Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique

Les ordres de lecture du journal : reconstitution, modélisations et limites

Table des matières

YOAN VÉRILHAC

Cette réflexion de bilan trouve sa racine dans un paradoxe qui a fait toute la richesse et l’intérêt des années de l’ANR Numapresse (2017-2023). Ce paradoxe est le suivant : une équipe de chercheurs et chercheuses, marquée au sceau du matérialisme historique, emmenée par la théoricienne de la poétique du support, Marie-Ève Thérenty, a essayé de renouveler la connaissance du journal à partir de la conversion de la matière des imprimés en « jeux de données » numériques, reclassées et réordonnées dans des bases, par des outils classification générique, d’exploration massive par mots-clés ou expressions. La numérisation, par nature, abolissant la donnée matérielle du support d’origine1, restaure la possibilité de méthodes d’interprétation dissociant la production du sens des contextes et des contraintes qui la rendent possible, en contradiction évidente avec les préceptes fondateurs qui fédèrent les équipes de recherche autour de Médias 19 et de Numapresse, que ces citations de Roger Chartier, Emmanuel Souchier et Marie-Ève Thérenty, rappellent sommairement :

Contre la représentation, élaborée par la littérature elle-même et reprise par la plus quantitative des histoires du livre, selon laquelle le texte existe en lui-même, séparé de toute matérialité, on doit rappeler qu’il n’est pas de texte hors le support qui le donne à lire (ou à entendre), hors la circonstance dans laquelle il est lu (ou entendu). Les auteurs n’écrivent pas des livres : non, ils écrivent des textes qui deviennent des objets écrits — manuscrits, gravés, imprimés et, aujourd’hui informatisés — maniés diversement par des lecteurs de chair et d’os, dont les façons de lire varient selon les temps, les lieux et les milieux2. (Roger Chartier)

La première attitude d’un tel lecteur consiste à prendre en compte l’ensemble des données constitutives de l’objet qu’il entend lire. En d’autres termes, de ne pas se laisser aveugler par l’apparente « transparence » du texte afin d’être attentif à son objectalité. Il convient donc de considérer le texte à travers sa matérialité (couverture, format, papier…), sa mise en page, sa typographie ou son illustration, ses marques éditoriales variées (auteur, titre ou éditeur), sans parler des marques légales et marchandes (ISBN, prix ou copyright…), bref à travers tous ces éléments observables qui, non contents d’accompagner le texte, le font exister. Ces marques visuelles qui permettent de décrire l’ouvrage ont été mises en œuvre par les acteurs de l’édition. Élaborées par des générations de praticiens dont le métier consistait à « donner à lire », elles sont la trace historique de pratiques, règles et coutumes3. (Emmanuël Souchier)

Au moment où le champ de l’édition électronique se développe de plus en plus, où nous lisons les auteurs du passé directement sur Gallica et ceux du futur sur des blogues ou dans des revues électroniques, il est difficile de faire l’économie d’une réflexion sur le substrat matériel de toute production littéraire. Une réflexion poétique sur la matérialité des supports — à la lumière des acquis de l’histoire culturelle — et sur l’imaginaire qu’ils induisent permettra sans doute d’arriver à une histoire nuancée des transformations de la littérature sous l’impact des progrès de l’information et de la communication : c’est à la fois éclairer sous un nouveau jour la littérature du 19e siècle et également peut-être mieux comprendre la littérature de demain4. (Marie-Ève Thérenty)

Bien entendu, cette abstraction des textes et des images du flux de la périodicité autant que de la matérialité du journal a été systématiquement compensée par des efforts de recontextualisation historique, l’exploration automatisée imposant, toujours, la réintégration des occurrences ou des classifications dans l’environnement du numéro ou des ensembles étudiés. Et ce va-et-vient a produit des résultats indiscutablement féconds, tant pour mettre au jour des corpus peu étudiés jusqu’ici, des rubriques et des circulations intertextuelles, des phénomènes de masse que seul le distant reading rend possible. Voire il y a eu une fertilité inattendue à cette exploitation d’un outil « formaliste » par des historiens, puisque la numérisation a parfois attiré notre attention sur les dimensions les plus matérielles du support, et sur des aspects que l’organisation matérielle même du journal a vocation à minorer ou occulter. C’est sur ce point que je voudrais insister, en centrant la réflexion sur la question des ordres de lecture du journal, question a priori hors des cadres de la recherche initiale, que le fonctionnement de l’outil numérique a, à plusieurs reprises, invité dans les réflexions.

Utilité de la déhiérarchisation des données

De fait, la déhiérarchisation des données à laquelle procède spontanément l’intelligence artificielle est utile en ce qu’elle reconfigure notre image du journal. Lorsqu’on fait une lecture « normale » et cursive, cette image est forgée par nos préjugés, par nos habitudes de sélection et par les injonctions du support à cet égard. L’ordinateur ne rebute à lire aucune matière, les repère toutes avec une égale pertinence (comme occurrences du moins, tant qu’on ne lui impose pas un filtre générique, par exemple) et prend acte de leur juxtaposition et de leur proximité de façon froide et particulièrement stimulante. On a là une automatisation radicale de l’effort que nous tentons souvent de faire, en historiens : prêter attention à tout ce qui fait le discours et l’esthétique du journal, pour une histoire globale de la culture médiatique, et non seulement une histoire de ses parties les plus saillantes ou déjà isolées et canonisées par l’historiographie.

C’est dans cet état d’esprit que nous avons, avec Matthieu Letourneux, essayé de renouveler l’approche des magazines de bandes dessinées. Ces corpus sont généralement appréhendés depuis l’histoire de l’art et la sociologie de la culture : leur dimension médiatique et leurs parts proprement journalistiques sont phagocytées par les pages consacrées à la bande dessinée. En ce sens, le magazine de bande dessinée est avant tout un support éditorial dont le rédactionnel ne présente pas un intérêt propre où, au minimum, n’est que marginalement envisagé dans sa relation à la publication des planches de bandes dessinées. Par l’exploration systématique des magazines comme magazines, il s’est ainsi agi de décentrer ces objets de leur rôle dans l’histoire de l’art de la bande dessinée, afin de mettre en lumière leurs fonctionnements médiatiques et leur rôle culturel. Cependant, en complément de cette attention aux parties « secondaires » des journaux, il s’avère nécessaire de s’interroger sur les procédés instaurant, incontestablement, les bandes dessinées au cœur du dispositif et de l’intérêt de ces magazines5.

De même, en travaillant, avec Amélie Chabrier, sur les signatures des hebdomadaires politiques et littéraires de l’entre-deux-guerres (Gringoire, Marianne, Candide, Je suis partout), nous avons été frappés de voir quelles stratégies le journal met en œuvre pour mettre en avant de grands noms et imposer une certaine identité générique, relativement contradictoire avec la réalité concrète des signatures, prises toutes ensemble et froidement, comme un jeu de données à plat. Dans Marianne, Candide, Gringoire, Vendredi, Je suis partout, le repérage et le pistage des signatures mettent en évidence des trajectoires de lecture privilégiant les noms liés aux domaines littéraire et politique, au détriment, par exemple, des dessinateurs, des rubricards ou des auteurs de variétés qui, pourtant, contribuent activement à la vitesse de croisière du journal. Amélie Chabrier a montré que Je suis partout a transformé son identité de genre en reconfigurant son parcours de lecture initial, celui d’une revue de presse cumulative et anonyme, autour de trajectoires de signatures-vedettes qui invitaient à manipuler le journal, à le feuilleter à partir de l’attractivité de certains noms-phares6. Enfin, l’outil du « signomètre », conçu par Pierre-Carl Langlais pour repérer et extraire automatiquement les signatures des journaux, attire notre attention, sans préjugés de valeurs, sur l’omniprésence aussi bien des « grandes plumes » de tel ou tel titre que des rubricards auxquels on prête peu attention ou, encore, noms d’agence de presse ou de photographie7.

Ainsi l’exploration du journal par sa numérisation interroge, d’une autre manière que le feuilletage des imprimés, la dimension sensorielle de l’expérience médiatique. Dans cette perspective, la question n’est plus : quels genres de discours ou quels discours récurrents tient le journal, mais comment le journal s’organise-t-il, en tant qu’expérience sensorielle complexe, et dans quelle mesure pouvons-nous en rendre compte ? Les recherches en humanités numériques avancent sur cette question, et développent des outils abordant la page comme surface visible, par opposition au textocentrisme traditionnel de la lecture automatisée8. Certaines dimensions de cette expérience peuvent aussi être documentées par des témoignages d’époque : le plaisir ou le déplaisir liés à la qualité du papier, à son odeur d’encre fraîche, le format et sa commodité de manipulation, la relation systémique de l’objet-journal au monde des objets en général (meubles, lieux, outils de transport, de lecture, de rangement, etc.), par exemple. Enfin, on peut tenter de comprendre comment le journal s’organise comme terrain de circulation pour l’œil, espace organisant un ordre de circulation. Mosaïque, coulée de texte, dispositif polyphonique, recueil ou labyrinthe, dans tous les cas, le journal est expérience visuelle de trajectoire et de sélection. Dans quelle mesure peut-on décrire et modéliser les ordres dans lesquels le journal encode sa lecture ?

Syntaxe générale du support

Dans quel ordre se lit le journal, donc ? Une première évidence doit être indiquée : les habitudes du lecteur font l’ordre de lecture. Untel commence son journal par la rubrique des sports, tel autre son roman par le dénouement, tel autre enfin lit avant tout les remerciements dans les manuscrits de thèse… Cependant, à propos de ces usages individuels, deux remarques s’imposent : 1. Quelque chose, inévitablement, nous invite, dans les supports, à fabriquer de telles habitudes, et il vaut la peine de considérer les conditions qu’ils créent pour favoriser tel ou tel usage ; 2. Ces usages sont l’objet de la sociologie des publics, pas celui de la poétique historique de la presse, dont les méthodes peuvent, en revanche, à titre programmatique, dégager un modèle d’analyse syntaxique du support journal.

C’est la proposition, par exemple, faite par Sarah Beaumann, Valentine Flork, Valentin Labbé, Cassandre Mendez, étudiant.e.s de l’université de Nîmes9, à partir d’observations sur l’ordre de lecture qu’encodent des supports très variables : journaux, livres, certes, mais aussi affiches, brochures, notices techniques, paquets de tabac, gourdes de compotes pour enfants, micros-histoires de la SNCF, boites de céréales, programmes de théâtre, fiches-recettes de cuisine… Une fois posée l’évidente distinction entre lecture linéaire (je lis du début à la fin) et lecture sélective (je lis les éléments dans un ordre non linéaire), leur typologie essaie de rendre compte des manières d’organiser une surface en trois dimensions, en plusieurs « pages » ou surfaces d’impression.

Fig1

Fig. 1 : proposition de typologie des ordres de lecture, Sarah Beaumann, Valentine Flork, Valentin Labbé, Cassandre Mendez, université de Nîmes (2021)

La présence du journal dans toutes les cases de cette syntaxe générale signale la plasticité du support, et il faut insister sur cette caractéristique singulière dans le monde des imprimés : l’affiche, l’emballage, la fiche technique, le livre, la brochure publicitaire, le manifeste ou le tract, le catalogue de ventes par correspondance ou la notice de médicaments s’organisent autour d’une syntaxe dominante et, éventuellement, d’ordres de lecture secondaires, mais seul le journal (dans l’acception élargie au magazine) exploite sans cesse toutes les manières d’organiser en recueil cohérent des blocs de textes et d’images. Les éléments qui organisent les trajectoires de lecture à la surface du journal sont de trois ordres : 1. les éléments proprement matériels (pli, page unique/double page, pages paires/impaires, alignement des marges, colonnes, traits, marqueurs de séparation divers, qualités de papiers différentes — par exemple les publicités cartonnées qui obligent le magazine à s’ouvrir au milieu) ; 2. Les indications textuelles explicitant l’ordre de lecture (sommaire, numéros de pages, renvois internes, etc.) ; 3. Les éléments organisant implicitement l’ordre et facilitant la lecture de « scan » (titres, polices, casses, lettrines, etc.).

À ce modèle syntaxique rendant compte de l’articulation des éléments d’un support, donc des trajectoires de lecture, apparait nécessaire l’adjonction d’une typologie d’ordre pragmatique, distinguant l’organisation des supports suivant les relations qu’ils visent à instaurer avec les lecteur·ice·s et leur environnement. De fait, une des particularités du journal est sa relation fondamentale au réel immédiat, et son hyper complexité syntaxique, en tant que support, tient à ce qu’il entend se déployer sur tous les fronts de la communication. Le journal recueille une série d’énoncés qui parlent de l’actualité et représentent le monde du lecteur, certes, mais plus encore, il se rend capable d’instaurer une relation active et embrayée avec le réel à tous les échelons imaginables de cette relation. Ainsi que le montre le tableau 2, le journal est à nouveau classable dans toutes les cases : en tant que recueil polyphonique et polygénérique, en tant qu’objet du quotidien, lié à toutes les dimensions du quotidien, il est apte à fédérer toutes les dimensions de la communication imprimée.

Tableau présentant les typologies en relation avec des applications pragmatiques.

Fig. 2 : Essai de typologie des relations pragmatiques

Le journal comme coulée de texte

Ces modèles synchroniques rendent cependant compte d’un journal idéal ou, au moins, d’un journal plutôt récent, ayant pris conscience de ses immenses potentialités communicationnelles. En effet, au 19e siècle, le journal repose sur un modèle d’organisation linéaire et vertical et ne fait pas de sa surface un terrain de jeu ni de va-et-vient. C’est ce qui permet à Alain Vaillant dans la Civilisation du journal de rédiger un article sur la « Mise en page » du journal, et non sur la syntaxe générale du support « journal » puisque les deux échelons (page et support) se confondent dans une logique de « coulée » textuelle glissant d’une colonne à l’autre, sur la page, et au fil des pages :

La page de journal (ou la double page, lorsque le journal est ouvert et tenu à deux mains par le lecteur, comme le représentent tant de tableaux) est en effet, non seulement par la quantité de signes qu’elle offre au regard, mais par ses dimensions mêmes, un immense espace, concurrençant l’espace de la vie réelle, dans lequel le lecteur est littéralement invité à se plonger. De ce point de vue, le journal inverse le processus de lecture […] alors que l’œil d’un lecteur expérimenté circule sans peine, du fait des mouvements inconscients de sa pupille, d’un bout à l’autre d’une page de livre, il est littéralement submergé par l’étendue du journal, il doit entrer dans le journal comme dans un espace virtuel10.

Cet espace virtuel fonctionne tout de même, en termes d’ordre matériel de la lecture, sur deux dimensions de façon très précoce. En une, se lancent deux flux, l’un verticalement, de colonne en colonne sur les pages qui se tournent, suivant une syntaxe linéaire ; l’autre, au rez-de-chaussée, imposant une seconde trajectoire de lecture interpaginale (quand le feuilleton excède une seule page). La complexité visuelle des pages d’annonces, très précoce, annonce les reconfigurations de la syntaxe du support journal après la Belle-Époque, mais pour lors, cette complexité visuelle se joue seulement à l’échelle de la page et ne contamine pas l’ensemble du support.

Quatre exemples de Une de journaux et leur sens de lecture schématisé par des flèches.

Fig. 3 : ordres de lecture du journal au 19e siècle : Le Journal des débats, 15 janvier 1845.

Au 19e siècle, le journal est une surface uniforme et immense qu’on déplie, et la difficulté de la lecture, en tant qu’expérience physique, tient moins à une organisation sophistiquée des matières qu’à la taille des journaux. C’est un grand sujet de blague dans la petite presse, d’ailleurs, lorsque les principaux quotidiens passent au « grand format » autour de 1845.

Une du journal L'Époque.

Fig. 4 : Le Tintamarre, janvier 1845

Et ce cliché de la manipulation difficile d’un support facile à parcourir perdure jusqu’à la Première Guerre mondiale. Buster Keaton en livre une version hilarante dans The High Signs : le journal excède tant les dimensions du monde des objets et de la manipulation humaine, que la lecture se transforme en contorsion burlesque et s’achève dans une chute ridicule. Mais, le plus étonnant dans cette scène est que la lecture soit une réussite, et que cette réussite ne soit pas hasardeuse. De fait, Keaton lit sans lire, mais trouve ce qu’il « cherche » en suivant le pliage, les indices typographiques et la segmentation de la page. Il démontre ainsi que le journal intègre des mécanismes de compensation de ses défauts, et que lui, lecteur habitué, peut « scanner » les pages, même en tombant, même recouvert par les pages du journal, et sélectionner l’information qui le concerne. Il suit bien un certain ordre, au sein de cette anarchie apparente qui tient à la dimension et à la mollesse du support. Ici, cette lecture de « scan » est une lecture inaugurale et fonctionnelle : il s’agit d’une chasse de l’œil sélectionnant des indices menant à des blocs de « pertinence optimale11 », indépendamment même de leur contenu.

Quatre images extraites du sketch de Keaton. L'homme lit un journal surdimensionné, tombe dans les pages mais trouve l'annonce cherchée.

Fig. 5 : The High Signs, Buster Keaton, 1921

Le tournant de l’après-guerre

Comme le notait déjà Alain Vaillant, la Belle-Époque est une phase transitoire acclimatant progressivement la mise en page du journal à la culture du sensationnel : d’un côté la multiplication des titres, de l’autre un bouleversement progressif de la grammaire visuelle du journal autour « d’effets intempestifs12 ». Du point de vue de l’ordre de lecture, la modification la plus nette a lieu après la Première Guerre mondiale. La sophistication de l’ordre de lecture intervient aussi bien au niveau de la page que du support (entre les pages). Au fil des années 1920-1930, la une de la plupart des grands quotidiens se transforme en seuil de séduction visuelle et en gare d’aiguillage invitant à suivre divers chemins de lecture. Sur le modèle du magazine, le journal se présente comme un objet ayant un intérieur et un extérieur, et des séries d’indices balisent les trajectoires possibles dans ce qui ressemble de plus en plus à un labyrinthe : la une du Figaro passe de 0 aiguillage (mais un sommaire) en 1904 à 10 aiguillages en 1954 ; la une de L’Humanité de 0 en 1905 à 3 en 1930 puis 9 en 1951 (Fig. 6)…

Trois Une de journal L'Humanité avec le nombre d'aiguillage par numéroTrois Une de journal avec le nombre d'aiguillages par numéro

Fig. 6 : différents cas d'aiguillages à travers la presse, entre 1905 et 1951

Le relevé systématique des aiguillages, leur forme, leur direction (quelles pages sont désignées), les thèmes/contenus concernés, est bien entendu une tâche hautement fastidieuse que le secours des humanités numériques doit pouvoir simplifier, et il n’est pas exclu que ces repérages permettent de dégager des modèles syntaxiques et patterns éditoriaux, des « trajectoires de lecture » standardisées, qui nous échappent pour l’instant. On peut aussi être attentif au rôle des signatures, qui organisent un parcours de lecture d’ordre plutôt thématique et axiologique.

Lire, voir

Dans les indications d’ordre de lecture, deux formules ne disent pas tout à fait la même chose : la rhétorique du sommaire (« en deuxième page », « la suite en troisième page », les flèches de Libération) ; la rhétorique injonctive des infinitifs (« lire », « voir »). Le registre du « voir », qui concurrence celui du « lire », ne signifie pas seulement que les images se multiplient pour organiser la lecture de la une et de l’ensemble, mais que le paradigme du « voir », comme mode de lecture, informe la syntaxe du journal. Le journal se conçoit comme un support de lecture au 19siècle : « on lit13 » est l’amorce des revues de presse, et « lire » ou « à lire » est la formule dominante, et, au fil des décennies au 20e siècle, la surface du journal s’appréhende de plus en plus comme un lieu d’expérience visuelle, éventuellement inaugurale à une action de lecture, mais aussi, peut-être bien, se suffisant à elle-même comme expérience visuelle.

Depuis les travaux d’Horace Gallup14, l’évidence s’impose : les gens ne lisent pas les articles, moins encore tout le journal, ils scannent les pages, ils s’arrêtent ici ou là, et généralement ils oublient ce qu’ils ont lu, voire s’ils l’ont lu… Pour autant, l’analyse a tendance à se déployer contre cette donnée, soit pour prescrire des techniques d’optimisation de l’efficacité du journal (perspective de Gallup) ; soit pour décrire, a posteriori, les techniques des rédacteurs comme autant de savoir-faire empiriques visant à optimiser la pertinence des contenus pour les lecteurs, par exemple dans l’art de la titraille (perspective de Dor). Tout se passe alors comme si le lecteur et la lectrice qui flottent à la surface du journal en scannant les titres, et en circulant mollement entre les blocs de textes et d’images, ne lisaient pas correctement, comme si cette lecture superficielle était un dysfonctionnement à rectifier, pour augmenter l’efficacité de l’information ou de la publicité.

On peut aussi partir de l’idée que le journal n’est pas nécessairement fait pour être lu avec intérêt ni mémorisé avec précision, mais qu’il vise à fournir une expérience visuelle, esthétique, de flottement cognitif rendu plaisant par la manipulation matérielle d’un objet stimulant une forme d’intérêt qui ne se décrit pas en termes de mémorisation et d’acquisition de savoirs. Dans de nombreux cas, le régime superficiel et visuel de lecture (le feuilletage, par exemple) n’est pas préparatoire ou inaugural à une « vraie » lecture, de même que le bavardage préparerait la conversation profonde et n’aurait pas son intérêt propre ni sa durée singulière. On rejoint ici, d’une autre manière, les réflexions lumineuses d’Emmanuël Souchier touchant la poétique de l’infra-ordinaire qu’il est nécessaire de développer pour rendre compte des aspects, si profondément naturalisés qu’ils en sont oubliés, dans la communication15.

Mais la difficulté est très grande de forger des outils pour rendre compte de ces dimensions « infra-ordinaires » de la communication médiatique, dans la mesure où l’arrêt analytique et le processus herméneutique, appliqués au flux ténu et discret de l’infra-ordinaire, lestent les phénomènes de signification et de sérieux, infailliblement. En effet, il ne suffit pas de se décider à être toujours en alerte, à regarder dans les recoins des journaux les éléments qu’il ne met pas en valeur et à être sans cesse attentif à la forme visuelle (et non lisible) que la surface imprimée constitue, il faut en outre préserver la singularité même des éléments étudiés par la poétique de l’infra-ordinaire, qui, par nature, ne relèvent pas des mêmes opérations mentales de décodage que celles qui regardent la poétique ordinaire. C’est à la fois la richesse et la limite des analyses qui se sont penchées sur ces phénomènes naturalisés, et sur lesquels Souchier s’appuie, de Perec à Barthes en passant par Benjamin, Brecht ou Simmel : l’œil humain, qui choisit de ne plus être dupe de son propre oubli des structures naturalisées de la communication, se met automatiquement à distance critique des messages et les enserre dans le système de valeurs et de culture qui s’applique à tous les autres niveaux de la communication. C’est, en quelque sorte, faire remonter l’infra-ordinaire au niveau de l’ordinaire, et lui faire perdre, dans le même mouvement interprétatif, ses caractéristiques propres, qui le font fonctionner en deçà de la signification, au niveau du sensoriel. Or, l’indifférence de l’ordinateur aux hiérarchies qui se créent, par les habitudes collectives, entre niveau ordinaire et infra-ordinaire peut être précieuse : pour l’intelligence artificielle (à moins qu’on ne l’invite à voir autrement les choses), tout est ordinaire. Ainsi, ce qui paraît un défaut « historique » (puisque l’ordinateur ne possède pas les codes culturels qui guident l’ordre de lecture et les hiérarchies entre les blocs de textes ou les images) peut s’avérer un avantage en termes de reconstitution des trajectoires et impressions visuelles qui sont en deçà de la lecture et participent, malgré tout, du plaisir général de l’expérience du journal comme « image ».  

Posons les choses en termes d’intérêt, pour conclure16. La question de l’intérêt est au centre des études pionnières sur la lecture du journal : depuis Horace Gallup, dont la méthode Iowa prétend repérer ce qui intéresse les lecteurs du journal, à l’interprétation des titres de presse comme résumés et attractions optimisant la circulation et la consommation des articles. Dans ces analyses sociologiques, cognitivistes, sémiotiques ou pragmatiques, l’intérêt est communément défini comme un mouvement de « stop » attentionnel inaugurant un « plus » (plus de lecture, plus de mémorisation, plus de persuasion, plus de connaissance, plus de divertissement). L’intérêt désigne une fixation de l’attention produite par une série concentrique de phénomènes : attraction de la page, attraction du titre, de l’image, de la composition, du texte, enfin. Mais un autre régime d’intérêt tient aussi au plaisir même de la manipulation du support et à sa contemplation brumeuse. On peut alors considérer que le divertissement se fonde sur un flottement plaisant et continu de l’attention. Comment se fabrique cet intérêt-là ? peut-on en rendre compte à partir des outils de la poétique du support ? quel secours attendre, à ce point de vue esthétique « mou » du secours des outils numériques ? Il ne s’agit évidemment pas de dire qu’un mode de lecture plus qu’un autre primerait, mais de défendre l’idée que la prérogative de l’histoire littéraire de la presse est aussi (sinon avant tout) de tenter de rendre compte d’un mode de lecture caractérisé par son évanescence et sa légèreté.

Notes

1 Il s’agit plutôt d’une transposition dans un autre cadre matériel qu’une « dématérialisation », à vrai dire, ainsi que l’indique Andrew Piper, dans le sillage de Ryan Cordell et Matthew Krischenbaum : ‘‘digitized page images should not be seen as universal and disembod- ied––available to everyone everywhere––but instead as physical items that can accrue histories of usage, circulation, and manipulation. The page image is a thing that does things". Andrew Piper, “Deleafing: The History and Future of Losing Print,” Gramma, Special Issue on “The History and Future of the Nineteenth-Century Book,” edited by Maria Schoina and Andrew Stauffer, Vol. 21 (2013).

2 Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Histoire de la lecture dans le monde occidental, Points, 2001.

3 Emmanuel Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, 1998/2.

4 Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme 2009/1 (n° 143), pages 109 à 115.

5 Le colloque « Le magazine de bandes dessinées : perspectives médiatiques et culturelles », organisé par Matthieu Letourneux et Yoan Vérilhac, a eu lieu les 24 et 25 mars 2022 dans le cadre de l’ANR Numapresse à Sorbonne-Université, et sera publié dans la revue Comicalités en 2024.

6 Amélie Chabrier et Yoan Vérilhac, « Signature, généricité et auctorialité dans les hebdomadaires politiques et littéraires », atelier Numapresse « Hebdomadaires des années 1930 », organisé par Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, les 13 et 14 juin 2019, [en ligne] https://www.youtube.com/watch?v=20Tq65_Jtk0

7 Le « signomètre 1840-1870 » créé par Pierre-Carl Langlais est accessible en ligne sur le site de Numapresse, à l’adresse suivante : https://analytics.huma-num.fr/Pierre-Carl.Langlais/signometre/

8 Piper, Andrew, Welmont, Chad, Cheriet, Mohamed, ‘‘The Page image: towards a visual history of digital documents’’, Book history, vol. 23, 2020, p. 365-397.

9 Cette réflexion a été conduite, avec la promotion 2020-2021, dans le cadre de l’atelier de recherche « Convergence » de la licence de Lettres modernes appliquées de l’université de Nîmes.

10 Alain Vaillant, « La mise en page du journal », La Civilisation du journal, Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant dir., Nouveau Monde Éditions, 2011, p. 867.

11 Voir Daniel Dor, « On newspaper headlines as relevance optimizers », Journal of Pragmatics, n° 35, 2003, p. 695–721.

12 Alain Vaillant, ouvr. cit., 2011, p. 876.

13 Voir à ce sujet Yoan Vérilhac, « On lit (ce) qu’on lit : voix du lecteur professionnel dans la rubrique de revue des journaux au 19e siècle », dans Les Voix du lecteur dans la presse française au 19e siècle, Élina Absyalmova et Valérie Stiénon, Limoges, PULIM, 2018.

14 Horace Gallup, An objective method for determining reader interest in the content of a newspaper, mémoire de thèse, State University of Iowa, 1928, disponible en ligne: https://doi.org/10.17077/etd.wvf7mzkt

15 Emmanuël Souchier, « La mémoire de l’oubli : éloge de l’aliénation Pour une poétique de “l’infra-ordinaire”, Communication & langages, n° 172, 2012/2, (N° 172), pages 3 à 19, [en ligne] https://www.cairn.info/revue-communication-et-langages1-2012-2-page-3.htm.

16 On peut aussi choisir de poser les choses en termes d’économie de « l’attention ». Voir par exemple Jonathan Crary, Suspensions of perception. Attention, spectacle and modern culture, Massachussets Insitute of Technology Press, 199 ; ou, pour une synthèse, Yves Citton dir., L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte, coll. Sciences humaines, 2014.

Pour citer ce document

Yoan Vérilhac, « Les ordres de lecture du journal : reconstitution, modélisations et limites », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2024, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/les-ordres-de-lecture-du-journal-reconstitution-modelisations-et-limites