Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique

La circulation des images de propagande durant la Campagne de Pologne (1939)

Table des matières

LISA BOLZ, JULIETTE CHARBONNEAUX, JEAN-MICHEL UTARD et NICOLAS FÉRARD

La sélection des images fait partie des stratégies de propagande en temps de guerre et influence la mémoire que nous avons des guerres. Les images de la Seconde Guerre mondiale montrant les scènes de guerre ou la vie quotidienne durant cette période sont abondantes.

Le régime nazi intègre les images dans sa stratégie de propagande, pour donner une image positive de la guerre auprès de la population allemande et à l’étranger. Des périodiques contemporains comme Berliner Illustrierte Zeitung illustrent par exemple le rôle des femmes à l’arrière, les avions et les pilotes, les élites militaires, les soldats au front, etc. L’organisation militaire de la production d’information sur les fronts de guerre menée par l’Allemagne nazie s’inscrit plus globalement dans un dispositif de propagande d’État piloté par le ministère de l’éducation du peuple et de la Propagande du Reich (Reichsministerium für Volksaufklärung und Propaganda, RMVP) créé en mars 1933 et dirigé par Joseph Goebbels. Les images de propagande circulent largement dans les publications allemandes.

Pendant la Campagne de Pologne, la presse française montre un soutien franc à la Pologne, avec des images représentant une Pologne mythifiée et une proximité sur le terrain avec l’armée polonaise1. Les sources se composent d’informations provenant des autorités politiques et militaires polonaises, de l’agence de presse polonaise PAT (Polskiej Agencji Telegraficznej) et de l’agence Havas qui a un correspondant sur place ; cela explique la circulation d’images présentant un point de vue polonais dans la presse française. D’une façon plus surprenante, la presse française publie également des images qui montrent de près les soldats allemands, des réunions de hauts militaires allemands et le terrain de guerre avec un point de vue allemand.

Pendant l’invasion de la Pologne paraissent des photos identiques ou similaires dans la presse française et allemande (Fig. 1 et 2): 

Fig1

Fig. 1 : Mittelrheinische Landes-Zeitung, 5/9/1939 (zeit.punktNRW)

Fig2

Fig. 2 : Le Petit Journal, 15/9/1939 (Gallica)

La première photo montre un soldat allemand manipulant des bombes, publiée dans le journal allemand Mittelrheinische Landes-Zeitung le 5 septembre 1939. Dix jours plus tard, la même photo est publiée — légèrement recadrée — dans le journal français Le Petit Journal avec la légende suivante : « un aviateur allemand, en Pologne, charge des bombes sur son avion, visera-t-il seulement des objectifs militaires ? » (15 septembre 1939). Il n’y a aucune précision sur l’origine de la photo, le lectorat français ne sait donc pas qu’il s’agit d’une photo prise dans un but de propagande. D’autres exemples comme celui-ci ou encore des gros plans des élites militaires allemandes mettent en évidence un système de circulation des images de guerre, et les images du front constituent ainsi un élément stratégique dans la propagande politique allemande (Fig. 3 à 7).

Fig3

Fig. 3 : Baruther Anzeiger, 15-16/9/1939 (ZEFYS)

Fig4

Fig. 4 : Le Petit Journal, 19/9/1939 (Gallica)

Fig5

Fig. 5 : Paris-Soir, 20/9/1939 (Gallica)

Fig6

Fig. 6 : Schwedter Tageblatt, 9/10/1939 (ZEFYS)

Fig7

Fig. 7 : Paris-Soir, 10/10/1939 (Gallica)

Pour appréhender le franchissement de la frontière par les images de la propagande allemande et leur publication dans les pages des quotidiens français, il est nécessaire de comprendre les dispositifs de propagande des nazis, notamment celui des compagnies de propagande.

Le régime nazi crée une stratégie de propagande pour la presse allemande et étrangère : les Propagandakompanien (PK) sont des « unités de communication » constituées au sein des armées allemandes. Leur mission est de produire des informations sur les actions militaires pour les diffuser auprès des troupes elles-mêmes (Frontpropaganda), mais aussi en direction de « l’ennemi » (Feindpropaganda), ainsi que de populations, allemande (Heimatpropaganda), et occupées. Une grande partie de l’activité de ces compagnies de propagande concerne le travail d’image2. La Campagne de Pologne est le premier terrain d’engagement militaire pour les PK. Il permet de comprendre l’installation et l’organisation du dispositif de propagande ainsi que la diffusion des images.

Les compagnies de propagande sont soumises à une double tutelle : le Haut commandement de l’armée (OKW) a la main sur la propagande au front et auprès des troupes ; le ministère (RMVP) sur la propagande du Reich auprès des populations en Allemagne et dans les territoires occupés. Le ministère et le commandement militaire exercent chacun des contraintes en amont, en imposant des thématiques, en passant commande de reportages et en donnant des consignes fixant les normes de représentation des opérations militaires, de l’armée et de l’Allemagne.

Pour les photos, le RMVP et la division de la propagande des forces armées allemandes (Abteilung für Wehrmachtpropaganda, Oberkommando der Wehrmacht) imposent les thématiques et donnent des consignes précises aux PK. S’exerce ensuite une double censure en aval : les forces armées allemandes (sous la direction du Oberkommando der Wehrmacht), dans le cadre de la censure militaire, veillent à ce qu’aucune information stratégique sur l’armée ne soit dévoilée par les photos des reporters. Dans un deuxième temps a lieu une censure politique (à Berlin) par le ministère (RMVP, Bildpressereferat), avec pour objectif d’enjoliver l’image de la guerre et de l’Allemagne auprès des soldats, de la population allemande et étrangère. Après l’application de cette double censure, le ministère de la propagande fait diffuser les photos par les agences de photos adhérant à l’idéologie nazie, notamment Atlantic, Presse-Bild-Zentrale, Scherl, Weltbild, le service de photos de presse Hoffmann et Associated Press qui les diffusent ensuite en Allemagne et à l’étranger.

Ce travail de recherche a été mené par trois chercheurs en sciences de l’information et de la communication (Lisa Bolz, Juliette Charbonneaux, Jean-Michel Utard) ainsi que Nicolas Férard, documentaliste à l’ECPAD (Établissement de Communication et de Production Audiovisuelle de la Défense, Ivry-sur-Seine). Les résultats ont été, en partie, publiés dans la revue Sur le journalisme. Il s’agit d’un projet de recherche en cours qui vise à comprendre la circulation des photos des PK à travers les frontières et leur publication dans des journaux en dehors de l’Allemagne et les territoires occupés. Le travail de recherche repose sur des travaux d’archive aux Bundesarchiv Freiburg am Breisgau3, au département de l’archive militaire, à l’ECPAD (Établissement de communication et de Production Audiovisuelle de la Défense. Fort d’Ivry-sur-Seine)4, et à la NARA (National Archives And Recordadministration)5.


Notes

1 Bolz, L. ., Charbonneaux, J. ., Férard, N. ., & Utard, J.-M. . (2022). Les Propagandakompanien : des reporters soldats. Sur Le Journalisme, About Journalism, Sobre Jornalismo, 11(1), 102–115. Consulté à l’adresse https://revue.surlejournalisme.com/slj/article/view/480

2 Pour plus d’informations : Férard N., 2014, Propagandakompanien. Les reporters de guerre du IIIe Reich, Histoire&Collections, Paris.

3 http://www.bild.bundesarchiv.de

4 http://www.ecpad.fr

5 https://www.archives.gov/research/military/ww2/photos

Pour citer ce document

Lisa Bolz, Juliette Charbonneaux, Jean-Michel Utard et Nicolas Férard, « La circulation des images de propagande durant la Campagne de Pologne (1939) », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2024, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/la-circulation-des-images-de-propagande-durant-la-campagne-de-pologne-1939