Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique

Journalisme et rééditions croisées : du livre à l’article, et vice-versa

Table des matières

VIOLAINE SAUTY et ORIANE DESEILLIGNY

Certains articles de presse ne connaissent pas qu’une seule publication, loin de là : le phénomène des rééditions permet depuis longtemps de prolonger la diffusion de reportages. À cet égard, l’arrivée d’Internet n’a fait qu’ajouter des possibilités de recyclage sur une multiplicité de supports : livres, livres-magazines, feuilletons, médias en ligne offrent une seconde vie médiatique à l’article de presse. Dans certains cas, des articles sont réédités en recueil publié par un éditeur. De la presse au livre, le texte se métamorphose, s’enrichit, change de régime médiatique. Lorsque les reportages de Florence Aubenas parus en séries dans Le Monde entre 2012 et 2014 trouvent une deuxième vie dans un livre imprimé intitulé En France, le geste éditorial prolonge et transforme le geste informationnel. Le support livre permet d’offrir un espace cohérent et unitaire à un ensemble d’articles parus sur plusieurs années et d’opposer leur survie à la péremption de l’actualité médiatique.

À l’inverse, du livre à l’article, le texte tend à se fragmenter. Créé en 2016 par des anciens de Libération, le site Les Jours raconte l’actualité à la façon des séries, sous forme d’épisodes narratifs et de feuilletons. Ce média propose ainsi un journalisme littéraire enrichi par des effets empruntés à la fiction romanesque ou sérielle tout en réinvestissant l’héritage du quotidien. Lorsque Les Jours adapte des livres-enquêtes déjà existants dans le format proche du feuilleton qu’il qualifie d’« obsessions1 », le geste éditorial implique d’éclater l’unité du livre pour recréer une périodicité artificielle. Dans ce processus éditorial, c’est aussi toute la tradition feuilletonnante originelle de la presse qui resurgit pour proposer une écriture médiatique à la fois héritée et renouvelée.

Deux types de rééditorialisation se dégagent ainsi, qui ont la particularité de recouvrir des transformations opposées : d’une part, la réédition de séries d’articles de presse en recueil et d’autre part la feuilletonnisation de livres en série d’articles. D’un environnement à l’autre émergent des postures d’auteur différentes et leurs récits, inscrits dans des énonciations éditoriales distinctes, dessinent des dynamiques narratives hétéronomes. Ces métamorphoses de récits de journalistes interrogent les processus de rééditorialisation, les enrichissements et recalibrages qu’elles supposent, mais aussi, bien sûr, les nouveaux rapports au temps qu’elles suggèrent. Il nous a semblé intéressant d’analyser un corpus composé de livres-enquêtes, de recueils d’articles, d’obsessions publiés sur le site Les Jours pour analyser les dynamiques éditoriales à l’œuvre dans ces rééditorialisations et comprendre les enjeux de ces métamorphoses médiatiques.

Une certaine proximité entre les éditeurs de la Goutte d’or et la rédaction des Jours a permis l’adaptation de trois livres-enquêtes en trois obsessions ces dernières années : d’une part, deux enquêtes d’Alexandre Kauffmann (Surdose en 2018 puis La Mythomane du Bataclan en 2021), d’autre part, en 2019, l’infiltration de Robin d’Angelo dans le milieu de la pornographie est publiée par la Goutte d’or sous le titre Judy, Lola, Sofia et moi. Elle est convertie quelques mois plus tard en épisodes pour Les Jours, dans une série plus sobrement intitulée « La Chair ».

Le second type de rééditorialisation consiste en la reprise d’articles parus dans la presse sous la forme d’un recueil, ou de feuilletons en livres. Outre le livre En France de Florence Aubenas paru chez L’Olivier en 2014, certaines « obsessions » des Jours sont rééditées au Seuil ou chez Flammarion. C’est le cas pour L’Empire de Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts (2016), ou encore Le 36 de la fait-diversière Patricia Tourancheau (2017) et Le Magot en 2019. Enfin, dans une approche encore singulière et décalée par rapport aux premiers types, la journaliste Clara Beaudoux a publié un premier livre2 en 2016 à partir du reportage feuilletonnant écrit sur Twitter en cinq saisons entre 2015 et 2017. Puis son ouvrage a été réédité et complété en 2017, au Livre de Poche.

À partir de ce corpus, nous nous sommes demandé quelles étaient les métamorphoses médiatiques opérées dans le passage d’un support à l’autre. Passer du livre à la série publiée en ligne, est-ce uniquement de la découpe éditoriale? À l’inverse, lorsqu’un éditeur s’empare d’une série publiée en ligne, s’agit-il simplement pour le journaliste de rentabiliser une enquête réalisée en immersion et sur le temps long?

Du livre au feuilleton : la feuilletonisation de livres en obsessions

Sur le site des Jours, le travail de feuilletonnisation d’un livre est assuré par les journalistes-éditeurs, Lucile Sourdès-Cadiou ou François Meurisse, qui sont chargés de « mettre en scène l’info », selon leurs propres termes3. Cette mise en scène de l’information relève d’une approche graphique, visuelle, formelle, typographique, éditoriale : ils lisent, corrigent et mettent en page les épisodes, ils enrichissent le texte grâce aux liens hypertextuels incrustés dans la marge droite de l’écran, ils ajoutent des photos, des illustrations, et sont aussi amenés à modifier la titraille. Mais ce processus de relecture se double d’un véritable travail de réécriture afin de rendre le récit compatible avec les codes sériels propres au média Les Jours.

La reprise de codes sériels

Chacun des trois livres – Surdose, La Mythomane du Bataclan, Judy, Lola, Sofia et moi — a d’abord été découpé en épisodes. Ce travail minutieux exige des journalistes-éditeurs une lecture attentive de l’œuvre initiale afin de conserver une cohérence au fil des épisodes. Il faut en effet se mettre à la place du lecteur qui n’a pas lu l’œuvre et rendre chaque épisode autonome, pour qu’il puisse être lu indépendamment des autres et constituer une porte d’entrée à l’obsession. Cette découpe est parfois facilitée par la configuration de l’œuvre et se calque sur la structuration en chapitres déjà existants dans le livre. C’est par exemple le cas pour la série « La Chair4 » : chaque épisode correspond à un chapitre. La série reprend dix chapitres sur les vingt-sept présents dans le livre. En revanche, le découpage du livre Surdose5 a été plus complexe : les épisodes sont pour la plupart des collages de morceaux glanés dans différents chapitres. Lors du processus de découpage, l’intégralité du texte n’est pas conservée : les journalistes-éditeurs simplifient le schéma narratif pour n’en tirer qu’un seul fil. Ainsi, du livre Surdose, seule l’enquête policière centrée sur la filature de deux dealers est conservée parmi les quatre affaires abordées initialement par Alexandre Kauffmann. Pour l’enquête de Robin d’Angelo, seul le parcours de l’actrice du X Sofia a été retenu parmi ceux des trois jeunes femmes dont il est question dans le livre. Cette sélection entraîne un resserrement de l’enquête sur un nombre restreint de personnages qui ont pour point commun d’être hors normes, empreints d’une certaine excentricité : dealers, bandits, une fan de glam métal et mythomane, acteurs du porno ou policiers en civil. Ils sont mis en avant grâce à la galerie de personnages présentée sous forme de vignettes cliquables à droite de l’écran. Cette nouvelle reconfiguration de l’enquête à travers la collection propre à chaque personnage consolide encore l’unité éditoriale de l’obsession autour de la narration de l’histoire, tout en ajoutant de nouveaux parcours de lecture à travers les épisodes associés à chacun des protagonistes.

Précisément, c’est cette logique de collection qui gouverne l’ensemble de l’éditorialisation dans la mesure où la reconfiguration des livres en obsessions vise à produire une lecture addictive de l’actualité selon la logique de consommation des séries sur les plateformes de vidéos à la demande comme Netflix. L’énonciation éditoriale affirmée par le média Les Jours — qui n’est pas celle d’un journal pensé au numéro, indissociable de la notion de temps, d’actualité, est recomposée au profit d’une collection : dans la bibliothèque des Jours, on cherche ainsi une obsession grâce à son titre ou à son auteur, et non plus grâce au numéro de parution.

Toutefois, plus qu’une tension, c’est bien une articulation entre les logiques de feuilleton et de collection qui apparaît. Les formes sérielles de fiction ont, on le sait, d’abord conquis la presse puis le champ éditorial de la fiction. Dans le glissement entre presse et livre, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, Matthieu Letourneux décrit la manière dont le feuilleton s’arrime à la périodicité originelle du journal qui l’accueille, puis comment celle-ci est progressivement doublée par des propositions éditoriales qui inventent des logiques de collection — sans que l’une n’exclut totalement l’autre6. Mieux, le chercheur analyse comment certaines séries de fiction publiées en collection s’apparentaient, par leurs réseaux de distribution et leur rythme de publication, à la presse. Avec Les Jours qui cherche à « couvrir l’actualité sous forme de série », cette dialectique entre feuilleton et collection se parachève dans la publication des meilleures obsessions sous la forme de livres. Média d’actualité qui revendique pourtant sa distance par rapport à un traitement de l’actualité chaude, Les Jours cherche à contenter aussi bien les lecteurs « qui grignotent l’actualité au quotidien » que « ceux qui aiment passer du temps sur de longs récits », créant ainsi son propre chronotope médiatique. Inscrit dans le temps journalistique, Les Jours réinvente une forme de journalisme narratif qui donne au lecteur le fin mot de l’interprétation, en fonction des formes et des matérialités du support qu’il retient : lecture des épisodes au fil de l’eau ou d’un bloc, dans la linéarité du récit ou par les personnages, lecture du récit sur le site en épisodes ou dans l’espace d’un livre recomposé. Les livres de la Goutte d’or procèdent également d’une logique de collection liée d’une part à un protocole d’enquête — l’infiltration dans un milieu spécifique, et d’autre part à une forme de récit, la narrative nonfiction, différente de celle des Jours. En définitive, la rééditorialisation du livre en feuilleton correspond à un transfert des codes d’une collection à ceux d’une autre collection, marqués par la sérialité.

À travers le découpage et le resserrement sur une seule trame narrative, la feuilletonnisation du livre-enquête entraîne toutefois une accentuation de la tension narrative qui produit chez les lecteurs des effets thymiques (affectifs, passionnels), pour reprendre les termes de Raphaël Baroni7, et centre l’intérêt du lecteur sur l’intrigue. Le découpage en épisodes et leur publication périodique insistent sur les incomplétudes du récit au moment où l’épisode se clôt. Le journaliste-éditeur à l’origine du découpage peut construire des cliffhangers qui n’existent pas dans le texte initial (c’est le cas par exemple dans Surdose entre l’épisode 5 et l’épisode 6). Il porte également une attention toute particulière à la titraille, qui doit inciter le lecteur à aller au terme de l’épisode. L’ensemble de ces codes sériels inscrit la lecture dans une logique de consommation présente dès le milieu du XIXsiècle dans la presse8, et qui est aux fondements de véritables politiques éditoriales, comme le note Matthieu Letourneux : tout est fait pour que le lecteur se projette constamment dans la suite de l’histoire. Mais cette projection en avant importe davantage que l’aboutissement de l’enquête en elle-même, contrairement au livre qui, en tant qu’objet clos, réifie le résultat de l’enquête ainsi que sa cohérence d’ensemble.

Du livre à l’épisode : l’affirmation du caractère médiagénique de l’écriture

Si l’on sait que l’énonciation éditoriale9 est par nature feuilletée, polyphonique, il est quand même à noter que sur le site Les Jours, au seuil de chaque épisode, la triple auctorialité indiquée est centrée sur le médium plutôt que sur les auteurs : les termes « texte », « illustration » et « édité par » remplacent les usuels « auteur », « illustrateur », « éditeur ». Ce choix n’est pas anodin, à plus forte raison pour un média qui s’inscrit dans le cadre du journalisme narratif. D’une part, il met sur le même plan les trois producteurs, désamorçant ainsi une hiérarchie propre à l’imprimé qui a tendance à valoriser prioritairement l’auteur du texte. Cette spécificité des Jours, voulue par ses créateurs, met bien en évidence la dimension collaborative de l’énonciation éditoriale en régime numérique. L’éditeur web est cité nommément, incarné, alors que le livre imprimé ne fait mention que d’une maison d’édition. D’autre part, ce choix signale aussi le fait que la transformation du livre en feuilleton journalistique entraîne une diffraction de l’auctorialité, trait caractéristique des processus sériels bien mis en évidence par Matthieu Letourneux10. L’auctorialité unique du livre est remplacée par une énonciation éditoriale collective qui valorise le médium : sur le web, le lecteur investit davantage le support. La rééditorialisation ne s’épuise par conséquent pas dans un simple recyclage du récit et de l’enquête, la poétique propre au dispositif numérique est exploitée pour les doter d’autres effets de sens.

En particulier, dans la ligne éditoriale des Jours, les images occupent une place de premier plan et participent pleinement de cette narrativité médiatique qui propose un environnement propre à chaque série — en outre renforcé par la liste de titres musicaux élaborée pour chacune d’entre elles. Par exemple, dans « La Chair », les illustrations sont créées spécialement pour l’obsession à partir d’images extraites de vidéos pornographiques complètement réappropriées, voire signées : elles composent un univers visuel provocateur très marqué par la patte des Jours. Les couleurs choisies convoquent un imaginaire intermédiatique, en l’occurrence celles qui étaient affichées sur la mire télévisuelle à la fin des programmes, dans les années 1980-1990. Ces références visuelles procèdent donc d’un processus de citation médiatique qui renvoie à la période d’émergence de la chaîne Canal +, grande pourvoyeuse de films pornographiques. Dans « Le Magot », les photos de lieux, de jardins et de maisons abandonnés occupent le devant de la scène et accentuent la dimension inquiétante de l’enquête. Mais le site propose aussi une timeline cliquable, dans laquelle sont inscrits en marge des médaillons renvoyant aux épisodes ou aux fiches personnages. Dans ce premier mouvement de rééditorialisation, de nouvelles formes ajoutées au récit le transfigurent, le métamorphosent et affirment le caractère médiagénique11 de l’écriture.

L’effacement du travail d’enquête

La mise en relief de l’histoire et de ses personnages ainsi que la diffraction de l’auctorialité entraînent logiquement un effacement du travail d’enquête effectué par le journaliste. En effet, les livres-enquêtes de La Goutte d’or s’inscrivent dans l’influence anglo-saxonne de la narrative nonfiction. Ils appartiennent à une logique de la collection différente de celle qui structure Les Jours. Ces récits souvent écrits à la première personne donnent à voir les coulisses de l’enquête de terrain. Ils permettent de façonner la posture du journaliste et participent à justifier son projet et les moyens choisis pour le mener à bien. Cette stratégie posturale est particulièrement importante lorsque l’enquête peut présenter des limites éthiques : dans Judy, Lola, Sofia et moi, Robin d’Angelo infiltre le milieu de la pornographie jusqu’à se retrouver au cœur des tournages de films X, parfois témoin de violences physiques et psychologiques sur des actrices. Pour se prémunir de l’accusation de voyeurisme, la justification de son approche est essentielle. Or cette dimension réflexive est construite tout au long de l’œuvre imprimée et plus particulièrement dans les premiers chapitres : pour convaincre son lecteur, l’auteur lui raconte sa propre porte d’entrée dans l’enquête, sa proximité avec le sujet en dévoilant une part de son intimité. Robin d’Angelo se présente dès les premières pages comme un consommateur régulier de pornographie, malgré ses profondes convictions féministes. C’est à partir de cette contradiction qu’il souhaite mener son enquête. Cet aveu permet en quelque sorte d’excuser son intrusion tout en piquant la curiosité du lecteur.

Néanmoins, la médiamorphose opérée sur le livre disloque cette stratégie posturale et favorise ce que Raphaël Baroni appelle la fonction intrigante, au détriment de la fonction configurante. En effet, la fonction intrigante, accentuée par le découpage en épisodes, produit la tension narrative et l’incertitude du lecteur afin de l’inciter à atteindre le dénouement. En revanche, la fonction configurante du récit tend à lier les éléments de l’histoire et à assurer la bonne compréhension synthétique du lecteur — c’est ce qui fonde le récit informatif et rappelle le processus d’enquête. Or le risque du feuilleton est de perdre l’équilibre entre la fonction intrigante et la fonction configurante que les journalistes-écrivains tentent de maintenir dans le récit initial, dont le rôle premier est bien celui d’informer. Dans la série des Jours, la lecture discontinue, segmentée et parfois aléatoire du lecteur ne lui permet pas d’adhérer autant au projet d’enquête. Pour la rééditorialisation du livre Judy Sofia et moi en l’obsession « La Chair », cela a constitué une véritable difficulté : certains lecteurs ont été choqués de lire les derniers épisodes consacrés au tournage d’un film X particulièrement violent et dégradant, sans avoir eu accès à la mise en contexte des premières pages, d’autant que les visuels choisis pour cette série sont très explicites et peuvent donner l’impression que le média a cherché une forme de sensationnalisme indécent. L’ajout du chapeau introductif et de certaines phrases de contexte n’a pas suffi et quelques lecteurs ont été heurtés par ce qu’ils interprétaient comme du cynisme face à l’horreur racontée.

La fragmentation intrinsèque au dispositif numérique et les divers chemins de lecture possibles peuvent entraîner une perturbation dans la construction du sens donné à l’enquête, en diminuant la place accordée à la fonction configurante du récit. Cependant, si la dislocation de la stratégie posturale du reporter représente un risque pour la bonne réception de l’enquête, elle est tout de même compensée par la mise en visibilité graphique, sur le site, d’un collectif protecteur composé des Jours et de la maison d’édition de la Goutte d’or. Un logo apposé en tête de chaque épisode met en effet l’accent sur la co-édition à l’origine du récit, qui valide ainsi les choix éditoriaux et narratifs.

Du recueil d’articles, ou du feuilleton, au livre

Envisageons à présent le second mouvement de rééditorialisation : lorsque les articles de Florence Aubenas sont réunis en recueil dans En France, ou lorsque les obsessions narrant des enquêtes policières ou des faits divers deviennent des livres, qu’en est-il de cet auteur disparu sous le régime discursif et énonciatif du journal ou du site?

Affirmer une auctorialité

Sans surprise, s’affirme dans l’espace du livre co-édité par Les Jours et le Seuil, une auctorialité singulière (plus que plurielle), notamment dans le paratexte et dans le péritexte. Patricia Tourancheau rédige en effet dans Le 36 une introduction qui expose les prémices et les ressorts de son geste éditorial et auctorial : « Alors, j’ai voulu réhabiliter le feuilleton policier pour raconter, en douze épisodes, l’affaire non classée du Grêlé. En faire un polar non-fiction12 ». Elle déploie une approche semblable dans Le Magot, renforcée par le coup de pouce qu’elle apporte à l’enquête en révélant le lien entre Fourniret et le gang des Postiches. Le titre de l’ouvrage met son intuition au centre de la résolution de l’affaire, et dans le « Prologue » du livre, elle se pose discrètement, mais clairement, comme autrice et comme pierre angulaire de l’enquête. Les verbes d’action sont multipliés et le prologue suffit à la peindre comme fait-diversière jusqu’au-boutiste résolvant en partie une énigme magistrale. Son sous-titre, « La reporter, les braqueurs, le serial killer et le trésor », la place en première position de la clique de protagonistes. Pourtant, au fil des chapitres et du récit, la narratrice est peu présente dans le discours. Quelques pronoms personnels émaillent malgré tout ici ou là les phrases : « Selon mes informations, ce n’est pas la première fois que l’escroc breton, receleur à ses heures, a des ennuis avec le gang. Un ancien de la mouvance d’Action directe m’a en effet révélé qu’Hellegouarch se cachait déjà des Postiches au début des années 1980 (…)13 »

On observe une dynamique narrative et discursive similaire dans Le 36, puisqu’au cœur du récit, c’est moins l’autrice qui est désignée directement par le discours que le média Les Jours, lequel est présenté comme étant à l’initiative de l’enquête et comme destinataire principal du témoignage des policiers14 : « Désormais préfet à la retraite, parti dans le privé, Jean-Louis Fiamenghi (…) donne sa version de l’histoire aux Jours, dans son bureau de chef de la sûreté de Veolia15 ». Tout se passe comme si le livre ne cessait de désigner le média premier et originel, faisant passer le collectif au premier plan. Et pourtant, le fil narratif est renforcé dans le livre, que le titre complet (Le 36. Histoires de poulets, d’indics et de tueurs en série) place en régime narratif plus qu’en régime journalistique. C’était l’inverse sur le site, pour lequel le titre de l’obsession, Chroniques du 36, mettait davantage l’accent sur le chronotope médiatique de l’actualité.

L’énonciation pose donc une auctorialité singulière, mais l’adosse explicitement à un collectif de journalistes, celui des Jours, qui contribue ici à produire un livre issu du journalisme narratif avec ses conventions et ses formes propres. Ce processus contribue à requalifier la forme classique de l’ouvrage imprimé pour désigner l’originalité intrinsèque du média originel. La médiation sociale et matérielle du texte est mise en avant, invitant à considérer le livre dans son contexte éditorial et énonciatif premier, et donc à le qualifier comme œuvre singulière et originale — processus qu’Étienne Candel nomme poèse16.

L’auctorialité est également prégnante dans l’enquête de Clara Beaudoux, dans le « Madeleine project » publié sur Twitter à partir de novembre 2015, qui l’affirme comme journaliste autrice d’un reportage original, à partir d’un curieux inventaire. La journaliste a en effet découvert dans la cave de l’appartement qu’elle venait d’acheter des cartons remplis d’objets, de lettres, de photographies et de documents ayant appartenu à l’ancienne propriétaire décédée. Clara Beaudoux déroule dès lors dans un fil Twitter les trésors cachés dans cette cave qui dessinent peu à peu le portrait de Madeleine, qui aurait eu cent ans. Petit à petit, des documents se complètent comme un puzzle et répondent aux nombreuses questions qui entourent le mystère Madeleine, qu’elle crée et reconstitue au fil de ses investigations et trouvailles. Ce reportage d’un genre nouveau fonctionnait sur Twitter comme un feuilleton publié en cinq saisons17. Chaque saison s’étend sur cinq jours consécutifs et plusieurs dizaines de tweets sont publiés quotidiennement18. La journaliste accumule en amont un certain nombre d’éléments qu’elle publie en bloc lorsqu’elle crée « une saison ». Le hashtag qu’elle a imaginé (#Madeleineproject) permet de sérialiser ce feuilleton d’un genre nouveau. Sur le réseau social, qui autorise à dire « je », la journaliste déploie une enquête personnelle, feuilletonnante qui l’institue de fait comme source et autrice de ce mystère Madeleine. Elle applique les modalités du flux, comme pour les feuilletons médiatiques ou littéraires, à un sujet de microhistoire totalement déconnecté de l’actualité chaude. Elle fidélise ainsi ses lecteurs en les invitant à participer au jeu de piste historique et en aménageant de solides cliffhangers à la fin de chaque saison. Ce travail d’écriture, pensé et maîtrisé, est indissociable du support Twitter dont il utilise les conventions et les formes propres. Par ce biais, elle affirme son auctorialité.

Le capital symbolique du livre

Bien sûr, la rééditorialisation par le livre valorise l’auteur et dote le reportage d’un capital symbolique spécifique. À première vue, le livre de Clara Beaudoux19 reprend strictement les posts sur Twitter dans leur ordre chronologique, écrasant la médiativité propre au réseau social. Pourtant, il est augmenté d’une introduction dans laquelle la journaliste présente le Madeleine project comme un tournant dans sa vie professionnelle. À travers ce reportage, elle a quitté l’actualité et assumé sa subjectivité : « Grâce à Madeleine Project, je me suis mise à dire “je” 20 ». Dans une certaine mesure, la publication du livre augmente cette part de subjectivité accordée au reportage et permet de développer la dimension intime de l’entreprise documentaire : « j’ai accepté que cette aventure, nous l’entreprenions toutes les deux, j’ai accepté qu’après le “je” viendrait le “tu”, j’ai accepté que notre relation fasse partie de l’histoire21. » En outre, le diptyque entre la publication sur Twitter et le livre paru constitue un bon exemple de la complémentarité entre poïèse et poèse, du jeu nécessaire de l’un à l’autre22.

Sur Twitter, Clara Beaudoux utilise les codes et normes de brièveté de ce média (limité alors à des publications de 140 caractères), elle « fait avec » le dispositif (la poièse) en lui ajoutant ceux du feuilleton, en l’occurrence la création de saisons et la publication resserrée. Mais elle écrit aussi contre le dispositif puisqu’elle crée de toute pièce une spontanéité factice, constitutive du récit. À l’inverse, dans le livre, elle joue sur la poèse, à savoir la médiation sociale des textes, l’attribution de la valeur, puisque l’ouvrage entérine le succès rencontré par le feuilleton sur Twitter. Le livre donne du sens à son enquête, la constitue doublement en tant que sujet et en tant qu’autrice. Ainsi, l’éditeur justifie dans l’introduction son inscription dans le catalogue en qualifiant le texte de « feuilleton en 140 caractères23 », de « reportage d’un genre nouveau24 », de « tweet-documentaire25 ». Dans le cas du Madeleine project, bien que limitée en apparence, la rééditorialisation densifie le projet et le fait changer de régime discursif et générique.

Lorsque Florence Aubenas réunit ses articles écrits dans un livre, elle est instituée comme écrivaine, même si elle conteste ce statut. La journaliste jouit en effet d’une auctorialité d’écrivaine-journaliste depuis 2010 et la parution du Quai de Ouistreham, renforcée ensuite grâce à la parution de deux autres livres : En France (2014) et L’Inconnu de la poste (2021). Évidemment, cette auctorialité en tant qu’écrivaine existe d’abord à travers la légitimation offerte par l’obtention de prix : le prix Joseph-Kessel en 2010 et le Globe de Cristal en 2011, le prix d’Académie en 2015 pour En France, la décoration comme officier de l’ordre des Arts et des Lettres en 2011, puis comme commandeur en 2016. Pourtant, ces productions reconnues dans le champ littéraire sont toutes fortement liées à son travail de journaliste sans qu’elle n’ait jamais prétendu vouloir faire de la littérature.

Le recueil En France rééditorialise, construit un temps, un espace matériel et de signification propres ; il permet de mettre au jour une cohérence qui donne sens à une production fragmentée, et révèle un style qui a su évoluer au fil du temps. L’avant-propos d’En France est ainsi particulièrement représentatif de la posture de Florence Aubenas : humilité dans l’incarnation de sa pratique de reporter d’une part et refus d’être catégorisée autrement que comme une journaliste d’autre part. Elle désigne ainsi explicitement le fil rouge du recueil : « […] les textes choisis pour ce livre […] finissent par dessiner, en pointillé, un territoire, ou plutôt un pays. La France26. » En tant que journaliste, l’autrice se présente comme investie d’une mission de dévoilement du territoire. Le « je » discret, qui n’est employé que dans l’avant-propos, sert moins à se raconter soi-même qu’à raconter l’expérience de journaliste qui est la sienne. Cet avant-propos dessine bien les trois caractéristiques de la pratique journalistique revendiquée par Florence Aubenas qui vont constituer son auctorialité d’écrivaine-journaliste : kaïros, patience et proximité27. Le livre, quoi qu’elle en dise, n’est pas seulement un recueil d’articles, il compose un paysage social, culturel, sociétal : il affirme une voix. Il n’est pas qu’un geste éditorial, il est aussi un geste auctorial.

Les personnages au-devant de la scène

Enfin, qu’est-ce qui relie tous ces feuilletons, ces ouvrages que nous avons évoqués? Il s’agit de personnages hors-normes souvent, des malfrats, mais pas seulement. Le lien est en effet plutôt du côté de la fascination pour les personnages de la part des journalistes en tant qu’ils sont un élément moteur pratique pour faciliter la rééditorialisation. La plupart du temps, les épisodes ou les articles sont centrés sur des personnages. Florence Aubenas et Clara Beaudoux s’intéressent à des gens ordinaires : dans En France, les personnes rencontrées par la journaliste sont les témoins et les acteurs des questions sociétales, territoriales, culturelles dont elle s’empare. Elle brosse leur portrait par petites touches, avec empathie, pudeur et un geste très maîtrisé — et elle laisse le lecteur composer aussi son personnage. Clara Beaudoux est quant à elle fascinée par le personnage qu’elle construit de toutes pièces à partir des traces, documents et archives trouvés dans cette cave. Patricia Tourancheau aime « fouiller les sujets de manière obsessionnelle ». Le cahier des charges que lui confie Les Jours est de « creuser son obsession pour un lieu emblématique (le 36 quai des Orfèvres) et des personnages récurrents28 ». Or, ces personnages récurrents sont la matrice du récit sériel. Dans le prologue du Magot, elle écrit :

Depuis mes premiers articles en 1985, je raconte toutes sortes de faits divers, à ma manière. Les personnages incarnés dans mes récits sont souvent des « mauvais garçons », braqueurs, voleurs, escrocs, faussaires ou trafiquants, parfois des espions, des terroristes, des criminels, des victimes, des parents, des avocats, des « poulets » ou des tueurs en série. Je m’efforce de ne jamais les lâcher. Même lorsque certains « clients » sont derrière les hauts murs29.

Singulièrement, l’épisode 11 est central dans l’économie du livre et du récit puisqu’il célèbre les 50 ans de la Brigade de Répression du Banditisme. Il est rédigé de manière cinématographique comme un long travelling au sein de la fête, qui s’arrête de temps en temps sur certains protagonistes hauts en couleur désignés par cette énumération, ces mêmes personnages autour desquels est bâti chacun des autres chapitres de l’ouvrage et de la série. Plus encore, la journaliste elle-même devient un personnage, dès la publication de la série sur Les Jours, à travers le portrait qui est donné d’elle :

Patricia Tourancheau, qui a arpenté en mini-jupe de cuir (plus qu’un uniforme, une marque de fabrique) ses escaliers escarpés et bureaux vétustes durant près de trente ans pour Libération, a voulu raconter le 36 comme un feuilleton policier où se mêlent histoires d’hier et faits divers d’aujourd’hui, où se croisent poulets à l’ancienne et nouvelle génération de flics, mères maquerelles et grands bandits, hommes politiques et tueurs en série. Où Alain Delon peut côtoyer dans un couloir un psychopathe découpeur de cadavres30.

Conclusion

Du livre à l’article ou de l’article au livre, la narration journalistique s’appuie sur la médiagénie de chaque dispositif d’écriture. Le support numérique offre une matérialité autre que celle de l’imprimé, mais tout aussi tangible et prégnante dans l’activité de lecture. En outre, les médiations techniques et éditoriales que ces rééditorialisations mobilisent nourrissent chacune le récit de manière singulière et permettent de déployer des poétiques médiatiques propres. Parmi les effets concrets du passage d’un support à l’autre, la logique de la collection et les effets de la sérialité ont une conséquence intéressante sur le récit du journaliste : le voile fictionnel apposé sur le réel par le journalisme narratif est renforcé par ces recompositions de récits, parce que l’intrigue et le personnage prennent le dessus sur la mise au jour du processus d’enquête. S’y jouent par conséquent diverses modalités de consommation de l’information, appuyées sur ces poétiques médiatiques, et qui s’adressent à des publics de lecteurs divers. D’un dispositif à l’autre, les modalités du faire collection varient aussi, tantôt prescrites par l’éditeur dans le cas du livre, tantôt dictées, après sélection de certaines obsessions, par le lecteur qui circule dans les textes, met en réserve, collectionne et détermine les pivots qu’il souhaite comme axes de lecture (ordre séquentiel de lecture, anthologies et lectures orientées par les personnages, etc.).

Notes

1 Les Jours définit sa ligne éditoriale comme « un journalisme au long cours, tenace, singulier et obsessionnel ». Les obsessions sont « un sujet pris dans l’actualité, que nous creusons et que nous ne lâchons plus ». Les obsessions se déclinent en épisodes et sont « mises en scène à la manière d’une série ». Source : site web Les Jours, consulté le 26 novembre 2022.

2 Clara Beaudoux, Madeleine project. Un reportage, Paris, Éditions du Sous-sol, 2016.

3 Entretien téléphonique réalisé avec François Meurisse en octobre 2019.

4 Voir sur le site des Jours : https://lesjours.fr/obsessions/chair/

5 Voir sur le site des Jours : https://lesjours.fr/obsessions/surdose/

6 Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne. Littératures sérielles et culture médiatique, Seuil, coll. « Poétique », 2017.

7 Raphaël Baroni, La Tension narrative. Suspense, curiosité et surprise, Paris, Seuil, 2007.

8 Matthieu Letourneux, op. cit., 2017.

9 Emmanuël Souchier, « L’image du texte pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les cahiers de médiologie, 1998/2, no 6, p. 137-145. URL : https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-mediologie-1998-2-page-137.htm

10 Matthieu Letourneux, op. cit., 2017.

11 Philippe Marion, « Narratologie médiatique et médiagénie des récits », Recherches en communication, no 7, 1997, p. 61-87.

12 Patricia Tourancheau, Le 36. Histoires de poulets, d’indics et de tueurs en série, Points, coll. « Points documents », 2018, p. 13.

13 Patricia Tourancheau, Le Magot. Fourniret et le gang des Postiches : mortelle rencontre, Seuil, 2019, p. 127.

14 Notons que sur le site Les Jours, la mention « pour les Jours » n’apparaît pas.

15 Patricia Tourancheau, Le 36, op. cit., p. 43.

16 Étienne Candel, « Poïèse et Poèse : faire avec et faire contre les outils d’écriture », Communication & langages, 2020/1, no 203, p. 115-134.

17 L’intégralité des cinq saisons est consultable en ligne : https://madeleineproject.fr/les-saisons/

18 On recense, en tout, 1954 tweets publiés en deux ans.

19 Clara Beaudoux, op. cit.

20 Emmanuelle Hirschauer, « Grâce au Madeleine Project, je me suis mise à dire “je” », L’Obs, le 27 mai 2016. URL : https://bibliobs.nouvelobs.com/web-side-stories/20160527.OBS1387/grace-au-madeleine-project-je-me-suis-mise-a-dire-je.html

21 Clara Beaudoux, Madeleine project, op. cit., p. 134.

22 Étienne Candel, op. cit.

23 Clara Beaudoux, Madeleine project, op. cit., p. 7.

24 Ibid.

25 Ibid.

26 Florence Aubenas, En France, op. cit., p. 9.

27 « Kaïros d’abord car il est question dans ces textes de rencontres fortuites, inattendues, que la journaliste a su saisir lorsqu’elles se sont présentées […]. Patience ensuite, car ces opportunités, lorsqu’elles sont saisies, réclament du temps : des heures assise dans un wagon pour se rendre sur place, des heures d’attente isolée sur une chaise afin de gagner la confiance de Gilets jaunes méfiants, des jours entiers consacrés à un procès qui ne fera pas la une des journaux. Proximité enfin, justifiée par son intérêt pour ce qu’elle appelle les “humains écrasés”, car les rencontres qui s’offrent à elle, lorsqu’elle en saisit le kaïros et qu’elle prend le temps, sont parfois sources d’amitiés. » Violaine Sauty, « Écritures de terrain : (en)quêtes dans la littérature contemporaine non-fictionnelle », thèse de doctorat, sous la direction de Marie-Ève Thérenty et de Paul Aron, soutenue en novembre 2022, p. 285.

28 Patricia Tourancheau, Le 36. Histoires de poulets, dindics et de tueurs en série, Points, coll. « Points documents », 2018, p. 11.

29 Patricia Tourancheau, Le Magot, p.7.

30 Voir sur le site Les Jours : https://lesjours.fr/obsessions/vie-jours/ep8-le36-livre-seuil/

Pour citer ce document

Violaine Sauty et Oriane Deseilligny, « Journalisme et rééditions croisées : du livre à l’article, et vice-versa », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2024, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/journalisme-et-reeditions-croisees-du-livre-larticle-et-vice-versa