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Les « correspondances privées » dans la presse de la Restauration, des rééditorialisations mensongères

Table des matières

MORGANE AVELLANEDA

Cet article est l’occasion de faire sortir de l’ombre un objet peu connu et peu étudié — le seul ouvrage sur la question est un recueil desdites correspondances paru dans les années 1820 sous le titre racoleur Les mille et unes calomnies1. Une opportunité, donc, de découvrir un objet journalistique et politique fascinant par sa modernité, qui nous rappelle qu’en matière de désinformation politique, de fake news et de jeu sur le contexte, comme en bien d’autres domaines, notre médiatisation contemporaine n’a pas inventé grand-chose. Le sujet, plus précisément, m’intéresse ici en ce qu’il met en jeu des mécanismes de circulation internes à la presse européenne, ainsi que le lien intrinsèque qui existe entre presse et politique sous la Restauration, période de véritable politicomanie.

En effet, les « correspondances privées » sont un phénomène très ciblé sous la Restauration, concentré sur l’année 1819 malgré des débuts en 1818 et des émules — tardives et bien moins systématiques — dans le cours des années 1820. Elles apparaissent à une période tendue de la Restauration, autour de la personnalité de Decazes et de ses alliances changeantes que Francis Démier résume sous le sous-titre « Les contradictions du centrisme de Decazes2 ». À cette époque, les libéraux et les ultramontains s’opposent de façon virulente au parti dit « ministériel » — celui de Decazes — accusé, entre autres, d’avoir pour seul véritable objectif politique la conservation du pouvoir, du ministère. Plus généralement, la Restauration est un moment où fleurissent dans les journaux les prises de position politique et les débats parlementaires. On cherche alors à atteindre l’opinion, devenue avec le vote censitaire une véritable force politique3. Les « correspondances privées » sont représentatives de la singularité de cette période, et après une présentation de ce qu’est cet objet politique et journalistique si présent dans les quotidiens de 1818-1820, je me pencherai sur la nature même de ces « correspondances » dont l’omniprésence, par des phénomènes de republication, de commentaire et donc de rééditorialisation, tend à détruire l’unité voire l’identité et à nous forcer à renouveler la question définitoire : que sont les « correspondances privées » ?  

Les correspondances privées : de quoi s’agit-il et pourquoi ?

Que sont donc ces « correspondances privées » ? Il s’agit de lettres de correspondants anonymes, qui se présentent comme informés des arcanes de la politique française : ces courriers paraissent dans la presse étrangère — en grande majorité britannique et allemande — et proposent des nouvelles fraîches, voire confidentielles, sur la situation politique française. Leur nom, « correspondance privée », est une traduction transparente du titre qui annonce la majorité de ces lettres quand elles paraissent dans la presse londonienne : « Private correspondance ». Cette étude se concentre sur le domaine anglophone, mais le phénomène est également présent en domaine germanophone : les mécanismes sont sans doute les mêmes, mais ce cas de figure inviterait à un examen à part.

Ces informations paraissent dans une rubrique particulière, le plus souvent séparée des nouvelles de France reçues par un canal plus traditionnel. Le quotidien emblématique des « correspondances privées » est le Times, auquel le recueil des Mille et unes calomnies consacre la quasi-intégralité de deux tomes, mais on retrouve ces correspondances dans de nombreux autres titres parmi lesquels le Courier, British Monitor, The Star ou encore le Dublin Evening Post4 : le phénomène est largement répandu, et en 1819 il fait partie du paysage du journalisme politique. Il est présenté comme une source d’information privilégiée sur la situation française, mais fait l’objet d’une remise en question immédiate du côté de la réception en France.

Dans son abondante correspondance, comme dans ses articles d’ailleurs, Chateaubriand fait partie de ceux qui jugent sévèrement les « correspondances privées » et qui combattent leur calomnie — il a notamment poursuivi le Times pour diffamation. En juin 1819, il écrit au rédacteur du Journal des débats avec lequel il travaille souvent :

Le public est persuadé que la Correspondance privée du Times sort des bureaux de M. le comte Decazes, et qu’elle est placée sous sa direction particulière ; si cette opinion du public est fondée, M. le ministre devrait avoir des espions mieux instruits de la vérité5.

Cette constatation rend compte de la critique qui pèse sur ces « correspondances » : l’opposition, dont Chateaubriand fait partie, accuse le Ministère en place de les créer de toute pièce pour peser sur l’opinion. Ainsi, l’origine quasi officielle de la lettre n’empêche en rien un caractère mensonger de son contenu. Il s’agit alors de désinformation politique, ce qui semble encore aujourd’hui une interprétation pertinente puisque ces lettres présentées comme « bien informées » ont tendance à encenser le gouvernement, pourtant sous le coup de sévères critiques en France. Ces « correspondances privées » font l’objet d’un mécanisme de publication singulier grâce au journal, exploitant son pouvoir de diffusion. Le parcours éditorial supposé de ces documents — écrits en français puis traduits pour publication dans la presse anglophone — participe à la création d’une authenticité factice, fondée sur la fiction d’une correspondance privée communiquant des informations dans un souci de transparence, mais qui est en réalité créée pour influencer l’opinion française et européenne et donc pensée pour un public élargi.

Pourquoi la presse étrangère publie-t-elle ces textes dont l’intention de manipulation politique est évidente ? Si l’on peut penser à une croyance de bonne foi en ce que le correspondant privé écrit, les hommes de l’époque restent persuadés qu’il s’agit avant tout d’intérêts financiers :

Cette correspondance coûtait cher ; car les journalistes anglais n’ouvrent pas leurs pages au public pour le seul plaisir d’obliger ; mais ceux qui l’avaient établie pouvaient-ils regarder à la dépense ? C’était le souffle vivifiant d’une grande conspiration. Il fallait égarer l’opinion de l’Europe tout entière, en présentant la France sous un aspect faux, trompeur, mensonger ; il fallait miner le trône, en attaquant successivement ses défenseurs, en perdant dans l’opinion publique ses plus fermes soutiens ; il fallait affermir, consolider, perpétuer le ministère de M. Decazes, en dénigrant tout ce qui pouvait l’effacer, en abaissant tout ce qui s’élevait au-dessus de lui, en calomniant tout ce qui s’opposait à ses desseins, en le montrant comme l’homme de génie sur lequel seul reposaient toutes les destinées de la France ; il fallait justifier, louer, vanter comme le produit d’un esprit supérieur et d’un zèle sans bornes, tout ce qu’il faisait pour agrandir l’abîme de la révolution, en se glorifiant de tout faire pour le service et le salut du Roi6.

Si aucune preuve n’a été relevée à ce jour de cet état de fait, la théorie semble porteuse. En effet, les journaux outre-Manche se déclarent régulièrement en désaccord avec le courrier qu’ils insèrent tel quel. C’est le cas du Sun, le 13 février 1818, qui fait paraître une « Authentic letter from Paris ». Dans la colonne attenante, le journal explique maladroitement la publication de ce document par son souci d’impartialité, avant de préciser : « Our own sentiments totally differ from those of our Correspondent7. »

Nous avons donc affaire, comme le résume Eugène Hatin, à des publications qui concernent la France, dont l’origine est française et même proche du pouvoir ministériel, mais fonctionnant par décentrement : « C’était donc là qu’il fallait chercher les nouvelles qui intéressaient le plus la France8. » Or, si cette correspondance est avant tout pensée pour la France, et à son sujet, il semble évident qu’une étape supplémentaire doit exister : l’apparition du sujet, voire du texte, dans les colonnes de périodiques politiques français. Et, en effet, Jacques-Barthélémy Salgues le confirme :

M. Decazes était alors le ministre sur lequel se fixaient tous les regards, qui paraissait exercer au conseil la plus haute influence ; et la correspondance était tout entière dans les intérêts de M. Decazes. […] Les feuilles publiques de Paris ont quelquefois rapporté des fragments de ces lettres coupables […]9.

C’est ici qu’à nos yeux le statut du document s’enrichit considérablement, et pose de nouvelles questions. En effet, du point de vue du lecteur français de l’époque, et de celui de cette étude, le mécanisme est le suivant : des lettres contenant de l’information ou de la mésinformation politique française parviennent à la presse anglaise, qui les fait paraître ; elles sont ensuite récupérées par la presse parisienne, qui les commente.

Cette circularité, qui fait passer par la presse étrangère un texte largement pensé pour un lectorat français, se complique par un phénomène de transformation fondamental, celui de la traduction. Le texte passe, en théorie du moins comme on le verra plus loin, du français à l’anglais pour revenir au français. Avec le changement de langue vient un changement de destinataire : là où, dans la presse britannique, on assiste à la fiction du « dévoilement » d’informations apportées par un correspondant « privé », la presse française pour sa part republie le document non pour ses informations, mais afin de mettre au jour les mécanismes de manipulation qui sont à l’œuvre. La place du paratexte, et notamment de l’annotation, devient alors fondamentale : l’article est le plus souvent soumis à une analyse qui fait ressortir ses contradictions et sa fausseté. C’est exactement ce que La Quotidienne précise dans son numéro du 6 mai 1820 : « c’est l’esprit dans lequel est dirigé la correspondance privée que nous voulons faire connaître, bien plus que les prétendues nouvelles qu’elles s’efforcent d’accréditer […]10. » En donnant le texte de l’article tiré du Times, le quotidien ajoute des commentaires entre parenthèses, pratique que l’on retrouve dans d’autres journaux sous la forme de notes de bas de page ou de « note du rédacteur ». Il lui fait également subir des coupes, ne conservant que ce qui lui semble mériter commentaire.

La « correspondance privée » fait donc l’objet d’une republication dans un cadre éditorial totalement différent. Il ne s’agit plus de transmettre une information, mais de mettre en avant ce qui a été transmis, et de mettre au jour les raisons et le sens des choix opérés par le « correspondant ». Ce processus de reprise est accompagné d’une modification du statut de la publication : ce que l’on dévoile, dans les quotidiens français, ce sont les stratégies de communication qu’impliquent ces lettres. Les « correspondances privées » sont donc un échec, si l’on considère que leur finalité était de faire passer pour vraies des informations et idées en faveur du gouvernement. Cependant, dans un cadre médiatique plus large, il est notable qu’elles atteignent avec succès un objectif fondamental : en mettant soi-disant au jour ce qui n’était ni caché ni vrai, ces articles font apparaître des notions et idées dans l’espace textuel et public qui n’y seraient sans doute jamais arrivées par une voie plus naturelle. Dès lors qu’ils sont transmis, repris, rééditorialisés (même sous une forme qui insiste sur leur aspect mensonger), ces courriers atteignent bien leur but puisqu’ils permettent l’existence, dans l’espace journalistique et donc public, des idées ainsi proposées et annoncées. En somme, les « correspondances privées » sont des bruits et rumeurs, si présents et préoccupants pour le pouvoir à l’époque de la Restauration, comme l’ont notamment étudié François Ploux11 et Gilles Malandain12. Mais ces bruits sont créés artificiellement, tout en possédant les caractéristiques classiques de la rumeur, à savoir une origine vague, mais qui se présente comme bien informée, une vraisemblance au moins partielle, un lien direct à l’actualité et ainsi une grande propension à provoquer le débat.

L’aventure d’un texte qui n’existe pas : qu’est-ce qu’une « correspondance privée » ?

Une étiquette et un parcours éditorial singulier définissent les « correspondances privées », mais dans le journal et pour son lectorat, il s’agit avant tout d’un texte. Or, celui-ci est soumis, à force de reprises, de paratextes et de choix éditoriaux différents et successifs, à un phénomène de diffraction qui relève du palimpseste et du rapport hypertextuel — pour reprendre les termes de Gérard Genette13. En effet, chaque reprise apporte son lot de modifications, ce qui fait que la « correspondance privée » du jour n’est plus la même, et ce de plusieurs façons et en plusieurs étapes.

Afin d’entrer dans le détail de ces transpositions variées, je vais me pencher sur un exemple en particulier, celui d’une brève « Private correspondence » du Courier du 9 juillet 1819 et de la forme qu’elle prend dans les quotidiens français qui la reprennent et la commentent. Un premier élément est à prendre en compte : avant le texte que l’on a sous les yeux, et qui est la première version accessible de l’article, existe une transcription à laquelle on ne peut avoir accès et dont certains éléments permettent de deviner qu’elle était écrite en français. Cette phrase, qui est le cœur de la correspondance privée du jour et que l’on retrouve ensuite en traduction dans tous les comptes-rendus, nous permet de le pressentir :

The Ministry, it is now confidently affirmed, finding from experience the ill effects resulting from the almost uncontrolled Liberty of the Press, and the impossibility of conducting the vessel of the State, assailed by the winds of calumny and outrage, have resolved on the suspension of the law, securing to the Editors of Newspapers and semi-periodical Pamphlets, the faculty of printing, uncensured, their lucubrations14.

Cette longue formule, pour la résumer en un mot, informe le lecteur de la décision ministérielle de suspendre la liberté de la presse, qui serait un frein à la gestion de l’État. La construction syntaxique de la phrase, en elle-même, interpelle : la multiplication des incises, notamment, et son absence de naturel, laisse deviner une structure française en arrière-plan. Si rien ne permet de l’affirmer avec certitude, cette sensation se confirme régulièrement face aux choix des termes, comme ici celui de « lucubrations » sur lequel je m’appesantirai davantage plus loin. À l’inverse, on pourrait penser que ce qui paraît dans la presse française, notamment celle qui est à la botte du pouvoir — le Moniteur universel et le Journal de Paris — est la version originale du texte. Cependant, de véritables erreurs de traduction rendent évident que cette théorie est fautive. On le voit ici dans Le Moniteur universel :

Le Ministère, dit-on maintenant d’une manière confidentielle, a trouvé par expérience combien il résulte de mauvais effets d’une liberté de la presse presque sans contrôle : il voit qu’il est impossible de conduite le vaisseau de l’État, assailli par les vents de la calomnie et de l’outrage ; il est, en conséquence, résolu à suspendre la loi qui garantit aux éditeurs des journaux et des feuilles semi-périodiques la faculté d’imprimer, sans censure, leurs pensées15.

On constate ici une confusion entre l’idée de certitude portée par « confidently » et celle de confidentialité. Certaines formulations sont de purs calques de l’anglais, créant une expression peu naturelle à l’oreille du natif francophone : « trouvé par expérience » est une traduction mot-à-mot de « finding from experience ». Ces observations, que l’on pourrait renouveler sur de nombreux autres exemples, confirment bien la complexité de ces textes qui, lorsqu’ils arrivent dans la presse française, ont subi deux transformations par traduction : pour poursuivre l’image du palimpseste, deux couches de texte sensible par transparence existent avant la version qui arrive entre les mains du lectorat français.

Cependant, une singularité de ces couches hypertextuelles est que le texte originel, celui qui permettrait d’affirmer avec certitude les intentions du « correspondant » ou encore la nature profonde de la correspondance — ce que l’on pourrait dire être le véritable courrier, les autres n’étant que des reprises — n’est pas disponible et sa nature est soumise à des interrogations — celle de la langue d’écriture, par exemple. En effet, rien ne permet d’être certain que ces textes ne sont pas écrits en anglais depuis la France, dès le départ, sans passer par un premier état en français. La situation, pour en revenir à Genette, est celle d’un hypotexte inconnu, et ce de façon a priori irrévocable : « il est des œuvres dont nous savons ou soupçonnons l’hypertextualité, mais dont l’hypotexte, provisoirement ou non, nous fait défaut16. » De ce fait, les « correspondances privées » sont caractérisées par leur circulation, mais ne peuvent être complètement définies à partir de leur contenu dont la version originelle est inaccessible.

Ce premier problème, qui rend difficile le saisissement de l’objet « correspondance privée », est redoublé d’un autre. J’ai remarqué plus haut la place fondamentale du paratexte dans l’édition que les quotidiens français font de ces lettres. Elles sont donc présentées avec un biais, qui tend à leur donner une valeur différente. Présentée dans la presse britannique comme de fraîches nouvelles apportées par quelqu’un de bien informé, la correspondance privée devient dans la presse française un fatras mensonger visant à encenser certains membres du gouvernement. Dès lors, le regard porté sur le texte diffère et l’on est en droit de se demander si la « private correspondence » des journaux anglais et la « correspondance privée » de leurs homologues français sont encore réellement le même objet journalistique.

C’est ici que l’idée de diffraction prend tout son sens. En effet, l’identité textuelle de la « correspondance privée » est, tout comme son contenu, fausse : en lisant des extraits, en français, d’une lettre d’un correspondant français, on a tout naturellement l’idée que l’on lit le texte originel, la vraie correspondance en somme. Cependant, ce que le lecteur a sous les yeux dans la presse et jusque dans le recueil des Mille et unes calomnies, est une traduction. Et j’insiste ici sur l’article indéfini : une traduction, parmi d’autres. Car, l’étude confirme que chaque journal propose sa propre traduction. On le voit dans l’échantillon ci-dessous, à la simple différence de longueur des traductions proposées de la même phrase tirée du Courier du 9 juillet. La traduction du Moniteur universel a été donnée plus haut. En voici les six autres versions, celle du Constitutionnel :

Les ministres, convaincus des mauvais effets de la liberté de la presse et de l’impossibilité de conduire le vaisseau de l’état assailli d’un orage de calomnies et d’insultes, ont résolu de suspendre pour deux ans la loi qui affranchit de la censure préalable les journaux quotidiens ou périodiques17.

Du Drapeau blanc :

On assure maintenant comme une chose décidée, que le ministère, voyant par l’expérience les mauvais effets qui résultent d’une liberté presque illimitée de la presse, et sentant l’impossibilité de gouverner le vaisseau de l’État, en butte au vent de la calomnie et de l’outrage, ont résolu de suspendre la loi en vertu de laquelle les éditeurs de journaux et de pamphlets semi-périodiques ont la faculté d’imprimer les fruits de leurs veilles sans être soumis à la censure [sic.]18.

De L’Indépendant :

Les ministres, à ce qu’on affirme maintenant, s’apercevant par expérience des mauvais effets qui résultent de la liberté de la presse, et de l’impossibilité de diriger le vaisseau de l’état, assailli par le vent de la calomnie et de l’outrage, ont pris la résolution de suspendre la loi qui assure aux éditeurs de journaux et de pamphlets semi-périodiques, la faculté d’imprimer sens être soumis à la censure, leurs réflexions19.

Du Journal des débats :

Le ministère, dit-on maintenant d’une manière confidentielle, a trouvé par expérience combien il résulte de mauvais effets d’une liberté de la presse presque sans contrôle (1) : il voit qu’il est impossible de conduire le vaisseau de l’État, assailli par les vents de la calomnie et de l’ouvrage (2) ; il est, en conséquence, résolu à suspendre la loi qui garantit aux éditeurs des journaux et des feuilles semi-périodiques la faculté d’imprimer, sans censure, leurs pensées20.

Du Journal de Paris :

On croit savoir de manière certaine que le ministère, fort de l’expérience qu’il a acquise des mauvais résultats de la liberté illimitée de la presse et de l’impossibilité qu’il a de conduire le vaisseau de l’état battu par les vents de la calomnie et de l’outrage, a résolu en conséquence de suspendre la loi qui donne aux éditeurs des journaux quotidiens et des pamphlets semi-périodiques la faculté d’imprimer sans censure leurs élucubrations politiques21.

Et enfin de La Quotidienne 

Le ministère, à ce que l’on affirme confidentiellement, reconnaissant par l’expérience les mauvais effets résultant de la liberté presque illimitée de la presse, et l’impossibilité de diriger le vaisseau de l’état, assailli par les vents de la calomnie et de l’outrage, a résolu la suspension de la loi qui assure aux éditeurs de journaux et écrits semi-périodiques, la liberté d’imprimer leurs articles sans censure préalable22.

Les sept textes, si on les compare, ont tous leur singularité — avec au premier chef des erreurs de traduction, comme celle que nous avons relevée tout à l’heure, mais aussi des choix opérés par le traducteur ou la rédaction. Dans les exemples que l’on voit ici, certains conservent l’italique, d’autres l’enlèvent, d’autres encore la déplacent ou la font porter sur davantage de termes. De la même façon, on peut relever que La Quotidienne, dans un souci de précision, extrapole « uncensured » en « sans censure préalable » ce qui décrit la situation avec plus de précision par rapport à la réalité de la législation française, mais ajoute du sens à la citation du Courier.

Ces différentes traductions multiplient encore ce qu’est, dans le cas présent, « la correspondance privée du Courier du 9 juillet » : chaque version étant différente, il devient délicat en l’absence de l’hypotexte de trancher sur ce qui est la véritable correspondance. Afin de prendre la mesure de ces disparités, et de leur importance, je vais m’intéresser pour finir à la traduction précise des derniers mots de la phrase relevée plus tôt : « their lucubrations ». Cette expression n’est pas traduite dans La Quotidienne — proéminent journal de droite — ni dans Le Constitutionnel — l’un de titres majeurs de l’époque, et porte-parole des libéraux. Dans les autres journaux, on rencontre des choix relativement similaires à savoir « leurs pensées » et « leurs réflexions » présents dans L’Indépendant — libéral — ainsi que le Journal des débats, titre conservateur très important, et dans Le Moniteur universel qui est un quotidien officiel. Le Drapeau blanc, également ultramontain, propose pour sa part la traduction « les fruits de leurs veilles » laquelle se distingue par sa spécificité et son originalité par rapport aux autres quotidiens. Et ce n’est finalement que dans le Journal de Paris, constamment accusé par tous les autres — ou presque — d’être à la botte du pouvoir, que l’on trouve le terme sans doute le plus attendu, car transparent à savoir « leurs élucubrations » avec la précision « politiques ».

Comment expliquer ces décisions assez radicalement différentes, d’une traduction à l’autre, et comment comprendre également l’omission pure et simple de cette expression ? En se penchant sur des dictionnaires anglais et anglais-français de la période qui nous intéresse, on trouve comme définition du terme « lucubration » l’élément suivant : « Study by candle-light ; nocturnal study ; anything composed by night23 ». La traduction proposée, pour sa part, est celle d’« Ouvrage d’esprit, production, veille24. » Il s’avère donc que, du point de vue le plus purement formel et académique, le Drapeau blanc est celui qui reste le plus proche du sens exact du terme en contexte anglophone, les traductions impliquant « réflexions » et « pensées » étant plus lointaines, mais conservant l’idée d’un ouvrage d’idées.

Il peut cependant sembler étrange de ne pas utiliser, tout simplement, le terme transparent « élucubration », attesté à l’époque puisqu’on en trouve la définition dans le Dictionnaire de l’Académie de 1798. Il ne s’agit par ailleurs pas d’un faux ami, puisque la définition, « Un ouvrage composé à force de veilles et de travail » et la précision de l’« érudition25 » rend bien compte de la définition du terme « lucubration ». Cette décision, me semble-t-il, s’explique par un sens qui ne fait son apparition dans les dictionnaires qu’en 1835, mais qui préexiste donc nécessairement, à savoir l’emploi « par plaisanterie et par dénigrement26 » particulièrement actif au pluriel. En évitant cette expression, ou en la transformant, la presse française évite de rapporter un élément dont la modalisation est clairement en sa défaveur, et il est notable que seul le Journal de Paris, dont on connaît l’allégeance au Ministère, utilise ce terme.

Cela fait tout particulièrement sens si l’on reprend l’expression dans son contexte général, la phrase du Courier portant un regard assez dur sur la presse dont les textes sont présentés métaphoriquement comme des vents de « calomnie et d’outrage » : « and the impossibility of conducting the vessel of the State, assailed by the winds of calumny and outrage27 ». Dans ce contexte, il paraît douteux que l’intention première de l’auteur de la correspondance ait été de faire référence aux travaux nocturnes des journaux ou à l’érudition de leurs écrits. Ainsi, en creusant dans les couches du texte, on devine dans l’hypotexte absent le terme « élucubrations » qui aurait fait l’objet d’une traduction par calque avec celui, qui frôle le faux-ami puisqu’il manque le sous-entendu ironique, de « lucubrations ». La presse française se trouve alors dans l’embarras face à ce terme, et chaque titre choisit de traiter différemment le problème. Sans doute le Drapeau blanc est-il le plus proche du texte britannique, et sans doute le Journal de Paris le plus proche du texte originel, les autres se situant librement dans l’espace de sens entre-deux qui reste incompressible, du fait de la traduction.

Cette théorie, bien sûr, est construite sur des suppositions dont il est impossible d’avoir la preuve. Cependant, même en laissant de côté le mot inconnu de l’hypotexte, il n’en reste pas moins que les différentes traductions des sept quotidiens français proposent des interprétations variées. Pour leur lectorat, le terme « réflexions », « élucubrations » ou l’expression « fruits de leurs veilles » est la seule désignation qu’il leur soit donné de lire. Ainsi, l’opinion du traducteur et ses décisions influent sur la forme finale de la « correspondance privée ». Mais dans la mesure où il n’y a pas une seule traduction, il n’y a plus un seul texte et chaque journal va alors commenter sa propre version du courrier. L’identité de la « correspondance privée » s’en trouve alors diffractée davantage, alors que le lecteur d’un quotidien français se voir confronté à une version, partielle, de ce qu’est la lettre privée de ce jour. Le texte qui constitue un article de « correspondance privée » devient une multitude de textes sans origine connue, sans identité unique, portant les traces de son hypertextualité sans les expliciter. Il y a une polyphonie des commentaires, voix s’ajoutant à celles — au pluriel — de l’article, mais également une diffraction au sein de l’objet « correspondance privée » dont les couches palimpsestes sont nombreuses, mais pas toutes superposées.

Ces « correspondances privées » sont donc mensongères à plusieurs titres. Elles mentent sur leur origine et leurs objectifs, bien sûr, mais également par la forme finale que leur donnent les journaux français, pourtant si concentrés sur la mise au jour de la vérité derrière les mensonges — puisque ce qu’ils publient est un objet différent de la « correspondance privée » d’origine, et ne pouvant d’ailleurs s’en saisir complètement. En réalité, les republications et donc les choix éditoriaux qui les accompagnent sont la cause première de ce « mensonge » : elles font éclater l’objet textuel. La « correspondance privée » est alors unifiée par son paratexte et par la mise en avant de sa fausseté, par la réputation qui la précède. Mais le texte lui-même reste un objet polyphonique et presque cacophonique, toujours modalisé par l’opinion politique de celui qui le publie.

Notes

1Jacques-Barthélemy Salgues, Les mille et une calomnies : ou extraits des correspondances privées insérées dans les journaux anglais et allemands pendant le ministère de M. le duc Decazes, Paris, éd. J. G. Dentu, 1822, 3 vol.

2Francis Démier, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour du passé. Paris, éd. Folio, 2012, p. 306.

3Pierre Karila-Cohen, « La formation d’un savoir composite : les enquêtes sur l’opinion sous la monarchie constitutionnelle (1814-1848) », in Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2008, vol. 19, n° 2, p. 29-49.

4Salgues, op.cit., p. VII.

5François-René de Chateaubriand, Correspondance générale III, 1815-1820, éd. Pierre Clarac, Béatrix D’Andlau, Pierre Christophorov et Pierre Riberette. Paris, éd. Gallimard, coll. NRF, 1982, lettre n° 988, p. 213.

6Salgues, op.cit., p. V.

7The Sun, Londres, 13 février 1818, p. 2. Traduction : « Nos propres sentiments diffèrent totalement de ceux de notre Correspondant. »

8Eugène Hatin, Histoire politique et littéraire de la presse en France : avec une introduction historique sur les origines du journal et la bibliographie générale des journaux depuis leur origine, t. VIII. Paris, éd. Poulet-Malassis, 1861, p. 237.

9Salgues, op.cit., p. I.

10La Quotidienne, Paris, 6 mai 1819, p. 2.

11François Ploux, « L’imaginaire social et politique de la rumeur dans la France du XIXe siècle (1815-1870) », in Revue historique, Paris, 2000/2, n° 614, p. 395-434.

12Gilles Malandain, « Enquête et fiction : forçats fabulateurs dans l’affaire Louvel (1820) », in Revue d'histoire du XIXe siècle 2008/1, n° 36, p. 19-36.

13Gérard Genette, Palimpsestes. Paris, éd. Seuil, 1982, p. 13.

14The Courier, Londres, 9 juillet 1819, p. 2. Traduction : « Le Ministère, on peut désormais l’affirmer avec certitude, ayant appris par l’expérience les mauvais effets de la Liberté presque incontrôlée de la Presse, et l’impossibilité de conduit le vaisseau de l’État, assailli par les vents de la calomnie et de l’outrage, a résolu de suspendre la loi qui permet aux éditeurs des journaux et pamphlets demi-périodiques de publier, sans censure, leurs élucubrations. » 

15Le Moniteur universel, Paris, 14 juillet 1819, p. 942.

16Genette, op.cit., p. 534.

17Le Constitutionnel, Paris, 13 juillet 1819, p. 2.

18Le Drapeau blanc, Paris, 13 juillet 1819, p. 1.

19L’Indépendant, Paris, 13 juillet 1819, p. 2.

20Journal des débats, Paris, 13 juillet 1819, p. 1. 

21Journal de Paris, Paris, 13 juillet 1819, p. 4.

22La Quotidienne, Paris, 13 juillet 1819, p. 1.

23Samuel Johnson et John Walker, A Dictionary of the English language. Londres, éd. William Pickering, 1828, p. 442. Traduction : « Étude faite à la lumière de la bougie ; étude nocturne ; tout ce qui est composé de nuit ».

24The new universal dictionary, English and French, and French and English, éd. John Garner. Rouen, éd. Peter Dumesnil et fils, 1802, 2e volume, p. 407.

25Dictionnaire de l’Académie française. Paris, éd. J. J. Smits, 1798, 1er tome, p. 474

26Dictionnaire de l’Académie française. Paris, éd. Firmin-Didot frères, 1835, 1er tome, p. 620.

27Traduction : « et l’impossibilité de conduire le vaisseau de l’État, assailli par les vents de la calomnie et de l’outrage ».

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Morgane Avellaneda, « Les « correspondances privées » dans la presse de la Restauration, des rééditorialisations mensongères », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2024, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/les-correspondances-privees-dans-la-presse-de-la-restauration-des-reeditorialisations-mensongeres