Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique

Les outils de recherche plein-texte et l’analyse textuelle automatisée pour explorer la vie littéraire et culturelle des années 1950 au Québec

Table des matières

OLIVIER LAPOINTE et CHANTAL SAVOIE

Depuis le premier tome de la série de huit ouvrages, paru en 1992, le projet La vie littéraire au Québec vise la constitution d’une grande histoire littéraire du Québec, de 1764 au seuil des années 1960. L’entreprise se démarque des autres synthèses en ce qu’elle ne cherche pas à consacrer des œuvres et des réputations, mais plutôt à prendre en compte l’ensemble du champ et de l’activité littéraires, en s’intéressant aux processus de production, de circulation, de diffusion et de réception de la littérature. S’appliquant toujours à restituer cette « vie » en la saisissant du point de vue de l’époque, in vivo et in situ (Robert, 2012), les deux dernières tranches historiques du projet (1934-1947 et 1948-1962) nous ont confrontés à un volume de textes et d’interactions inédits, qui a nécessité un imposant virage numérique.

Fig1

Page couverture du tome VII de La vie littéraire au Québec

Ce virage numérique, amorcé en 2018, nous a permis de nous doter d’une plateforme et d’outils de recherche conçus sur mesure et adaptés aux besoins spécifiques de notre cadre de recherche (voir notamment Desbiens et Savoie, 2018). Depuis, les possibilités exponentielles des plateformes numériques de recherche et la constante évolution de leur capacité (puissance, précision, maniabilité et fiabilité des résultats, etc.) ont facilité certaines opérations et suscité beaucoup d’espoirs. Il reste qu’elles ont également posé au moins autant de défis qu’elles n’ont apporté de solutions toutes faites. Nous y avons vu l’occasion d’un exercice d’introspection nous invitant à approfondir l’arrimage entre nos objets, nos méthodes et le numérique. Cette réflexivité est devenue, au fil du temps, un axe à part entière de notre programme de recherche.

C’est dans ce contexte, au confluent d’interrogations sur le potentiel des outils et des expérimentations concrètes découlant de cas puisés à notre travail de terrain sur les années 1950, que s’inscrit notre contribution à ce dossier sur les Presses anciennes et modernes à l’ère du numérique. Après une description générale de notre infrastructure et la présentation des nouvelles fonctionnalités qui ont fait l’objet de nos expérimentations, nous convoquerons deux cas, chacun issu des enjeux propres à un déploiement inédit de la vie littéraire au Québec durant les années 1950, et reposant chacun sur un défi survenu lors de nos fouilles de données. Les deux cas ont en commun de contribuer à nous permettre de sonder les limites de notre stratégie documentaire, mais aussi d’en démontrer le potentiel. Le premier cas s’attache à circonscrire l’impact et le rayonnement de la très docte Académie canadienne-française dans les médias. Ensuite, à l’autre bout du spectre de la légitimité, nous suivrons la piste de l’une des modalités par lesquelles se renouvelle le pacte culturel avec le grand public en nous intéressant aux concours de « miss », qui nous servent d’exemple pour mieux cerner la façon dont les groupes sociaux dominés font usage et donnent sens à la culture médiatique.

Présentation de l’outil et de sa conception

La plateforme numérique qui constitue notre principal outil de travail intègre deux composantes principales, soit une application web de recherche plein-texte, le « Répertoire des périodiques québécois », qui permet d’interroger de façon très serrée un corpus de 278 000 livraisons numérisées issues de 220 périodiques québécois créés entre 1870 et 2016. Les numérisations de périodiques regroupées au sein de cet imposant corpus sont issues de plusieurs sources. On y trouve les corpus de revues culturelles hébergées par Érudit1, une centaine de périodiques issus des collections numériques de Bibliothèques et archives nationales du Québec (ou BAnQ numérique), plusieurs revues culturelles numérisées manuellement de même que quelques périodiques récupérés à la pièce, en ligne, dont l’ensemble des revues publiées par la CSN, la Centrale syndicale nationale, de même que la Revue de l’Université d’Ottawa, récupérée du site web Archive.org.

À cette interface de recherche plein-texte, somme toute assez traditionnelle, bien qu’elle intègre des fonctionnalités relativement avancées, dont la recherche par proximité paramétrable et la recherche par filtre textuel, nous avons adjoint il y a quelque temps une librairie logicielle Python d’analyse textuelle automatisée ou semi-automatisée. Pour mettre en place ces deux outils, nous nous sommes appuyés sur une infrastructure de recherche numérique existante, soit la Base de données consolidées en histoire culturelle du Québec (ou BCHCQ), infrastructure de recherche numérique principale du CRILCQ qui regroupe au sein d’une base de données MariaDB, accessible via une API et plusieurs applications web taillées sur mesure, les données d’une trentaine de projets de recherche terminés ou en cours. À cette infrastructure déjà en place nous avons ajouté, pour les besoins du projet, plusieurs instances d’ElasticSearch, un outil d’indexation et de recherche de données basé sur SOLR, au sein desquelles a été intégré le contenu textuel des livraisons de périodiques appartenant à notre corpus.

Graphique représentant la structure du répertoire des périodiques. L'API donne accès au logiciel d'indexation, à la SGBD, à l'application WEB, données textuelles et fichiers PDFS, et à la libraire d'analyse textuelle. La librairie permet d'exporter en XLSX et JSON.

Fig. 1 : Structure du Répertoire des périodiques du Québec

Capture d'écran de la page des résultats après une recherche des termes "Philippe Panneton" entre 1930 et 1959.

Fig. 2 : Capture d’écran de la page des résultats du Répertoire des périodiques du Québec

L’outil de recherche plein-texte mis en place dans un premier temps — et dont on voit à la figure 2 une partie de l’interface — est présentement utilisé à plein régime par de multiples groupes de recherche dont la Vie littéraire au Québec et un projet cousin, la Vie musicale au Québec. Malgré ses qualités, l’outil reste, malgré tout, limité. Il est impossible, par exemple, d’obtenir la fréquence d’utilisation des termes au sein de notre corpus. Puisque certaines périodes sont mieux couvertes que d’autres, l’augmentation ou la diminution du nombre d’occurrences n’est pas toujours signifiante. C’est pour pallier ce problème que nous avons créé au cours des derniers mois une librairie logicielle d’analyse textuelle automatisée et semi-automatisée qui permet de :

  • Communiquer avec l’API de la BCHCQ pour récupérer le contenu textuel de l’ensemble des livraisons de périodiques concernés par une requête;
  • Repérer (et donc de compter) toutes les occurrences des termes ciblés au sein du texte de ces livraisons;
  • Découper des fenêtres textuelles plus ou moins larges autour des termes ciblés, ce qui permet de mettre au jour les cooccurrences de termes ou de lemmes;
  • Analyser ces cooccurrences, grâce aux librairies de traitement automatique des langues Spacy et Textacy, de les lemmatiser, de les classer en fonction de leur nature et de les ordonner selon leur popularité au sein du corpus.
  • Et enfin, exporter les données produites au format JSON ou dans des tableurs Excel multionglets.

C’est ainsi dans la perspective de démontrer l’intérêt de cet outil que nous présenterons certaines de ses fonctionnalités et donnerons un aperçu de la façon dont leur utilisation peut stimuler les recherches sur la vie littéraire et culturelle.

Premier exemple : l’Académie canadienne-française

L’Académie canadienne-française est un regroupement académique fondé à Montréal le 9 décembre 1944 par l’essayiste Victor Barbeau et 15 autres hommes et femmes de lettres canadiens-français, dont Lionel Groulx, Alain Grandbois et Rina Lasnier. Relativement bien accueillie par l’intelligentsia de l’époque, la fondation de l’ACF a quand même suscité un nombre important de critiques. Ainsi, pour le romancier et chroniqueur Pierre Gélinas, auteur d’une dizaine de textes conspuant le nouveau regroupement, la fondation de l’ACF doit être interprétée comme une « mascarade », une « coopérative d’achat du livre canadien-français. […] Quand on ne vend pas ses livres autrement, [explique-t-il dans une chronique parue dans le Jour], c’est un sûr moyen de les écouler2 ». L’infrastructure mise en place nous a permis d’explorer à peu de frais et sous un angle inédit l’accueil médiatique relativement froid réservé à cet organisme.

Graphique représentant l'évolution de la présence des termes "Académie canadienne-française" entre 1946 et 1988. Des pics sont observables en 1948, 1952, 1956, 1962, 1972, 1976, 1980 et 1986.

Fig. 3 : Évolution de la fréquence d’apparition des termes « Académie canadienne-française » dans la presse québécoise entre 1946 et 1989

On voit ainsi sur la figure 3 l’évolution de la fréquence d’apparition du syntagme « Académie canadienne-française » de 1946 à 1989 au sein de notre corpus. Les sursauts qu’on aperçoit sur ce graphe correspondent à des événements ou à des moments clés de l’histoire de l’Académie. Ainsi, on voit facilement apparaître, en 1955, l’augmentation de la couverture médiatique de l’Académie consécutive au lancement du premier numéro de la revue des Cahiers de l’Académie canadienne-française. En 1962, c’est l’élection de Jean-Louis Gagnon, controversée même au sein de l’ACF, qui a fait couler beaucoup d’encre. Enfin, au début des années 80, on assiste à un regain d’intérêt de la presse pour cet organisme qui a mis en place toute une série de colloques organisés conjointement avec la Société des écrivains canadiens.

Il est aussi possible, grâce à l’infrastructure mise en place, d’interroger conjointement la fortune médiatique de plusieurs termes. On voit ici assez facilement sur la figure 4 le peu d’impact médiatique de l’Académie canadienne-française, du moins, si on le compare à celui de sa cousine, l’Académie française.

Graphique représentant les occurences des termes "Académie française", "Académie canadienne-française" et "Société royale du Canada" entre 1946 et 1988. Les trois termes connaissent un décroissement régulier.

Fig. 4 : Fréquence d’apparition des noms de trois regroupements académiques (1945-1989)

Tableau comparatif entre les termes cooccurents avec "Académie françaiser" et "Académie canadienne-française", accompagnés du nombre d'occurences par thème.

Fig. 5 : Listes des termes les plus cooccurrents

Afin de mieux saisir le contraste entre l’inscription médiatique de l’Académie canadienne-française et celle de son aînée en se rapprochant des textes, il est possible d’adopter un point de vue non plus macro, pas non plus tout à fait micro, mais un point de vue qu’on pourrait qualifier de méso.

La fonctionnalité de calcul des cooccurrences intégrée à la librairie Python développée permet en effet d’explorer rapidement et de façon surplombante les contextes discursifs immédiats au sein desquels s’inscrivent les occurrences des termes recherchés. Comme on peut le voir assez facilement à la lecture du tableau présenté à la figure 5, les termes les plus fréquemment associés à « Académie française » concernent généralement les activités de celle-ci : « prix », « couronne », « séance », « réception », « décembre », « publie », « tenue », etc. Alors que pour l’Académie canadienne-française, c’est plutôt la mise en scène médiatique des individus qui domine : « membre », « roger », « robert rumilly », « barbeau », « historien », « président », etc. On voit évidemment apparaître « Membre » dans la liste des termes les plus cooccurrents avec « Académie française », mais il faut noter que la fréquence est loin d’être la même. Ce type d’occurrence est, en effet, quatre fois plus courant dans le corpus concernant le regroupement ciblé. En fait, si on retourne aux textes eux-mêmes, on constate que la majorité des occurrences du syntagme « Académie canadienne-française » sont de l’ordre de l’étiquette, c’est-à-dire qu’on ajoute — comme on le voit aux figures 6, 7 et 8 — au nom de tel ou tel individu, « membre de l’Académie canadienne-française » ou tout simplement « de l’Académie canadienne-française », ce qui semble confirmer l’impression de Roger Duhamel, exprimée dans une chronique parue dans La Patrie en novembre 1956 et selon laquelle « pour beaucoup de gens, l’Académie canadienne-française n’est qu’un nom dépourvu de toute signification ».

Couverture blanche de "L'autonomie provinciale" de Robert Rumilly, deuxième édition. Sous le titre se trouve l'inscription "La première édition de cet ouvrage remarquable s'est épuisée en un mois!"

Fig. 6 : Publicité pour la deuxième édition de l’Autonomie provinciale de Robert Rumilly, parue dans La Nouvelle Relève, septembre 1948, p. 384.

"La main dans la main: bientôt tout le monde/ Boira notre recueillement./ Marchons sans bruit: qu'elle est féconde/ La paix qui rit comme un ferment!/ La main dans la main: voici le rivage/ D'Eternité qui nous reçoit!/ Entrons sans bruit: notre arrivage/ Aborde aux pieds de saint François.

Fig 7 : Extrait d’un poème de Roger Brien, publié dans La Patrie, 25 novembre 1951, p. 31

L'Action Nationale. Directeur: Andre Laurendeau. Revue mensuelle, d'un esprit social vigoureux, attentif aux valeurs universelles. Revue dynamique, ouverte aux questions actuelles et aux problèmes du pays. "De même que le pin utilise, unifie les forces de la nature (celles de l'eau, de la pierre, de la terre et de l'air), ainsi l'Action Nationale est ce nécessaire élément d'ordre, d'harmonie et de puissance nationales." Rina Lasnier, de l'Académie canadienne-française. ABONNEZ-VOUS DES AUJOURD'HUI!

Fig. 8 : Publicité pour la revue l’Action nationale, publié dans Le Devoir, le 30 mai 1950, p. 3.

Reste que, on le voit à la figure 9 (plus bas), et c’est un autre intérêt de l’outil que de pouvoir faire apparaître rapidement ce type de phénomène, l’utilisation de cette étiquette « de l’Académie canadienne-française » n’est pas uniforme. Pour certains, comme pour Barbeau, Rumilly, Brien ou Lasnier, c’est beaucoup plus fréquent que pour d’autres. On pourrait facilement interpréter l’emploi fréquent du syntagme « de l’Académie canadienne-française » comme un marqueur de « capital symbolico-médiatique » inversé. On imagine mal, en effet, Alain Grandbois, ou son éditeur, croire qu’il pourrait lui être bénéfique de s’associer aussi explicitement à cet organisme, alors que cela nous semble être tout à fait dans l’ordre des choses pour quelqu’un comme Roger Brien ou Robert Rumilly. À l’inverse, il aurait été surprenant qu’un journaliste écrivant sur Grandbois choisisse de souligner son appartenance à l’ACF plutôt que de rappeler, par exemple, qu’il est l’auteur du recueil de poésie unanimement célébré dès sa parution en 1944, les Îles de la nuit.

Tableau. Dans la colonne de gauche, les noms des membres, dans la colonne de droite, le rang du terme "academie" ans la liste des cooccurrences les plus fréquentes. Les rang vont de 8 à 1550.

Fig. 9 : Fréquence de la cooccurrence du terme « académie » et des noms des membres fondateurs de l’Académie canadienne-française (1950-1959)

Deuxième exemple : galas et concours

Dans un tout autre registre culturel, du côté des pratiques de grande consommation cette fois, rappelons d’abord d’entrée de jeu que faire l’histoire des pratiques culturelles non dominantes ne va jamais de soi. D’une part, les archives permettant de documenter l’histoire de ces pratiques sont souvent incomplètes et il faut les reconstituer à partir de traces ténues ou de documents ayant été conservés pour d’autres fins. D’autre part, la culture de grande consommation étant d’abord caractérisée par sa popularité et le fait que l’engouement qu’elle suscite semble aller de soi, elle ne donne que rarement prise sur la logique qui prévaut à son accueil par le grand public ou sur la pertinence qui leste cette popularité. Ceux et celles qui y adhèrent laissent peu de traces, ne s’encombrent pas de se justifier ni de motiver leurs goûts, proposent rarement des argumentaires3. En somme, ces pratiques se « contentent » de trouver leur pertinence dans les usages, les communautés, l’action/participation culturelle, et elles génèrent de ce fait moins de discours permettant de les cerner. C’est notamment sur ce plan que l’étude des pratiques populaires recèle un défi particulier du point de vue des fouilles de données et des outils d’analyse assistée, et c’est de ce point de vue que nous l’abordons ici. Dans le contexte de la série La vie littéraire au Québec, nous avons été de longue date confrontés au fait que la culture populaire avait été beaucoup moins étudiée que les autres registres culturels et son inclusion à notre grande synthèse a nécessité, surtout à partir du tome VI (1919-1933), beaucoup de recherches de première main pour en rendre compte. L’avènement du numérique nous avait d’abord semblé une occasion de concilier nos interrogations sur la place des pratiques plus populaires dans la vie littéraire au Québec, sur les stratégies de recherche à mettre en œuvre pour les reconstituer, en les reconsidérant sous l’angle des possibilités propres au numérique. Les premières fouilles réalisées dans cette perspective ont généré toutes sortes de résultats, mais n’ont pas permis, dans un premier temps, d’extraire rapidement un matériau neuf, utile et dont l’interprétation s’impose.

Résolus à accroître notre efficacité sur ce terrain, nous avons revu notre façon d’aborder les fouilles numériques pour ce registre culturel. Notre premier recadrage a consisté à aborder la culture de grande consommation du point de vue de ses usages et comme pratique culturelle locale, en nous inspirant notamment de la réflexion que propose Jérôme Meizoz (2021) lorsqu’il s’intéresse aux « mondes vernaculaires », par exemple4. Ses propositions de « décrire les ressources qu’il désigne à travers des exemples » (p. 33), de même que l’approche par les récits (p. 33) et l’attention aux « savoirs d’usage (dits aussi “savoirs locaux” ou “expérientiels”) » qui se définissent par « la connaissance qu’a un individu ou un collectif de son environnement immédiat et quotidien » (p. 37) nous ont invités à des recadrages prometteurs. Ces recadrages impliquent cependant une connaissance préalable de la vie culturelle locale dans les années 1950, notamment pour ce qui concerne les occasions de participation et les interactions avec les destinataires5.

Pour quiconque s’est adonné à une lecture un tant soit peu attentive des magazines culturels et de la presse en général et de la presse tabloïd en particulier dans les années 1950, les nombreux galas et les concours visant à couronner des « Miss » de tous ordres sont incontournables. Bien que ces concours trouvent leur origine bien avant l’avènement des médias audiovisuels, leur regain de popularité dans les années 1950, dans la foulée de la création de Miss Univers notamment, est soutenu par une caisse de résonance médiatique inédite. Conséquemment, ces concours gagnent en impact auprès de nouveaux publics, ils suscitent de nouvelles attentes et de nouvelles pratiques culturelles. En marge des concours de beauté, réels ou déguisés, mais toujours un peu dans leur orbite, nous avons vu dans la prolifération de ces concours une occasion de saisir, à même un corpus de presse très large, une dynamique que peu d’autres outils et peu d’autres sources permettaient de travailler. Pour étudier ces concours, nous les avons abordés à l’envers : non pas par le haut de la pyramide que constitue l’élection de la « jeune reine » des concours les plus prestigieux, mais bien par la base, celles des aspirantes. Une de nos hypothèses de travail est que ce sont les gestes posés à l’entrée de ces concours qui nous offrent le meilleur potentiel du point de vue de l’interprétation des motivations des aspirantes, ainsi que du point de vue de la diversité des profils identitaires de celles qui forment ces cohortes de participantes. Cette base incarne un point à la fois de jonction et de transition entre la sphère privée de la vie des jeunes filles et la sphère publique des événements et des discours que génèrent ces concours. Sur ce plan, les renseignements moissonnés dans les journaux révèlent bel et bien, directement et indirectement, une partie des aspirations culturelles et personnelles des jeunes filles des années 1950 et leur participation à la vie culturelle et médiatique locale. C’est du moins ainsi que nous avons posé les bases de notre expérience de fouilles numériques permettant de documenter les pratiques culturelles de grande consommation.

Brève présentation des données

Quelques graphiques donnent une idée des différentes étapes de nos fouilles de données autour des galas et des concours de « Miss » dans la vie culturelle des années 1950 au Québec. D’abord deux tableaux assez classiques qui rendent compte de la fluctuation des occurrences, d’abord pour le terme « gala » puis pour le terme « miss ».

Graphique représentant les occurences du terme "gala" entre 1939 et 1959. Le terme est en croissance constante, avec trois pics de popularité en 1945, 1954 et 1959.

Fig. 10 : Occurrences du terme « gala » dans Radiomonde (1939-1959)

Graphique à deux courbes. La courbe rouge représente Radiomonde, le terme "miss" apparaît en 1938 et les occurences croissent de façon exponentielle depuis. La ligne bleue représente Petit Journal, une courbe faible qui commence en 1930e et qui montre un pic d'occurences en 1931 puis en 1950.

Fig. 11 : Occurrences du terme « miss » dans Le Petit Journal et Radiomonde (1930-1959)​

Les deux requêtes suggèrent bel et bien que la décennie 1950 constitue un temps fort de la présence de ces mots dans les journaux. Et pour ce qui concerne le syntagme « miss » en particulier, on observe que la fin des années 1950 s’avère un moment important, moment qui coïncide non pas avec la naissance de la télévision, mais bien plutôt avec le moment où son impact est devenu incontournable.

Le deuxième élément à considérer serait ensuite la liste des différents usages des termes, d’abord pour établir une cartographie des concours, mais également pour cerner différents types de discours qu’on tient à leur propos. On pourrait passer en revue toutes les occurrences manuellement et en arriver à présenter des graphiques et à dresser la liste des différents types de Miss. L’opération serait assurément utile, mais aussi fastidieuse et chronophage compte tenu de la quantité de données. En effet, pour utile qu’elle soit, cette quantité de données nous mettrait sur la piste d’une dispersion, d’une liste, soit une représentation des données qui contribue à mettre en valeur les différences d’un élément à l’autre d’une série.

C’est la raison pour laquelle nous sommes en quête d’outils qui nous permettraient d’utiliser les ressources numériques pour procéder à un certain nombre d’opérations de tri d’une part, et pour nous aider à relancer des requêtes plus précises à partir de ces premiers tris. Ce n’est qu’ensuite que nous pourrons mieux appréhender cette masse de données plus finement, mais aussi comme ensemble, comme une série qui possède une cohérence, qui nécessite un cadre interprétatif afin de nous lancer sur la piste de son intelligibilité.

Ainsi, au-delà de l’inventaire des concours, c’est sur le travail à partir des cooccurrences et des bigrammes que nous avons fait porter notre attention. En effet, les occurrences et les bigrammes nous mettent sur la piste des catégories de concours et c’est sur ce plan qu’ils peuvent contribuer à relancer la recherche sur des enjeux plus spécifiques. En premier lieu, et de manière générale, les données sur les occurrences, bigrammes et bigrammes lemmatisés montrent des liens forts entre les « miss » et l’univers médiatique. Parmi cet ensemble d’occurrences se dessinent deux catégories : celle des « miss » évoluant sur la scène internationale (principalement américaine), associées aux concours de Miss univers et au cinéma entre autres. Et celle des « miss » évoluant dans l’espace culturel local, principalement associées à la radio et à la télévision. C’est ce déplacement des concours vers l’économie culturelle locale, mieux à même de favoriser la « participation » du public, qui nous semble offrir un potentiel pour l’étude de la réception par le grand public et les usages de la culture. Plus précisément, c’est la tension entre l’hégémonie culturelle américaine globale et les réactions locales qui me semblent permettre de documenter autrement et plus finement les rapports des publics à la culture. Par exemple, alors qu’on réduit le plus souvent l’intérêt pour la culture américaine dans la foulée de la Deuxième Guerre mondiale à une question d’influence, qui relègue la culture locale au statut d’imitation et à l’état de passivité, les « réponses » locales sont aussi parfois assez créatives, voire empreintes d’ironie. Ainsi, aux concours Miss Univers, on répondra en lançant des concours on ne peut plus locaux, par quartiers montréalais (Miss Rosemont, Miss Villeray). Ce sont ces gestes de participation, alignés sur un imaginaire hollywoodien, mais ancrés dans un espace et dans une temporalité qu’on gagne à documenter.

Article sur l'élection de Miss Rosemont.

Fig. 12 6 : Des « Miss » par quartier

Annonce pour un "fan-club", informe que le pianiste Pierre Noles a épousé Miss Villeray '58.

Fig. 13 7: Des « Miss » par quartier

Toujours à partir des occurrences et des bigrammes, et toujours dans la perspective de nous en servir non pas comme des résultats, mais comme des indicateurs dont la fonction est de relancer des requêtes plus étoffées, nous avons ensuite procédé en nous intéressant à l’inverse de la logique de l’inventaire. Nous nous sommes demandé ce qu’avaient en commun toutes ces miss. De quoi, en somme, l’étiquette « miss » était-elle la trace? L’hypothèse à laquelle nous travaillons s’adosse en partie sur le travail d’analyse réalisé pour comprendre la logique de l’usage des pseudonymes par les femmes de lettres canadiennes-françaises au tournant du XXe siècle8. Les deux cas, les femmes de lettres du tournant du XXe siècle et les Miss du mitan du XXe, ont en commun d’être des révélateurs d’une identité médiatique commune que les femmes tendent à se construire, une étiquette qui leur sert à exister dans le monde médiatique. Conçu de cette façon, le titre de « miss » deviendrait ainsi en quelque sorte un pivot entre le privé et le public, le local et le global, l’individuel et le collectif (l’effet de génération parait avoir une importance substantielle).

Tableau Excel indiquant pour chaque périodique: la date de publication, son numéro, son numéro de livraison, la page correspondante du PDF, un extrait et le lien vers la livraison.

Fig. 14 : Des « Miss » en contexte​

Pour mieux travailler ces oppositions, nous avons tiré profit d’une fonction de présentation des résultats qui permet de balayer une série de courts extraits (une dizaine de mots) entourant les occurrences de « miss » dans les différents périodiques. Le tout est présenté dans une liste Excel, mais offre la possibilité de basculer d’un seul clic dans la page du périodique qui contient l’extrait. Cette lecture « moyenne », à mi-chemin entre le close et le distant reading9, permet un niveau de tri, très intuitif dans un premier temps, puis un préclassement en différents sous-ensembles. Cette présentation des données accélère singulièrement le traitement des masses de données, tout en conservant simultanément la liste elle-même (qui rappelle la diversité des types d’occurrences et constitue une sorte d’intermédiaire entre l’occurrence elle-même et l’ensemble du discours social).

Conclusion

En conclusion, nous souhaitons d’abord rappeler que, malgré son intérêt évident, cette infrastructure comporte des limites qui imposent la prudence. Il faut en effet faire preuve d’une grande circonspection avant de pouvoir affirmer une chose en nous basant sur les données extraites à l’aide de cet outil, ne serait-ce que parce que la qualité de l’océrisation est extrêmement variable d’un périodique à l’autre et d’une époque à l’autre, ce qui induit en soi des biais importants. Il faut voir cette infrastructure comme un outil d’exploration, qui permet de mettre au jour des phénomènes difficiles à repérer autrement, d’identifier des points d’entrée, d’apercevoir des chemins de traverse au sein de cette immense masse de données, tout en gardant à l’esprit le caractère lacunaire, imparfait des résultats. Nous avons pour notre part résolu de profiter du foisonnement et de la facilité à faire des requêtes multiples et complémentaires pour mieux les mettre au service de certaines invisibilités. Après tout, un des angles morts des recherches par entités nommées et qu’il n’est possible de bien chercher que ce que l’on sait déjà un peu, biais qui contribue fortement à la reproduction ou à la validation de savoirs déjà acquis.

Toujours est-il que, comme on l’a vu lors de l’analyse comparée de la fréquence d’apparition du syntagme « Académie canadienne-française » avec les noms des membres fondateurs de ce regroupement, les outils d’analyse textuelle automatisée et semi-automatisée développés dans le cadre de ce projet parallèlement à notre outil de recherche plein-texte nous permettent effectivement de faire émerger à peu de frais des phénomènes discursifs particulièrement intéressants. Encore faut-il, cela dit, savoir interpréter ces résultats en s’appuyant pour ce faire sur notre connaissance de l’espace socioculturel au sein duquel s’inscrivent les phénomènes repérés.

Quant aux requêtes liées à la culture de grande consommation, les cas de recherches avec les syntagmes « miss » et « gala » ont contribué à faire émerger des données qui permettaient de relancer des recherches liées à deux catégories spécifiques d’entités nommées, celle des lieux de la culture et du personnel culturel. En regard des lieux, un des éléments que nous ne cherchions pas et qui insistait à se manifester était lié aux lieux de diffusions. C’est principalement la visibilité de lieux qui servent occasionnellement à accueillir la culture, et plus particulièrement les espaces pouvant accueillir plusieurs milliers de spectateurs, qui ont bénéficié de nos expérimentations. Ces lieux dont la vocation n’est pas exclusivement culturelle, mais qui, lorsqu’ils présentent des spectacles ou événements sont toujours un indice d’une popularité hors du commun, méritent ainsi une attention du point de vue de l’histoire culturelle. Les arénas, palestres, stades ou autres lieux sportifs notamment sont à considérer, tout particulièrement pour faire l’histoire culturelle de Montréal durant les années 1950. Ils rejoignent soit d’autres publics soit des publics diversifiés, et sont parfois situés dans d’autres zones des grandes villes que les quartiers centraux et les grandes artères commerciales et culturelles.

La seconde grande catégorie de facteurs qui parait bénéficier de la lecture méso, des scintillements qu’elle permet d’apercevoir et qui permettent d’affiner nos requêtes, concerne le personnel culturel. Nous avons encore souvent, malgré nos efforts d’inclusion, une vision assez spécialisée et parfois relativement limitée des différents rôles et métiers culturels médiatiques de certaines époques, même pour celles qui ne sont pas si éloignées de nous. Pour les années 1950, nos requêtes ont permis de voir l’impact de certains agents intermédiaires du milieu culturel qui sont souvent laissés dans l’ombre (comme les disc-jockeys). Également, nos requêtes ont permis de récolter certains des fragments d’information sur les publics de la culture, comme ces moments de la vie des jeunes filles impliquées de différentes manières dans la vie culturelle des années 1950. Les mini-biographies des différentes « miss » que publient les journaux offrent à cet égard un potentiel prometteur qui devrait permettre d’ajouter un volet inédit à cette grande histoire chorale de la culture montréalaise des années 1950 qui commence à se dessiner.

Notes

1 La plateforme Érudit (https://erudit.org) est engagée dans la diffusion et la promotion des résultats de la recherche savante, principalement en sciences humaines et sociales. On y trouve un corpus de 41 revues culturelles principalement québécoises.

2 Pierre Gélinas, « Académie canadienne-française », dans Le Jour, 6 janvier 1945, p. 6.

3 Les rares argumentaires repérés sont le plus souvent ceux des détracteurs et il est beaucoup plus facile de faire l’histoire des résistances à la culture populaire que l’histoire des pratiques de consommation et de la pertinence des gestes culturels qu’elles cristallisent.

4 Ou des travaux d’Arnould, Craig et Thompson (2018) sur la « local consumer culture ».

5 Pour une considération plus circonstanciée de l’analyse du rapport aux destinataires dans la presse, voir Chantal Savoie, « Les destinataires comme marqueurs de l’acceptabilité des discours féminins dans la presse canadienne-française (1840-1885) » à paraitre dans Archives des lettres canadiennes, L’écriture des femmes : parcours et processus, à paraitre aux Presses de l’Université d’Ottawa en 2024.

6 La p’tite du populo, « De-ci, de-ça, par-ci, par-là, couci-couça », Radiomonde, 24 novembre 1951, p. 10.

7 Provost, J-Marc, « La semaine en bref », Radiomonde et télémonde, 18 juillet 1959, p. 18.

8 Voir Chantal Savoie (2004), « Persister et signer : les signatures féminines et l’évolution de la reconnaissance sociale de l’écrivaine (1893-1929), Voix et images, volume 30, no 1 (automne), p. 67-79.

9 Voir Franco Moretti (2000). “Conjectures on World Literature", New Left Review, volume 1, No. 55.

Pour citer ce document

Olivier Lapointe et Chantal Savoie, « Les outils de recherche plein-texte et l’analyse textuelle automatisée pour explorer la vie littéraire et culturelle des années 1950 au Québec », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2024, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/les-outils-de-recherche-plein-texte-et-lanalyse-textuelle-automatisee-pour-explorer-la-vie-litteraire-et-culturelle-des-annees-1950-au-quebec