Le Journal des faits (1850-1854) : une « feuille de simple reproduction » ?
Table des matières
STÉPHANIE DORD-CROUSLÉ
Pour la presse, l’âge de l’information ne s’ouvre vraiment qu’avec l’avènement d’une industrie de la nouvelle au début de la Troisième république1. Pourtant, un titre bien plus ancien met en avant des principes qui pourraient amener à voir en lui un précurseur des journaux d’information puisque le Journal des faits revendique de ne s’intéresser qu’aux faits sans être inféodé à aucune opinion. Après analyse, cette objectivité apparaît évidemment moins celle d’un moderne médium d’information que celle d’un journal essentiellement reproducteur.
Cependant, interroger ce corpus – aujourd’hui presque intégralement disponible sur Gallica2 – à l’aune de cette apparente proximité s’est révélé fructueux. Si le modèle économique, une grande partie des pratiques éditoriales et la réception du journal par ses lecteurs ancrent résolument le titre du côté des feuilles reproductrices, une certaine « philosophie » et la présence sensible d’un rédacteur amènent à nuancer cette assignation3.
La tradition reproductrice des frères Migne
La plupart des études qui se sont attachées à la figure de l’abbé Jacques-Paul Migne (1800-1875) le présentent d’abord comme l’« éditeur-imprimeur »4 de l’extraordinaire « Bibliothèque universelle du clergé », riche d’un millier de titres, beaucoup plus que comme un journaliste, sans – cependant – passer complètement sous silence le rôle éminent que le prêtre a aussi joué dans la création et le développement de plusieurs titres de presse5, au premier chef : L’Univers religieux (1833-1836), La Voix de la vérité (1848-1856), le Journal des faits (1850-1854) et La Vérité canonique, liturgique, historique, bibliographique, anecdotique (1861-1867). Des études plus récentes, et en particulier l’ouvrage de Howard Bloch, Le plagiaire de Dieu, consacré à « la fabuleuse industrie de l’abbé Migne », soulignent avec raison l’intrication de ces deux versants d’une même entreprise menée par l’ecclésiastique au service de sa mission apologétique. En revanche, son frère cadet, Victor-Étienne Migne (1809-1853), est beaucoup moins connu alors qu’il a joué un rôle essentiel dans le périodique qui nous occupe, un rôle qui amène à nuancer certaines assertions de Bloch.
L’abbé Migne s’installe à Montrouge dès 1838 et y fonde les Ateliers catholiques, une imprimerie qui deviendra l’une des plus importantes et modernes d’Europe avant de disparaître dans un incendie6 en février 1868. Mais c’est son frère, Victor, qui sollicite et obtient le brevet d’imprimeur et de libraire7, indispensable à l’entreprise. Le cadet travaille ensuite dans l’ombre de son aîné. Sa notice nécrologique parue le 16 juillet 1853 dans le Journal des faits insiste sur la part qu’il a prise « aux colossales publications de l’imprimerie de Montrouge »8. Or le travail effectué par Victor Migne n’est presque jamais mentionné dans ces ouvrages. Et c’est dans le domaine de la presse que cet effacement est le plus patent, ou, plus exactement, c’est dans ce domaine qu’il est le plus difficile de discerner le rôle exact joué par chacun des deux frères.
Annoncé à grands renfort d’affiches et dans la Bibliographie de la France9 du 9 mars 1850 comme devant commencer à paraître dès le 1er avril, le Journal des faits, imprimé sur les presses de Montrouge, ne met en vente son premier numéro que le 16 de ce même mois10. La notice nécrologique de Victor Migne affirme qu’il a été le créateur11 du journal. Pourtant, après la mort de son frère, l’abbé Migne revendique d’en avoir été le fondateur12. Que s’est-il donc réellement passé ?
Les deux frères ont vraisemblablement fait croître de concert l’idée séminale du périodique. Ils travaillaient ensemble à La Voix de la vérité depuis plusieurs années ; il était tout naturel qu’ils tentent d’adapter à un lectorat laïque le concept développé pour les clercs13. En mars 1850, quand l’entreprise est lancée, les deux frères sont donc associés : chacun est « co-propriétaire pour moitié »14, et un certain Guillaume Vassal assure le rôle de gérant. L’abbé Migne, qui est le seul à disposer des liquidités nécessaires, pourvoit aux dépenses : « 21,000 fr. en frais de publicité et autres », auxquelles s’ajoute le cautionnement15. Mais quelques semaines plus tard, pour une raison inconnue, le jeune Migne et Vassal décident de transformer le journal en société par actions « sans indemnité aucune et sans [le] consentement »16 de l’abbé. Celui-ci porte le litige devant le tribunal de commerce mais finit par céder aux suppliques du reste de la famille restée à Saint-Flour : il retire sa plainte. Les deux frères concluent alors un « arrangement amiable » aux termes duquel le journal change d’imprimeur et le frère cadet s’engage à rembourser à son aîné les fonds investis17. Aussi Victor Migne se présente-t-il, à juste titre, dans les statuts de la nouvelle Société publiés le 5 juin 1850, comme le « seul propriétaire du Journal des Faits »18. Néanmoins, le « remboursement [de la] somme considérable »19 semble ne jamais avoir été effectué, ce qui explique qu’à la mort de son frère, l’abbé Migne ait pu se revendiquer à la fois comme le propriétaire pour moitié et le créancier du journal20.
Au-delà de ces dissensions familiales, il importe ici de souligner que, de la fondation du Journal des faits en avril 1850 jusqu’à la mort de Victor Migne en juillet 1853, c’est bien le frère cadet – et lui seul – qui a eu la haute main sur le journal en tant que propriétaire présumé (en phase de remboursement) et rédacteur en chef, contrairement à ce qui est habituellement avancé, à savoir que l’abbé Migne aurait régi en parallèle La Voix de la vérité et le Journal des faits21. L’ecclésiastique ne sera intimement mêlé à cette dernière publication que pendant les tout derniers mois de sa parution, c’est-à-dire entre juillet 1853 et février 1854.
Le Journal des faits : un projet reproducteur tacite
Néanmoins, si ces questions de direction effective ne sont pas sans répercussions, le Journal des faits s’inscrit résolument dans une pratique familiale partagée marquée du sceau de la reproduction. Dans les dossiers portant sur les années 1852 à 1854 recueillis aux Archives nationales, il est défini comme un journal reproducteur. En juin 1852, le commissaire-inspecteur de la librairie informe son directeur que le journal « reproduit les articles des autres feuilles politiques » et que la « rédaction est donc nulle »22. Une autre pièce datée de 1852 précise : « Rédacteur (néant). Il n’y a que des coupeurs »23. Aussi n’est-il pas étonnant que l’abbé Migne, alors qu’il tente de remettre la main sur le journal après la mort de son frère, fasse sien cet argument. Le 16 octobre 1853, dans une lettre au directeur de la Sûreté générale, il garantit que « ce journal, étant une feuille de simple reproduction, n'a pas besoin de rédacteur en chef »24, assertion qu’il répète le 6 février 1854 : « Le Rédacteur en chef étant une paire de ciseaux, vu que le journal n’est qu’une feuille de reproduction, il est inutile d’en nommer un autre »25. Ces pièces officielles confirmées par celui qu’on tient pour le propriétaire du journal ont amené les historiens de la presse26 à valider la nature reproductrice – originelle et continue – du Journal des faits, rabattant sur ce titre la pratique bien plus caractérisée qui fut celle de La Voix de la vérité, et faisant fi de l’activité rédactionnelle décisive de Victor Migne entre 1850 et 1853.
Pourtant, le discours que le média tient sur lui-même27 n’est pas aussi clair et les buts qu’il poursuit méritent d’être examinés. Le terme de « reproduction » n’apparaît pas dans le prospectus ni dans les publicités qui annoncent la parution prochaine du nouveau quotidien au printemps 1850. Ces textes programmatiques insistent en revanche sur la volonté de procurer aux lecteurs la vue synthétique d’une actualité foisonnante, ce qui doit la rendre plus facile à appréhender sans pour autant rien sacrifier. Le sous-titre du périodique le confirme : il s’agit de donner accès à « tous les journaux dans un ». Le procédé utilisé n’est pas expressément celui de la reproduction. Le Journal des faits se livrera à des emprunts (il va « emprunter [aux autres journaux] tout ce qu’ils ont de plus instructif et de plus piquant ») ; il offrira le reflet exact d’une situation (le « plan [du journal] en fait le plus impartial et même le seul miroir fidèle des cinq partis qui divisent la France » 28) – et ceci quels que soient les événements. Le 25 décembre 1851, Victor Migne commence sa « Revue de la presse » en faisant une promesse à ses lecteurs : « Qu’ils soient convaincus que le Journal des Faits continuera, comme avant le 2 décembre, à réfléchir impartialement toutes les opinions qui se produiront dans le domaine de la presse »29.
Répondre aux besoins du public
Si la reproduction limite certainement les coûts de production, le Journal des faits omet cette donnée et présente son modèle économique comme découlant directement de la mission morale et intellectuelle dont il serait investi : il ne découpe pas les articles des confrères parce que c’est plus facile et moins cher, mais parce qu’il veut répondre aux attentes de différents types de lecteurs. Il s’agit d’abord de satisfaire le désir frénétique de nouvelles, la « voracité de lecture périodique »30, qui se fait alors jour dans le public. Par manque de temps ou d’argent, nombreux sont ceux qui ne peuvent lire plusieurs journaux. D’autres sont contraints à la prudence, du fait de leur position sociale ou professionnelle (au premier chef les fonctionnaires, dont le Journal des faits est le « journal-né »31) car ils ne peuvent consulter des titres dont les opinions pourraient contester celles du gouvernement. Et puis il y a les personnes qui n’habitent pas Paris ou les grands centres urbains, voire qui résident à l’étranger, à qui il est impossible de se procurer des journaux en prêt payant ou gratuit : le Journal des faits constituera pour elles un « véritable cabinet de lecture »32.
Ces publics sont donc identifiés comme le cœur de cible du journal. Mais pour accroître son audience, le périodique s’engage à délivrer l’information dans un délai toujours plus bref. Dès le prospectus de mai 1850, le journal « esp[ère] pouvoir bientôt donner [les] articles [de sa Revue de la presse] le jour même où ils paraîtront dans les autres journaux »33. Et il se réjouit d’être « bientôt en mesure de […] donner [les faits officiels : décrets, rapports, nominations, etc.] en même temps que le Moniteur », ce qui est effectivement le cas au moins en mars 1852 comme le souligne une affiche : le Journal des faits « publi[e] les nouvelles officielles le même jour que le Moniteur, c’est-à-dire 12 ou 24 heures plus tôt que d’autres journaux »34.
La recherche de l’impartialité
Mais le Journal des faits a surtout une « idée qui lui sert de base ». Son sous-titre : « Tous les journaux dans un » est complété par deux épigraphes : « Des faits, non des paroles. Exposer, non discuter » (à gauche) et « La vérité, non la passion. La bonne foi, non l’esprit de parti » (à droite). L’ambition du Journal des faits est l’impartialité, c’est-à-dire qu’il veut exposer les faits débarrassés de tout commentaire partisan. C’était le but poursuivi par Victor Migne d’après sa notice nécrologique : créer « un journal qui ne fût ni le complaisant ni l’ennemi d’aucune opinion, mais les reflétât toutes avec une égale impartialité ; qui ne fût pas la tribune des vaines paroles, mais l'encyclopédie exacte et complète des faits contemporains ; qui pût être admis en franchise partout comme ayant substitué, dans la sphère des périodiques, la vérité à la passion et la bonne foi à l’esprit de parti »35. Ce positionnement a des répercussions jusque dans la diffusion des annonces qui sont données « sans garantie » : « leur insertion à la fin de notre feuille n’implique ni approbation ni improbation de notre part. Entre le public et les personnes qui se servent de notre journal pour annoncer leurs produits, nous sommes de simples intermédiaires, et voilà tout »36.
L’impartialité s’accompagne d’un devoir d’exactitude et donc d’un souci de correction immédiate lorsque les faits rapportés se révèlent erronés. Une rubrique du quotidien est même dévolue aux « Faits rectificatifs ». Ainsi, le 1er janvier 1851, le périodique tient à revenir sur « l’analyse d’un article du Siècle » qu’il a publiée la veille. Car un nouvel élément étant apparu, « il est de notre devoir, à nous qui avons fait connaître l’attaque, de donner place à la défense »37. Et ce souci s’étend jusqu’aux textes publiés en rez-de-chaussée. Le 2 juillet 1852, un articulet ouvre le journal en signalant une correction apportée au feuilleton de la veille car « quelques lignes échappées à notre contrôle semblaient renfermer une attaque contre la monarchie. Le Journal des Faits s’étant à jamais interdit de prendre parti, même dans son feuilleton, pour ou contre aucune opinion politique, nous nous sommes empressés de faire supprimer le passage en question dans les éditions suivantes »38.
Le souci de l’impartialité est tel que la rédaction se réjouit lorsqu’il est compris et reconnu par ses confrères, à l’instar de L’Écho du Cantal qui célèbre l’existence à Paris d’un « journal qui résume tous les journaux avec une impartialité admirable ; c’est le Journal des Faits »39 – « appréciation dont nous ne saurions trop le remercier », précise la rédaction.
L’ambition encyclopédique poursuivie par l’abbé Migne dans son entreprise éditoriale de la « Bibliothèque universelle du clergé » se retrouve dans la ligne suivie par le Journal des faits et définie dès son sous-titre comme représentant « Tous les journaux dans un ». Cette volonté expresse de totalisation se traduit dans la maquette adoptée par le journal.
Une maquette à fondement encyclopédique
Tous les articles doivent en effet entrer dans l’une des trente-quatre catégories de « faits » définies dès le prospectus sous le titre : « Ordre et division des matières contenues dans le Journal des faits, et qui en font le plus varié, le plus instructif et le plus intéressant des journaux, comme son plan en fait le plus impartial et même le seul miroir fidèle des cinq partis qui divisent la France »40. Cette répartition se revendique comme pérenne et particulièrement opératoire : « Notre classification des matières ne varie jamais, et par conséquent elle est facile à apprendre ; mais comme elle s’éloigne de celle qui est adoptée par les autres journaux, il faut quelques jours pour en bien saisir la rare simplicité et la commodité extrême pour les recherches »41. Enfin, cette classification est partie prenante de la vision du monde – encyclopédique et impartiale – que promeut le périodique et qu’on ne peut comprendre si « on ne s’initie pas à l’esprit et, pour ainsi dire, au mécanisme du Journal des Faits »42.
Dans cette organisation, toutes les rubriques journalistiques habituelles sont reconfigurées en catégories de « faits » : les feuilletons sont des « Faits historiques ou romanesques, c’est-à-dire [des] feuilletons quotidiens, rédigés par les littérateurs les plus distingués » (précision d’importance : « La licence et la politique contemporaine sont sévèrement exclues de ces feuilletons ») ; les annonces deviennent des « Faits-annonces, sans recommandations qui puissent induire les lecteurs en erreur ou en perte » ; et les comptes-rendus d’ouvrages sont des « Faits bibliographiques ». Toutes les nouvelles sont donc réparties entre ces trente-quatre catégories sans qu’on comprenne bien parfois ce qui amène à les classer plutôt dans l’une que dans l’autre. Reste une catégorie particulière, celle de la « Revue de la presse » 43 qui propose la « Reproduction complète, par analyse ou par citations textuelles, de tout ce que les grands articles de tous les journaux contiennent d’important ou d’intéressant » et les classe selon les cinq lignes politiques contemporaines en faits de la presse légitimiste, napoléonienne, orléaniste, républicaine et socialiste. Contrairement aux autres, cette classification évolue au fil des événements puisqu’au lendemain du coup d’État, la « Revue de la presse » ne présente plus que des articles issus de « Journaux napoléoniens »44, puis, à partir du 7 décembre 1851 ne précise plus l’opinion politique des journaux qu’elle reproduit.
Un personnel rédactionnel réduit mais bien réel
Pour lire un nombre impressionnant de journaux, sélectionner les articles intéressants et les insérer ensuite dans cette maquette, une paire de ciseaux est suffisante, assure l’abbé Migne. Le premier prospectus confirme le propos : si « la plupart des journaux ont des frais énormes de rédaction. Nos charges, de ce côté, sont, on le pense bien, moins lourdes à porter »45. Et en août 1851, dans la circulaire envoyée aux actionnaires de la Société, Victor Migne laisse espérer des gains substantiels d’autant plus que le journal « a évidemment beaucoup moins de frais de rédaction que les autres journaux »46. Les historiens de la presse prennent donc pour acquis que la rédaction du Journal des faits était à peu près chimérique. Il faut pourtant nuancer cette affirmation.
D’emblée, pour prouver la bonne santé du journal, le premier prospectus a insisté sur le fait que « son cautionnement est fait, son matériel est complet, son personnel est exercé »47. Ensuite, le répertoire d’Izambard48 établit pour le Journal des faits une liste de six collaborateurs49. Ce ne sont pas des « grandes signatures » mais ils font partie de ce petit peuple de journalistes et de littérateurs qui passent d’une officine à l’autre au gré des reconfigurations médiatiques. Certains de ces plumitifs ont une chronique récurrente. Ainsi, César Perruchot est le rédacteur habituel du feuilleton dramatique, Sylvain Saint-Étienne signe la « Revue musicale » et Jacomy-Régnier le « Bulletin de la Bourse » ; Fortunat Mesuré s’est spécialisé dans la catégorie des « Faits plaisants » tandis qu’Albert de La Fizelière rend compte des Salons. Toutes ses chroniques sont originales50.
Si cette équipe a vraisemblablement peu de contacts et guère de conférences rédactionnelles bouillonnantes, on note, au fil des numéros, quelques ténues mises en scène d’une sociabilité interne au journal. Ainsi, le 15 février 1852, est publiée une lettre ouverte d’Albert de La Fizelière « à M. le rédacteur du Journal des Faits » relevant un commentaire erroné publié dans l’édition du 9 courant, relatif à la prématurité du printemps et plus particulièrement à l’apparition de quelques papillons en Allemagne. La lettre se termine en soulignant les liens qui unissent le rédacteur de la missive à celui du journal : « Permettez-moi, mon cher collaborateur, cette petite rectification »51, etc. Quant à César Perruchot, il termine sa « Revue dramatique » du 5 juillet 1853 par cette annonce : « Je vous dirais bien quelque chose du Panorama mouvant, mais mon collaborateur de La Fizelière doit vous en parler demain »52. Il y a donc bien une petite équipe qui produit des contenus originaux pour le journal et s’identifie comme telle.
Mais il y a surtout un personnage qui, jusqu’à sa mort en juillet 1853, a été le cœur battant et la cheville ouvrière du journal, à savoir Victor Migne dont son frère a salué la mémoire en des termes révélateurs lorsqu’il a reconnu qu’il s’était « immol[é] sérieusement au journal »53. Même s’il a sûrement été entouré de petites mains expressément utilisées pour « couper », Victor Migne semble avoir exercé dans l’entreprise du Journal des faits un rôle à la fois capital et écrasant qui n’est peut-être pas étranger à son décès prématuré à l’âge de 44 ans.
La fonction de Victor Migne est précisément définie dans les statuts de la nouvelle Société publiés le 5 juin 1850 : « Art. 20. — M. Migne est directeur du journal et de la société, dont il aura l’administration générale et la signature sociale. Il sera en outre rédacteur en chef. Il nommera et remplacera tous employés, rédacteurs et courtiers d’annonces, passera tous baux et traités ou marchés ». Il effectuera ces tâches nombreuses pour une rétribution modeste : 300 francs par mois54. De lui, on ne sait pas grand-chose sinon que, parmi ses apports à la Société nouvellement créée sont mentionnées « ses connaissances comme écrivain et publiciste »55.
Les journaux reproducteurs ont l’habitude de recourir à trois modes de composition : la reprise du texte « brut », suivie de sa source ; la semi-rédaction (« On lit » dans tel journal) ou, moins fréquemment, la réécriture ou le commentaire de tout ou partie du texte reproduit. Or, dans ses premières années, le Journal des faits semble avoir fait un usage particulièrement fréquent du troisième mode, en plus des deux autres, permettant ainsi à une « voix » singulière de se faire peu à peu entendre. La « Revue de la presse » présente ainsi un effort de synthèse et un souci de recontextualisation des articles cités assez remarquables. Et l’aspiration à l’impartialité n’empêche pas le rédacteur de donner son avis sur ce qu’il trouve – ou au contraire ne trouve pas – dans les journaux qu’il dépouille. Ainsi, à propos de L’Opinion publique : « Nous avons constaté, pendant trois jours, le silence de ce journal ; il ne se reposait point cependant, il fourbissait ses armes. Voilà que ce matin il entre en guerre contre le Constitutionnel et le Napoléon, […] »56. Ou bien, à propos du Constitutionnel, justement : « La candidature de M. Leclerc occupe les premières colonnes de ce journal, qui n’a pas d’article de fond, et n’est aujourd’hui intéressant que par son compte rendu des réunions socialistes »57. Quant à L’Union, le 14 juin 1850, « Cette feuille ne contient aujourd’hui aucun article digne de remarque »58.
Ces commentaires, parfois piquants, ne sont pas signés, pas plus que ne l’est, jusqu’en juillet 1850, le « Bulletin de la séance » qui ouvre presque chaque numéro du journal, propose une synthèse et met en exergue l’essentiel des débats qui se sont tenus la veille à l’Assemblée. Or à partir de la session parlementaire suivante, Victor Migne se met à signer le bulletin liminaire qu’il rédige, ce qui rend sa présence plus sensible. C’est l’effet que produit également la pratique de la double signature, c’est-à-dire le fait d’indiquer, en plus du nom de l’auteur du texte reproduit, le nom de la personne qui est à l’origine de sa sélection. Sur la seule première page du numéro daté du 25 juin 1851, le nom de Victor Migne apparaît ainsi à sept reprises59.
Mais surtout, le dernier « Bulletin de la séance » est publié le 2 décembre 1851. Le lendemain, Migne reproduit les affiches du coup d’État puis se transporte lui-même à la source de l’information : « Voici les bruits que nous avons recueillis aujourd’hui sur divers points de la capitale ». Pendant tout le mois de décembre, il devient une sorte de reporter avant l’heure et signe nombre d’entrefilets qui relatent ses observations faites de visu et rassemblées dans une rubrique ad hoc intitulée : « Dernières nouvelles » puis « Faits de la Journée ».
Alors, certes, le Journal des faits reste un journal essentiellement reproducteur. Cependant, avant d’aborder dans un second volet à venir la question de son rapport compliqué à la contrefaçon60, il a semblé intéressant de mettre en lumière ce qui le distingue un peu de ses confrères, au moins du vivant de Victor Migne, et fait de lui autre chose qu’une « feuille de simple reproduction ». Le 1er juillet 1852, dans une annonce de la « Société du Journal des Faits », ce rédacteur – armé d’une paire de ciseaux mais aussi d’une plume – souligne la longévité du journal dans un contexte ô combien difficile et invoque le passé pour assurer l’avenir61. Malheureusement pour lui, on verra que ce ne devait pas être le cas…
Notes
1 Voir l’article d’Adeline Wrona, « Écrire pour informer », dans La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, sous la dir. de Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 717-743.
2 Les cinq années du Journal des faits sont disponibles sur Gallica [voir], soit 1495 numéros.
3 Sont présentés ici les premiers résultats d’une enquête plus vaste. Son deuxième volet abordera la question centrale du caractère voleur ou non de ce journal relativement à la législation de l’époque. Le diaporama projeté lors de la communication est consultable sur HAL [voir].
4 Les articles et ouvrages qui traitent de l’abbé Migne privilégient l’éditeur et la figure de l’entrepreneur. Voir : Fernand de Mély, « L’abbé Migne. L’homme et l’œuvre », Revue archéologique, 1915, t. 1, p. 203-258 [voir] ; Claude Savart, « La “réussite” de l’abbé Migne », Sacris Erudiri, XXII, janvier 1974, p. 85-110 [voir] ; Adalbert-G. Hamman, Jacques-Paul Migne : le retour aux pères de l'Église, Paris, Beauchesne, 1975 [voir] ; « Migne en son temps et au-delà de son temps », sous la dir. d’Adalbert-G. Hamman et al., Nouvelles de l’Institut catholique de Paris, n° 1, mars 1975 ; André Vernet, « L’abbé Jacques-Paul Migne (1800-1875) et les Ateliers du Petit-Montrouge », Études médiévales, 1981, p. 627-649 ; Migne et le renouveau des études pratiques. Actes du colloque de Saint-Flour, 7-9 juillet 1975, sous la dir. d’André Mandouze et Joël Fouilheron, Paris, Beauchesne, 1985 ; La science catholique : l’« Encyclopédie théologique » de Migne (1844-1873) entre apologétique et vulgarisation, sous la dir. de Claude Langlois et François Laplanche, Paris, Éd. du Cerf, 1992 ; Charles Chauvin, L’abbé Migne et ses collaborateurs, 1800-1875, Paris, Desclée de Brouwer, 2010. Voir aussi la notice « Migne abbé Jacques-Paul » rédigée par Jean-Yves Mollier pour le Dictionnaire encyclopédique du livre, sous la dir. de Pascal Fouché, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, t. II, 2005, p. 940.
5 Les rapports de Migne avec la presse sont surtout envisagés par Pierre Pierrard (« Migne journaliste », Nouvelles de l’Institut catholique de Paris, op. cit., p. 15-42 ; repris sous le titre « L’abbé Migne journaliste » dans Migne et le renouveau des études patristiques, op. cit., p. 93-118) et R. Howard Bloch, Le plagiaire de Dieu : la fabuleuse industrie de l’abbé Migne, Paris, Éd. du Seuil, 1996 (« Imprimeur et plagiaire », p. 43-70).
6 Voir la gravure intitulée : « Incendie des ateliers catholiques de M. l’abbé Migne, à Montrouge », dans L’Illustration, 22 février 1868.
7 Victor-Étienne obtient « le brevet d’imprimeur en lettres (26 juillet 1838), Jacques-Paul étant en fait le maître des lieux » (Pierre Pierrard, « Migne journaliste », art. cité, p. 20-21).
8 « Des centaines d’ouvrages qu’il a traduits, revus, corrigés, annotés, commentés, sont là pour témoigner de sa science, de sa patience et de son courage » (Journal des faits, samedi 16 juillet 1853, « Faits nécrologiques », p. 4 [voir]). Cette notice est reproduite à l’identique par La Voix de la vérité, le lundi 18 juillet 1853 (p. 5 [voir]), – ce qui paraît confirmer la véracité des éléments qu’elle contient.
9 Bibliographie de la France, n° 10, samedi 9 mars 1850, p. 121 [voir].
10 Précisons que les trois premiers numéros sont malheureusement absents des collections de la BnF et de Gallica. Nous n’avons pas pu les consulter ailleurs.
11 « Victor Migne s’était en dernier lieu donné un problème à résoudre : la création d’un journal qui ne fût ni le complaisant ni l’ennemi d’aucune opinion, mais les reflétât toutes avec une égale impartialité ; […] » (Journal des faits, samedi 16 juillet 1853, « Faits nécrologiques », p. 4 [voir]).
12 « J’ai gardé jusqu’ici le silence ; mais il faut pourtant que MM. les actionnaires le sachent : je suis fondateur du Journal des Faits, et fondateur à mes seuls frais » (circulaire du 11 novembre 1853 envoyée par l’abbé Migne « à messieurs les actionnaires du Journal des faits », p. [1] [voir]). Plus loin, dans la même circulaire, il reproduit la lettre qu’il a envoyée le 18 août 1853 au directeur de la Sûreté générale en « qualité de FONDATEUR du Journal même des Faits » (p. 3 [voir]).
13 « La Voix de la Vérité ne va qu’aux prêtres, tandis que le Journal des Faits ne va guère qu’aux laïques, à cause de ses feuilletons et de sa rédaction trop peu ecclésiastique » (ibid., p. [1] [voir]).
14 Plaquette signée de V.E. Migne en date du 5 juin 1850 pour lever des fonds via l’établissement d’une Société destinée à l’exploitation et à la propagation du Journal des faits (p. [1] [voir]).
15 « En mars 1850, je me décidai enfin à réaliser cette idée. Pour cela, j’appelai mon frère comme associé, et M. Vassal comme gérant politique. Tous deux se trouvaient sans place et sans ressources. Je leur rendis donc un service réel ; je dépensai 21,000 fr. en frais de publicité et autres ; je fis faire le cautionnement sous ma responsabilité écrite, et le journal se trouva fondé » (lettre de l’abbé Migne du 16 septembre 1853 au ministre de l’Intérieur, reproduite dans la circulaire du 11 novembre 1853, p. 3 [voir]).
16 Ibid.
17 L’abbé Migne paraît ne pas tenir rigueur à son frère de cette péripétie et s’accommoder de la situation. La Voix de la vérité du 26 juillet 1850 en prend acte : « On nous demande de tous les côtés si c’est M. l’abbé Migne qui a mis en actions le Journal des Faits. La loyauté nous force de répondre que M. l’abbé Migne n’est pour rien dans cette mise en actions, mais que son frère y est pour tout. On confond ici le laïque avec le prêtre. » L’édition du 29 juillet réimprime le même articulet, augmenté de cette précision finale laudative : « Du reste, le journal est excellent » (p. 4 [voir]).
18 Plaquette du Journal des faits, 5 juin 1850, p. [1] [voir].
19 Ibid.
20 « Pour l’établir [le Journal des faits] et lui faire traverser les temps durs de l’enfance, j’ai dépensé des sommes énormes, lesquelles ne m’ont jamais été remboursées. Je me contenterai de dire un mot plus tard de la manière dont j’ai été dépouillé de ma propriété » (circulaire du 11 novembre 1853, [p. 1] [voir]).
21 C’est ce qu’établit le 4 juin 1852 le rapport de Gaillard, commissaire inspecteur de la Librairie : « Le Directeur du Journal des faits est un Sieur Migne, frère de l’Abbé Migne, Imprimeur à Montrouge, et éditeur d’un journal, intitulé, La voix de la Vérité. Tous deux ont la direction politique et matérielle du Journal des faits qui reproduit les articles des autres feuilles politiques » (AN. F/18/570. Dos. XIII. Rapports Gaillard sur les journaux). Je remercie vivement Sarah Mombert qui a consulté plusieurs dossiers relatifs au Journal des faits conservés aux Archives nationales.
22 AN. F/18/570. Dos. XIII. Rapports Gaillard sur les journaux.
23 AN. F/18/369. Dossier du Journal des faits. 224.
24 AN. F/18/333a. Cité par R. Howard Bloch, Le plagiaire de Dieu : la fabuleuse industrie de l’abbé Migne, op. cit., p. 54.
25 AN. F/18/369. Dossier du Journal des faits. 280.
26 Voir Pierre Pierrard, « Migne journaliste », art. cité, p. 27-33.
27 Les trois premiers numéros du quotidien étant manquants dans les collections de la BnF, on ne peut donc savoir comment le Journal des faits s’est présenté à ses lecteurs. On ne peut se référer qu’aux prospectus et aux nombreuses publicités et réclames parues dans la presse contemporaine.
28 Prospectus du Journal des faits, mai [?] 1850, p. 2 [voir].
29 Journal des faits, jeudi 25 décembre 1851, p. 2 [voir].
30 Judith Lyon-Caen, « Lecteurs et lectures : les usages de la presse au XIXe siècle », La civilisation du journal, op. cit., p. 32.
31 Prospectus du Journal des faits, mai [ ?] 1850, p. 1 [voir].
32 Ibid.
34 Prospectus du Journal des faits, 4 mars 1852 [voir].
35 Journal des faits, samedi 16 juillet 1853, « Faits nécrologiques », p. 4 [voir]. Les deux frères Migne partageaient la même vision puisque l’abbé explique au ministre de l’Intérieur, dans une lettre du 16 septembre 1853 : « Depuis quinze ans, je portais dans la tête et surtout dans le cœur l’idée du Journal des Faits, c’est-à-dire, d’une feuille qui reflétât consciencieusement les opinions sans en épouser aucune ; qui donnât des nouvelles, non des déclamations ; qui fît, en un mot, de l’histoire contemporaine, non l’éloge systématique de tel parti et la critique sanglante des autres » (citée dans la circulaire du 11 novembre 1853, p. 3 [voir]).
36 Journal des faits, mercredi 1er janvier 1851, p. 4 [voir].
38 Journal des faits, vendredi 2 juillet 1852, p. 1 [voir].
39 Journal des faits, jeudi 1er mai 1851, p. 1 [voir].
40 Prospectus du Journal des faits, mai [ ?] 1850, p. 1 [voir].
41 Journal des faits, mercredi 5 février 1851, p. 1 [voir].
42 Ibid.
43 On retrouve ici la maquette utilisée dans La Voix de la vérité qui comporte une « Revue de la presse » distinguant entre trois types de presse et utilisant exactement les mêmes artifices typographiques pour discriminer l’analyse et les citations : « Dans notre triple Revue de la Presse Religieuse, Monarchique et Démocratique, les gros caractères indiquent l’analyse des articles reproduits, et les petits caractères indiquent les citations textuelles » (jeudi 19 décembre 1850, p. 1 [voir]). Le sous-titre de La Voix de la vérité est « Bases de ce journal : peu de longs articles, des faits non des phrases, impartialité complète, la presse entière dans La Voix de la Vérité ».
44 On renvoie aux numéros des jeudi 4 décembre (p. 3 [voir]), vendredi 5 décembre (p. 2 [voir]) et samedi 6 décembre 1851 (p. 3 [voir]).
45 Prospectus du Journal des faits, mai [ ?] 1850, p. 3 [voir].
46 Circulaire envoyée suite à la réunion des actionnaires du 16 août 1851, p. 1 [voir].
47 Prospectus du Journal des faits, mai [ ?] 1850, p. 3 [voir]. D’autre part, dans le prospectus du 5 juin 1850, parmi les dépenses et charges de la nouvelle société sont mentionnés « les frais et honoraires de rédaction, d’impression, de poste ; appointements des employés » (p. 3 [voir]).
48 La presse parisienne. Statistique bibliographique et alphabétique… par Henry Izambard, Paris, Krabbe, 1853, p. 84 [voir].
49 Jacomy-Régnier, Fortunat Mesuré, Louis-César Perruchot, Sylvain Saint-Étienne, C.-M. Guillon et Mesvil Blincourt.
50 Les chroniques données par La Fizelière à propos du salon de 1850 seront même réunies sous la forme d’une brochure d’une centaine de pages (Salon de 1850-1851 : exposition nationale, Paris, Passard, 1851 [voir]).
51 Journal des faits, dimanche 15 février 1852, p. 4 [voir].
52 Journal des faits, mardi 5 juillet 1853, p. 3 [voir]. L’annonce ne sera d’ailleurs pas suivie d’effet : César Perruchot rendra lui-même compte de ce « panorama mouvant de l’Amérique du Nord », deux mois plus tard, dans sa « Revue dramatique » du mercredi 14 septembre (p. 2 [voir]).
53 Lettre du 16 septembre 1853 au ministre de l’Intérieur reproduite dans la circulaire du 11 novembre 1853, p. 4 [voir].
54 Dans le premier prospectus, on insiste sur la « modicité de [s]es honoraires (300 fr. par mois) » (p. 3 [voir]).
55 Prospectus du Journal des faits, 5 juin 1850, p. 2 [voir]. Voir aussi les éléments contenus dans sa notice nécrologique déjà citée.
56 Journal des faits, samedi 20 avril 1850, p. 2 [voir].
57 Journal des faits, vendredi 19 avril 1850, p. 2 [voir].
58 Journal des faits, vendredi 14 juin 1850, p. 1 [voir].
59 Journal des faits, mercredi 25 juin 1851, p. 1 [voir].
60 Seront étudiées les circonstances de la disparition rapide du titre, et en particulier ses rapports conflictuels avec la justice, dans une communication intitulée « Le Journal des faits est-il un journal voleur ? » qui sera présentée lors du colloque « Couper/coller. Le journalisme aux ciseaux du XIXe siècle à Internet », organisé par Stéphanie Dord-Crouslé et Sarah Mombert dans le cadre de l’ANR Numapresse, les 9 et 10 février 2023, à l’École Normale Supérieure de Lyon.
61 Journal des faits, jeudi 1er juillet 1852, p. 4 [voir] : « Le Journal des Faits s’est maintenu, comme les plus vieux et les plus robustes représentants de la presse, sous cette avalanche de lois fiscales et répressives qui ont tant éclairci ses rangs depuis deux années. Le passé répond donc de l’avenir. »