La sportivisation au prisme de la presse quotidienne nationale: l'exemple du journal Le Monde
Table des matières
VALÉRIE BONNET et PIERRE RATINAUD
L’objectif de cette publication est double : décrire la sportivisation française par le truchement de son traitement dans la presse, et analyser la culture médiatique qui en découle. C’est donc à la période de construction du sport en tant que phénomène socioculturel et éditorial qu'elle s'intéresse. Pour ce faire, nous allons analyser les articles du journal Le Monde. Les bornes chronologiques choisies sont liées à des éléments factuels : 1944 est la date de création du journal, 1986 marque la période de massification du sport dans la pratique comme dans les médias électroniques, induisant une présence massive dans les colonnes du journal. Le choix de la presse quotidienne nationale est à imputer à une relative indifférence à l’égard du phénomène sportif ; celui du quotidien du soir, est lié à sa position de journal de référence et de son hétéronomie à l’égard du champ sportif. En première intention, le projet était d’analyser les rubriques comme un indice de légitimation. Mais il n’existe pas de possibilités de sélection par rubrique sous Europresse. Une interrogation par le mot-clé sport a donc été effectuée.
Ce corpus permet d'interroger la diachronie longue en textométrie. Par ailleurs, après un travail sur une campagne sportive lors du colloque Numapresse sur les écritures du spectacle sportif, puis une publication dans les Cahiers du journalisme sur une diachronie où la focale était mise sur les stabilités (Bonnet, 2021), c’est sur les évolutions que cette étude se propose de se pencher. Au regard de l’amplitude du corpus, cette analyse sera menée grâce à l’outil textométrique Iramuteq et en collaboration avec son développeur, Pierre Ratinaud.
L'hypothèse est que la sportivisation française est perceptible par l'intermédiaire de son traitement dans la presse, dont découle un questionnement sur les contours – thématiques, évolutions – de la culture médiatique sportive française durant une période de construction du sport en tant que phénomène socioculturel et éditorial.
Description du corpus d’origine
On été extraits de la base de données Europresse tous les articles du journal Le Monde qui contiennent le mot sport (au singulier et au pluriel) de 1944 à 1986. Soulignons que ces bornes temporelles guident aussi en partie le choix du journal investigué : au moment de l’extraction, seul le journal Le Monde est représenté sur cette période. Notons également qu’en 2024, cette extraction n'est plus possible : l’indexation du Monde commence maintenant à l’année 2001.
Ce premier corpus comprend donc 27 676 articles qui regroupent 18 millions d’occurrences composées de 180880 formes différentes. Le graphique 1 rend compte de l’évolution de la fréquence de ces articles par année.
Graphique 1 : Evolution du nombre d’articles contenant le mot sport de 1944 à 1986
Cette représentation qui semble attester d’une augmentation franche du nombre d’article contenant le mot sport entre 1944 et 1970 est potentiellement trompeuse : cette croissance peut être uniquement due à une augmentation globale du nombre d’articles dans ce journal. De façon à contrôler ce phénomène, le nombre total d’articles publiés par année a été déterminé, ce qui nous permet d’étudier la proportion d’article contenant le mot sport. Les résultats sont présentés dans le graphique 2.
Graphique 2 : évolution de la proportion d’articles contenant le mot sport de 1944 à 1986
Ce graphique indique qu’il y a une augmentation sensible du traitement du sport dans le quotidien du soir. La proportion d’articles a pratiquement doublé entre les années 1950 et les années 1980.
Ce corpus a été soumis à une classification hiérarchique descendante avec la méthode Reinert (Reinert, 1983 ; Ratinaud, 2018). Rappelons que dans cette procédure, le corpus est d’abord découpé en segment de texte (514 390 ici) et que seul les formes pleines (les adjectifs, les adverbes, les verbes et les substantifs) participent à l’analyse. La méthode repose sur une série d’analyses factorielles des correspondances et a pour objectif de réunir les segments de texte qui ont tendance à contenir les mêmes mots. Les classes produites par cette analyse sont donc des ensembles de segments qui traitent des mêmes thématiques. Elles sont décrites sur la base du lexique qui les caractérise, c’est-à-dire par les formes qui sont statistiquement sur-représentées dans les segments qu’elles regroupent quand on les compare à l’ensemble des autres classes.
Le premier traitement du corpus donne un résultat en 18 classes (graphique 3).
Graphique 3 : Dendrogramme de la classification, taille des classes et éléments des profils des classes
Dans cette analyse préliminaire, la première classe à se distinguer (classe 1) aborde la thématique de la mode et du textile. Après l’avènement du sportswear au cours des 1920 grâce à son appropriation par les couturiers comme Chanel Lanvin, Poiret, Paquin, Patou, ou Schiaparelli, ce vêtement distinctif, tout comme la pratique sportive se voit décliné en collections, et défilés de mode. C’est au cours des années 1960-1970 que celui-ci connaîtra une expansion, notamment par son passage dans le prêt-à-porter, y compris haut de gamme comme c'est le cas de la maison de couture Daniel Hechter.
Deux groupes de classes se distinguent ensuite : sur la droite du dendrogramme, nous trouvons les thématiques de la politique au sens large (classes 16, 17 et 11), la place du sport dans la vie sociale et dans l’éducation (classes 7, 18 et 4) et enfin le champ lexical de la production, de l’économie et de l’aménagement du territoire (classes 12, 13 et 6).
De l’autre côté de l’arbre, nous trouvons deux classes qui semblent regrouper l’intégralité du lexique que l’on peut légitimement s’attendre à voir mobiliser lorsqu’il est question de sport (classes 15 et 14), nous y reviendrons. Elles sont accompagnées d’une classe spécifiquement dédiée aux activités et sports de montagne (classe 2) et d’un ensemble de classes qui renvoie à des dimensions qui relèvent de l’art et du spectacle (classe 3), de l’urbanisme au sens large (classe 5) d’une description générique de la vie sociale (classe 10), de scènes de guerre (classe 8) et de la description précise de la vie sportive (classe 9).
Ce traitement illustre l’assertion bien connue que le sport est un fait social total (Mauss), car il est présent dans tous les aspects de la société. Au regard du projet de cet article, ont été extraites les classe 14 et 15. En effet, celles-ci sont les plus spécifiques à la sportivisation des médias (Perelman 2010 ; Dauncey 2015), i. e., l’intégration d’une information sportive et par-delà d’une culture sportive dans les colonnes du journal.
La sportivisation constitue, si on se réfère à Norbert Elias (1994 : 236), la transformation du jeu en sport au 18e siècle. Les sociologues et historiens en sciences et techniques des activités physiques et sportives définissent diversement cette notion. Retenons la définition, assez laxe, de Gloria et Raspaud (2006), pour qui la sportivisation désigne la mise en place institutionnelle de compétitions. L’approche de Pierre Parlebas, (1999 : 379) constitue une définition la plus extensive dans laquelle le processus social et institutionnel permet à une activité ludomotrice d’accéder au statut de sport. Ce statut de sport, même si une fois de plus, ces critères sont sujets de discussion, repose sur 4 dimensions : action motrice, système de règles, compétition et institutionnalisation1.
En d’autres termes, la sportivisation repose sur une codification, une focale mise sur les aspects compétitifs et de performance qui ressortent dans les classes 14 et 15.
Le corpus des classes sur le sport : approche chronologique
Les segments présents dans les classes 14 et 15 ont été regroupés dans un nouveau corpus. Il contient 71950 segments issus de 14377 articles (2,5 millions d’occurrences, 23785 hapax, 0,95 % des occurrences et 47,68 % des formes).
Le projet étant la description d’un processus, nous commencerons par étudier l’évolution chronologique du lexique de ce corpus. L’AFC chronologique présentée dans le graphique 4 permet d’observer un agencement des points en parabole, disposition caractéristique des corpus chronologiques et que l’on appelle l’effet Guttman.
Graphique 4 : AFC sur le tableau lexical entier des années (formes pleines uniquement, fréquence minimum à 10)
Cette disposition des points est la signature factorielle des Séries Textuelles Chronologiques (STC). En effet, dans les compilations de textes écrits sur une longue durée de temps on observe une périodisation des discours qui voient leur vocabulaire se renouveler progressivement suivant un facteur que Salem (1991) nomme le « temps lexical ».
La courbe d’évolution indique que le renouvellement du vocabulaire est progressif et montre l’organisation chronologique des discours sur le sport. On perçoit tout de même les ruptures et les oppositions.
Cette première approche a été complétée par une analyse des distances lexicales (distance de Labbé (Labbé & Monière, 2000)) des colonnes de ce tableau de contingence. L’indice de Labbé permet d’apprécier à quel point deux textes présentent des lexiques proches ou distants. Il varie de 0 à 1, 0 correspondant à deux textes parfaitement identiques et 1 à deux textes qui n’ont aucun mot en commun. La matrice des distances obtenue est résumée sous la forme d’une classification (méthode Ward) et les résultats se présentent sous la forme d’un arbre. Deux branches proches de cet arbre signalent deux années avec des lexiques proches et deux branches éloignées des années (ou des groupes d’années) avec des lexiques différents. Les résultats sont présentés dans le graphique 5.
Graphique 5 : Classification sur la matrice des distances lexicales (indice de Labbé)
On note une répartition claire et une périodisation marquée. L’effet le plus important se déroule entre les périodes 1945-1968 et 1969-1986. Dans chacune de ces deux périodes, on perçoit également une séparation : entre 45-56 et 57-68 d’une part et entre 69-77 et 78-86 d’autre part. Celles-ci ne correspondent pas aux ruptures structurantes évoquées par Patrick Eveno (2004) ; elles sont donc bien liées à l’organisation du service des sports (voir Simon, 2002) et correspondent aux changements de responsables (dans les rubriques, dans le journal, changement de la rubrique sportive).
En effet, Olivier Merlin qui tient la rubrique depuis 1945 part en 1954. Le départ de Raymond Marcillac, qui doit quitter le service des sports à la suite du scandale sur la publicité clandestine, advient en 1968. S'ensuivra l’arrivée de Jacques Fauvet, successeur naturel de Hubert Beuve-Mery à la tête du journal. Enfin, la rupture de 1977 est celle du départ du service des sports de François Simon.
Classification sur les classes du sport
Nous avons cherché à déterminer si ces changements chronologiques sont liés à des changements thématiques. Nous avons donc soumis ce corpus à une classification Reinert. Les résultats sont présentés dans le graphique 6.
Graphique 6 : Dendrogramme de la classification, taille des classes et éléments des profils des classes
Cette classification s’effectue donc sur un corpus beaucoup plus homogène, en termes de thématique, que le corpus originel. Ici, toutes ces classes renvoient clairement à des champs lexicaux directement liées au sport. Nous allons parcourir cet arbre de gauche à droite.
La première classe à se détacher est celle des métriques (classe 18). On perçoit la présence des grandes disciplines pour lesquelles la mesure est essentielle, qu’elle soit longitudinale ou chronographique (natation, course, athlétisme). Le vocabulaire se structure d'ailleurs autour de cette opposition. Nous retrouvons ici le lexique qui caractérisait principalement la classe 14 de l’analyse précédente. La classe suivante (classe 1) est la classe des villes, ce qui indique la forte territorialisation du sport, d'une part par l’insertion des clubs (notamment les clubs de sports de balle) et d'autre part par le calendrier du championnat. La classe 2 traite presque exclusivement des compétitions de tennis et la classe 4 des compétitions de ski. Nous trouvons ensuite un groupe de classe qui rend compte des cérémonies sportives (classe 11), i. e., les grandes compétitions au cérémoniel particulièrement appuyé (cérémonie, président, anniversaire, comité, célébrer), cérémonies dont les Jeux Olympiques constituent le parangon ; une classe sur les compétitions européennes (classe 16), notamment les compétitions footballistiques (C1, C2, C3) créées durant la période (le lexique spécifique contient les mentions des clubs européens) et d’une classe sur les championnats et leur rythme (classe 17). La classe 6 présente le lexique des « petits sports », comme les sports d’épées ou le kayak, mais aussi de sports collectifs moins médiatisés qu’aujourd’hui, comme le handball ou le volley. Le profil de la classe 8 contient presque exclusivement des noms de pays. Ce sont soit des nations hôtes, soit des nations qui participent à ces événements.
Apparaît ensuite une classe sur des sports mécaniques, et plus spécifiquement des sports automobiles (classe 6) et une classe sur les sports de balle (principalement le football et le rugby, classe 7). Les classes 14 et 15 sont très proches. Contrairement aux classes précédentes, elles ne relèvent ni de l’onomastique topographique, ni de la catégorisation sportive. Elles concernent davantage le style et le mode d’écriture des articles, rassemblant respectivement la poétique de l’écriture sportive (ainsi que l’indique l’utilisation des métaphores et des emphases- unir, prestige, enthousiasme, lutte, passion ; classe 14) et la mise en valeur de l’aléa (Caillois, 1958) (chance, succès, défaite,.. ; classe 15). La poétique sportive met au jour une opposition entre la dimension du spectacle sportif (les Jeux Olympiques, les athlètes) et la dimension compétitive, elle-même subdivisée entre le classement et la concurrence caractéristique des courses (opposition multiple) et l’affrontement, spécifiques des sports de balle (opposition duelle). Cette subdivision est perceptible dans la classe de l’alea où la structuration du vocabulaire indique une opposition course/match (cette seconde classe étant associée au système institutionnel des sports de balle).
La classe 10 regroupe tout ce qui concerne la filière hippique (élevage, courses, vente aux enchères) et les éléments afférents (le jeu, les affaires, mais aussi les malversations). Les deux classes suivantes sont en relation avec le sport en tant que pratique : la maîtrise technique et tactique, le geste sportif, le capital corporel (force, technique, condition physique, volonté ; classe 12), pour l’une, et l'entraînement et la préparation physique pour l’autre (travail, méthode, préparer, matériel ; classe 13). En ce qui concerne la première de ces classes, le vocabulaire est structuré par une opposition sports métriques (chronographiques et longitudinaux)/sports d’affrontements (principalement le football et le rugby) regroupant le lexique du match d’une part, du spectacle et des institutions d’une autre. La classe de l’entraînement et de la préparation physique repose sur une tripartition sportifs (athlètes + entraîneurs)/sports (système d’entraînement et institutionnel) /métriques. L’opposition sports d’affrontement/sports métriques notée dans la classe précédente apparaît à un second niveau. Plus spécifiquement, on constate que dans la sous-classe des sports de balle, ce sont les joueurs qui ont la plus haute fréquence, alors que dans les sports de course, ce sont les métriques qui l’emportent. Enfin, la classe 5 est caractérisée par le vocabulaire du cyclisme et la classe 3 par les sports équestres.
Au-delà de ces remarques, on note que chaque sport a son lexique, i. e. le domaine mobilise un vocabulaire spécifique, c’est le vocabulaire technique banalisé (Galisson, 1978).
La représentation de l’évolution chronologique des thématiques mises en évidence par la classification nous permet de préciser la dimension thématique des ruptures mises en évidence par les analyses chronologiques précédentes (graphique 7) :
Graphique 7 : Évolution chronologique des classes de discours
Dans ce graphique, la hauteur des lignes est proportionnelle à la taille des classes, la largeur des colonnes l'est à la quantité de texte produit l’année considérée. Les cases colorées signalent une sur-représentation de la thématique à la date concernée. Les cases blanches ne signalent pas une absence des thématiques mais une proportion équivalente ou inférieure aux autres dates.
Dans la première période, la signature d’Olivier Merlin est celle d’un style que François Simon qualifie de littéraire :
À cette époque, le sport est mis en scène dans un style littéraire. Olivier Merlin fait feu de toute aventure. Il racontera, par exemple, comment maintenir l’équilibre d’une moto dont le pneu arrière vient d’éclater. Tout simplement parce qu’il roulait sur ladite moto. Le ton aristocratique donné à cette rubrique donnera à penser que Le Monde ne s’intéresse qu’aux disciplines « de luxe », comme le golf ou le tennis. Idée fausse mais qui aura la vie longue. Le départ de Merlin, en 1954, sonne le glas d’une époque (Simon, 2002 : 135).
Pour autant, cette période est caractérisée par une forte fréquence du tennis, de l’équitation, du ski, des sports de balle et surtout du rugby, sport automobiles, sport dits high life, caractéristiques des sportsmen2. Mais pour autant les sports populaires ne sont pas oubliés (cyclisme, football dans la catégorie des sports de balle).
L’arrivée de Raymond Marcillac, en provenance de la télévision, qui gèrera en parallèle la rubrique des sports et le service des sports de la (O)RTF est également l’arrivée du sport du haut niveau dans le journal, en raison de cette influence même. Celui-ci se caractérise par une prise d’importance des métriques (classe 18) et du championnat (classe 1). Les sports de neige et équestres sont très présents dans les colonnes du journal. L’arrivée de Jacques Fauvet à la tête du journal mais aussi des modifications sociétales (voir Simon, 2002) se caractérise par la fin de la domination des métriques et la fin du traitement systématique du sport de haut niveau. On constate une valorisation du poétique (classe 14), de l’aléa (classe 15), qui renverrait à la narrativité et sa dimension tensive (voir Bonnet, 2021), caractéristique d’un traitement rédactionnel effectué par des hommes de plume comme Jean Lacouture. On note aussi la surreprésentation de l’entrainement, du capital corporel (13 et 12). François Simon souligne :
Très intéressé par le sport, le rugby notamment, Jacques Fauvet est un inconditionnel du Tournoi des cinq nations dont il ne manque aucune retransmission télévisée. Adepte du footing, le directeur du Monde veut bien que l’on magnifie le sport amateur (Simon, 2002 : 136).
La troisième rupture est marquée par le départ de François Simon mais aussi par une augmentation conséquente de la télévisualisation. Il n’y a pas de spécialisation et c’est le retour du sport de haut niveau dans les rubriques du journal. On note la montée en puissance de la classe 2, du tennis, et de la classe 7, celle des sports de balle. On remarque à partir de cette date une forme de vedettarisation du sport (point corroboré par la montée de la classe du tennis ; c’est le plan de popularisation du tennis français de la Fédération Française de Tennis, et de ses vedettes apparues avec le milieu des années 1970, ou de l’ASSE, club français phare de la fin des années 1970, aux joueurs populaires).
On peut toutefois se questionner sur deux effets : sur le plan de l’écriture, on peut s’interroger sur « l’effet journaliste », au regard d’une logique auctoriale du quotidien du soir ; c’est le cas d’Olivier Merlin dont la présence dans l’équipe du journal correspond aux pics de fréquence du tennis (jusqu’en 1954 et qui revient à partir de 1974), et l’équitation, qui disparaît des colonnes en 1958, en raison du départ de son spécialiste maison, Tré-Hardy. Un autre effet bien connu de la médiatisation des sports est l’effet score. En d’autres termes, les sports sont couverts au regard des performances des athlètes nationaux. En d’autres termes, les sports sont couverts au regard des performances des athlètes nationaux. C’est effectivement le cas pour le ski (c’est la grande période du ski français Jean-Claude Killy, les sœurs Goitschel, de Henri Oreiller), le football à partir de 1975, cette année marquant le début d'un parcours exemplaire pour l'ASSE.
En substance, on note 4 approches du sport dans les colonnes du journal, approches qui marquent les étapes de la sportivisation, mais aussi de la culture sportive médiatique :
- La première période est caractérisée par une approche très idiosyncrasique, liée aux centres d’intérêt des journalistes, comme Olivier Merlin ou de Tré Hardy3. C’est une approche par disciplines.
- La deuxième période est marquée par l’entrée du système compétitif dans les colonnes du journal, caractérisée par la prégnance du lexique des métriques (« une mosaïque de résultats commentés plus ou moins longuement » (Simon, 2002 : 136) et du championnat4.
- La troisième période se caractérise par une présence du système des sports dans les colonnes.
Nous entendons cette notion dans le sens que lui donne Paul Yonnet, qui divise le phénomène sportif en 2 sous-systèmes : le système de la compétition et le système de la lutte contre soi-même. Ces deux sous-systèmes « qui structurent le phénomène sportif sont opposés, presque symétriquement inverses. Mais ils ne sont pas contradictoires. Ils sont complémentaires » (Yonnet, 2004 : 76). Le premier sous-système est caractérisé par une organisation de l’incertitude et « l’identification des spectateurs au groupe ou à l’athlète qui les représentent » (Yonnet, 2004 : 64). Ce second système est également un système où les métriques sont importantes, mais où l’enjeu de la performance est davantage lié au dépassement de ses limites physiques, dans un cadre qui prend en compte les inégalités d’aptitudes (Yonnet, 2004 : 73), différence de capital corporel que l’entrainement permet de compenser.
Dominent les classes des aléas et de la poétique5, avatars de la dimension compétitive, mais également précurseur de la spectacularisation du sport, dans une perspective journalistique et auctoriale. La montée en puissance de l’entraînement, du capital corporel, relève d’une perspective plus globale de la pratique, indices d’un traitement plus approfondi du phénomène sportif6.
- La quatrième et dernière période est celle de la spectacularisation : comme signalé, c’est celle de la vedettarisation, mais aussi on le constate avec la montée de la classe des cérémonies sportives (classe 11), notamment pour les Jeux Olympiques de Moscou (1980) et de Los Angeles (1984).
Il convient de préciser que c’est également la dimension géopolitique7 qui entre en ligne de compte, la prise de la responsabilité de la rubrique « Sport » par Alain Giraudo s’accompagnant « d’une des lignes de force du journal : avant d’être une affaire de spécialistes, le sport, comme toute autre rubrique, est affaire de journalistes » (Simon, 2002 : 138).
Conclusion/ Ouverture
A l’issue de cet excursus, nous pouvons répondre aux questions posées dans la proposition :
- les évolutions sont constantes, les pics de production correspondant aux dates des Jeux Olympiques,
- cette augmentation de la place du sport dans les colonnes du journal est graduelle ;
- cependant, il convient de souligner l’importance de 1968 ; on note un pic qui correspond à un infléchissement du système des sports (constructions d’infrastructures sportives, augmentation du temps de loisir, diminution du coût d’accès la pratique, émancipation féminine, augmentation du revenu moyen, augmentation de la palette des sports) (voir Garrigues, 1988) mais aussi à l’organisation des Jeux Olympiques d’été à Mexico, mais surtout d’hivers à Grenoble
Ainsi, notre hypothèse sur la percolation de la sportivisation de la société française dans les colonnes du Monde semble validée. On note une évolution quantitative, mais aussi qualitative : le dépassement des simples métriques, et une narrativité qui renvoie également au capital corporel, aux entraînements, aux institutions…
Le poids de l’organisation du service des sports dans les choix éditoriaux du journal est notable, tant sur le plan des sports traités que de la manière de les traiter.
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Notes
1Pour une synthèse, voir Suchet (2011).
2« Il y avait un très bon journaliste, Olivier Merlin,qui faisait le tennis, un sport distingué qui ressemblait aux lecteurs du journal. » (Jean Lacouture, in Clastres et Méadel, 2007 : 210).
3 On note ainsi la forte fréquence du patronyme Tré-Hardy dans la classification.
4 « La boxe, la natation, l’automobile, le rugby, l’athlétisme y sont vus sous l’angle de la performance et des records. » (Simon, 2002 : 135-136). Notons que la classe 1 est caractéristique des périodes 1 et 2, périodes où on rend compte du championnat par des résultats bruts. La chronologie de la classe est éloquente de ce point de vue.
5 « On développera trois ou quatre thèmes, calant les résultats secs en bas de page. On privilégiera le regard journalistique, fût-ce au détriment du regard de spécialiste. » « Les sports d’élite y sont alors abordés avec parcimonie, mais non sans talent. » (Simon, 2002 : 137).
6 « Sans trop négliger pour autant le sport de haut niveau, les rédacteurs du Monde ont quelque peu affolé certains confrères en allant suivre des compétitions de chef-lieu de canton, en multipliant les reportages annexes, en cherchant des angles inattendus, comme de seulement parler de l’arbitre au terme d’un match insipide où lui seul avait su se faire remarquer. Les professeurs d’éducation physique tout comme certains milieux politiques appréciaient » (Simon, 2002 : 137).
7 Les équipes couvrant les Jeux Olympiques sont composées de grands reporters accompagnant les journalistes spécialisés.