« Faire des œufs à la neige, mon rêve ! » Promotion de l’innovation technologique et incitation à la consommation de masse dans les illustrés pour petites filles de l’après-guerre en France
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BÉATRICE GUILLIER
Après-guerre, les hebdomadaires illustrés pour petites filles, apparus au début du XXe siècle, traversent une période de crise. Disparus durant la Seconde Guerre mondiale, recevant l’autorisation de reparaître en 1946, ces journaux destinés aux fillettes de 7 à 15 ans connaissent peu à peu une baisse de leurs tirages1, qui devient tendancielle sur le long terme. Disparaissent ainsi La Semaine de Suzette en 1960, Fillette-Jeune Fille en 1964, puis Bernadette (devenue Nade) et Lisette au début des années 1970 (voir le tableau de la Fig. 1).
Fig. 1 : tirages des illustrés
Les illustrés pour petites filles ont en effet dû faire face à la concurrence accrue de nouveaux titres jeunesse. En 1939, seuls 41 journaux et publications pour la jeunesse étaient dénombrés ; en 1958, ils sont 191. La généralisation de la mixité scolaire et le développement d’une « culture jeune » accompagnent l’apparition de titres de presse ségrégués par classes d’âge et non plus par sexe. Le désintérêt progressif vis-à-vis des illustrés pour petites filles est souvent présenté comme une fatalité par les acteurs du monde de l’édition et le rédactionnel des journaux. « À partir du moment où on m’a embauchée j’ai travaillé régulièrement pendant six ans... Jusqu’à ce que ça s’écroule, mais c’était normal. C’était un monde qui devait s’en aller. Il fallait que ça bouge2», témoigne ainsi Michelle Daufresne, qui a travaillé comme illustratrice pour La Semaine de Suzette jusqu’à la disparition du journal en 1960. Dans l’éditorial du dernier numéro, daté du 25 mars 1960, on peut ainsi lire : « Nous savons combien vos mamans et vous-mêmes êtes attachées à votre journal. Aussi serez-vous désappointées en apprenant qu’il va cesser de paraître, la préférence des jeunes filles d’aujourd’hui allant de de plus en plus aux grands magazines s’adressant à la fois aux filles et aux garçons ».
A une époque où filles et garçons partagent massivement loisirs, heures de cours et lieux de travail, les illustrés pour petites filles semblent en effet porteurs d’une idéologie dépassée, leur rôle assumé étant de former des petites filles à occuper le rôle de futures mères et femmes au foyer. Pour rester compétitifs sur le marché de la presse jeunesse, ces journaux proposent alors de nouveaux contenus, généralement perçus comme plus progressistes, tout en développant leurs liens avec l’industrie du jouet, de l’électroménager et de la mode, dans un contexte d’explosion de la consommation des foyers et d’augmentation massive du pouvoir d’achat des ménages3.
L’objet de cet article est ainsi d’analyser la manière dont des illustrés foncièrement conservateurs adoptent comme stratégie principale de survie la promotion d’un discours futuriste et technophile. Celui-ci participe à un renouvellement profond des représentations de genre que proposaient jusqu’à présent les journaux pour petites filles. L’analyse de ces discours et de ces récits visuels permet notamment d’éviter l’écueil d’une vision simpliste du destin de ces journaux, qui risquerait d’en faire un témoin de l’émancipation féminine, voire un outil au service de cette dernière. En réalité, les illustrés pour petites filles contribuent après-guerre à la diffusion et la construction d’un idéal féminin complexifié et contradictoire, qui passe notamment par l’abandon d’une partie des compétences transmises jusqu’alors (travaux d’aiguille, cuisine, nettoyage) au profit de nouvelles qualités (être rationnelle, optimiser son temps, faire le bon choix lors de ses achats…).
Je propose d’explorer cette problématique à travers l’étude de cas d’une rubrique apparue en 1967, commune à Lisette et à Nade4, et intitulée « le Journal des Cinq ». Ecrite et illustrée par Catherine Cambier, elle me permettra d’aborder la plupart des changements survenus après-guerre dans les illustrés pour fillettes, notamment l’abandon des anciennes figures tutélaires des journaux – tantes et marraines sévères mais justes – au profit de figures de pairs : des petites filles qui fournissent des conseils aux lectrices.
Le Journal des Cinq, la rubrique des filles dans le vent
Occupant trois à quatre pages et située dans la première moitié du journal, « Le Journal des Cinq » en est sans doute la rubrique la plus visible et attrayante, notamment du fait de ses parti-pris graphiques. Elle est tenue par cinq petites filles fictives, qui possèdent chacune leur champ d’expertise : Bénédicte la cuisine, Emmanuelle le sport et la santé, Dorothée la nature et les animaux, Dominique les bébés, et Caroline les travaux manuels. Chaque semaine, elles animent à tour de rôle la rubrique, articulée autour de questions de vie pratique et de loisirs : dresser la table pour une fête familiale, s’équiper pour faire du roller, tricoter une brassière pour son petit frère, installer un aquarium, faire un bouquet…
Parmi ces cinq filles, Bénédicte est celle qui incarne l’idéal de la ménagère des Trente Glorieuses. Elle fait les courses avec discernement et prépare des repas, tout en fournissant de précieux conseils aux lectrices pour qu’elles fassent de même. Elle se livre à des activités similaires à celles d’une femme au foyer ; elle gère au mieux son budget et se tient au courant des dernières nouveautés en matière d’électroménager. Bénédicte se rend ainsi au Salon des arts ménagers à deux reprises, en 1968 et 19695. Dans un premier temps, elle le visite en compagnie de son père, afin de trouver un cadeau pour sa mère ; c’est l’occasion pour le journal de montrer, sous forme de bande dessinée, Bénédicte qui déambule entre les stands à la découverte des objets phares du Salon, représentés accompagnés de leur référence et de leur prix. Cette situation reflète une pratique répandue à l’époque, surtout pour les Parisien(ne)s : le Salon des arts ménagers (SAM) permet en effet avant tout à un public familial de venir comparer les prix et les modèles proposés pour chaque appareil électroménager. Lors de sa seconde visite au SAM, Bénédicte fait l’acquisition d’un batteur à œufs électrique, avant de présenter aux lectrices une recette de meringues sur une double page.
Le Salon des arts ménagers au prisme des illustrés pour fillettes
Depuis sa création en 1923 par Jules-Louis Breton, sénateur et ancien ministre de l'Hygiène, de l'Assistance et de la Prévoyance sociales, le Salon assume un rôle de premier plan dans le cadre de l’application par l’Etat d’une politique nataliste et hygiéniste. Ses organisateurs sont constamment en lien avec des acteurs institutionnels de l’enseignement des arts ménagers, qu’il s’agisse d’écoles techniques, du Ministère de l’Education ou de la Ville de Paris. Le SAM s’impose après-guerre comme un véritable phénomène de masse, avec un million d’entrées vendues en 1950. La même année, ce sont près de 27200 lignes qui sont publiées dans les quotidiens parisiens à propos du Salon.
Les liens du SAM avec la presse sont en effet soigneusement entretenus : le Salon ne verse pas de subsides aux titres de presse, mais communique beaucoup avec eux. Les organisateurs envoient des communiqués à la presse, leur fournissent de nombreuses informations, et mettent en place un déjeuner de presse annuel, qui précède l’inauguration officielle du Salon. Par ailleurs, de gros titres de presse financent des installations phares du SAM : en 1956, Elle parraine la « Maison tout en plastiques », et « la cuisine de l’an 2000 » est soutenue en 1957 par Paris Match et Marie-Claire6. Le Salon des arts ménagers est donc un acteur institutionnel qui bénéficie d’une immense visibilité, ce qui le dote d’une force de frappe impressionnante.
A partir d’une étude de la représentation du Salon des arts ménagers dans Lisette et Nade, je me propose de construire une réflexion à propos du discours technophile et pro-consommation de masse tenu par les illustrés pour petites filles afin de moderniser leur image et de maintenir leurs ventes.
Lorsque Bénédicte du « Journal des Cinq », adepte de cuisine et d’organisation ménagère, se rend au Salon des arts ménagers, c’est l’occasion pour Catherine Cambier de livrer une reproduction fidèle de l’espace du Salon lui-même, avec des stands reconnaissables et conformes à l’original, vraisemblablement dessinés d’après les photographies parues dans la presse. Le point de vue surplombant adopté permet de capter la diversité des marques et produits exposés, et correspond à l’angle fréquemment utilisé dans les photographies d’illustration dans la presse de l'époque plutôt qu’au regard d’un simple consommateur ; le Salon des arts ménagers et ses exposants commandent ainsi de nombreuses photographies de ce type pour faire leur promotion.
Il est frappant de constater la justesse et le réalisme des représentations d’appareils ménagers, sans doute réalisés d’après les publicités contemporaines. Sous forme de bande dessinée, Bénédicte expose à son père, visiblement dépassé par la situation, les atouts des différents appareils, dans les mêmes termes que ceux employés dans les publicités. Catherine Cambier dessine ainsi un couteau électrique Scovill en train de couper un gros rôti, comme sur la publicité de la même époque. La dessinatrice est tellement emportée par le discours technophile de la rubrique qu’elle invente le couteau électrique sans fil, alors même qu’à l’époque le modèle évoqué a encore son fil ! Cambier, volontairement ou non, rend ainsi encore plus désirable et moderne un outil qui bénéficie déjà d’une grande popularité. Quant à la friteuse Moulinex, outre la représentation fidèle de son petit tableau de bord présentant les différentes intensités de cuisson sous la forme d’un camaïeu jaune/rouge, on note la reprise mot pour mot du texte de la publicité : « Ni fumée, ni odeur ! » promet la marque, tandis que la légende du Journal des Cinq répète : « Plus de fumée, plus d’odeur ». Les récits visuels proposés par cette rubrique sont clairement promotionnels, et s’inscrivent dans des discours enthousiastes et technophiles caractéristiques des Trente Glorieuses, dont le Salon des arts ménagers est l’un des principaux relais dans une France où la majorité des consommateurs se dotent d’appareils électroménagers au cours des années 19607.
La rubrique « Le Journal des Cinq » s’inscrit plus largement dans le discours technophile et pro-consommation de masse qui correspond à l’orientation générale des journaux pour petites filles après-guerre. Ces périodiques qui transmettaient des savoir-faire techniques très pointus sur le nettoyage, l’entretien, etc., se mettent ainsi à louer les vertus de la délégation des tâches à un appareil ménager. Des vertus dont la principale semble être le temps gagné grâce à eux : Bénédicte s’extasie sur les blancs d’œufs montés en deux minutes et le casque chauffant qui permettrait à sa mère de faire sa mise en plis, elle « qui n’a jamais le temps d’aller chez le coiffeur »8.
Gagner du temps grâce à la mécanisation
L’enjeu central des progrès techniques de l’après-guerre, qui ont commencé à se diffuser aux USA dès les années 1920, est de gagner du temps. Le Journal des Cinq participe ainsi à la construction et à la diffusion d’une nouvelle figure de la ménagère qui fait écho aux théories de Paulette Bernège, théoricienne de l’art ménager. Fondatrice de La Ligue d’organisation ménagère en 1924, elle est notamment l’autrice du best-seller De la méthode ménagère, publié en 1928 et réédité jusqu’en 1969, dans lequel elle aspire à transformer les femmes en « véritables petits chefs d’atelier domestique ». Inspirés des travaux de l’américaine Christine Frederick, les théories de Paulette Bernège constituent en effet en une application des idées de Taylor aux taches ménagères. Elles participent d’un vaste mouvement de rationalisation domestique dans l’entre-deux guerres, qui permet de valoriser des activités auxquelles un nombre croissant de femmes bourgeoises se voient obligées de se livrer, faute de domesticité9. Paulette Bernège encourage les femmes à intégrer par la répétition et la pratique des gestes censés leur faciliter le quotidien en leur permettant de gagner du temps, notamment en optimisant leurs déplacements dans l’espace. Très inspirée par les principes de l’éducation nouvelle, et notamment les idées de Maria Montessori, Bernège souhaite également que les femmes puissent transmettre cet idéal de productivité et ces réflexes d’auto-contrôle à leurs enfants10.
On retrouve cette volonté d’optimiser chaque geste dans les discours technophiles diffusés par les illustrés pour petites filles, qui mettent en avant le gain de temps comme principal argument en faveur de l’équipement des foyers. Le gain de temps passe ainsi par la mécanisation de la préparation des repas, mais joue également sur le contenu des assiettes grâce aux nouvelles méthodes de conservation : Bénédicte fait la promotion de repas à base de conserves et de surgelés, fournissant obligeamment des recettes, qui pourtant ne consistent souvent qu’à ouvrir une boîte ou un sachet :
« [Les surgelés] économisent beaucoup de temps : éplucher, faire cuire et hacher plusieurs kilos d’épinards est désormais une corvée absolument inutile. Ils permettent de faire très vite de la « grande cuisine » (pommes dauphine, crêpes au poulet), réservée d’ordinaire aux vrais cordons bleus11».
L’apprentissage de savoir-faire complexes est ainsi rendu inutile, ou en tout cas dépassé, dans un contexte où le progrès technique permet d’obtenir un résultat présenté comme équivalent par le journal. Ce dernier ne lésine pas sur les formules hyperboliques pour dépeindre la vie de la ménagère moderne, procédé qui rappelle les tournures adoptées par les publicitaires :
Si l’arrière-grand-mère de Bénédicte revenait sur terre, elle trouverait bien étrange la façon dont celle-ci accomplit son travail de maîtresse de maison. Le ménage ? Un coup d’aspirateur. La lessive ? Trois tours de machine. Le repassage ? On n’en fait plus ou presque plus12.
De cette façon, les illustrés contribuent à minimiser l’ampleur du travail domestique, qui ne consisterait plus qu’à savoir quelle machine et quels produits acheter pour se simplifier la vie.
La figure de la consommatrice avisée
Si les journaux pour petites filles assument depuis leurs débuts un rôle éducatif, les compétences transmises ont cependant évolué : alors qu’au début du siècle la jeune lectrice de Lisette, Bernadette ou Fillette apprend à concocter un repas à base de restes, à redonner de l’éclat à une argenterie ternie ou à tricoter un bonnet, il s’agit avant tout pour la petite fille d’après-guerre d’endosser un rôle de consommatrice rationnelle et avisée. Lisette et Nade proposent ainsi un « Journal des Cinq » entièrement dédié au choix de la viande, avec une Bénédicte qui part à la rencontre d’un boucher jovial afin d’apprendre aux fillettes les conditions de conservation et les modes de préparation des produits carnés. A la fin de la rubrique, un jeu est proposé aux lectrices : « Voici quatre personnes qui ont faim et qui aiment la viande. A ton avis, qui mange quelle viande et dans quel menu ? A toi d’attribuer à chacun (le gros monsieur, la dame, le bébé de 6 mois et le bébé de 2 ans) la viande et le menu qui lui conviennent ». Quatre personnages et quatre animaux sont représentés et doivent être reliés selon les besoins nutritionnels de chacun. La rubrique est intitulée : « Bénédicte, consommatrice avisée et informée, veut tout savoir sur la viande13». Le fait que l’exercice porte sur les produits carnés apparaît comme une marque supplémentaire de la volonté du journal de répondre aux nouvelles préoccupations et pratiques alimentaires des Français, dont la consommation de viande de boucherie est multipliée par cinq entre 1950 et 198314.
L’accent mis sur les compétences liées à la consommation, ainsi que l’encouragement à la mécanisation des tâches domestiques, peuvent sembler étonnant dans des journaux qui mettaient autrefois au premier plan l’apprentissage de savoirs techniques. Pour autant, les illustrés pour petites filles ont toujours eu des liens étroits avec des industries dont ils partagent les intérêts : ce sont la nature des produits concernés et la forme prise par leur promotion qui ont évolué.
La presse enfantine à la conquête des jeunes consommateurs
Dès le début du XXe siècle, les illustrés pour petites filles cultivent une proximité avec les industries du jouet et du textile. La Semaine de Suzette, Fillette et Lisette fournissent ainsi comme prime d’abonnement des poupées, que les petites filles sont chargées d’habiller à l’aide des patrons fournis par ces mêmes journaux. En réalité, les rédactions proposent aux fillettes non abonnées d’acheter le poupon, mais aussi des vêtements déjà confectionnés, des patrons à l’échelle, ou encore des membres intacts pour les poupées accidentées. Si les rubriques de travaux d’aiguille constituent des marqueurs forts des journaux pour petites filles, au-delà de raisons conventionnelles et culturelles évidentes, c’est bien parce que l’économie des journaux reposait alors pour partie sur les liens qu’ils entretiennent avec l’industrie du jouet et du textile. Ces rubriques constituent ainsi des contenus hybrides, à mi-chemin entre la réclame et le tutoriel, dont l’objectif n’est pas toujours l’efficacité pédagogique. Les patrons figurant dans La Semaine de Suzette, journal destiné à des petites filles riches et proposant chaque année un catalogue de nouveautés destinées à sa poupée Bleuette, sont particulièrement ardus, et constituent sans doute davantage des incitations à l’achat que des outils d’apprentissage15. Après-guerre, avec la généralisation du prêt-à-porter et la sortie progressive des travaux d’aiguille des programmes scolaires, les industries du textile qui vendent du matériel pour la confection sont en crise. Les journaux introduisent davantage de rubriques liées explicitement à la mode, comportant des références de modèles et des mentions de prix, dans le cadre de partenariat avec de grands magasins comme Monoprix ou le Printemps. Dans le même temps, on trouve de moins en moins de rubriques de travaux d’aiguille dans les pages des illustrés. Dans « Le Journal des Cinq », seule Caroline, adepte de travaux manuels, et ponctuellement Dominique, du fait de son statut de grande sœur et filleule, proposent parfois des modèles de vêtements ou d’accessoires à reproduire. Ce sont alors de véritables modes d’emploi, clairs et facilement reproductibles : les travaux d’aiguille sont devenus un loisir parmi d’autres, et non plus un élément central de l’expression de genre féminine.
Consommer pour s’émanciper : un progrès en trompe-l’œil
Les discours pro-consommation de masse et technophiles des journaux pour petites filles contribuent ainsi à mettre en avant une nouvelle figure de ménagère. De nouveaux enjeux apparaissent pour les petites filles dans leur construction identitaire : grâce au temps libéré par la délégation et la mécanisation des tâches domestiques, les femmes devraient non seulement garder un intérieur propre mais également avoir des loisirs et des activités sportives qui les caractérisent, comme les petites filles du « Journal des Cinq ». Elles peuvent et doivent à présent travailler, de façon à avoir les moyens de consommer davantage, mais avec discernement :
« Ecrivez-moi pour m’expliquer ce que vous avez envie de devenir plus tard ! Bien sûr, toutes ou presque vous serez de gentilles mamans ; mais sans doute avez-vous aussi le désir d’être, quand vous serez grandes, des couturières, des médecins, des institutrices, des photographes, des écrivains, des ingénieurs, des artistes, que sais-je ?16 ».
Une page de la rubrique mode de Fillette résume ce renouvellement des attentes attachées à la féminité ; intitulée « Arts ménagers », elle présente six femmes, sveltes et élégantes, habillées de tenues issues du prêt-à-porter et équipées d’appareils électroménagers. Le journal procède ainsi à une forme de glamourisation de l’activité domestique, associée à la séduction et à la simplicité grâce à sa mécanisation17. Les questions de paraître et de physique prennent ainsi une place centrale dans les journaux après-guerre, tandis que le budget des jeunes femmes, à présent moins accaparé par l’alimentation et l’habillement, se reporte vers d’autres pôles de dépenses : en 1961, 52% des 15-16 ans disent consommer souvent des produits de beauté. En Angleterre, le public adolescent représente 1/3 des ventes de cosmétiques18. Les illustrés pour petites filles participent à naturaliser l’usage des cosmétiques comme un besoin quotidien dès le plus jeune âge. La diffusion d’un discours de promotion de la minceur sert cet objectif ; on peut ainsi trouver dans Fillette en 1960 une rubrique intitulée « En guerre contre la cellulite », dans laquelle Isabelle (animatrice de la rubrique beauté à présent hebdomadaire) lance une forme d’apostrophe rhétorique : « Vous avez de la cellulite et cela vous tracasse. Vous avez raison, et je suis bien d’accord avec vous pour lui déclarer la guerre ». Le lien est d’ailleurs explicitement fait entre cellulite et beauté dans le paragraphe suivant : « Toutes les mamans s’intéressent aujourd’hui aux problèmes d’hygiène et de coquetterie de leurs grandes filles et elles savent que c’est à votre âge que l’on prépare la beauté d’une femme ». Isabelle propose finalement des traitements contre la cellulite dont elle souligne elle-même le prix élevé (« 12 NF la séance, et au moins douze séances »), ou l’achat de crèmes spécialisées en pharmacie19.
Les modèles féminins promus par les journaux pour petites filles après-guerre se focalisent ainsi autour d’une double figure, celle de la femme consommatrice et de la femme consommée, qui doit cumuler le rôle de première acheteuse du foyer avec celui de femme séduisante et active. Dans le cadre d’un recul des savoir-faire manuels, qui ne sont plus transmis à l’école ni à la maison, les compétences liées à la consommation et à la mise en valeur de soi sont davantage valorisées. La Lisette de demain devra avoir un travail, un mari, des enfants et une maison, et organiser sa vie pour tenir tous ces rôles simultanément : des enjeux qui seront au cœur des luttes féministes contre la double journée de travail dès les années 1980.
Notes
1 Si les journaux semblent connaître un pic de vente entre 1948 et 1950, ces forts tirages cachent en réalité un fort taux d’invendus : en 1948, on observe ainsi respectivement 29,24%, 15,79% et 22,90% d’invendus pour Fillette, Lisette et La Semaine de Suzette. La baisse consécutive des tirages semble permettre un réajustement à des volumes plus adaptés, puisqu’en 1950 ces chiffres ne sont plus que de 21,55%, 11,20% et 12,8% pour ces mêmes journaux.
2 Jessica Kohn « Travailler dans les Petits Mickeys »: les dessinateurs-illustrateurs en France et en Belgique de 1945 à 1968, Université Sorbonne Paris Cité, 2018, p.733.
3 Jean-Claude Daumas, La révolution matérielle: une histoire de la consommation: France, XIXe-XXIe siècle, Paris, Flammarion (coll. « Au fil de l’histoire »), 2018, p.16.
4 A compter de 1964, les rédactions de Lisette et Bernadette, appelée désormais Nade, fusionnent. Les deux journaux partagent alors l’essentiel de leur contenu, gardant seulement quelques rubriques qui leur sont spécifiques.
5 Le Journal des Cinq « Bénédicte et son papa aux arts ménagers », Lisette / Nade, 25 février 1968, et Le Journal des Cinq « Bénédicte et le batteur tout neuf », Lisette / Nade, 2 mars 1969.
6 Marie-Ève Bouillon et Sandrine Bula, Plateau volant, motolaveur, purée minute: au Salon des arts ménagers, 1923-1983, Paris, CNRS, 2022, p. 54.
7 En 1970, 79,5 % des ménages ont un réfrigérateur, 69,5 % une télévision, et 56,7 % un lave-linge (Jean-Claude Daumas, op. cit., p. 352).
8 [8] Le Journal des Cinq, « Bénédicte et son papa aux arts ménagers », Lisette / Nade, 25 février 1968
9 Jackie Clarke, « L’organisation ménagère comme pédagogie: Paulette Bernège et la formation d’une nouvelle classe moyenne dans les années 1930 et 1940 », Travail, genre et sociétés, 2005, N° 13, no 1, p. 140.
10 Jackie Clarke, ibid., p. 153
11 Le Journal des Cinq, « Bénédice découvre les surgelés », Lisette / Nade, 7 mars 1971.
12 Le Journal des Cinq, « Bénédicte n’a pas peur des conserves », Lisette / Nade, 3 janvier 1970.
13 Le Journal des Cinq « Bénédicte, consommatrice avisée et informée, veut tout savoir sur la viande » Lisette / Nade, 15 octobre 1972.
14 Jean-Claude Daumas, op.cit., p. 329.
15 Béatrice Guillier, « Apprendre à coudre ou savoir consommer ? : Les travaux d’aiguille dans les illustrés français pour petites filles du premier XXe siècle », Techniques & culture, 17 juin 2022, no 77, p. 112‑129.
16 Lettre d’une tante, La Semaine de Suzette, 10 mai 1960.
17 « Arts ménagers », Fillette, 31 janvier 1957.
18 Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Fayard, 2012, p. 77.
19 « En guerre contre la cellulite », Fillette, 6 octobre 1960.