Les hebdomadaires d’actualité à l’ère photographique (1928-1958) : une médiapoétique de l'image
Table des matières
MARIE-ASTRID CHARLIER
Après quatre années passées à travailler sur les hebdomadaires de l’entre-deux-guerres et des Trente Glorieuses dans le cadre des travaux de l’ANR Numapresse1, quelques éléments de synthèse apparaissent nettement que cet article souhaite présenter. Participant à la constitution d’une histoire culturelle et littéraire de la presse au XXe siècle, l’étude des hebdomadaires s’est déployée en plusieurs temps de recherche collective et en quatre événements scientifiques au cours de la période 2018-2021 : d’abord, l’exploration de la satire dans la presse des années 1930 qui a donné lieu à l’ouvrage collectif Coups de griffe, prises de bec publié aux éditions Les Impressions nouvelles en 20182 ; puis, en avril 2019, une journée d’étude organisée à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et consacrée à Paris Match dans la décennie 1949-19593 ; deux autres journées d’étude organisées par Dominique Kalifa à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne sur les hebdomadaires des années 1930 ont eu lieu en juin 20194 ; enfin, en février 2021, nous avons organisé à Montpellier une dernière journée sur les hebdomadaires d’information (1950-1970)5. Ce chantier sur les hebdomadaires doit beaucoup à Dominique Kalifa dont le projet, dans le cadre de Numapresse, était d’explorer l’invention du rythme de la semaine dans une perspective d’histoire culturelle.
Le rythme hebdomadaire est crucial dès le XIXe siècle dans la presse, aussi bien pour les rubriques que pour la périodicité des titres, mais ce n’est pas la principale découpe temporelle qui rythme les usages d’une presse plutôt régulée par une pulsation quotidienne6. L’observation de l’histoire de la presse montre que cela le devient davantage au XXesiècle avec, par exemple, l’émergence du magazine photographique vers 1898 avec La Vie au grand air7, l’essor dans les années 1920-1930 des hebdomadaires littéraires et politiques et enfin l’apparition dans les années 1960 de la forme newsmagazine8. D’où l’hypothèse que l’essor des hebdomadaires s’appuie sur une perception du temps social nettement plus « hebdomadairisée » au XXe siècle et l’idée de travailler sur la découpe hebdomadaire. Les résultats de cette recherche ont notamment été publiés dans un numéro récent de Sociétés et représentations intitulé « La semaine », dirigé par Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty9.
C’est dans ce cadre historique et avec une perspective médiapoétique que j’ai plus spécifiquement travaillé sur la photographie entre 1928, date de création de l’hebdomadaire VU, et 1958, qui correspond à la borne finale du corpus de numéros de Paris Match que nous avons pu explorer au sein de l’ANR Numapresse. Cet article propose en deux points une synthèse de cette recherche au long cours : d’abord, une brève photopoétique historique des hebdomadaires entre les années 1930 et la fin des années 1950, afin de montrer les effets de continuité qui relativisent la rupture que constituerait, dans l’histoire des hebdomadaires illustrés, la Seconde Guerre mondiale ; ensuite, une analyse médiapoétique du sensationnalisme de la banalité qui caractérise ces hebdomadaires sur trois décennies, un sensationnalisme particulier qui repose sur un effet de « proximisation » ou de familiarisation photographique et dont l’articulation avec la culture moyenne (middlebrow10) doit être pensée. En effet, la médiapoétique de l’image dans les hebdomadaires du corpus réuni (VU, Voilà, Regards, Radar, Paris Match, L’Express, France Observateur) s’articule en deux processus majeurs :
1/l’homogénéisation iconographique des actualités – une homogénéisation que l’on peut penser comme une forme de signature visuelle de chaque périodique – ;
2/la banalisation des sujets traités qui met en question deux scénarios constants dans ces journaux : l’héroïsme du photographe et le sensationnalisme des photos.
De VU à Paris Match : l’homogénéisation visuelle des actualités
On le sait, c’est à la toute fin du XIXe siècle qu’apparaissent les illustrés occidentaux mobilisant la photographie aux dépens du dessin pour rendre compte de l’actualité. En France, La Vie au grand air, richement illustrée par des photographies (Fig. 1 et 2), et La Vie Illustrée, hebdomadaire plus généraliste, paraissent à partir de 1898.
Fig. 1: La Vie au grand air, n°1, 1er avril 1898, © Gallica
Fig. 2 : La Vie au grand air, n°736, 26 octobre 1912, © Gallica
Thierry Gervais a montré combien ces périodiques tranchent avec les vieilles formules d’hebdomadaires comme L’Illustration11. La nouveauté de ces objets et leur succès viennent notamment du changement de manipulation induit par l’usage quasiment exclusif de la photographie et l’autonomisation des pages qui libère le lecteur du sens de lecture imposé12. À la veille de la Première Guerre mondiale, ce modèle s’impose comme le montre la décision du Petit Parisien en 1912 de remplacer son supplément, formule phare de l’hebdomadaire au XIXe siècle13, par une revue photographique de qualité, Le Miroir14 (Fig. 3).
Fig. 3 : Le Miroir, 21 décembre 1913, © Gallica
Dans l’entre-deux-guerres, la nouvelle génération de magazines photographiques est représentée par VU créé en 1928, Voilà fondé en 1931, Regards lancé en 1932, Match à partir de 1936 (Fig. 4, 5, 6). Ces magazines, pensés pour concurrencer les actualités cinématographiques, sont organisés autour de la photographie et du reportage. Ils proposent des unes spectaculaires et attrayantes censées attirer le passant dans les kiosques.
Fig. 4 : VU, n°1, 21 mars 1928, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 5 : Voilà, n°1, 31 mars 1931, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 6 : Regards, n°3, 2 février 1934, © Gallica
Dans le n°1 de VU, Lucien Vogel, son fondateur, met l’accent sur une qualité essentielle de l’hebdomadaire photographique : le « rythme précipité de la vie actuelle15 » qu’il traduit et recrée. « Animé comme un beau film16 », VU parie sur la référence au modèle cinématographique, ce qui entre bien sûr dans une logique autopromotionnelle à une époque de forte légitimation du 7e art. Mais le modèle cinématographique dit aussi le désir de composer le magazine comme une œuvre, la volonté de mêler esthétique et information, art et document. Or, la référence au cinéma et l’ambition esthétique resteront des traits définitoires des hebdomadaires photographiques au moins jusqu’à la fin des années 1950.
Très vite, VU fait des émules : Gallimard lance Voilà en 1931, dont il confie les rennes à Georges Kessel, tandis qu’en 1932, Regards, d’abord bi-mensuel puis hebdomadaire à partir de septembre 1933, associe force de l’image et ligne partisane, communiste en l’occurrence. Les trois hebdomadaires investissent les possibilités offertes par le grand format : mise en page, agencement, montages divers, création d’iconotextes, tandis que l’héliogravure permet de développer la précision technique des photographies ainsi que leur dimension esthétique (Fig. 7, 8 et 9). Les photographes de l’époque ne s’y sont pas trompés : Man Ray, Brassaï, Robert Capa, Henri Cartier-Bresson collaborent régulièrement à ces hebdomadaires qui deviennent des espaces d’expérimentation formelle et visuelle, marqués par les avant-gardes contemporaines. Les iconotextes médiatiques ont alors à voir avec les collages et montages surréalistes et dada, avec l’esthétique futuriste, mais également avec le Bauhaus et le constructivisme soviétique17.
Fig. 7 : Voilà, 10 mars 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 8 : Voilà, 3 février 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 9 : Voilà, 3 mars 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Cette pratique du montage et des jeux visuels homogénéise les actualités représentées selon une sorte de continuum formel. Voilà en est l’exemple le plus frappant : ce « grand hebdomadaire du reportage » privilégie deux espaces : le lointain avec ses aventures et ses personnages exotiques ; et les bas-fonds avec ses femmes aux seins nus qui envahissent littéralement les pages du périodique (fig. 10 et 11).
Fig. 10 : Voilà, 29 septembre 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 11 : Voilà, 3 février 1934, © Musée Nicéphore Niepce
D’un côté, le grand reportage au Congo, au Japon, dans l’Océan indien, avec les signatures d’Andrée Viollis et Titÿana. D’un autre côté, le petit reportage dans les marges de la société, les lieux interlopes, la pègre et les bas-fonds, dans une continuité avec l’imaginaire médiatique du XIXesiècle18 (Fig. 12) : la « prison des Glaces » où se rendent Louis Roubaud et Roger Allard pour enquêter sur les prostituées19, la « Faune des gares » par Allard encore20, « Les Mystères de Marseille » ou les mémoires d’un inspecteur de police21, les « Èves améliorées » par Geo London22, « Les mauvais gars de la Marine » par Pierre Scize23, etc.
Fig. 12 : Voilà, 10 mars 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Entre les grands espaces lointains et les bas-fonds urbains, pourtant bien différents a priori, on observe quelques effets de continuité, voire de contiguïté dans leurs représentations : le récit d’une aventure co-construite par le texte et l’image, le foisonnement de femmes dénudées, dans des postures suggestives, enfin une même atmosphère mystérieuse, étrange, louche même parfois. Voilà privilégie le plaisir, le divertissement, la découverte. Pour cela, il mise sur deux effets iconiques : l’assemblage ludique de photographies qui satisfait le plaisir, voire le rinçage, de l’œil ; et le duo formé par les photographies de couverture et de dernière page (Fig. 13 et 14) : lointain/proche, exotique/endotique, grand reportage/petit reportage, bad boys/femmes nues.
Fig. 13 : Une de Voilà, 27 janvier 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 14 : Dernière page de Voilà, 27 janvier 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Quant à VU, sa poétique éditoriale se caractérise par une voie médiane en regard des deux autres hebdomadaires qu’il a inspirés. Hebdomadaire généraliste, certes à gauche sur l’échiquier politique, VU occupe tous les terrains : le lointain via le grand reportage, la rue parisienne agitée, par exemple en janvier et février 1934 lors de l’affaire Stavisky, la rue espagnole d’octobre de la même année, les music-halls, les cinémas, les terrains de sport ; il s’intéresse aux écrivains, aux acteurs, aux sportifs, aux rois et reines, aux ballets russes, au Louvre, aux sports d’hiver, à Cannes, etc. VU fait la promotion de la société de consommation et du modèle américain, ce qui n’est guère étonnant pour ce journal atlantiste. Mais ça l’est davantage pour un hebdomadaire comme Regards qui abandonne progressivement l’image de l’ouvrière tenace et de la combattante communiste (Fig. 15) pour céder à la mode véhiculée par VU, Voilà et par les nouveaux magazines féminins tels Marie-Claire : même chez les communistes, la femme devient avant tout objet de désir et l’ouvrière finit par se dénuder, de manière tout à fait gratuite dans le numéro du 22 décembre 1938 où elle apparaît en sous-vêtements, dans la neige, des skis à la main (Fig. 16). Quel que soit le sujet traité, proche ou lointain, politique ou artistique, on remarque une même mise en forme et les mêmes effets de mise en page d’un hebdomadaire à l’autre, à savoir le montage photographique et l’exposition des corps. En somme, le trait d’époque l’emporte sur une grammaire visuelle propre à chaque périodique.
Fig. 15 : Regards, 4 mai 1934, © Gallica
Fig. 16 : Regards, 22 décembre 1938, © Gallica
Par exemple, à échelle variable certes, VU, Voilà et Regards accueillent un nombre assez impressionnant de photographies de corps dénudés, voire nus, celui des sportifs et/ou celui des femmes. Les uns sont héroïsés et starisés, avant le sacre de l’acteur dans les années cinquante ; les autres sont sexualisées, voire animalisées dans certains cas. Du corps sportif au corps lascif, on remarque une forte érotisation de la culture médiatique des années trente, assez générale, comme en témoignent les effets de continuité photographique entre différents types de périodiques (Fig. 17, 18 et 19).
Fig. 17 : VU, 6 juin 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 18 : Regards, 10 août 1934, © Gallica
Fig. 19 : Regards, 10 août 1934, © Gallica
La nudité n’est donc pas spécifique à certains hebdomadaires qui seraient plus racoleurs que la moyenne ; certes plus ou moins directement et de manière plus ou moins assumée, la chair est partout, du massage sportif communiste, avec gros plans sur certaines parties du corps aux girls des music-halls, de l’hebdomadaire politique d’opinion aux magazines de charme comme Paris-Plaisirs. Même l’actualité politique la plus inquiétante, en l’occurrence l’ascension d’Hitler dans les années trente, n’échappe pas à cette standardisation de l’information. Les images de femmes nues font feu de tout bois, même du pire (Fig. 20).
Fig. 20 : Voilà, 20 octobre 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Cette banalisation du corps par la photographie de presse se poursuit dans les années 1950 avec la nouvelle génération des magazines photographiques : Nuit et Jour, Noir et Blanc, Radar et Paris Match. Ce n’est plus tellement la nudité qui est exhibée, mais un corps qui, vêtu ou non, est représenté dans le sens de la trivialité et de la banalité. En ce sens, il faut distinguer entre les innombrables portraits de vedette, qui depuis le XIXe siècle participent du régime de l’édification photographique24, et les photographies instantanées qui, elles, œuvrent au contraire dans le sens de la banalisation25.
De même, entre la fin des années 1920 et la fin des années 1950, malgré le sensationnalisme et la peoplisation de l’information qui s’accentuent, les hebdomadaires photographiques partagent une même dualité iconographique : légèreté de la vie des célébrités et gravité des conflits armés. Toute l’identité de VU, Voilà et Paris Match réside dans ces deux pôles, la chronique de la vie mondaine et le reportage de guerre, dont l’écart n’est pas du tout un problème à l’époque. En témoignent ces deux couvertures de Paris Match (Fig. 21 et 22).
Fig. 21 : Paris Match, n°192, 22 novembre 1952, collection personnelle, © tous droits réservés
Fig. 22 : Paris Match, n°216, 9 mai 1953, collection personnelle, © tous droits réservés
L’image et le texte, la pin-up et le récit de guerre superposent deux niveaux d’actualité, le divertissement et la tragédie, qui cohabitent sur la une sans que cette juxtaposition soit lue et vue comme un scandale dans les années 1950. Et ce procédé était tout aussi courant dans les années 1930, comme en témoignent cette une de Voilà du 15 septembre 1934 sur « La guerre de demain » qui voisine avec « Ces Dames » en dernière page (fig. 23 et 24), ou, selon le même dispositif visuel, cette une du 13 avril 1935 sur « La guerre impossible » qui voisine avec « Les petites nanas d’Amérique » (Fig. 25 et 26). Tout cela est « normal » ou plutôt banal à l’époque et le choc provoqué par la contiguïté entre le texte et l’image ou entre les images semble plutôt une lecture contemporaine et rétrospective.
Fig. 23 : Une de Voilà, 15 septembre 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 24 : Dernière page de Voilà, 15 septembre 1934, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 25 : Une de Voilà, 13 avril 1935, © Musée Nicéphore Niepce
Fig. 26 : Dernière page de Voilà, 13 avril 1935, © Musée Nicéphore Niepce
Quand on analyse l’ensemble du corpus photographique, on se rend compte que ce que l’on distingue rétrospectivement, le léger et le grave, les vedettes et les soldats, le lointain et le proche, relève en fait d’une même photopoétique et d’un même processus d’homogénéisation des informations. Celui-ci repose sur un traitement photographique semblable d’une actualité à l’autre. À ce titre, l’examen comparé des deux genres journalistiques situés à l’extrémité des deux pôles, le reportage de guerre et le récit de la vie des stars, nous permettra de prendre la mesure du sensationnalisme de la banalité qui domine dans les hebdomadaires illustrés des années 1950.
Sensationnelles banalités
Puisque le reporter de guerre est rarement au bon endroit au bon moment26, les images des conflits donnent plutôt à voir ses coulisses, ses pauses, ses espaces et temps d’attente entre les batailles (Fig. 27). Il est bien ici question des reporters envoyés par les hebdomadaires, pas des soldats photographes du SPI (Service Presse Information) qui montent au front, pendant la guerre d’Indochine par exemple27.
Fig. 27 : Photographie de Willy Rizzo, Paris Match, n°194, 22 novembre 1952, collection personnelle, © tous droits réservés
La guerre d’Indochine, comme celle de Corée, s’écrit dans Paris Match sous la forme du roman-photo : des suites de photographies légendées avec des micro-articles et dont le format alterne entre la pleine page et la mosaïque. Ces suites iconographiques créent une forme de récit photographique, notamment lorsqu’il s’agit de reconstituer le « film » d’une bataille (fig. 28).
Fig. 28 : Paris Match, n°195, 6 décembre 1952, collection personnelle, © tous droits réservés
Cette narrativisation de la guerre passe également par la présentation des protagonistes principaux dont le magazine aligne les portraits. Paris Match va plus loin encore dans la scénarisation de l’événement lorsqu’il procède à une typologie ou physiologie de l’armée en Indochine et en Corée (Fig. 29).
Fig. 29 : Paris Match, n°97, 27 janvier 1951, collection personnelle, © tous droits réservés
« Le briscard », « l’instituteur », « l’ingénieur », « l’artiste », l’idéaliste », « le bagarreur », tous ces types créent une sorte de petite mythologie militaire, une forme de microcosme de la société avec ses rêveurs, ses hommes forts, ses hommes de l’ombre, ses hommes de main. Tout un imaginaire littéraire et romanesque est ici convoqué, et cela d’autant plus que les photographies, seules, ne sont pas vraiment significatives – rien ne distingue fondamentalement « l’artiste » et « le bagarreur ». Autrement dit, Paris Match invente un dispositif étonnant : un roman photographique avec des images banales et neutres, parfois à contresens d’une légende qui fait tout parce qu’un seul mot – aviateur, artiste, etc. – suffit à suggérer, voire à susciter le roman, mais un roman un peu bancal puisqu’il sert souvent à camoufler l’absence d’images du front.
Autre dispositif de représentation de la guerre : les photographies artistiques, mues par une double intention, documentaire et esthétique. À cet égard, le travail de Willy Rizzo est tout à fait remarquable. Par deux fois, le photographe des célébrités, véritable œil people de Paris Match, est envoyé en Indochine avec Philippe de Baleine. Le regard différent de Willy Rizzo a souvent été remarqué par les commentateurs mais on peut insister sur sa démarche artistique que complète un indéniable talent pour saisir une atmosphère, une ambiance, notamment dans les villes la nuit (fig. 30).
Fig. 30 : Photographie de Willy Rizzo, Paris Match, n°194, 22 novembre 1952, collection personnelle, © tous droits réservés
Cette « artialisation » ou esthétisation de la guerre interroge : d’un côté elle permet d’accéder à la réalité d’un territoire et d’une population hors des combats – moins documentés, de fait, et souvent inacessibles –, d’un autre elle peut heurter tant l’œil artiste semble en décalage avec l’atrocité des combats et des conditions de vie des soldats empêtrés dans le bourbier indochinois (Fig. 31). Ce bourbier peut finalement apparaître comme banalisé dans un vague imaginaire romantique. En effet, quand on explore Paris Match de manière cursive, on s’aperçoit vite que l’hebdomadaire invente une véritable signature dans le sens où toute l’actualité est traitée d’une façon similaire avec le même type de narrativisation et d’iconographisation. Les reporters sont héroïsés au même titre que les acteurs de cinéma, les sportifs et les soldats (Fig. 32). Les formes visuelles sont en effet semblables d’une actualité à l’autre : des visages, des lieux, des récits photographiques, quelques exploits techniques qui louent le progrès : en sport, en danse, en alpinisme, en boxe, etc.
Fig. 31 : Paris Match, n°301, 1er janvier 1955, collection personnelle, © tous droits réservés
Fig. 32 : Paris Match, n°84, 28 octobre 1950, collection personnelle, © tous droits réservés
Mais, alors qu’entre 1949 et 1952 dominent les représentations édifiantes et sérieuses d’hommes politiques photographiés dans des lieux publics ou de vedettes qui posent, progressivement, Paris Match va entrer dans l’intimité des personnalités représentées. Les célébrités ne sont pas seulement représentées selon le régime de l’édification photographique avec des portraits clinquants en une. Le journal commence à capter des instants plus ordinaires dans une logique de familiarisation et de rapprochement entre ses célébrités et son lectorat. Progressivement, Paris Match œuvre à une désacralisation de ses modèles qu’elle veut rendre plus humains sans doute, plus accessibles, plus proches en pénétrant leurs intérieurs, en captant des gestes ordinaires, en exposant des scènes triviales. À partir de 1954, ce processus s’accentue et l’on voit fleurir des images de chutes et de « gamelle »: telle chute en saut d’obstacles est présentée comme un « exploit photographique28 » (Fig. 33) ; Fernandel, tête dans la neige29, déclare renoncer au ski. Les exemples sont multiples et sont le signe d’une époque de chute des héros d’hier, cyclistes, boxeurs, cavaliers, acteurs et actrices. L’humour bonhomme, pas si innocent que cela, permet d’aller plus loin dans la « quotidianisation30 » des célébrités sans tomber dans le scandale ou l’indécence. La grimace de Fernandel à la ville est acceptable car elle n’est finalement pas si différente de ses mimiques de jeu au cinéma ou au théâtre.
Fig. 33 : Paris Match, n°295, 20 novembre 1954, collection personnelle, © tous droits réservés
Mais la dimension humoristique devient de plus en plus ambiguë au fil de la décennie jusqu’à disparaître parfois. En effet, l’usage de plus en plus développé du téléobjectif, qui permet de prendre des photos à distance, ouvre la porte aux photos volées, aux instants captés à l’insu des personnes observées. Jusque-là réservé aux événements sportifs, aux mouvements de foule, aux défilés et aux animaux, le téléobjectif franchit au milieu des années 1950 la barrière de la vie privée. À l’été 1955, les vacances des époux Rossellini sont l’occasion de montrer aux lecteurs de Paris Match le potentiel de cet appareil appliqué à la vie des célébrités. Une scénographie inédite apparaît, celle de la transgression et de l’interdit, totalement absente des colonnes auparavant : « Une surveillance étroite protège la villa et sa plage privée contre les indiscrets et c’est au téléobjectif que notre reporter a réussi à prendre ces photos de la baignade familiale31 ». Outrepassant la frontière de la vie privée, les héros-photographes vont progressivement se transformer en paparazzi, pour certains d’entre eux en tout cas, et renforcer la peoplisation du magazine.
Dans les années 1950, la paix s’installe, la vie privée se développe en même temps que le souci de l’épanouissement personnel. Le temps des grands héros est en train de passer et le régime libéral favorise l’individu moyen et le consommateur. Les célébrités sont logiquement ramenées à leurs vies ordinaires, à leurs gestes triviaux et à leurs corps imparfaits Les photos triviales ne sont plus des gags, comme c’était le cas des chutes drolatiques de Fernandel. La désacralisation des héros est aussi une forme d’humanisation et d’incarnation qui passe par leur quotidianisation somme toute démocratique. Les célébrités et les anonymes se valent : Paris Match le dit indirectement avec certaines photographies qui créent une illusion de communauté en capturant les héros de l’actualité dans des postures triviales – lesquelles sont parfois « volées », mais le plus souvent jouées par les célébrités elles-mêmes.
Ces photographies produisent aussi un effet d’inquiétante trivialité qui n’est pas neuf dans l’histoire de la photographie. André Gunthert a montré combien, avec l’invention de la photographie instantanée à la fin du XIXe siècle, la saisie « au vol » des chutes, grimaces, vêtements mal mis, etc., est mal reçue, voire rejetée32. Ce qui est alors insupportable, c’est que l’instantané banalise les individus et les situations alors que, sur le modèle pictural, le portrait photographique, pratiqué par l'Atelier Nadar par exemple, édifie au contraire. Par ailleurs, l’instantané ouvre un espace entre les champs légitime et populaire : d’un point de vue technique, il rend accessible l’appareil, qui devient mobile et utilisable par un plus grand nombre d’individus, ouvrant la voie aux pratiques amateurs ; d’un point de vue artistique et strictement iconographique, il « vulgarise » les célébrités. Des deux côtés, technique et artistique, on assiste alors à la fin du XIXesiècle à une première moyennisation de la photographie, dans ses usages, ses pratiques et ses discours, c’est-à-dire à l’entrée de la photographie dans la culture moyenne (middlebrow). Dans les années trente, VU, Voilà et Regards explorent les possibilités techniques offertes par le montage et les jeux visuels, inspirés en cela par les avant-gardes européennes qui leur sont contemporaines. Dans un article récent paru dans Belphégor, Laura Truxa parle à ce propos de « moyennisation » de l’avant-garde, c’est-à-dire une avant-garde que le magazine rééditorialise du côté de la culture middlebrow33. Dans les premières années de sa renaissance, Paris-Match se situe également dans cette lignée avec un certain nombre d’expérimentations visuelles. Avec le téléobjectif et les progrès de captation la vitesse, les années 1950 constituent, après le deuxième temps de l’entre-deux-guerres, un troisième moment de moyennisation dans l’histoire de la photographie, caractérisé par la banalisation sensationnelle des héros. Ce sensationnalisme ne repose pas sur l’exceptionnel et le sanglant, à la manière de Guignol. Bien au contraire : l’effet sensationnel que souhaitent construire ces hebdomadaires repose sur la banalité des visages, des corps et des situations captées par l’objectif. Ainsi, la célébrité, l’ailleurs, l’étranger, c’est-à-dire tout ce qui apparaît au lecteur des années 1930-1950 comme extraordinaire, appartenant au régime de l’exception, entre dans un processus de banalisation. Or, c’est cette banalité même qui se retourne en sensation en produisant une sorte de choc de familiarité.
Notes
1 Voir https://anr.fr/Projet-ANR-17-CE27-0014.
2 Amélie Chabrier et Marie-Astrid Charlier (dir.), Coups de griffe, prises de bec. La satire dans la presse des années trente, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2018.
3 Journée d’étude Paris Match, le poids des mots, le choc des photos, organisée par Marie-Astrid Charlier et Marie-Ève Thérenty à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 dans le cadre de l’ANR Numapresse, le 12 avril 2019.
4 Journées d’étude Hebdomadaires des années 1930 organisées par Dominique Kalifa à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne dans le cadre de l’ANR Numapresse, les 13 et 14 juin 2019.
5 Journée d’étude Les hebdomadaires d’information (1950-1970). Histoire culturelle, poétique médiatique et humanités numériques, organisée par Marie-Astrid Charlier et Marie-Ève Thérenty à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 dans le cadre de l’ANR Numapresse, le 11 février 2021.
6 Voir Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007 ; Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.
7 Thierry Gervais, « L’invention du magazine. La photographie mise en page dans La Vie au grand air (1898-1914) », Études photographiques, n°20, juin 2007, p. 50-67, URL : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/997.
8 Claire Blandin, Manuel d’analyse de la presse magazine, Paris, Armand Colin, coll. « ICOM », 2018.
9 Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty (dir.), « La semaine », Sociétés et représentations, n°52, 2021/2.
10 À ce sujet, voir notamment le dossier « Middlebrow », Diana Holmes et Matthieu Letourneux (dir.) Belphégor, 15/2, 2017, DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.921 ainsi que le dossier « La civilisation du magazine », Adrien Rannaud et Jean-Philippe Warren (dir.), Belphégor, 19-2, 2021, DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.4115.
11 Thierry Gervais, La Fabrique de l’information visuelle. Photographies et magazines d’actualité, Textuel, 2015.
12 Voir, dans les actes réunis ici, l’article de Yoan Vérilhac.
13 C’est une formule qui se maintient d’ailleurs largement au XXe siècle. Certains suppléments hebdomadaires vont rencontrer longtemps un grand succès comme ceux du Figaro ou de L’Humanité.
14 Joëlle Beurier, « L’apprentissage de l’événement », Études photographiques [En ligne], 20 | Juin 2007, mis en ligne le 19 septembre 2008, consulté le 23 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/1162.
15 Lucien Vogel, « Remarques sur un nouveau journal illustré », VU, n°1, 21 mars 1928, p. 11-12.
16 Ibid.
17 À ce sujet, je me permets de renvoyer à mon article : Marie-Astrid Charlier, « Photographie », dans Le monde à la une. Une histoire de la presse par ses rubriques, Marie-Ève Thérenty et Sylvain Venayre (dir.), Paris, Anamosa, 2021, p. 206-213.
18 Dominique Kalifa, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2013. Sur la notion d’imaginaire médiatique, voir Guillaume Pinson, L’Imaginaire médiatique. Histoire et fiction du journal au XIXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012.
19 Voilà, n°146, 6 janvier 1934.
20 Voilà, n°154, 3 mars 1934.
21 Voilà, n°155-160, 10 mars-14 avril 1934.
22 Voilà, n°162, 28 avril 1934.
23 Voilà, n°165, 19 mai 1934.
24 Voir Jean-Pierre Bertrand, Pascal Durand et Martine Lavaud (dir.), COnTEXTES [En ligne], n°14, « Le portrait photographique d’écrivain », 2014, https://doi.org/10.4000/contextes.5904.
25 Voir André Gunthert, « Esthétique de l’occasion. Naissance de la photographie instantanée comme genre », Études photographiques [En ligne], n° 9, mai 2001, URL : http://journals.openedition.org/ etudesphotographiques/243 ; et Marie-Astrid Charlier, « Réjane dans le cadre et sur le vif », L’Entre-Deux, 13 (2), « Portraits fugitifs et naissance du mouvement », Martine Lavaud (dir.), juillet 2023, URL : https://www.lentre-deux.com/?b=266, consulté le 17 mars 2024.
26 Monica Martinez, Denis Ruellan, Lassané Yaméogo (dir.), « Reportages de guerre – Reportagens de guerra – War reporting », Sur le journalisme, About journalism, Sobre jornalismo, vol. 11, n°1, 2022, URL : https://revue.surlejournalisme.com/slj/issue/view/23. Voir également Marie-Ève Thérenty, « Après la bataille ? Formules et plasticité du journal hebdomadaire d’information au XXe siècle », Sociétés et représentaions, « La semaine », op. cit., p. 137-152.
27 Voir le site de l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD) et surtout son immense collection de photographies de la guerre d’Indochine : https://www.ecpad.fr/collections/indochine/. Voir également l’ouvrage de Denis et Josiane Ruellan, Reporters en guerre. Communication militaire et information médiatique en Indochine (1945-1954), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, coll. « Journalisme et communication », 2022.
28 Paris Match, n°295, 20 novembre 1954.
29 Paris Match, n°303, 15 janvier 1955.
30 Sur cette notion, voir Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, Paris, Allia, 2005.
31 Paris Match, n°329, 16 juillet 1955.
32 Voir André Gunthert, art. cité.
33 Laura Truxa, « Du journal illustré au magazine moderne : l’hebdomadaire VU (1928-1940), un effort de moyennisation de l’avant-garde ? », Belphégor [Online], 19-2 | 2021, « La civilisation du magazine », Adrien Rannaud et Jean-Philippe Warren (dir.), mis en ligne le 05 janvier 2022, consulté le 06 décembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/belphegor/4194 ; DOI : https://doi.org/10.4000/belphegor.4194.