairie Théâtrale, 1963, p.70.

5 Sur cette question, voir également Éléonore Martin, « Nommer et comprendre les arts acrobatiques chinois : une approche ethnoscénologique », L'Ethnographie : création, pratiques, publics, [revue en ligne], Maison des sciences de l'homme Paris-Nord, 2021, disponible sur internet : https://revues.mshparisnord.fr/ethnographie/index.php?id=1020.

6 Ce choix de traduction est notamment utilisé par Vincent Durand-Dastès. Voir par exemple Vincent Durand-Dastès, « “Saisi vivant” ou la visite fatale du fantôme dans le théâtre chanté chinois : autour de la pièce “Sanlang saisi vivant (Huozhuo Sanlang 活捉三郎)” dans son développement historique », in Fantômes dans l’Extrême-Orient d’hier et d’aujourd’hui, Vincent Durand-Dastès et Marie Laureillard (dir.), Paris, Presses Inalco, 2017, p.357-419.

7 L’adjectif « classique » a surtout été utilisé par Jacques Pimpaneau dès les années 1980, notamment dans son ouvrage magistral : Jacques Pimpaneau, Promenade au jardin des poiriers : l’opéra chinois classique, Paris, Musée Kwok on, 1983.

8 Cette dénomination désigne à la fois le xiqu et les pratiques acrobatiques telles que les zaji. Elle est utilisée par Pascal Jacob dans l’ouvrage La Souplesse du dragon. Repères et références pour une histoire du théâtre acrobatique en Chine, Paris, Magellan & Cie, 2008 ;  ainsi que par Jean-Michel Guy, « Les mille visages du cirque dans le monde », [article en ligne], Artcena, publié le 19/09/2019, [consulté le 08 avril 2022], disponible sur internet : https://www.artcena.fr/reperes/cirque/panorama/panorama-du-cirque-contemporain/les-mille-visages-du-cirque-dans-le-monde.

9 En effet, si le chant est considéré par les amateurs et les spécialistes comme le savoir-faire le plus difficile à acquérir, la distinction entre acteur amateur et professionnel se fait en premier lieu par la maîtrise technique de la gestuelle codifiée et des acrobaties.

10 Je me permets de renvoyer à mon article : Éléonore Martin, « Les spectacles chinois (opéra, théâtre, acrobatie, cirque) dans la presse française : écueils ethnocentriques et enjeux de traduction », Dai Dongmei et Roland Scheiff (dir.), Carrefours culturels : littérature – traduction – didactique, Louvain-la-Neuve, Academia/EME, 2023, p.227-240.

11 Muriel Détrie, « Traduction et réception du théâtre chinois en Occident », in : Le Champ littéraire, Paris, Vrin, coll. « L’Oiseau de Minerve », 1992, p. 131-139 ; Muriel Détrie, France-Chine : quand deux mondes se rencontrent, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes », 2004 ; Lo Shih-Lung, La Chine sur la scène française au XIXe siècle, Rennes, PUR, 2015 ; Lo Shih-lung, « Tchao-meï-hiang: Translation, Adaptation, and Reception of a Chinese Comedy in France », Journal of Chinese Ritual, Theatre and Folklore 189 (2015.9), p.63-117 ; Yvan Daniel et al. (dir.), France-Chine, Les échanges culturels et linguistiques : Histoire, enjeux, perspectives, Rennes, PUR, coll. « Plurial », 2015 ; Qian Linsen et Christian Morewski (dir.), Les écrivains français et la Chine, Arras, Artois Presses Université, (2001) ebook 2020.

12 Sur cette notion et sur la poétique des supports, voir les travaux de Marie-Ève Thérenty.

13 On peut citer notamment « l’affaire Maureen O’Hara » : l’actrice irlandaise aurait été vue, selon le magazine Confidential, avoir une liaison au Grauman’s Chinese Theatre. Voir « Ronnie vendait ses secrets d’alcôve », Radar, 1er septembre 1957, p.6-7 ; ou encore Howard Simmons, « Maureen O’Hara, héroïne du procès de “Confidential” », Noir et Blanc,  21 septembre 1957, p.611.

14 Maurice Magre (1877-1941) est un poète, écrivain et dramaturge français. Il a écrit plusieurs ouvrages dont Le Roman de Confucius en 1927.

15 Alors à la direction du Théâtre Femina pour l’année 1921.

16 Voir par exemple l’article de Louis Laloy, « Sin et le théâtre chinois », Le Ménestrel, 4 novembre 1921, p.429-430.

17 Voir Maurice de Waleffe, « La Bataille théâtrale », Comœdia illustrée, 1er novembre 1921, p.606-607.

18 Je n’ai pas encore réussi à l’identifier.

19 Pour donner un exemple, voir Marc Logé, « Le théâtre aux Etats-Unis. Un grand acteur chinois à New-York, Mei Lanfang », Le Figaro, 20 avril 1930, p.5.

20 On retrouve cette information le 11/12/1932 dans les journaux suivants : L’Ère nouvelle, Le Matin, L’Action Française, L’Avenir, L’Homme Libre, Le Petit Journal, Le Quotidien, La République, Le Journal ; le 12/12/1932, dans les journaux suivants : La Liberté, L’Intransigeant, Le Petit Parisien, Le Temps ; le 14/12/1932, Le Grand écho de l’Aine, Le Petit Marseillais, Le Progrès de la Somme, Le Républicain de Belfort ; le 15/12/1932 dans La Dépêche du Berry, L’Express de Mulhouse et enfin, le 16/12/1932 dans Le Populaire.

21 Voir par exemple « Choses vues en Mandchourie », Le Figaro, 21 novembre 1904.

22 Par exemple « Choses de Chine », Le XIXe siècle, 2 septembre 1900.

23 On retrouve des reportages et des récits de voyage surtout à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle ou encore dans la presse coloniale d’Indochine (par exemple, L’Avenir du Tonkin). Comoedia fait état d’un voyage de M. Brieuc qui se demande s’il écrira un ouvrage sur l’opéra chinois (24 juin 1913).

24 Christiane Fournier (1899-1980) a été directrice de La Nouvelle Revue Indochinoise (1936-1938). Sur les éléments biographiques de Christiane Fournier, voir Marie-Paul Ha, « Présentation », Christian Fournier, Homme jaune et femme blanche, Paris, L’Harmattan, 2008, p.VII-IX. Voir également, Nguyễn Thụy Phương, L’école française au Vietnam de 1945 à 1975. De la mission civilisatrice à la diplomatie culturelle, thèse de doctorat, sous la direction de Rebecca Rogers, Université Paris Descartes, soutenue le 20 septembre 2013, note 451, p.92.

25 Christiane Fournier, « Le Théâtre en Chine », La Revue Mondiale, 1er août 1933, (p.15-18), p.15.

26 Christiane Fournier, « Changhai 1932 », Voilà, 6 février 1932, p.9.

27 Alexandre Jacovleff (1887-1938) s’installe à Paris en 1920. En 1917, il fait un séjour en Chine puis au Japon. Après ce voyage, il publie un livre sur le théâtre chinois avec Zhu Jiajian. Voir Tchou-Kia-Kien, Le Théâtre Chinois, Paris, Éditions Maurice de Brunhoff, 1922.

28 Claude Eylan, « Une grande vedette des scènes chinoises », VU, 25 juillet 1928, p. 44-45.

29 Claude Eylan, baronne (1890-1983), a vécu dans les Indes néerlandaises et elle a été correspondante pour la Revue des Deux Mondes.

30 Il s’agit sans doute d’une exposition des expéditions Citroën Centre-Asie (1931-1932) au Palais des Expositions Citroën de la place de l’Europe.

31 Ida Treat, « Changement de spectacles », VU, 5 mai 1934, p. 50-52.

32 Yvan Novy, « Un grand acteur chinois, M. Tcheng Yen Tsio vient d’arriver à Paris pour étudier l’art théâtral en France et en Europe », rubrique « Orient et Occident », Comœdia, 13 février 1932 [non paginé].

33 Parmi les confusions, nous pouvons également relever l’ambiguïté du syntagme « opéra de Pékin » entre genre et lieu : « En mentionnant l’“Opéra de Pékin” avec un O majuscule, comme il s’agissait d’un théâtre national analogue à l’Opéra de Paris, la presse et de nombreux livres font une confusion évidente. […] Ce que l’on appelle communément l’“Opéra de Pékin” n’est donc pas une institution, mais un genre théâtral ; aussi convient-il d’écrire “opéra” sans majuscule et de préférer l’adjectif “pékinois” à l’expression “de Pékin”. N’importe quelle troupe peut, sans usurpation de titre, se réclamer de l’opéra pékinois, qui n’a avec la capitale chinoise que des attaches historiques et culturelles, et non point administratives. », André Travert, « Caractères originaux et évolution actuelle du théâtre pékinois », in : Les Théâtres d’Asie, Paris, Éditions du CNRS, 1961, p.100.

34 Sur cette question, je renvoie au chapitre de ma thèse, Éléonore Martin, « Chapitre II : L’écueil de la traduction », in Les dynamiques de la création contemporaine du Yuju à Taiwan : de la sauvegarde du patrimoine à l'expérimentation esthétique, (sous la dir. de J-M Pradier), Université Paris 8, soutenue le 18 novembre 2015, p. 173-215. Voir également Éléonore Martin, « La traduction du terme Xiqu 戏曲par « opéra » : quels malentendus ? » in De Sanctis, A., Jeong A., Lee H., et Martin E., L’Évolution de la langue et le traitement des intraduduisibles, Éditions des archives contemporaines, 2016, p.111-118. 

35 Voir Daniela Peslin, Le Théâtre des Nations, une aventure à redécouvrir, Paris, L’Harmattan, coll. « L’univers théâtral », 2009.

36Fu Qifeng 傅起凤et Fu Tenglong 傅腾龙, 中国杂技史 [Histoire de l'acrobatie chinoise], Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1989.

Pour citer ce document

Éléonore Martin, « Écritures et représentations médiatiques des spectacles chinois au XXe siècle : exotisation, défolklorisation, consécration », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2024, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/ecritures-et-representations-mediatiques-des-spectacles-chinois-au-xxe-siecle-exotisation-defolklorisation-consecration