L’imaginaire brésilien dans les romans d’aventures entre 1865 et 1892: vingt-sept ans de voyages entre les pages des journaux et des livres
Table des matières
FERNANDA CONCIANI
Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale réalisée au sein de Médias 19, à l’Université Laval, au Québec. Celle-ci a comme objet les représentations du Brésil en France dans le roman et la presse dans une période allant de 1847 à 1929.
Un roman attribué à Alexandre Dumas, Un pays inconnu, publié en 1865, en constitue le point de départ. Il s’agit d’un roman assez méconnu par rapport à l’ensemble de son œuvre, publié deux décennies après la publication de ses romans mythiques (et, pourquoi pas, mythologiques, comme le propose Maxime Prévost1, de l’Université d’Ottawa), tels que Les Trois Mousquetaires (1844), Le Comte de Monte-Cristo (1844-1846) ou La Reine Margot (1845).
À Dumas succèdent Jules Verne et La Jangada. 800 lieues sur l’Amazone, publié d’abord dans le Magasin d’éducation et de récréation du 1er janvier au 1er décembre 1881 et ensuite repris en édition grand-format in-18 la même année chez Hetzel. Il s’agit d’un roman certes moins populaire que d’autres parmi les Voyages extraordinaires, mais qui peut être considéré comme le roman vedette parmi ses œuvres sud-américaines.
Enfin, je proposerai un survol des œuvres brésiliennes de Louis Boussenard, auteur prolifique qui s’est joint au Journal des aventures de terre et de mer en 1879, soit deux ans après sa création, et y a publié dans la période d’une décennie, entre 1882 et 1892, une série de quatre romans ayant le Brésil colonial comme toile de fond. Chacun de ces romans était divisé en trois volumes indépendants, nous permettant ainsi de considérer l’œuvre de Boussenard dédié au Brésil dans une forme de sérialité.
Ces romans ont en commun non seulement les décors tropicaux, mais aussi la vulgarisation des publications périodiques des sociétés savantes, la cartographie tantôt fantaisiste, tantôt réaliste, la traversée des dangers de la « luxuriante végétation des terres chaudes2 » et l’émerveillement méfiant à l’égard des peuples du nouveau continent. En bref, ils ont été publiés sous une toile de fond médiatique et le dialogue entre les différents supports dans la période est non-négligeable.
À travers un panorama éditorial de ces romans, j’aspire à comprendre le rôle joué par les relations entre la littérature et la presse dans la construction d’un imaginaire brésilien à la fin du XIXe siècle. Issus d’un corpus journalistique plus large que j’étudie dans le cadre de ma recherche doctorale, deux périodiques diffusés par l’Œuvre pour la propagation de la foi intéressent à cette étude : les Annales de la propagation de la foi, publié entre 1822 et 19743, et Les Missions Catholiques, qui a circulé parallèlement à ce dernier entre 1868 et 19644.
En effet, ces annales et bulletins représentaient une source riche de récits brésiliens, sous forme de rapports rédigés par les missionnaires à leurs supérieurs. Au cours du XIXe siècle, ces rapports restent plutôt « techniques », avec de longues descriptions et « fortement [caractérisés] par les procédés d’une écriture religieuse en partie codifiés à partir de modèles ecclésiastiques5 », comme le souligne Yvan Daniel dans un article sur le grand reportage en Chine. Au début du XXe siècle, on observe une tournée vers un discours romanesque, qui mettait l’accent sur les aventures et obstacles à surmonter par les religieux afin d’accomplir leur mission évangélisatrice et sauver les âmes du peuple sauvage du midi américain. Ils deviennent, ainsi, de véritables « romans » d’aventures publiés en feuilleton.
Les trajets imaginaires d’Un Pays inconnu, d’Alexandre Dumas (1865)
Le Pays inconnu s’insère dans un contexte médiatique en pleine ébullition. En 1836, Émile de Girardin crée La Presse, le même jour où Armand Dutacq lance Le Siècle. Cette même année, La Presse publie le premier roman-feuilleton d’Alexandre Dumas, considéré également le premier de l’histoire de la littérature, suivi de près par la pièce de théâtre adaptée par Dumas Capitaine Paul dans Le Siècle. Entre son premier roman-feuilleton dans La Presse en 1836 et la publication d’Un pays inconnu en 1865, des dizaines d’ouvrages ont été publiés. Son roman brésilien voit le jour dans une phase tardive par rapport aux années de publication de ses chefs-d’œuvre. En décembre 1859, Dumas signe un contrat avec les frères Lévy pour la réimpression de ses œuvres complètes. C’est dans le cadre de ce contrat que les deux éditeurs seront chargés de la publication d’Un Pays inconnu.
Cet ouvrage est le fruit de sa collaboration avec le romancier et voyageur Bénédict-Henry Révoil, qui avait écrit de nombreux ouvrages sur la chasse et le voyage et en avait traduit d’autres. Révoil avait vécu pendant neuf ans aux États-Unis. Il y a écrit des œuvres en anglais et a traduit non seulement à partir de cette langue, mais aussi de l’allemand. J’ai repéré sept collaborations entre les deux écrivains (Fig. 1).
Fig. 1 : tableau des collaborations entre Bénédict-Henry Révoil et Alexandre Dumas
À l’origine du roman de Dumas, celui de Middleton Payne est le deuxième volume de la collection Norton’s Railroad Library. Celle-ci était très populaire chez les voyageurs des chemins de fer américains. Ce genre était devenu connu comme railroad literature et ces séries comme railroad library. Il contient six illustrations, dont une carte, dont je parlerai plus loin.
Dans sa réédition, le contenu du volume reste inaltéré, mais le titre subit un changement : nous pouvons traduire le titre original par Le Geral-Milco ; le récit d’un séjour dans la vallée brésilienne de la Sierra-Paricis, et le deuxième, par Expéditions au Brésil ; ou, un regard sur les Aztèques, par quelqu'un qui les a vus.
Paru trois ans plus tard, Les Aztecs reprend les illustrations originales, en les modifiant et en y en rajoutant d’autres. Il n’a pas connu de réédition, si ce n’est pour le roman attribué à Dumas, Un pays inconnu, paru l’année suivante et republié quatre décennies plus tard avec deux illustrations de Gustave Doré. Malgré quelques décalages de traduction dans le passage de la version de Payne à celle de Révoil, l’histoire en soi ne souffre pas de grands changements. C’est dans la structure de l’œuvre que les différences se notent.
Une histoire en trois versions
L’histoire imaginée par Middleton Payne et immortalisée dans sa version francophone sous la plume d’Alexandre Dumas décrit un eldorado, un voyage dans une vallée au sein d’une civilisation ancienne préservée dans un coin reculé du Brésil profond – localisation discutable que j’aborderai plus loin.
A. R. Middleton Payne, ou the one who has seen them, comme il signe la deuxième édition du roman, part au Brésil à la recherche d’un groupe d’Aztèques y ayant fondé une nouvelle civilisation. D’abord méfiants, ces derniers s’ouvrent progressivement aux voyageurs, en les faisant explorer les cités de la vallée et comprendre leur mode d’organisation sociale, leurs mœurs, leur économie, leur vie familiale, etc.
Alors que Payne affirme dans un avertissement au lecteur avoir écrit ce texte dans le but de divertir ses proches, Révoil parle d’une « narration véridique […] [qui] pourra jeter un nouveau jour sur l’histoire des peuples du vieux continent américain6 ». Par ailleurs, paradoxalement, cette fictionnalisation du récit de voyage cherche au maximum à attester du « réel » de sa fiction. Les remarques sur le fait d’y avoir été abondent, et de nombreuses notes de bas de page sont présentes pour rappeler au lecteur qu’il a des preuves matérielles de son excursion. Ces deux caractéristiques sont présentes dans d’autres romans « brésiliens » de la période, notamment les romans de Jules Verne et de Louis Boussenard.
Le Brésil de « Dumas »
Le roman est officiellement annoncé comme le récit d’une excursion dans le Brésil profond, plus précisément dans les états Rondônia et Mato Grosso. Parfois, certains noms des peuplades semblent avoir été adaptés au nahuatl, la langue des Aztèques. Le Mato Grosso, quasi-inconnu de nos jours, était à l’époque un état médiatisé comme la destination de nombre de voyageurs, pour sa richesse naturelle et la présence abondante d’or et d’autres minéraux précieux. Les missionnaires y étaient présents également et témoignaient dans ces bulletins à propos de leurs projets d’évangélisation des peuples natifs. L’état brésilien est, de plus, le sujet d’un roman-feuilleton de Boussenard, Le Trésor du Matto-Grosso (1951, pour la publication en volume).
Le nom de la vallée, Géral-Milco, signifie, d’après le roman, la vallée de la ville royale, « dans la langue des Aztecs7 ». Cependant, il s’agit possiblement d’une référence au nom d’un autre état brésilien, celui de Minas Gerais.
La présence d’une carte nous donne un nouvel indice sur la localisation exacte de la vallée au centre du pays. En les adaptant en coordonnées modernes, elle correspond à un territoire bolivien où se situent des sites archéologiques ainsi que des sites historiques avec des églises coloniales issues des missions jésuites, ayant inspiré en 1912 le célèbre roman d’aventures d’Arthur Conan Doyle, Le Monde perdu.
L’auteur décrit plus longuement les mœurs des Incas/Aztèques retrouvés au Brésil que le pays proprement dit. De son territoire, l’impression qui ressort est celle d’une sauvagerie pittoresque ; de ses peuples natifs, une infériorité barbare. Le rapport entre les voyageurs (le Blanc) et l’Autre est assez complexe dans l’ouvrage, puisque qu’il y a une hiérarchie entre les « Autres » : l’Aztèque et l’Indien. Les premiers parlaient l’amaquis, « l’un des plus difficiles dialectes de l’Amérique du Sud8 ». Ils étaient de redoutables guerriers, une des « races » les plus belles du monde. Leur teint, assez clair : « on jurerait qu’un sang de blanc coule dans leurs veines9 ». Les autochtones étaient vus comme des peaux-rouges barbares et lâches, qui prenaient la fuite aux premières attaques à arme à feu.
On ne perdra pas de vue que le roman paru en France prétendument sous la plume de Dumas était en réalité un roman américain de 1852, rédigé selon les standards de la littérature des compagnies de chemin de fer10. Il n’est pas moins vrai qu’il partage avec la presse nationale les grands thèmes médiatiques de la seconde moitié du siècle. Cette vision des contrées équinoxiales était en consonance, par exemple, avec le discours dominant dans les rapports des missionnaires au Brésil. En 1850, les Annales publient un rapport sur la barbarie d’un peuple autochtone particulièrement belliqueux. Les botocudos feraient peur par leur propre apparence, le labret (un disque de bois) inséré dans la lèvre inférieure – d’où le nom du peuple. De plus, la pratique du cannibalisme nourrissait les imaginaires de l’époque – non seulement littéraires, mais également ceux des reportages. Ils seront portraités quinze ans plus tard dans le Monde illustré (Fig. 2). L’élégance des femmes des tribus et la formation de la population brésilienne étaient d’autres sujets présents dans les rapports des prêtres à leurs supérieurs. Mon hypothèse est que c’est avec la popularité des romans d’aventure, particulièrement avec Verne et Boussenard, que ces rapports prendront des allures plus littéraires au tournant du siècle.
Fig. 2 : « Amérique – Types d’indien et d’indienne Tungas, peuplade nouvellement découverte dans le centre du Brésil », Le Monde illustré, 26/08/1865, p. 141
La descente de l’Amazone dans La Jangada, de Jules Verne (1881)
Un recensement publié par Claude Aziza dans la revue L’Histoire identifie huit romans verniens et une nouvelle situés en Amérique du Sud, dont trois se passent au moins partiellement au Brésil. En effet, six ans avant la publication de La Jangada, Verne avait imaginé un autre radeau, celui-ci à la dérive dans les eaux brésiliennes suite au naufrage du navire Chancellor, selon lequel le roman est nommé. Le Superbe Orénoque, à son tour, narrait l’expédition du téméraire Jean de Kermor au cours du fleuve Orénoque à la recherche de son père. Celui-ci avait été inspiré par Jean Chaffanjon, dont le récit d’explorateur il conservait une copie. Les trois romans suivaient le modèle adopté dans la publication des romans des Voyages extraordinaires, en feuilleton et ensuite assemblé en volume par Hetzel.
Or, si le titre Jangada est un mot brésilien qui désigne une embarcation faite de troncs d’arbres flottants dont les personnages se servent pour descendre le fleuve Amazone, l’Orénoque est le nom du troisième fleuve d’Amérique du Sud. Celui-ci prend sa source à la frontière du Vénézuela et du Brésil et est lié à l’état brésilien de l’Amazone via le Rio Negro. Le roman, d’ailleurs, reprend une controverse alors existante par rapport à la localisation de cette source. Selon Claude Aziza,
Ce roman a les couleurs de l’actualité : par trois fois, entre 1884 et 1886, le Français Jean Chaffanjon en a exploré le cours. Son récit accompagne d’ailleurs l’expédition partie à la recherche du colonel de Kermor, disparu dans le Haut Orénoque. Expédition à laquelle vont se joindre quatre géographes et un botaniste […] Ce roman […] développe le thème de la double identité : le colonel est devenu un missionnaire […] et son fils est en réalité une fille11.
Les deux romans ont, ainsi, entre autres, le thème de la navigation par les grands fleuves sud-américains, comme d’autres romans verniens, qui mettent en scène les personnages transportés par des îles flottantes. C’est le cas, par exemple, d’Une ville flottante, paru en 1871, ou bien de L'Île à hélice, publié en 1895.
Étant un lecteur de périodiques comme le Bulletin de la société de géographie et le Tour du monde12, et travaillant en collaboration étroite avec des périodiques, notamment le Magasin d’éducation et de récréation, Verne situait ses aventures, comme nous le savons, dans une grande variété de pays, mais aussi dans des cadres historiques précis, comme la rébellion des Patriotes au Bas-Canada dans Famille-sans-nom (1888) ou la guerre de Sécession, dans L’Île mystérieuse (1875) et Nord contre Sud (1887). Ce fait ne l’empêche pas d’insérer dans ce dernier, comme Dumas, un territoire fictif, dont il dresse la description encyclopédique, en détails, tels que les coordonnées géographiques de l’île, le tout accompagné par des illustrations comme une carte. À ce sujet, je me rejoins au chercheur Jacky Fontanabona, selon lequel « Articulant carte, images et texte littéraire, l’édition illustrée devient alors un système d’expression qui joue du diptyque véracité/véridicité pour inventer une chimère géographique.13 »
En mettant l’accent sur l’enthousiasme des intellectuels de l’époque face aux progrès de la géographie, Fontanabona décrit également une cartographie qui témoigne d’un enracinement des représentations du monde selon l’Européen. Il commente une préface d’Hetzel :
« La géographie est maintenant une science dont la base et l’ensemble n’ont plus rien de conjectural, et sont fixés avec une précision géométrique. […] Sur une boule de quelques pouces de diamètre, sur une feuille de papier, à l’aide de quelques signes conventionnels, de quelques instruments, création de son esprit, l’homme peut représenter, décrire avec une suprême exactitude le monde dont il est l’éphémère habitant ». C’est une géographie d’Européens sûrs de leur capacité (et de leur droit) à explorer et s’approprier le reste du monde14.
Le Brésil de Verne
Les voyages fluviaux qui sont présents dans La Jangada et Le Superbe Orénoque ne constituent pas le seul point de convergence entre eux. L’un comme l’autre attribuent une place non négligeable aux conquérants de l’église. La montée du Superbe Orénoque a comme but atteindre la mission de Santa-Juana, menée par le Père Esperante. Le discours du missionnaire qui brave tous les dangers dans le but de civiliser, et ainsi sauver des âmes, est très proche de ceux qui deviendront, quelques années plus tard (au début du XXe siècle) les rapports des missionnaires des Œuvres de la propagation de la foi.
Dans La Jangada, il est question d’une intrigue policière qui se déroule dans une maison mouvante le long de son trajet d’Iquitos, capitale de l’Amazonie péruvienne, jusqu’à la ville de Belém, son homologue brésilien. Cependant, les missionnaires y figurent maintes fois, ils y fondent des villages, ils en partagent leurs connaissances, car dans un chapitre entièrement dédié à la description de la région, Verne nous dévoile ses sources, parmi lesquelles figure l’Abbé Durand. Édouard Joseph Durand était un missionnaire qui, après avoir visité l’Afrique et le Brésil, est devenu archiviste-bibliothécaire de la Société de géographie et professeur de sciences géographiques à l’Université catholique de Paris. Ainsi, les informations utilisées par Verne dans la description du chapitre en question proviennent de ses trois récits publiés dans le Bulletin de la société de géographie, à savoir, « Le rio Negro du nord et son bassin » (1872), « Le Solimoes ou haut Amazone brésilien » (1873) et « Le Madeira et son bassin » (1875)15. L’abbée Durand a également écrit des ouvrages sur le Brésil, l’Afrique, les missions catholiques du monde entier, le spiritisme, entre autres16. Verne poursuit en dénombrant d’autres ressources :
Eh bien, depuis cette époque l’Amazone n’a pas cessé d’être visité en lui-même et dans tous ses principaux affluents.
En 1827 Lister-Maw, en 1834 et 1835 l’Anglais Smyth, en 1844 le lieutenant français commandant la Boulonnaise, le Brésilien Valdez en 1840, le Français Paul Marcoy de 1848 à 1860, le trop fantaisiste peintre Biard en 1859, le professeur Agassiz de 1865 à 1866, en 1867 l’ingénieur brésilien Franz Keller-Linzenger, et enfin en 1879 le docteur Crevaux, ont exploré le cours du fleuve, remonté divers de ses affluents et reconnu la navigabilité des principaux tributaires17.
Le Monde illustré publiait effectivement en 1860 une gravure dans laquelle figurait Biard en train de photographier des Brésiliens (Fig. 3).
Fig. 3 : « M. Biard photographiant », Le Monde illustré, 18/01/1860, p. 44
Comme nous avons pu le constater, les rapports des missionnaires publiés avant la parution du livre en 1881 fournissaient des détails auxquels Verne a été assez fidèle. Mais c’est entre 1913 et 1930 que le lectorat français pourra lire sur les pages des bulletins religieux de véritables reportages sur le Brésil septentrional. Si en 1860 il était possible d’y lire des textes comme « Feuilleton. Colonies allemandes au Brésil », au siècle suivant les récits prenaient des allures verniennes avec des titres tels que « Quarante jours sur l’Araguaya » (qui est un grand fleuve de la région) (1913), « Au Brésil inconnu. Voyage d’exploration dans la région du fleuve des Morts (Matto-Grosso) » (région que nous verrons dans un des romans de Boussenard) (1917), « En Amazonie. Sur le Môa, aux limites extrêmes du Brésil et du Pérou », « À travers le Brésil inconnu. Tournée apostolique dans la région du Rio Negro » (1918), « À travers le Brésil inconnu. Feuilles de route d’un missionnaire dominicain chez les Peaux-Rouges de l’Araguaya et du Tocantins », « À travers le Brésil inconnu. Chez les sauvages Javahès de l’île du Bananal » (1921), entre autres.
Le rapport du missionnaire dominicain, R. P. François Bigorre, est introduit par le texte suivant :
Nos lecteurs de 1916 ont déjà voyagé « À travers le Brésil inconnu » en compagnie du R. P. Bigorre, missionnaire de la Prélature de Saint-Conception de Araguaya, et avec lui ils ont fait la connaissance des sauvages Tapirapés. L’intrépide Frère Prêcheur va nous conduire le long de l’île Bananal, sur le petit bras (furo) de Araguaya à la recherche de nouvelles tribus d’Indiens que d’autres explorateurs n'avaient jusqu’alors qu’à peine entrevues. N’allons pas oublier que nous voyagerons à travers des régions tropicales presque désertes, où le soleil est excessivement chaud, les moyens de locomotion tout à fait primitifs, la nourriture toujours rebutante et parfois trop restreinte. Mais, à part les moustiques dont il a conservé un cuisant souvenir, notre amble mentor a oublié tous les inconvénients de la route et il ne nous en montrera que le charme pittoresque et varié, agrémenté par sa bonne humeur toujours alerte18.
Dans la fiction et dans la réalité, les aventuriers se font aider par les Brésiliens, qu’ils soient des autochtones ou des afro-descendants libres, afin de traverser les obstacles imposés par la ténébreuse forêt et ses animaux sauvages ou par les antagonistes au guet.
Les voyageurs et les autochtones dans les quatre romans brésiliens de Louis Boussenard (1882-1892)
Parmi les romanciers du corpus à l’étude, Boussenard est le seul à avoir été dans l’Amérique méridionale. Dès le début de la décennie 1870, il collabore dans différents journaux comme Le Figaro, Le Petit Parisien, Le Corsaire, L'Éclipse, Le Peuple, La Marseillaise ou La Justice, mais ses débuts dans le Journal des voyages ne se font qu’en 1879. Dans ce journal, son premier roman, Le Tour du monde d'un gamin de Paris, connaît un grand succès, ce qui lui vaut une mission scientifique de huit mois en Guyane française. Depuis, il publie au moins une quarantaine de romans d’aventure, sur les pas de Jules Verne, dont quatre se passent au Brésil : Les Robinsons de la Guyane (1882), Les Chasseurs de caoutchouc (1887), Les Aventures extraordinaires de l’un homme bleu (1891) et, enfin, De Paris au Brésil par terre(188519), tous publiés en feuilleton par le Journal des voyages et repris l’année même en volume, avec les mêmes illustrations, sans souffrir des modifications importantes.
Le Brésil de Boussenard
Comme les narrateurs des romans de Verne et notamment celui de Dumas, l’auteur du roman guyanais écrit parfois en première personne, parle au lectorat, explique qu’il y a été présent et, en note, indique ses références bibliographiques. Dans un discours proche de celui des missionnaires, il avertit : « L’auteur de ces lignes a parcouru les forêts du Nouveau-Monde. Il a eu faim, il a eu soif dans ce désert de verdure où se débat présentement notre héros20. »
Le deuxième volume du premier roman, Le Secret de l’or, s’inscrit dans un contexte de ruée vers l’or et quête de l’Eldorado, et encore une fois, le narrateur rappelle au début du récit que cette traversée de Cayenne à Belém est une histoire véridique. La chasse au caoutchouc est à l’honneur du deuxième roman, en faisant écho à la presse quotidienne, celle des hauts des pages, qui apportaient de nouvelles du Nouveau Monde concernant le commerce et l’extraction des ressources. Le troisième roman présente un navire négrier, ainsi qu’une sorte de chaman brésilien qui peut sauver le héros dans ses mésaventures.
La cartographie y est également présente, à un moindre niveau, avec quelques coordonnées géographiques et une carte illustrant l’itinéraire parcouru par l’homme bleu, par exemple (supprimé dans l’édition en volume), et décrivant toujours les mêmes régions brésiliennes : le nord, et plus tard la région centrale.
L’aventurier de Boussenard, prénommé Robin, est un forçat évadé qui entame sa fuite par la construction d’un radeau. Il s’agit donc d’une histoire de chasse à l’homme, et le parcours de celui-ci, parfois confronté aux « sales Peaux-Rouges21 », parfois aidé par les « nègres22 » Bosh et Boris, est tissé à partir de ces rencontres. En note, l’auteur explique que les tigres blancs correspondent, en l’occurrence, aux forçats d’origine européenne – le terme serait utilisé par les « nègres » et les « peaux-rouges » pour les désigner. Ainsi que l’on fait dans le roman dumasien, Boussenard ne voit pas la population noire et la population autochtone avec les mêmes yeux, mais il y a ici un regard plus positif envers les afro-descendants :
Les Bonis et les Bosh sont des noirs. Ils ne sont pas traîtres, comme ces vermines de Peaux-Rouges. De plus, ils ne sont pas ivrognes comme eux. À peine s’ils boivent l’alcool des blancs; de plus, quand vous serez à bord d’un de leurs canots, vous serez en sûreté. Ce sont de braves gens, très fidèles, ne livrant jamais celui auquel ils donnent l'hospitalité.23
Si les premiers récits brésiliens circulés en France remontent au XVIe siècle, avec l’imposant défilé des peuples Tubinambás en France dans le premier document iconographique, Boussenard, au XIXe siècle, dénombre plusieurs peuples comme les Guaranis, les Tupis, les Timbiras, les Canoeiros… « près d’un cent24 », selon lui. Dans les Aventures extraordinaires de l’homme bleu, il met en question des termes comme « Indiens » ou « Peaux-rouges », avant de dresser une longue comparaison entre les peuples natifs des Amériques antipodes.
Que ce soit dans les romans ou dans les rapports des missionnaires, les liens tissés entre les protagonistes blancs et les peuples rencontrés outre-mer sont a priori d’évangélisation et de civilisation, mais souvent deviennent des liens de dépendance.
Conclusion : le Brésil du XIXe siècle français
Dans un numéro de 1904 des Missions catholiques, on peut lire : « Quand on parle du Brésil, quelques-uns s’imaginent que c’est un pays absolument sauvage25 ». Certes, il faut attendre au moins la moitié du XXe siècle pour que les études sur les représentations à partir des échanges culturels transatlantiques ne voient le jour. Toutefois, comme au XIXe siècle les récits d’exploration au Brésil existaient en France depuis environ trois siècles, on remarque dans les rapports des voyageurs une conscience des images reçues construites au sujet du pays au fil du temps. Ils en parlent, n’est-ce que pour en prendre des distances.
Insérée dans le cadre d’une recherche doctorale en cours, cette étude compte sur la contribution essentielle de la numérisation intensive des sources médiatiques et littéraires à échelle mondiale au cours de la dernière décennie, qui rend possible le rapprochement des éléments du corpus et met en relief la « mise en série » des images produites au XIXesiècle. Or, cet entrecroisement des genres journalistiques et romanesques a été à l’origine d’un imaginaire qui, voyageant encore deux siècles, a perduré jusqu’à nos jours.
À travers ce panorama littéraire représenté par trois auteurs phare des romans d’aventure français, j’espère avoir pu reconstituer le fil discursif de la culture médiatique française sur le Brésil : entre l’arrivée dans le pays du roman attribué à Dumas et le repère littéraire dans l’imaginaire brésilien qui a été la parution de La Jangada, de Verne, en 1881, le discours des missionnaires relevait du religieux et décrivait surtout les réussites et les échecs d’évangélisation. Au tournant du siècle, par ailleurs, après la décennie de publication des douze romans brésiliens de Boussenard, entre 1882 et 1892, ces rapports deviennent de plus en plus littéraires, en mettant en avant les relations avec les peuples locaux, la richesse et les périls des forêts pittoresques et les avancées apportées dans le pays par les explorateurs.
Les prêtres explorateurs des Missions Catholiques entrevoient un nouvel élément, qui sera de plus en plus présent dans la médiatisation du Brésil au début du XXe siècle : il s’agit de la construction de Brasilia comme nouvelle capitale et ville futuriste, que j’ai l’intention d’étudier dans le cadre de ma recherche doctorale, avec un corpus littéraire qui s’étendra jusqu’aux récits poétiques de Blaise Cendrars et d’Henri Michaux.
Notes
1 Dans Maxime Prévost, Alexandre Dumas mythographe et mythologue. L’Aventure extérieure, Paris, Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2018, 284 p.
2 Jules Verne, « Amérique du Sud, les premiers navires de la marine mexicaine », Musée des familles, Juillet 1851, p. 308. – cependant, dans une lettre à sa mère du 29 juillet 1851, Verne se plaint de l’erreur du directeur de la revue dans le choix du titre de sa novelle mexicaine : « Pitre-Chevalier qui veut toujours mettre des titres à propos des articles a fait une bêtise pour moi ; il a mis en haut Amérique du Sud; c’est l’Amérique du Nord qu’il faut ».
3 Selon Wikipedia. Gallica propose 1834-1974, mais le premier numéro disponible pour consultation sur le site, qui date d’avril 1834, correspond au numéro XXXVI du journal. Sur google books, le plus ancien numéro disponible date de mars 1826 et correspond au numéro VII du journal.
4 D’après les numéros disponibles pour consultation sur Gallica.
5 Yvan Daniel, Le « grand reportage » en Chine au XIXe siècle : un indice de la mondialisation des imaginaires littéraires et médiatiques », Les journalistes : identités et modernités, actes du premier congrès Médias 19 (Paris, 8-12 juin 2015). Sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Ève Thérenty Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : 07/12/2021, URL: https://www.medias19.org/publications/les-journalistes-identites-et-modernites/le-grand-reportage-en-chine-au-xixe-siecle-un-indice-de-la-mondialisation-des-imaginaires-litteraires-et-mediatiques
6 Bénédict-Henry Révoil, Les Aztecs, Paris, Gustave Barba, 1855, p. 2.
7 Bénédict-Henry Révoil, Les Aztecs, Paris, Gustave Barba, 1855, p. 4.
8 Alexandre Dumas, Un pays inconnu, Paris, Michel Lévy frères, 1865, p. 25.
9 Alexandre Dumas, ibid., p. 295.
10 Tom D. Kilton, “The American Railroad as Publisher, Bookseller, and Librarian”, dans The Journal of Library History (1974-1987), Winter, 1982, Vol. 17, No. 1 (Winter, 1982), pp. 39-64
11 Claude Aziza, « Jules Verne le Sud-Américain », L’Histoire [en ligne], https://www.lhistoire.fr/pessac-2019/jules-verne-le-sud-am%C3%A9ricain
12 « Je parcours également les bulletins des sociétés scientifiques et surtout ceux de la Société géographique… » cité par Jacky Fontanabona, « La géographie de Jules Verne et ses cartes
dans L’île mystérieuse », Mappemonde [en ligne], n. 117, 1-2015, http://mappemonde-archive.mgm.fr/num25/articles/art10101.html
13 Jacky Fontanabona, ibid.
14 Jacky Fontanabona, ibid.
15 « Édouard Joseph Durand », Wikipedia [en ligne], https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89douard_Joseph_Durand
16 Voir « Édouard-Joseph Durand (1832-1881) - Toutes ses œuvres, BnF Data [en ligne], https://data.bnf.fr/fr/see_all_activities/13756105/page1
17 Jules Verne, La Jangada, Paris, Hetzel, 1905, p. 68.
18 R. P. François Bigorre, « À travers le Brésil inconnu. Chez les sauvages Jahavès de l’île Bananal », Missions catholiques, janvier-décembre 1921, p. 93.
19 Selon édition disponible dans l’Institut de France.
20 Louis Boussenard, « Les Robinsons de la Guyane. Tigre blanc », Voyages illustrés, Paris, 1891, p. 23.
21 Louis Boussenard, ibid., p. 7.
22 Louis Boussenard, ibid., p. 19.
23 Louis Boussenard, ibid., p. 96.
24 Louis Boussenard, Aventures extraordinaires de l’homme bleu, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1891, 176-178.
25 R. P. Robert Bannwarth, « Brésil », Les Missions Catholiques, 1er janvier 1904, p. 604.