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Les rêves d’amour de Phonsine : célébrité, genre et vie culturelle dans la presse illustrée québécoise des années 1940 et 1950

Table des matières

ADRIEN RANNAUD

Émergente durant l'entre-deux-guerre, la presse de célébrités au Québec se caractérise dans les années 1940 et 1950 par une première phase d’expérimentation et de maturation qui marque durablement le paysage culturel1 2. Au sein de ce vaste ensemble, le journal artistique Radiomonde participe à l’élaboration et à la cristallisation de nouvelles tendances en matière d’écritures de la célébrité. Né à la faveur d’une institutionnalisation progressive du champ radiophonique et, du même coup, d’un intérêt populaire pour ces nouveaux médias « qui parlent et chantent3 », Radiomonde se donne le projet d’informer le public des agissements des artistes ainsi que des rumeurs circulant dans les corridors des studios. Le titre propose des chroniques et rubriques au ton souvent humoristique, mais toujours respectueux, et qui mettent en avant les vedettes artistiques locales, notamment montréalaises. Or, si Radiomonde est bien le marqueur de l’avènement d’un star-system contemporain en contexte québécois, il le fait aussi par le prisme de la visibilité4 qu’il confère aux célébrités radiophoniques — celles dont on ne voit pas le visage habituellement. Aussi les nombreux textes, potins déférents et entretiens sont-ils accompagnés d’images des stars du moment, à l’instar de la page couverture présentant le portrait d’une figure publique bien en vue.  

Cette étude souhaite illustrer comment la représentation iconographique du vedettariat canadien-français s’organise selon un système d’assignations de genre qui, tout en reconduisant un ensemble de normes et de valeurs, oriente également l’acte de lecture du périodique. À partir du cas de Radiomonde, je veux montrer plus spécifiquement comment les mécanismes d’érotisation et de modélisation des vedettes par l’image constituent le pendant des procédés parodiques qui moquent non pas le monde des stars, mais bien les pratiques de leurs adorateurs et, surtout, de leurs adoratrices. Saisie par le prisme du genre, la culture de la célébrité apparaît moins univoque qu’on pourrait le croire sur le plan de sa valeur ainsi que de l’acceptabilité des pratiques d’acclamation, d’adoration et de fétichisation sur lesquelles elle repose. Comment l’image dans Radiomonde synthétise-t-elle cette tension entre la valorisation de la figure connue et le ridicule qui préside à la représentation du public dans les pages du journal? De quelle manière la culture de la célébrité des années 1940 et 1950 reproduit-elle des motifs et des figures qui contribuent à la différence entre les genres dans l’espace social au Québec? Je m’intéresserai ici à deux corpus visuels qui, tout en gardant chacun leur propre fonctionnement, sont complémentaires en ce qu’ils informent les rapports qui se nouent au Québec entre genre, célébrité et presse culturelle.

Contexte et corpus : le périodique Radiomonde (Radiomonde et Télémonde)

Si le périodique Radiomonde apparaît central dans la vie culturelle et dans le vedettariat québécois, c’est d’abord en raison de son contexte de création ainsi que de sa longévité remarquable pour un périodique issu de la culture de masse. Fondé en 1939 selon une formule quinzomadaire qui deviendra rapidement hebdomadaire, Radiomonde obéit à une véritable demande de la part du public, mais aussi à celle d’un champ de l’information et du divertissement foisonnant qui cherche à promouvoir les productions canadiennes-françaises, comme l’ont remarqué Michèle Martin, Béatrice Richard et Dinal Salha5 ainsi que Caroline Loranger6. Rappelons que le secteur de la radio connaît dans la décennie 1930 une évolution fulgurante, tant du point de vue de sa structuration en tant que champ de production attractif et diversifié que de celui de son impact sur les pratiques culturelles du public canadien-français. La mise sur pied du diffuseur public Radio-Canada (1936) ainsi que la constitution d’une Union des artistes radiophoniques (1938) ayant pour mission la défense des artistes et des artisans et artisanes du monde de la radio sont des jalons qui témoignent d’une reconfiguration du champ structurel au Québec et qui culmineront, dans les années 1940, avec ce que d’aucuns qualifient de révolution littéraire et culturelle7. Au cœur de ces changements, la vedette, autrefois celle des théâtres montréalais, devient « l’étoile » du poste de radio, celle qui incarne les personnages des sketches et radioromans ou qui prête sa voix à l’annonce des nouvelles et des programmes.

Les années 1940 et 1950 sont des années d’essor pour Radiomonde qui, en l’absence d’une concurrence franche, se présente comme principal relais et acteur journalistique d’une vie culturelle qui se recompose avec l’arrivée des médias radiophoniques, puis télévisuels. Au-delà des tirages8, il convient de rappeler que le périodique, longtemps associé à l’Union des artistes, rythme la saison culturelle de ses critiques et de ses rubriques, tout comme il joue un rôle substantiel dans la mise sur pied de processus d’acclamation populaire des vedettes canadiennes-françaises. Dès les années 1940, la remise annuelle de prix comme la Médaille d’or et le Trophée Radiomonde, qui sanctionnent le meilleur comédien et le meilleur annonceur de l’année, confirme le rôle du périodique dans l’animation de la vie culturelle et la célébration des figures publiques plébiscitées par le lectorat et l’auditoire. Autre phénomène d’acclamation populaire, l’élection et le couronnement de Miss Radio-TV (ou Reine de la Radio et de la Télévision) forment des marqueurs déterminants de la saison, alors qu’une artiste féminine devient la souveraine du « royaume radiophonique » à la suite d’un vote du public. Notons qu’aucun « Roi de la Radio » ne sera élu, et il faudra attendre les années 1960 pour qu’un concours « Mister Télévision » reprenne de façon semblable le concours de la « Miss Radio-TV » sans toutefois l’égaler dans l’intérêt du public. Parlant de télévision, l’arrivée et la popularisation fracassante du petit écran, dans les années 1950, continue à faire rayonner Radiomonde, dorénavant connu sous le titre de Radiomonde et Télémonde et adoptant une formule tabloïd héritée de la presse de célébrités anglophone et des journaux jaunes de l’époque. Ce n’est qu’à partir du début de la décennie 1960, alors que le conglomérat médiatique Péladeau trace de nouvelles lignes de partage au sein du champ journalistique, que l’on constate un ralentissement dans les tirages ainsi que la montée d’une plus forte concurrence au niveau de la presse de célébrités. À titre d’exemple, le magazine Échos vedettes paraît dès 1963 et obtient d’emblée un succès de publication qui affecte les titres de même nature, dont Radiomonde et Télémonde (rebaptisé Télé-Radiomonde en 1962).

Brièvement présenté, le périodique Radiomonde, qui cessera d’exister en 1985, trouve dans les décennies 1940 et 1950 ses heures de gloire en accompagnant et en célébrant les mutations du champ culturel canadien-français. Il concentre son attention sur la célébrité, vue ici comme une figure narrative dans laquelle s’incarnent l’effervescence d’une vie artistique populaire et la spécificité d’une culture proprement canadienne-française. Si les radioromans, puis les téléromans marquent l’imaginaire collectif au Québec par leurs récits et leurs personnages empruntés, bien souvent, à la littérature9, la presse de célébrités prolonge cet impact en modélisant les vedettes populaires sur papier, notamment par le truchement des entretiens et des portraits alors en vogue, ainsi que par les très nombreuses photographies qui accompagnent les textes. Dans un tel contexte, et en reconnaissant le rôle essentiel de l’image dans la culture de la célébrité, comment l’iconographie entourant les stars radiographie-t-elle les rapports sociaux de genre en matière d’appréciation des figures publiques? Pour répondre à cette question, je me suis penché sur deux types d’images présentés dans Radiomonde. Le premier est la couverture du journal, espace promotionnel privilégié du périodique et de la formation de son ethos. Le second espace est la caricature, et plus précisément les dessins d’Albert Chartier qui accompagnent la page éditoriale et le sommaire. Pour chaque ensemble, j’ai procédé par échantillonnage dans le but d’obtenir un corpus de 25 occurrences par année — ce qui représente près de la moitié de la collection annuelle pour un périodique hebdomadaire. Chaque occurrence a été sélectionnée de façon systématique afin de refléter les mouvements de la vie culturelle (la saison, la saison estivale, etc.), mais aussi pour mieux rendre compte des temporalités propres au régime médiatique et des scansions du calendrier (jours de fête, période estivale, événements majeurs). En tout, 500 illustrations et 500 caricatures ont été moissonnées, puis traitées en fonction du genre sexuel, de leur scénographie, des célébrités et de leur champ d’activité.

Vedettes en « Une » : la représentation des stars sur la couverture

La couverture de Radiomonde se distingue par une certaine uniformité artistique durant la totalité des années 1940. En effet, après quelques premiers essais de maquette typiques du tâtonnement esthétique d’un nouveau journal, le périodique opte pour le portrait unique d’une figure publique, accompagné de quelques indications précisant le nom du sujet photographié, le titre du programme ou de l’événement culturel auquel il est associé (radioromans, sketches, pièce de théâtre, tour de chant). Plusieurs montages sont réalisés de façon occasionnelle, afin de faire coexister sur la même première page plusieurs sujets célèbres. En 1951, les choses changent : la maquette opte dorénavant pour le format tabloïd, avec une alternance de photographies et de gros titres. Il faut dire qu’à partir de ce moment, Radiomonde adopte un ton plus sensationnaliste que par le passé, comme le trahissent les titres accrocheurs, mais qui demeure empreint d’une attitude révérencieuse vis-à-vis du vedettariat. Ce premier couplage de la presse de célébrités avec la presse jaune10 se ressent dans le traitement de la « Une », qu’il a fallu compulser et analyser différemment en fonction de la sous-période identifiée, j’y reviendrai.

Dans la perspective d’une réflexion sur les représentations du genre, il semblait nécessaire d’interroger dans un premier temps le nombre de femmes et d’hommes présentés en page de couverture, postulant que ce ratio nous mettrait sur la trace d’une valeur différentielle entre vedette masculine et vedette féminine. Les chiffres collectés pour la première période (1940-1950) de Radiomonde attestent de prime abord d’une distribution relativement égale entre hommes et femmes (graphique 1).

Nombre d'hommes et de femmes représentés sur la couverture de Radiomonde, 1940-1950 (moyenne calculée sur la base de 25 numéros par an). Les hommes sont majoritaires en 1940, 42, 43, 44, 46, 49 et 50. Les femmes sont majoritaires en 41, 45, 47. En 1946, il y a un nombre égal d'hommes et de femmes.

Graphique 1 : Nombre H/F représentés sur la une de Radiomonde, 1940-1950

En observant ces données, il est intéressant de remarquer que le nombre d’hommes représentés sur la « Une » augmente sensiblement durant la Seconde Guerre mondiale. Un coup de sonde dans les pages de l’hebdomadaire montre que Radiomonde couvre le conflit et ses répercussions sur la vie artistique, c’est-à-dire en informant le lectorat du départ des stars masculines pour le front de guerre, en 1939 d’abord, puis en 1942 après le vote sur la conscription. Les couvertures rendent compte de cet intérêt marqué pour les vedettes enrôlées dans l’armée : les images célèbrent l’héroïsme de ces artistes-soldats dont le courage et le patriotisme s’ajoutent à leur prestige déjà notoire. La photographie de l’acteur et correspondant de guerre Paul Dupuis, publiée sur la première page du numéro du 23 septembre 1944 et bordée de franges rappelant la feuille d’érable canadienne (Fig. 1), synthétise un engagement national à l’œuvre dans l’ensemble du journal artistique, tout comme il joue sur la construction d’un modèle de grandeur et de beauté.

Une de radiomonde présentant Paul Dupuis en habit militaire, béret sur la tête, en plan poitrine.

Fig. 1 : Une du 23 septembre 1944

Une de Radiomonde présentant Jean-Pierre Aumont. Le sous-titre dit "Monument national. 30-31 octobre et 1-2 novembre". Il est un plan poitrine, torse nu.

Fig. 2 : Une du 25 octobre 1941

Dans son analyse du triangle amoureux vedettes-journal-lectrices mis en place par la revue, Caroline Loranger explique que Radiomonde élabore un dispositif énonciatif et iconographique qui érotise les figures publiques masculines. À partir d’un corpus réduit de 32 numéros publiés en 1939, elle observe que ce sont les hommes qui sont le plus souvent représentés en couverture, répondant ainsi à une demande accrue de la part des lectrices et dont on peut prendre la mesure dans le courrier de la semaine. Les chiffres collectés après 1939 confirment cette tendance et sa durabilité pour l’ensemble de la décennie 1940. Au-delà des données quantitatives, l’observation des couvertures fait ressortir un même effort de glamourisation de la figure publique masculine. Le cadrage des photographies (souvent un gros plan, un plan poitrine ou un plan américain) de même que des symboles de la virilité, comme la cigarette — que n’arborent jamais les femmes au demeurant —, ajoutent à cette dimension érotisante. En 1941, l’acteur français Jean-Pierre Aumont est représenté torse nu sur la couverture. Ce cas exceptionnel n’en est pas moins représentatif d’un même usage de la page de couverture, qui tend à présenter au lectorat un personnage masculin célèbre et désirable, grâce à une photographie que s’empresseront de découper les admiratrices11 (Fig. 2).

On peut penser que la photographie des vedettes féminines faisait l’objet d’un même usage de la part du lectorat de Radiomonde. La représentation des femmes célèbres diffère toutefois de celles de leurs confrères. Cela se vérifie, d’une part, dans le cadrage de la photographie : les femmes sont représentées selon une plus grande palette de plans, allant du gros plan au plan de plain-pied. Les mises en scène et montages visuels, d’autre part, sont plus courants lorsqu’il s’agit de vedettes féminines. Le 13 février 1943, Saint-Valentin oblige, le visage de l’actrice José Forgues est disposé au centre d’un cœur formé par un ruban et agrémenté d’un bouquet de fleurs (Fig. 3). La même année, on retrouvera une autre artiste, Lise Prince, cette fois s’extirpant d’un cadeau de Noël à la forme de cœur (Fig. 4). Tel un « présent » donné de bonne grâce aux lecteurs et lectrices, le portrait de la star féminine réactive en outre le lien symbolique construit entre féminité et sentiment. Dans un même ordre d’idées, le portrait de Jean Despréz, actrice et scénariste, et de sa fille Jacqueline (26 juin 1943) renouvelle implicitement une injonction à la maternité. Chose curieuse, Jacques Auger, illustre époux de Despréz, ne sera pas représenté sous de mêmes atours, ce qui dénote une valeur différentielle dans la représentation des stars en fonction de la variable du genre sexuel.

Une de Radiomonde. José Forgues est présentée en gros plan, à l'intérieur d'un ruban en forme de coeur, un dessin de rose dans le coin inférieur droit. Le sous-titre dit "Vive la Canadienne".

Fig. 3 : Une du 13 février 1943

Une de Radiomonde. Un photomontage de Lise Prince assise dans une boite à chocolats en forme de coeur sur lequel on peut lire "Joyeux Noël". L'image est agrémentée de dessins de branches de sapin, de bougie et de houx.

Fig. 4 : Une du 25 décembre 1943

De plus, une fois par an, la photographie de pied en cap de celle que le public a élu « Reine de la Radio et de la Télévision » est reproduite en page couverture, selon un imaginaire du portrait royal qui illustre à son tour le caractère à la fois exceptionnel et inspirant de la vedette plébiscitée par le lectorat (Fig. 5). La représentation des célébrités féminines se développe donc dans une tout autre perspective que celle des artistes masculins : elle est moins portée sur l’érotisation de la figure publique et plus propice à l’érection de modèles de beauté, de vertu et de qualités dites « féminines ». Il arrive toutefois que quelques mises en scène adoptent des directions plus originales, comme c’est le cas avec une série de portraits où la star de la radio ou de la chanson est présentée comme une pin-up. C’est ainsi que Janine Sutto, telle une Irma Vep des toits montréalais, porte un costume de chat pour Halloween (26 octobre 1940). En 1945 et 1951, Alys Robi et Janine Fluet jouent aux mères Noël dans une pose et des vêtements des plus aguicheurs (Fig. 6).

Une de Radiomonde présentant la Miss Radio 1947: Lucille Dumont. Le plan moyen la représente assise devant une cheminée, avec une couronne de fleurs et tenant un petit sceptre.

Fig. 5 : Une du 26 février 1947

Une de Radiomonde. A nouveau un plan moyen présentant Roby. Habilée d'un body révélateur avec de la fourrure blanche, elle tient un masque de Père Noël est assise sur un tambour orné d'un noeud. Derrière elle un sac plein de jouets, à sa droite une cheminée couverte de neige. Le sous-titre dit "Joyeux Noël".

Fig. 6 : Une du 22 décembre 1945

À mi-chemin entre le comique et le suggestif, ces représentations plus parsemées sont rendues possibles grâce aux célébrations chrétiennes et profanes, qui invitent l’équipe de rédaction à plus de légèreté dans les choix esthétiques entourant la revue. Ces quelques exceptions n’en demeurent pas moins inscrites dans une dynamique genrée, celle de la cover girl dont Roland Barthes écrivait qu’elle est une « mise en situation », c’est-à-dire, dans une disposition où est « adjoin [te] à la représentation pure […] une rhétorique de gestes et de mines destinés à donner au corps une version spectaculairement empirique (cover-girl en voyage, au coin du feu, etc.)12. »

Les maquettes de la seconde période (1950-1960) sont, pour leur part, plus difficiles à analyser. Un nouveau rapport d’intelligibilité entre texte et image se met en place une fois que le périodique opte pour la maquette du tabloïd. Ici, ce ne sont plus les photographies qui contiennent un potentiel énonciatif, mais les titres et sous-titres. Dans cette configuration inédite du discours iconographique et promotionnel, les portraits des vedettes complètent les effets de style et les énoncés sensationnalistes plus qu’ils ne procurent un réel plaisir visuel, contrairement à la période précédente. Dans ce contexte, le traitement de l’image ne peut être que parcellaire s’il n’intègre pas les dynamiques de co-construction et de prédation qui forment l’« écologie13 » de la « Une ». Les chiffres et les observations de l’échantillon retenus pour la période révèlent toutefois quelques similitudes avec les années 1940, dans le même temps qu’ils nous mettent sur la voie d’une piste entourant le changement de ton qui s’opère envers le groupe des célébrités au mitan du XXe siècle. Le nombre de vedettes masculines est légèrement plus élevé que celui de leurs consœurs, bien que cette différence demeure mineure (graphique 2).

Graphique qui représente le nombre d'hommes et de femmes représentés sur la couverture de "Radiomonde et Télémonde", 1951-1959 (moyenne calculée sur la base de 25 numéros par an, en fonctino des vignettes reproduites sur la page de couverture). Les hommes sont majoritaires de 1951 à 1958. Les femmes sont majoritaires en 1959.

Graphique 2 : Nombre H/F représentés sur la une de Radiomonde, 1951-1959

Les photographies, pour leur part, renvoient à un imaginaire des genres fortement structuré qui s’appuie sur le déroulement d’intrigants titres. Les couvertures du 18 juillet 1953 (Fig. 7), du 22 août 1953 (Fig. 8) et du 22 octobre 1955 rejouent un système d’assignations et de valeurs qu’on observait déjà auparavant, et qui passent par la mise en scène de types comme le célibataire célèbre, la pin-up, l’homme à la cigarette et au cigare et la mère-artiste.

Une de Radiomonde et Télémonde. Les titres sont "Les CELIBATAIRES de la RADIO ET DE la TV les plus RECHERCHES par LES FEMMES!", "JANETTE BERTRAND est aux abois because les cigares de son Jean!" et "PIERRE FOURNIER N'ACCEPTERA PAS!". A droite, une photo du mari de Janette Bertrand, fumant un cigare, le téléphone à l'oreille. Une petite photo en bas à gauche présente Jacques Normand en train de se faire vacciner.

Fig. 7 : Une du 18 juillet 1953

Une de Radiomonde et Télémonde. Les titres sont "LE SEX-APPEAL (à la télévision) CA COMPTE!" s'exclame DOMINIQUE MICHEL" et "A 39 ans, LEO RIVEST "subit" son baptème de la route...". Une photo en haut à gauche mintre une femme en petite tenue, une photo en bas à gauche montre un homme en chemise et pantalon, une photo en bas à droite montre plusieurs personnes (notamment une femme en tailleur et un homme en costume) qui proclament des choses dans la rue.

Fig. 8 : Une du 22 août 1953

Si la culture de la célébrité passe par le développement d’un répertoire de figures et de motifs récurrents, la couverture en fait un usage fondamental qui vient à la fois promouvoir le périodique et ses histoires indiscrètes, et réactiver l’investissement de la vedette comme « modèle d’identification14 ». Or, dans les années 1950 et sous le coup de la formule tabloïd, ces modèles sont atténués, revus à la baisse, marqués par un second discours oscillant entre l’humour grivois et la moquerie cachée. Brillant comme jamais durant les années 1940 et l’âge d’or du vedettariat radiophonique montréalais, les étoiles sont ici plus édulcorées, plus proches d’un réel futile qui annonce une presse de célébrités friande en matière de scandales et de coups d’éclat.

Amour, gloire et satire : les caricatures d’Albert Chartier

Si elle n’a pas la même signification ni les mêmes enjeux que la couverture d’un point de vue poétique et commercial, la caricature n’en demeure pas moins un espace du contrepoint et du rire qui éclaire également les dynamiques de genre à l’œuvre dans la culture de la célébrité. De 1941 à 1962, Radiomonde fait appel au même artiste afin de proposer un croquis humoristique illustrant un événement ou un fait du monde culturel. Figure montante de la bande dessinée au Québec15, Albert Chartier est un collaborateur privilégié de la rédaction, et ce, en dépit des changements de titres et d’équipes qui ponctuent la vie du journal durant la période couverte par cette étude. Cette longévité contribue à faire des caricatures de Chartier un terrain d’observation privilégié pour l’étude des rapports entre célébrité, vie culturelle et genre pour deux raisons. D’une part, on rappellera que la caricature demeure un matériau sémiotique complexe, jouant sur un niveau de lisibilité qui cristallise des schèmes de pensées16. Les effets d’amplification et d’analogie sur lesquels elle repose n’en demeurent pas moins révélateurs de pratiques ou de sensibilités existantes dans l’espace social en matière d’appréciation ou de critique du vedettariat. D’autre part, pendant une vingtaine d’années, Chartier va user d’un répertoire limité de motifs, de figures et de scénarios dans ses dessins. Or, ces poncifs et effets de style récurrents témoignent d’une singularité artistique propre (la « patte de l’artiste »), mais aussi d’une culture médiatique qui s’est construite sur la base du stéréotype, de l’écho et de la viralité des images, ce qui traduit en creux un versant du discours social.

Dans ses dessins, Chartier prend le contrepied de la couverture en choisissant de ne pas représenter les personnalités publiques, mais le public lui-même. En découle le portrait amusé et évocateur d’une vie culturelle en ébullition, profondément marquée par l’arrivée de l’émetteur radio durant les années 1940, puis par celle du poste de télévision dans la décennie suivante. Dans ce contexte, le caricaturiste opte principalement pour des représentations du cadre domestique qui permettent de mieux cerner l’irruption, dans la vie de famille, d’une nouvelle programmation culturelle et de ses acteurs et actrices : la chambre à coucher, la cuisine et le salon sont les lieux privilégiés de la scénographie de Chartier. Absentes du croquis la plupart du temps, matérialisées sous la forme d’artefacts discrets, mais bien visibles — une photographie, un son en provenance de la radio, une mention explicite dans la légende —, les vedettes sont toutefois partie prenante du récit satirique. Sur près de 500 caricatures qui forment le corpus, un peu plus de 300 dessins s’attachent à montrer une scène d’adoration, de fascination ou de jalousie qui tient compte d’une célébrité au moins.

Ce qui frappe à l’étude de ces caricatures, c’est la reprise d’un même motif narratif : la vedette forme un élément disruptif dans l’économie familiale et dans la vie domestique. Objet de désir et de fascination, elle sème le désordre de façon momentanée dans les relations sociales, que ce soit au sein d’un couple tout juste formé ou en voie de l’être, ou d’une famille établie. Un cas significatif est celui de la scène de ménage, dans laquelle on retrouve un mari transi d’amour pour une chanteuse ou une comédienne, et sa femme, représentée ici sous le type de la mégère jalouse. Ces deux personnages sont récurrents dans les caricatures, comme on peut le voir dans les numéros du 13 mars 1952, du 14 juin 1952 et du 5 juillet 1958 (Fig. 9, 10 et 11).

Caricature de Chartier. Un homme, sur la droite, est allongé sur la bibliothèque et écoute la radio en souriant, les yeux fermés. Une femme, sur la gauche, sort de derrière un rideau; la femme a des formes très rondes. Elle regarde l'homme avec colère et lui parle. Les paroles rapportées en dessous de la caricature : "Pour l'amour, Jules! laisse HUGUETTE OLIGNY de côté et vient te coucher!"

Fig. 9 : Caricature du 13 mars 1952

Caricature de Chartier. La femme, sur la gauche, est encore une fois très ronde. Elle est habillée pour sortir et regarde l'homme en face d'elle avec colère. L'homme, sur la droite, est assis dans un fauteuil. Il fume la pipe et tient un journal. Les paroles rapportées en-dessous du dessin : "Tu trouves que les cheveux blonds me durcissent un peu la figure! Il n'y a pas de saint grand danger que tu aurais dit ça de MONIQUE LEYRAC, hein?"

Fig. 10 : Caricature du 14 juin 1952

Caricature de Chartier. Encore une femme très ronde à gauche, elle baisse un regard en colère sur l'homme au centre de l'image. L'homme fume un cigare et apparaît saoul. Il montre la télévision à droite du dessin. Les paroles rapportées : "Gaby Laplante... hic, c'est comme un champagne pétillant... hic!"

Fig. 11 : Caricature du 5 juillet 1958

Le contraste des formes entre la femme (imposante) et l’homme (filiforme), la posture des deux personnages (elle, debout, les mains sur les hanches; lui, couché ou avachi sur le fauteuil), la frustration excessive de l’épouse et l’expression moitié ébahie moitié étonnée du mari, de même que la légende mettant de l’avant le nom d’une artiste féminine célèbre (Huguette Oligny, Monique Leyrac, Gaby Laplante) jouent sur le comique de la situation et sur l’effet de reconnaissance par le public d’une personnalité absente, mais à la puissance solaire évidente. Une situation similaire, mais inversée, est proposée au lectorat de Radiomonde dans un dessin publié le 4 juillet 1942 : au seuil de leur nuit de noces, un jeune couple voit ses plans changer alors que la mariée décide d’écouter Albert Cloutier à la radio plutôt que de rejoindre son époux au lit. À la relation amoureuse se superpose donc un autre type d’amour, plus diffus, mais tout aussi important dans l’économie du dessin, et qui perturbe sous une forme humoristique les situations les plus banales et les plus intimes.

Dans ce contexte, le type de la mégère, ainsi que la triangulation amoureuse qui relie les personnages croqués par le dessinateur17 nous mettent sur la piste d’une distribution asymétrique des rôles et des valeurs en fonction du genre chez Chartier; piste que vient corroborer l’étude du corpus. En effet, et bien qu’on retrouve assez régulièrement des personnages masculins « amoureux » d’une artiste féminine, ce sont surtout les femmes qui sont au cœur des dessins. Or, et c’est là tout l’esprit de la satire visuelle, si les personnages féminins abondent, ils sont surtout placés dans des situations ridicules qui, tout en suscitant le rire, n’en demeurent pas moins marquées par un esprit moqueur et par une forme de réprobation sociale. La caricature publiée dans le numéro du 8 février 1941 en est un exemple éloquent (Fig. 12).

Caricature de Chartier. Dans une chambre, une femme est affalée devant une photo signée d'une personnalité masculine. Une radio derrière elle emet de la musique et des petits coeurs flottent au-dessus de sa tête. A droite, un couple de vieilles personnes regardent la scène avec inquiétude. Les paroles rapportées : "... Je te l'avais bien dit, son père, que ce Don Juan, nous enlèverait notre chère Phonsine..."

Fig. 12 : Caricature du 8 février 1941

On y trouve trois personnages : au premier plan, agenouillée de façon dramatique devant le poste de radio, une femme célibataire — statut fort peu enviable pour l’époque —, assimilable par les vêtements, la posture et le nom, Phonsine, à ce qu’on appelle à l’époque une « vieille fille ». À l’arrière-plan, ses parents, curieux et inquiets, devisent sur son sort, comme l’indique la légende : « … Je te l’avais bien dit, son père, que ce Don Juan nous enlèverait notre chère Phonsine… ». L’élément comique de la caricature repose sur cette différence entre l’émotion vive de Phonsine, qui concentre son attention tout entière vers un portrait autographié du chanteur Jean Lalonde (qui anime l’émission radiophonique « Le Don Juan de la chanson » à l’époque), et le désarroi de sa famille. Une telle caricature, qui sera reprise et réadaptée à quelques détails plus d’une décennie plus tard (6 novembre 1954) synthétise tout un pan du corpus dans lequel les femmes abandonnent jusqu’à la maîtrise d’elles-mêmes pour s’adonner à leur amour pour une vedette de radio ou de télévision. De manière hyperbolique, la caricature de Phonsine témoigne de la force de frappe de la nouvelle culture de la célébrité, capable de toucher et d’émouvoir tous les individus, y compris le cliché de la « vieille fille ». Elle informe aussi un imaginaire des pratiques de cette nouvelle culture, en l’envisageant à partir de codes et de traits spécifiquement féminins et historiquement situés.

En effet, Phonsine n’est pas seule à adorer le portrait de sa vedette préférée et à se languir d’amour. Les caricatures font de ce motif un sujet de prédilection. Grossissant le trait, elles montrent des personnages féminins dans une diversité de postures qui témoigne d’attitudes et de mouvements déraisonnables : chez Chartier, les femmes montent aux lampadaires pour espérer voir leur star favorite (24 septembre 1955), elles se battent dans le but d’obtenir un autographe de Ramon Novarro ou de Michel Louvain (12 avril 1941 et 5 décembre 1959) elles entourent amoureusement le poste de radio (9 octobre 1948). Cette représentation du corps féminin en tension, tourné vers l’individu célèbre ou son artefact, s’accompagne d’une série d’émotions toutes plus démesurées les unes que les autres : larmes, petits cœurs au-dessus de la tête, marques de désespoir, d’impatience ou d’extase. Dans les caricatures, les femmes semblent avoir perdu la raison, ainsi que le prétend une tierce instance, généralement masculine, qui ironise ou s’étonne devant ces attitudes exacerbées. Comme c’était le cas avec Phonsine, la femme célibataire, et ses parents, l’humour naît d’un décalage entre les sujets féminins prostrés dans leur admiration pour la vedette masculine, et les hommes qui endossent le rôle de commentateurs, rôle que vient soutenir la légende. Cette répartition des fonctions narratives dans les dessins mise encore une fois sur le caractère perturbateur de la célébrité, qui déjoue les rapports sociaux entre les genres dans la société. Une série importante de caricatures s’intéresse notamment à l’incompréhension des hommes, amants ou maris esseulés et qui, en retour, ironisent sur les excès de celles qu’ils convoitent. Les deux caricatures du 25 janvier et du 10 mai 1941 traduisent un même trouble dans les relations amoureuses (Fig. 13 et 14).

Caricature de Chartier. Trois garçons, à gauche de l'image, épient trois jeunes filles de derrière une clôture, ils ont l'air en colère et parlent entre eux. Un garçon porte une couronne et tint un paquet, un autre à un béret. Les trois jeunes filles regardent avec amour un poster d'Alain Gravel, en costume. Le poster suggère qu'Alain Gravel sera en personne à la salle St-Sulpice. Quelques graffitis sur le mur représentent deux coeurs traversés d'une flèche, les mots "Cécile aime Alain" et le prénom "Alain". Les paroles rapportées : "Viande! On viendra nous faire accroire ensuite que l'habit ne fait pas le moine!"

Fig. 13 : Caricature du 25 janvier 1941

Caricature de Chartier. Une scène familiale. Neuf individus pleurent en écoutant la radio à gauche (il y a trois enfants, quatre femmes d'âges divers et un vieux couple). Un chien hurle également. En avant, à droite, deux hommes sont assis sur un canapé et ont l'air mécontent. Un homme à un bouquet de fleurs sur les genoux, l'autre est assis à côté d'un cadeau emballé. Les paroles rapportées : "On ne pouvait pas plus mal tomber - il paraît qu'il y a trois autres sketches radiophoniques qui suivent."

Fig. 14 : Caricature du 10 mai 1941

Dans le dessin de mai 1941 ci-dessus, deux prétendants prennent ombrage du poste de radio qui diffuse les sketches tant attendus de leurs fiancées. Ici, la culture de la célébrité ainsi que la popularité fulgurante des fictions radiophoniques constituent le cœur du message satirique, mais on notera surtout que ce sont des personnages féminins, principalement jeunes, qui sont amassés auprès de l’émetteur. Dans la seconde caricature, des garçonnets raillent l’admiration sans bornes qu’éprouve un groupe de petites filles devant une affiche annonçant la venue « en personne » de l’annonceur Alain Gravel. Plus de vingt ans plus tard, parmi les dernières collaborations de Chartier à Radiomonde et Télémonde, on retrouvera une mise en scène similaire : le 5 mai 1962, un personnage féminin fait taire son fiancé pour mieux écouter l’animateur de radio Pierre Paquette (Fig. 15).

Dernière caricature de Chartier. Tout à gauche du dessin, une radio est allumée. Au centre, une femme est assise sur le canapé, elle est extrêmement mince et correspond au stéréotype d'une femme jeune et belle. Elle a sa main gauche sur la bouche de l'homme à droite de l'image qui a un genoux posé à terre, les mains posées sur la poitrine. Derrière lui se trouve un bouquet de roses. Les paroles rapportées : "SH-H-H... Pierre Paquette parle".

Fig. 15 : Caricature du 5 mai 1962

Ce que révèlent ces fans féminines, en définitive, c’est le changement des valeurs qui touche l’espace social sous le coup de la culture de la célébrité triomphante, particulièrement dans les années 1940 et 1950. Une caricature illustre ce point de bascule en mettant en parallèle les héros de guerre et les artistes masculins populaires. En route vers le bal des artistes de la radio, deux personnages féminins, somptueusement vêtus, s’impatientent à l’idée de voir « les héros du jour — les gagnants des Plaques, Trophées et Médaille d’or de Radiomonde ». Elles ne prêtent aucune attention à un autre « héros », un homme au prestige militaire et politique si l’on n’en croit ses nombreuses médailles et décorations.

Ces dessins satiriques confirment un lien structurant, tant dans les pratiques réelles que dans l’imaginaire, entre la culture de la célébrité et une culture médiatique au féminin au Québec18. En effet, on observe un décalage entre, d’un côté, des personnages masculins en proie à une admiration réelle pour les vedettes féminines, mais qui demeurent relativement raisonnables dans leur attitude, parfois même assoupis dans une sorte de rêve éveillé; et de l’autre côté, un grand nombre de personnages féminins enflammés, succombant à la folie de leur admiration pour leur annonceur, leur présentateur ou leur acteur préféré. Jouant sur le rire et la moquerie, les caricatures de Chartier normalisent des postures féminines d’appréciation des célébrités qui s’articulent autour de l’émotion, de la spontanéité, du rapport femme-nature. Elles déforment, amplifient, surenchérissent, mais portent assurément un regard oblique sur ces rapports entre un système de rapports sociaux de genre fondé sur la différence sexuelle et ses injonctions, et les sensibilités culturelles en matière de consommation des figures publiques.

Conclusion

Cette étude du rôle de l’image dans le Radiomonde des années 1940 et 1950 a fait le constat d’un fonctionnement complexe du discours iconographique dans un journal important de la presse de célébrités. D’un côté, la « Une », surtout dans la première décennie concernée, est marquée par une dynamique de l’éloge et de l’acclamation. Rappelons ici une évidence : la couverture cherche à faire vendre le journal. Les équipes de Radiomonde investissent cette perspective en faisant de la « Une » un espace du fantasme et du modèle d’identification. Cette incitation est en quelque sorte singée, de l’autre côté, par les caricatures d’Albert Chartier sur lesquelles s’ouvre le périodique. En effet, l’artiste cible le public en en parodiant les pratiques et les sensibilités d’acclamation des stars, notamment celles des femmes. Comment expliquer ce système iconographique a priori paradoxal? La piste que suggère l’analyse des récits narratifs incrustés dans les couvertures et dans les caricatures tient à la variabilité des valeurs qui sont attribuées à la célébrité, et plus largement, à une culture populaire en pleine reconfiguration dans le mitan du XXe siècle. Symboles d’une modernité culturelle et nationale, les vedettes radiophoniques des années 1940 font l’objet d’une admiration et d’un respect qui sont rejoués et nuancés dans la décennie suivante, alors que la télévision, qui connaît un développement spectaculaire, est rapidement assimilée à une production populaire synonyme de déclassement dans la bourse des valeurs culturelles. Dans la décennie 1950, la presse illustrée continue d’assurer le rôle de courroie de transmission dans le système d’assignations de genre. Pourtant, quelque chose a changé, non pas dans l’exposition des modèles d’identification, mais bien dans la monstration de figures plus complexes qui tendront, dès les années 1960, à devenir des images repoussoir une fois que la presse à scandale aura pris le dessus sur une presse de célébrités plus révérencieuse. À ce premier phénomène de déclassement s’en ajoute un autre qui lui est corollaire, soit la féminisation d’une culture de la célébrité qui, tout en s’adressant de plus en plus spécifiquement à un public de femmes, en fait la pierre d’assise d’un discours à la fois critique et directif. Complémentaires des couvertures, les caricatures d’Albert Chartier sont dès lors à lire vis-à-vis d’un discours hégémonique dont elles assurent la transmission et la pérennisation, venant ainsi raffermir le rôle et le fonctionnement d’une culture populaire normative à laquelle la presse artistique illustrée sert de chambre d’échos.

Notes

1 Les données et résultats présentés dans ce texte sont issus du projet de recherche « Presse et culture de la célébrité au Québec (1930-1972) » que je dirige et qui est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et par l’Université de Toronto. Je tiens à remercier chaleureusement les cinq assistant·es de recherche qui ont dépouillé Radiomonde et fait une analyse préliminaire du corpus d’étude dans le cadre d’une résidence de recherche du Jackman Institute for Humanities (Université de Toronto) : Clémentine Benoit, Ceylan Borgers, Katya Godwin, Charles Mayer et Riley Myers. Je remercie également Stéphanie Proulx pour sa collaboration précieuse.

2 Voir : Adrien Rannaud, « Femmes, célébrité et magazine : la fabrique d’une culture médiatique au féminin vue à travers les exemples du Mois de Jovette et de Véro magazine », dans Julie Beaulieu, Adrien Rannaud et Lori Saint-Martin (dir.), Génération(s) au féminin et nouvelles perspectives féministes, Québec, Codicille éditeur, coll. « Prégnance », 2018, p. 211-240; Adrien Rannaud, La révolution du magazine au Québec. Poétique historique de La Revue moderne, 1919-1960, Montréal, Nota Bene, 2021, p. 205-220; Chantal Savoie, « Femmes, mondanité et culture dans les années 1940 : l’exemple de la chronique “Ce dont on parle” de Lucette Robert dans La Revue populaire », Revue internationale d’études canadiennes/International Journal of Canadian Studies, n° 48, 2014, p. 105-118.

3 Denis Saint-Jacques et Marie-José des Rivières (dir.), Les médias parlent et chantent. Chroniques de la vie culturelle à Montréal 2, Montréal, Nota Bene, 2018.

4 Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.

5 Michèle Martin, « Un magazine canadien-français résiste à l’envahisseur! Radiomonde et les artistes français (1939-1949) », Réseaux, no 107, 2001, p. 295-327.

6 Caroline Loranger, « Un triangle amoureux médiatique. Le célibataire célèbre, la lectrice amoureuse et le rédacteur entremetteur dans le magazine Radiomonde », Recherches sociographiques, vol. 62, no 2, mai-septembre 2021, p. 317–336.

7 Marie-Frédérique Desbiens et Denis Saint-Jacques (dir.), dossier « La révolution littéraire des années 1940 au Québec », Voix et images, vol. 41, no 2, 2016, p. 7-156.

8 27 324 en 1940, 40 719 en 1955, 55 227 en 1960; chiffres recueillis par André Beaulieu et Jean Hamelin (dir.), La presse québécoise des origines à nos jours, tome 7, Québec, Presses de l’Université Laval, 1985, p. 145.

9 Voir Michel Lacroix et Chantal Savoie, « Des crises continuelles aux trajectoires continues. Les transformations de la vie littéraire au Québec, 1895-1948 », Sociologie et sociétés, vol. 47, no 2, 2015, p. 207.

10 Voir Viviane Namaste, Imprimés interdits. La censure des journaux jaunes au Québec, 1955-1975, Québec, Septentrion, 2017.

11 Caroline Loranger, « Un triangle amoureux médiatique », art. cit., p. 324.

12 Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967, p. 262.

13 Je reprends ici la formule forgée par Micheline Cambron, Myriam Côté et Alex Gagnon (dir.), Les journaux québécois d’une guerre à l’autre. Deux états de la vie culturelle au XXe siècle, Québec, Codicille, coll. « Premières approches », 2018, p. 13.

14 Charles Kurzman et al., « Celebrity Status », Sociological Theory, vol. 25, n° 4, 2007, p. 347-367.

15 Sur Chartier, voir Jacinthe Boisvert, Albert Chartier : Chroniqueur en bande dessinée d’un Québec en mutation, mémoire de maîtrise, Université du Québec à Montréal, 1992, 175 p., et Alexandre Pétrin, Onésime par Albert Chartier : analyse d’une bande dessinée québécoise aux influences américaines, mémoire de maîtrise, Trois-Rivières, Université du Québec à Trois-Rivières, 2018, 101 p.

16 Pour en saisir plusieurs aspects, on lira l’ouvrage suivant : Amélie Chabrier et Marie-Astrid Charlier (dir.), Coups de griffe, prises de bec. La satire dans la presse des années trente, Paris, Impressions nouvelles, 2018.

17 Je reprends ici l’expression proposée par Caroline Loranger dans son article tout en l’adaptant ici au contexte des sujets représentés chez Chartier : un couple et la star.

18 Voir Adrien Rannaud, « Femmes, célébrité et magazine », art. cit.

Pour citer ce document

Adrien Rannaud, « Les rêves d’amour de Phonsine : célébrité, genre et vie culturelle dans la presse illustrée québécoise des années 1940 et 1950 », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2023, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/les-reves-damour-de-phonsine-celebrite-genre-et-vie-culturelle-dans-la-presse-illustree-quebecoise-des-annees-1940-et-1950