Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique

Les jeux d'esprit dans la presse: Poétique et lecture typographique (1870-1914)

Table des matières

BRUNO GUIMARÃES MARTINS

Nombreuses sont les représentations de jeux dans la presse : échecs, dames, dominos, jeux de cartes, jeux de hasard entre autres. Pour chacun d’eux, nous pouvons réaliser des exercices historiographiques divers et variés. En se concentrant sur les jeux d’esprit, le langage et le moyen de communication sont les enjeux : ils permettent d’observer leurs relations avec les dispositifs sociotechniques de la presse, considérant alors les frictions entre la création linguistique et les contraintes typographiques qui sont réitérées lors des pratiques de lecture. Nous nous intéressons particulièrement à la dimension poético-médiatique, à savoir, comprendre comme un circuit de communication s’établit entre l’écriture et la lecture, entre « les sphinx » qui élaborent des problèmes et « les œdipes » qui les résolvent comme le disait la presse du XIXe siècle. Pour cela, dans cet article, après avoir conceptualisé et caractérisé les jeux d’esprit, la coupure historique a été effectuée dans le passage du XIXe au XXe siècle en vue de présenter, avec les outils numériques, un moment de pic dans la publication de jeux, qui s’est produit avec leur insertion dans les colonnes de la presse quotidienne. Ce fut aussi un moment de diversification et d’émergence de deux nouveaux types de jeux, les métagrammes et les problèmes de construction, alors représentatifs d’une nouvelle relation des lecteurs avec la presse, objet à lire et à « jouer » simultanément.    

Disséquer l’énigme

Les archives les plus anciennes pointent l’énigme comme la forme typique qui peut être comprise comme une métonymie pour tous les autres jeux d’esprit : « Le mot énigme, dans son sens général, signifie tout discours obscur et s’applique à tous les jeux d’esprit dans lesquels on demande de deviner le sujet traité, c’est-à-dire aussi bien à la charade qu’à l’anagramme, au métagramme ou au logogriphe (…) »1. De cette façon, nous comprenons les jeux d’esprit comme un mécanisme énigmatique, lorsque les actions de cacher et deviner se répliquent, soit dans les jeux littéraux basés sur l’alphabet, comme les anagrammes, soit dans les jeux figurés basés sur des images et signes non alphabétiques, comme les rébus et les cryptogrammes2. Nous pouvons dire que les jeux d’esprit sont des phénomènes de longue durée qui remontent à la culture orale en passant par des rituels et des discours religieux, par les allégories et les fables, par les dialogues philosophiques et politiques, par les défis poétiques et les proverbes populaires, en conservant leur qualité dialogique qui l’emporte sur l’autoralité.

Avant d’adopter la forme imprimée, ils faisaient partie des bagages et de l’improvisation poétique des troubadours. Dès les débuts de la presse, souvent en se référant à des textes de l’Antiquité, les jeux d’esprit sont retrouvés en invitant à une lecture multidirectionnelle des acrostiches et des carrés magiques ainsi que pour le démêler des anagrammes3. Dans les salons littéraires, énoncer poétiquement ou deviner la réponse d’une énigme inédite, au-delà d’amuser les convives, avait quelque chose de glorieux, et qui pouvait fonctionner comme une démonstration de vertu et, principalement, comme une carte de visite pour les débutants dans le champ littéraire.

En prenant parfois des formes excentriques, les jeux d’esprit ont déjà été appelés « les singularités et les bizarreries littéraires », leurs origines lointaines révèlent la qualité adaptative remarquable d’un véritable artefact littéraire qui a résisté (et résiste encore) à des transfigurations dans le temps et l’espace. C’est peut-être sa configuration en « microformes » qui a stimulé ses voyages clandestins, émulation de sa propre nature, en occultant le discours caché à l’intérieur de récits plus vastes et en surmontant les altérités culturelles et linguistiques4. Ce n’est pas différent pour les migrations médiatiques qu’elles soient orales, imprimées ou encore numériques : les défis énigmatiques des jeux d’esprit ne cessent de créer de nouvelles formes et combinaisons, comme l’avait déjà noté l’historien Alfred Canel : « [le jeu d’esprit] a eu sa source dans l’activité des esprits cherchant à s’ouvrir des voies nouvelles et à suppléer à la rareté des idées par la variété des formes (…) »5.

Les jeux et la culture imprimée française        

Les célèbres énigmes et logogriphes publiés dans le Mercure de France au XVIIIe siècle (Fig. 1) ont inclus la périodicité de la revue dans l’expérience de lecture en scindant le problème de sa résolution dans différents numéros, comme le démontre un commentaire de l’époque sur deux de ses lecteurs illustres : « (…) d’Alembert et d’Argental ne pouvaient pas dormir avant d’avoir deviné le logogriphe du Mercure »6. En fait, s’ils ne devinaient pas les réponses, les lecteurs devraient attendre un long mois jusqu’à l’arrivée du prochain numéro, ou peut-être demander honteusement la solution à un autre abonné.

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 Fig. 1 : Mercure de France, avril 1751. Source : BNF.

En plus d’exciter l’imagination et l’ambition littéraire des lecteurs, les jeux d’esprit étaient devenus attractifs parce qu’ils fonctionnaient aussi comme des concours, distribuant de nombreux prix dans une visée autopromotionnelle, offrant des abonnements ou des volumes. Ce n’est pas un hasard si dans les années 1880 et 1890, ils se trouvaient à la dernière page de la presse quotidienne à côté des annonces publicitaires et des numéros de la bourse, puisqu’ils constituaient une pièce importante de la relation commerciale avec les lecteurs (Fig. 2a et 2b).

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Fig. 2a et 2b : « Récréations Intellectuelles » Écho de Paris, 21 août 1891. Source : Retronews BNF.

On ne peut pas ignorer que la deuxième moitié du XIXe siècle, où l’on trouve cette croissance de popularité des jeux d’esprit, est aussi celle de « l’émergence du sport », quand les jeux physiques ont commencé à être pratiqués de manière plus disciplinée dans des compétitions organisées, tout comme les concours de jeux d’esprit, sérieux à cause de leurs règles strictes et des récompenses promises. Parfois, « sport » et « jeux d’esprit » se partagent la même page, et c’est donc le lexique sportif qui sera utilisé pour les jeux d’esprit, soit pour délimiter un espace graphique comme « Le Gymnase des Œdipes » (Fig. 3a, 3b et 3c) ou, plus tard, pour définir les mots croisés comme une « gymnastique intellectuelle ». Encore en parallèle aux jeux physiques, les jeux d’esprit ont aussi été incorporés dans un projet pédagogique qui permettra de légitimer le loisir à travers des principes moraux, ce qui peut être observé dans les publications éducatives comme le luxueux hebdomadaire dédié aux enfants fortunés, Le Journal de la Jeunesse (1873-1914), ainsi que le fait remarquer Vigarello:

« l’activité [Le sport] n’est plus simple passe-temps dérisoire, perte de soi dépréciée, elle devient “éducative”, intégrée dans les grands projets pédagogiques de la fin du XIXe siècle. Le sport légitimerait le loisir à travers une “morale”. Ce qui transfigure la pratique en projet idéal de pureté. Ce qui crée aussi un “esprit”, une manière de concourir et d’affronter : égalité préalable des chances, garantie stricte de l’arbitrage, respect de l’adversaire, gratuité du “geste” »7.

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Fig. 3a, 3b et 3c : « Sport Vélocipédique » et « Le Gymnase des Œdipes » ont partagé la même page dans Le Journal, 28 octobre 1893. Source : Retronews, BNF.

Aujourd’hui encore, nous trouvons des traces de cette utilisation éducative avec les énigmes et devinettes dans les livres scolaires et d’alphabétisation pour enfants. Cependant, nous pensons que les jeux d’esprit ont conservé leurs qualités ludiques et poétiques en permettant au joueur de s’amuser de manière désintéressée à travers le jeu lui-même et dans sa nature extraordinaire, dans ses erreurs significatives, dans le plaisir de jouer8. Mais c’est juste au moment historique où les jeux deviennent sérieux qu’ils peuvent être interprétés à tort comme des frivolités et inutiles. Ironie montrée dans une série de caricatures des « Journalistes » (Fig. 4a et 4b), où, à côté des chroniqueurs et des critiques d’art, le responsable des jeux d’esprit est habillé à la mode comme un vrai dandy embarrassé, demandant de faire partie d’une entreprise sérieuse : le journal quotidien.

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Fig. 4a et 4b : caricature d’un écrivain de jeux d’esprit dans la série « Journalistes ». Le Journal Amusant, 25 avril 1891. Source : Retronews BNF

C’est à la fin du XIXe siècle que les jeux d’esprit se sont propagé des publications littéraires et illustrées aux journaux quotidiens, à partir desquels sont apparus plusieurs recueils en volume qui attestent de la popularité de cette rubrique et de l’intérêt des lecteurs-joueurs : La clé des jeux d’esprit (1887), Les jeux d’esprit en famille (1888), Mille jeux d’esprit (1893), La théorie et la pratique des jeux d’esprit (1895) et Quinze cents jeux d’esprit (1897)9. En résumé, on peut dire que, à la suite de la migration, les jeux d’esprit sont devenus extrêmement diversifiés et particulièrement typographiques avec, notamment deux jeux qui ont émergé : les métagrammes et les problèmes de construction.

Les métagrammes fonctionnent à partir de la « transposition de lettres », c’est-à-dire du remplacement d’une des lettres d’un mot pour former de nouveaux mots10. À leur tour, longs et figurativement complexes, les problèmes de construction, qui ont forcé l’imagination des imprimeurs et des lecteurs, ont été définis comme suit : « Il s’agit de grouper un certain nombre de mots dont la disposition d’ensemble rappelle la forme d’une figure géométrique ou la silhouette d’un objet quelconque » et encore « ces mots doivent se lire en deux sens différents »11.

Contrairement au jugement méprisant sur les métagrammes — « les plus faciles de tous les jeux » — et sur les problèmes de construction (Fig. 5), prônant leur abandon12, notre hypothèse principale est que l’imaginaire typographique est bouleversé par la popularité de ces jeux d’esprit qui ont imposé aux esprits lettrés une manière de lire autrement le journal. Il est devenu nécessaire de construire et de déconstruire des mots, autrement dit, de lire avec les mains, comme s’ils étaient les typographes qui doivent faire le montage de la page. Les lecteurs-joueurs avaient besoin de manipuler caractères, syllabes, sons, formes et composition soit pour ceux qui élaborent les problèmes, soit pour ceux qui cherchent à les déchiffrer, appelés respectivement « les Sphinx » et « les Œdipes ». Ce bouleversement dans les gestes de lecture a permis de développer une nouvelle sensibilité esthétique, et donc, une nouvelle poétique prenant la typographie et la composition sur la page comme matière. S’il est vrai que la lecture précède l’écriture, l’énergie iconoclaste qui nourrit les ruptures esthétiques d’avant-garde au début du XXe siècle pourrait avoir une origine, au moins partielle, dans les pratiques d’un lecteur-joueur que, pour faire référence aux dispositifs de la presse, nous l’appelons lecteur-typographe.

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Fig. 5 : page du livre La théorie et la pratique des jeux d’esprit avec les exemples des problèmes de construction. Source : BNF.

Les jeux d’esprit vus de loin

En faisant écho ici au "distant reading" de Moretti13, nous explorons la base de données de la BNF Gallica en utilisant le logiciel de lexicométrie Gallicagram en vue de quantifier les publications des jeux d’esprit ainsi que leur diversification dans les archives numérisées de la presse française entre 1870 et 191414. Notre premier graphique démontre la croissance de fréquence des expressions « jeux d’esprit » et « devinettes », celles-ci étant les plus emblématiques et les plus précises pour identifier la publication des jeux. En observant une période large (1800-1920), on peut visualiser l’augmentation significative de la courbe à partir des années 1870 avec un pic dans les années 1890, en montrant son expansion de la presse littéraire et satirique à la presse quotidienne (Fig. 6) :

Fig6

Fig. 6 : fréquence des expressions "Jeux d'esprits"

Pour composer une constellation sémantique plus précise, afin d’amplifier la recherche tout en évitant un risque de détournement de sens majeur, on a ajouté des syntagmes identifiés avec les noms les plus fréquents des jeux — énigme, logogriphe, charade, anagramme, métagramme, mots en losange, mots en triangle, mots en carré et mots en croix — combinés à la proximité entre les termes souvent utilisés comme titres — « récréation », « passe-temps », « casse-tête » et « problèmes ». Le résultat démontre une présence significative des termes dans un quart des documents épluchés. De plus, la courbe se présente de façon dispersée, non seulement à cause de l’approche de la coupure temporelle, mais aussi parce qu’elle précise une certaine irrégularité et diffusion des publications entre les périodiques. Il faut également noter que cette recherche comprend les articles historiques, les règles et les concours des jeux d’esprit qui constituent une part importante de leur circulation imprimée (Fig. 7).

Fig7

Fig. 7 : fréquence des expressions "énigme, logogriphe, charade, anagramme, métagramme, mots en losange, mots en triangle, mots en carré et mots en croix"

D’une part, la popularisation des jeux d’esprit a entraîné une certaine réduction de la complexité en remplaçant l’imagination poétique alambiquée nécessaire pour deviner des discours obscurs d’énigmes par des gestes de lecture et d’écriture plus mécaniques, et des figures de style ont été remplacées par des figures géométriques et des silhouettes. Le jeu est par exemple formé de mots que ne different les uns des autres que par une seule lettre : BOIRE, COIRE, DOIRE, FOIRE, LOIRE, MOIRE, NOIRE, POIRE, VOIRE. Parfois le changement de lettres donne un son tout à fait autre: PLAIRE, PLATRE — SOLDE, SONDE, SOUDE. Il y a aussi des métagrammes homonymique : MORD, MORE, MORS, MORT.  L’ascension d’une variation de l’anagramme, le métagramme, en est un autre bon exemple. Ce jeu pratiquement inexistant dans la presse avant la fin du XIXe siècle a été décrit comme « la coquille des typographes ». S’il est difficile de trouver une méthode pour résoudre une énigme dont la figuration dépend du détachement d’un long enchevêtrement de nœuds délibérément mis en place pour égarer et confondre, de leur côté, les métagrammes et leurs variations (métasyllabe, métagramme double, chaîne de métagrammes) permettaient l’adoption de « méthodes », comme la substitution systématique de lettres et la consultation d’ouvrages de référence comme les dictionnaires et les encyclopédies. Il est également notable que durant notre période, ce « nouveau » jeu rivalise et dépasse les anagrammes, sa forme originale et plus ancienne (Fig. 8a et 8b). Pour chacun des mots, une phrase énigmatique devrait être dévoilée avant d’être montée dans la forme annoncée. Les formes les plus populaires sont simples et géométriques : mots en losangemots en triangle, mots en carré et mots en croix. Cependant, les formes pourraient même devenir des énigmes par leur complexité comme dans l’exemple étoile double à étoile blanche

Fig8a

Fig8b

Fig. 8a et 8b : anagrammes (bleu) et métagrammes (rouge) 

D’autre part, à l’inverse de la simplification suggérée par le métagramme, la presse a stimulé la récupération des jeux poétiques anciens comme les bouts rimés, devinettes populaires, proverbes, calembours, etc., et a également fait apparaitre de nombreux jeux hybrides : énigme-sonnet, charade-logogriphe, devinette-problème, problèmes pointés, rébus typographique, etc. Dans ce processus de diversification pendant la période concernée, en faveur de notre hypothèse, il est important de souligner l’apparition d’une nouvelle catégorie de jeux d’esprit appelés « problèmes de construction », lorsque l’ensemble de mots entrelacés compose des formes géométriques et silhouettes figuratives. Nouvelles variations des carrés magiques, dont les résultats composaient les mots en silhouettes et en figures géométriques ainsi que leur fusion ou leur superposition, ont proliféré sous le titre « mot en ». Les formes les plus populaires proposées aux « constructeurs » dans l’ordre décroissant ont été les mots en losange, mots en triangle, mots en croix, mots en carré, mots en étoile, mots en parallélogramme, mots en hélice, mots en hexagone, mots en octogone, mots en lampe, mots en éventail et mots en trapèze. Les variations des problèmes de construction et des métagrammes présentent des courbes de croissance et de décroissance similaires (Fig. 9).

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Fig. 9

Associés à « jeux d’esprit » pour rendre la recherche plus restreinte, l’ensemble des métagrammes et jeux de construction surpassent les formes les plus anciennes considérées individuellement : énigmes, charades et logogriphes. Si les mots croisés peuvent être considérés comme des évolutions plus abstraites des problèmes de construction15, donc, dans notre dernier graphique, en comparant sur une plage temporelle plus longue — 1870-1950 —, le déclin d’une forme plus ancienne peut être visualisé à la fois comme une modification évolutive ou comme la continuité d’une vague de jeux d’esprit qui deviendraient de plus en plus pertinents dans la presse tout au long du XXe siècle (Fig. 10).

 

Fig10

Fig. 10

Quelques exemples d’un passé contemporain

Le supplément littéraire hebdomadaire de La Lanterne : journal politique quotidien (1877-1928) a publié un concours semestriel entre janvier et juin de 1888 avec trente « Problèmes et jeux d’esprit » inédits (Fig. 11). Publiés par trois, chacun des problèmes était signé par un collaborateur différent et, comme d’habitude, plusieurs sous des pseudonymes. La signature d’une fantaisie cryptographique envoyée mal écrite — « Par (nom illisible) » — révèle que les collaborateurs quelques fois sont des lecteurs anonymes, inconnus de l’éditeur. Ce long concours a été publié en quatre différentes étapes : premièrement les règles et les prix, suivis des questions et problèmes, puis d’une demi-page d’efforts typographiques avec des solutions et, finalement, les listes détaillées des concurrents et des gagnants. La période de six mois de cette publication indique les difficultés à élaborer des jeux inédits face au rythme de publication quotidienne; il est donc nécessaire de les localiser dans des suppléments, des colonnes hebdomadaires, mensuelles ou encore moins fréquentes. De toute façon, il est intéressant de noter que la faible fréquence contribue à ce que le lecteur remarque une situation non quotidienne et une temporalité insulaire dans la lecture des jeux. Nous pouvons également spéculer que la forme indéfinie et variée de la composition des mots croisés était le résultat d’une pression du rythme médiatique par les jeux quotidiens.

Fig11

Fig. 11 : Problèmes et jeux d'esprit de La Lanterne

Dans la presse illustrée littéraire, les jeux d’esprit rivalisaient parfois avec de nombreuses illustrations et caricatures, comme dans Le Pêle-Mêle : journal humoristique hebdomadaire (1895-1930), où les récompenses pour les concours des jeux d’esprit variaient entre « une bourse en argent contenant une pièce de 20 francs » et un pompeux « diplôme » plein d’autodérision (Fig. 12). En outre, il est intéressant de noter dans cet exemple que « pêle-mêle » correspond à la fois au nom du périodique en autopromotion, ainsi qu’à une expression courante qui peut nommer les collages qui composent les pages imprimées en général. De même, nous avons quelques casse-têtes qui sont intitulés « pêle-mêle », mais qui diffèrent du problème de construction. De cette façon, dans une proposition ambiguë et spéculative, quotidien et journal, forme et substance sont mises en jeu pour les lecteurs.

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Fig. 12a et 12b : « Devinettes Mots en Pêle-mêle ». Problèmes et solutions. Le Pêle-Mêle, Journal Humoristique Hebdomadaire, 7 avril 1896 et 25 juillet 1896. Source : Retronews BNF.

On a également vu apparaitre des publications périodiques spécialisées dans les jeux, qui cherchaient autant à instruire leurs lecteurs à la résolution de problèmes qu’à en élaborer de nouveaux, comme les bimensuels Les tablettes du chercheur : journal des jeux d’esprit et des combinaisons (1890-1905), et Les plaisirs du Foyer (1890-1891). Dans les pages du dernier, à cause de l’immense diversification des jeux d’esprit et la variété de formes des problèmes de construction, on a trouvé un Répertoire des jeux d’esprit avec 66 exemples et un Dictionnaire des types de solutions à figures géométriques compliquées, les deux publications étant complémentaires aux « Règles du Jeu du Sphinx » (Fig. 13). Avec ces traités en main, les lecteurs pouvaient acquérir le jeu composé de « deux cent vingt blocs alphabétiques en bois » et « le jeu collé à l’intérieur d’une boîte en carton ». En manipulant les blocs alphabétiques, il était possible disposer les lettres sur le diagramme pour essayer différentes compositions jusqu’à ce que le problème soit résolu, ainsi que de composer des ensembles de mots sous des formes diverses pour élaborer de nouveaux problèmes de construction : « Grâce à nos blocs alphabétiques en bois jaune, on peut se distraire en société, soit à construire des mosaïques de mots en figures géométriques, suivant les modèles […] soit à créer du nouveau, ce qui est préférable à tous les points de vue. ».16

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Fig13b

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Fig. 13a, 13b et 13c : Dictionnaire des types de solutions à figures géométriques compliquées et Jeu du Sphinx. Les plaisirs du Foyer, 1890. Source : BNF.

Aujourd’hui, dans la presse, au-delà des populaires mots croisés et sudokus, on trouve des jeux d’esprit numériques comme la grille de 9 lettres « Mots trouvés » dans Le Monde et le pangramme de 7 lettres « Spelling Bee » dans le New York Times17, ce dernier ayant inspiré un admirateur-programmeur à développer « Wordle » — jeu en ligne qui a rapidement conquis des milliers de joueurs et entraîné des adaptations en diverses langues comme « Le mot » en français. Si, d’une part, ces jeux utilisent une base de données pour nourrir leurs variations et corrections, d’autre part, tout en maintenant une ambiguïté positive, ils ralentissent le flux numérique, en limitant le joueur à une partie par jour, ce qui vous garantit également une plus grande longévité dans la promotion des publications, comme si on revenait à la périodicité quotidienne de la presse traditionnelle18 (Fig. 14).

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Fig. 14 : Le jeu d’esprit quotidien aux médias numériques. Le Mot est une adaptation en français du jeu en ligne Wordle, créé par un admirateur américain du pangram spelling bee publié par le New York Times. Source : https://wordle.louan.me/

L’altérité historique des jeux d’esprit ainsi que sa capacité à produire une réflexion linguistique et médiatique peuvent être utiles pour comprendre les moyens numériques de notre temps qui, en dépit de la tradition moderne, semblent parfois se présenter comme un nuage énigmatique et mystique. La pratique et la résolution des jeux d’esprit peuvent être utiles pour trouver de nouvelles formes artistiques et poétiques, mais aussi pour que le lecteur comprenne les réticules complexes et superposés qui se présentent quotidiennement sur ses écrans, dans la boîte noire de la cybernétique et l’omniprésence de la cryptographie. On terminera avec une citation d’un dialogue imaginé entre « Le Sphinx et Le Passant », publié peu après le déchiffrement des hiéroglyphes :

LE PASSANT. — Triple animal, monstre à voix humaine, aigle, femme et lion, que nous veux-tu; et que viens-tu faire au siècle où nous sommes? Le temps des hiéroglyphes est passé.

LE SPHINX. — Tu n’y entends rien, mon cher. Autour de toi, tout est hiéroglyphe. […]19

Notes

1 Marcel Bernasconi, Histoire des énigmes, Vendôme : Presses Universitaires de France, 1964, p. 12.

2 Marcel Bernasconi, op. cit., p. 41ss.

3 Pour une convaincante tentative d’observer l’énigme comme représentative de la médiation entre la culture latine et la culture orale dans l’âge moyen voir Paul Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975.

4 Pour un effort intéressant à répertorier les formes discursives qui présentent par leur excentricité des difficultés à être incluses dans le domaine du littéraire, consulter Daniel Sangsue, Le récit excentrique, Paris, José Corti, 1987.

5 Alfred Canel, Recherches sur les jeux d’esprit. Les Singularités et les bizarreries littéraires principalement en France, Évreux, A. Hérissey, 1867, p. 6.

6  La citation a été reprise à plusieurs reprises dans la presse du huitième et a été publiée à l’origine dans les notes de traduction de J. Dusaulx, Satires de Juvénal, Paris, C.L.F. Panckoucke, 1839, v. 2, p. 220.

7 Georges Vigarello, Du jeu ancien au show sportif. La naissance d’un mythe. Paris, Seuil, 2002, p. 60.

8 Nous reprenons le concept de jeu proposé par Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Paris, Gallimard, 1951. Pour une critique du point de vue de l’histoire de l’art, voir Ernst Gombrich, Huizinga’s Homo ludens, BMGN — Low Countries Historical Review, 88(2), pp. 275–296. DOI : http://doi.org/10.18352/bmgn-lchr.1769, 1973.

9 Colibri, La clé des jeux d’esprit, Paris : P. Dubreuil, 1887; J. Avocat, Les jeux d’esprit en famille, Nouveau recueil. Cannes : 1888; C. Joliet, Mille jeux d’esprit, Paris : 1893; C. Chaplot, La théorie et la pratique des jeux d’esprit, Paris, Mendel : 1895; Quinze-cents jeux d’esprit. Ouvrage précédé d’une introduction et d’instructions sur la manière de résoudre les problèmes, Paris, Maison Didot, 1897.

10 Les métagrammes sont définis comme « Les jeux dans lesquels un mot de base à deviner donne, par substitution d’une lettre à une autre, un ou plusieurs nouveaux mots qui doivent aussi être devinés sans aucune addition ni suppression de lettres », Marcel Berasconi, op. cit. p. 42.

11 C. Chaplot, la théorie et la pratique des jeux d’esprit, Paris, Mendel, 1895.

12 « Il n’y a pas lieu d’imposer au lecteur l’ennui de l’entretenir davantage de ce genre de jeux d’invention relativement récente puisqu’ils ne remontent guère au milieu du XIXe siècle; ils ont été rapidement abandonnés; leur histoire est donc brève et leurs fastes des plus modestes », Marcel Bernasconi, op. cit., p. 96.

13  Franco Moretti, Distant Reading, London, New York, Verso, 2013.

14 Benjamin Azoulay et Benoit Courson, Gallicagram : Un Outil de Lexicométrie pour La Recherche, SocArXiv, 8 Déc. 2021, Web. Tous les graphismes ont été produits par l’auteur dans Gallicagram (https://shiny.ens-paris-saclay.fr/app/gallicagram) à partir des données de la presse française disponibles dans la Bibliothèque Nationale de France.

15 Pour une intéressante contextualisation et analyse de la trajectoire des mots croisés dans un périodique précis voir Paul Aron, Les mots croisés de Détective, ou l’Œdipe sans complexe. Criminocorpus [En ligne], Détective, histoire, imaginaire, médiapoétique d’un hebdomadaire de fait divers (1928-1940). URL : http://journals.openedition.org/criminocorpus/4933, Communications, mis en ligne le 18 décembre 2018.

16 Henri Issanchou, Vade-mecum de l’Œdipe et du Sphinx, Les plaisirs du foyer et « Le Sphinx » réunis, Paris, 1890.

17 Voir https://www.nytimes.com/puzzles/spelling-bee

18 Pour en apprendre davantage sur les jeux de mots et la presse, l’auteur vous invite à consulter les références bibliographiques suivantes : J. Micoud, Traité élémentaire des jeux d’esprit. Charades, anagrammes, logogriphes, Paris, Aurillac, 1845; Félix Mouttet, Le livre des jeux d’esprit. Énigmes, charades, logogriphes, Paris, CH Ploche Libraire-Éditeur, 1852; X. Leroy. Le monde des jeux, Paris : E. Dentu, 1893; Paul Guirand, Les jeux des mots, Vendôme : Presses Universitaires de France, 1976; Georges Perec, Les mots croisés, précédés de considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser les mots, Paris, POL, 1999 [Mazarine, 1979]; Vincent Clavurier, Les mots cachés de la psychanalyse, Essaim, vol. no 16, no 1, 2006, p. 191–194; Alain Vaillant, Dominique Kalifa, Marie-Ève Thérenty, et D.; Régnier, P. (dir.) La civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011; Ted Underwood. Distant horizons. Digital evidence and literacy change, Chicago, London, The University of Chicago Press, 2019.

19 Fragment de « Le Sphinx et Le Passant » publié dans Le Sphinx, journal littéraire, des spectacles, des mœurs, des arts, des sciences et des modes, Paris, 27 juin 1823.

Pour citer ce document

Bruno Guimarães Martins, « Les jeux d'esprit dans la presse: Poétique et lecture typographique (1870-1914) », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2024, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/les-jeux-desprit-dans-la-presse-poetique-et-lecture-typographique-1870-1914