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Règlements de contes. Les conditions de publication du récit bref dans les journaux du XXe siècle (1906-1939)

Table des matières

LEILA DE VICENTE

« Le moment semble venu de donner au conte sa place dans les bibliothèques, depuis que l’évolution de la presse quotidienne l’a classé au premier rang des genres littéraires de l’heure présente1 », écrit en 1923 André Fage, rédacteur du Petit Journal, à un conteur avec lequel il collabore. Pourtant, près d’un siècle plus tard, nous ne trouvons que très peu de ces fameux contes dans nos « bibliothèques » alors qu’ils étaient publiés presque tous les jours dans les plus grands quotidiens de la première partie du XXe siècle. Ne serait-que pour les « quatre grands » – soit Le Matin, Le Petit Parisien, Le Journal, Le Petit Journal, ainsi nommés en raison de leur prédominance sur le marché2 les contes se comptent au nombre de plus de trente mille entre 1906 et 1939. Les plumes qui les signent ne sont pas seulement des obscurs noms passagers, mais bien souvent des figures majeures de l’époque, dont la plupart demeure dans l’histoire littéraire : Colette, Barbusse, Giraudoux (Fig. 1), Simenon, Apollinaire et tant d’autres encore ont publié des contes dans la presse avant d’être connus dans le genre qui les a consacré. Comment alors expliquer un tel oubli dans le gouffre des pages du journal ?

Fig.1

 

Fig. 1 : des écrivains célèbres conteurs pour la rubrique

L’affuté Gaston Gallimard réalise cette aporie en 1934 et tente d’y remédier en lançant la collection au titre significatif « La Renaissance de la Nouvelle3 », dirigée par Paul Morand, qui recueille les contes et nouvelles disséminés ça et là dans les revues, quotidiens et hebdomadaires. Il reste alors quelques traces de cette suprématie du conte, et non les moindres, comme Les Nouvelles Orientales4 de Marguerite Yourcenar initialement parues de façon éparse dans la presse. Cependant, là encore, le terreau journalistique originel avant ce fleurissement en recueil est complètement occulté.

Contrairement à ce que laisserait penser l’univers des contes de Perrault ou l’intertexte traditionnel des Mille et Une Nuits – évoqué dans le titre de la rubrique des « Contes des Mille et Un Matins » le conte dans la presse ne débute que rarement par la formule « Il était une fois », caractéristique de l’entrée dans un univers lointain et imaginaire. En effet, comme l’a largement souligné Marie-Ève Thérenty, la « poétique du support » entraîne une hybridation des genres et des styles au sein de l’espace du journal, qui favorise une influence réciproque entre les cases fictionnelles et informationnelles. De même que pour le roman-feuilleton, le conte « est une forme de détonateur qui d’un côté a permis la littérarisation du haut de page, c’est-à-dire à la fois la constitution d’une écriture journalistique littéraire et la fictionnalisation du discours social […] mais aussi et en retour une forme de défictionnalisation du roman5 ». D'ailleurs, cette analogie entre conte et roman-feuilleton est telle qu’ils se situent dans le même prolongement sur la 3e ou 4e page du journal, jusqu’à parfois se confondre dans une même rubrique, signe de leur interchangeabilité (Fig. 2).

Fig2

Fig. 2 : conte et feuilleton sur la même page du journal

Si de nombreux travaux ont déjà été développés sur le roman-feuilleton, avec notamment la monumentale Civilisation du Journal6 du XIXe siècle, de nombreux champs d’explorations restent encore à découvrir pour le XXesiècle, dont la rubrique « Contes » qui soulève d’emblée, plusieurs questions matérielles : Comment la case officielle a-t-elle été crée ? Quels sont les critères de sélection des conteurs ? Quelles sont les conditions de création et de publication ? Quelle place est accordée au lecteur et à son horizon d’attente ? La presse étant un grand carrefour commercial, il convient que hormis les enjeux purement artistiques, se trouvent des motivations financières qui sont à l’origine de multiples échanges épistolaires, plus ou moins houleux, entre directeur de presse et écrivains-journalistes. Ce sont les coulisses de ces « règlements de contes » – dans tous les sens du terme – que je propose de parcourir dans cet article, grâce aux archives que j’ai pu recueillir et qui permettent d'extraire des catacombes ces trésors oubliés.

Il était une fois… les contes dans la presse 

La rubrique « Contes » apparaît pour la première fois dans Le Journal en 1906, avant que les autres grands quotidiens7 ne suivent cette impulsion. Bien sûr, les contes et nouvelles dans la presse existaient déjà depuis plusieurs siècles, notamment au XIXe avec les célèbres récits brefs de Maupassant affichés en première page du Gaulois et du Gil Blas8. Or, la case n’affichait pas explicitement le genre en tant que tel. Seuls le titre et le nom de l’auteur (ici déguisé sous le pseudonyme de Maufrigneuse) apparaissaient (Fig. 3).

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Fig. 3 : contes de Maupassant à la une du Gaulois et du Gil Blas en 1882-1883

Aussi, l’ambiguïté générique semble-t-elle consubstantielle à cette case qui accueillait de façon indifférenciée des contes et des chroniques. D’ailleurs, des collaborateurs de la rubrique y publiaient déjà des récits brefs à la fin du XIXe siècle, tel Tristan Bernard qui apparaît en tête du Journal avec la parution d’« Un Oisif » en 1899 ou de « Premières Alliances9 » en 1901. Comme l’illustre l’encadré en première page qui annonce le retour de ses contributions régulières au Journal, il « donnera une série de contes et de chroniques10 ». La conjonction de coordination « et » place les deux formes de récits sur un plan d’égalité interchangeable.

De même, des lettres d’accords entre Letellier et Paul Adam datant de 1904 mettent en évidence la flexibilité du genre, qui n'en est pas vraiment un, convoqué alors plus largement en un « article11 ». Autres exemples significatifs avec des conteurs prolifiques de la rubrique, comme Charles-Henri Hirsch qui doit « remettr[e] un conte inédit par semaine12 » en 1904, tandis que J.-H Rosny aîné est invité à « remettr[e] quatre contes par mois et une chronique par mois également13 », en 1905. J’émets l’hypothèse que l’année suivante, en 1906, bien que la rubrique s’affiche explicitement sous l’étiquette « Contes », les récits continuent à prendre librement la forme de la fiction ou de la chronique. Tous deux se (con)fondent sur le sujet : il ne s’agit pas de parler de fées mais de faits. Or, le choix général de l’étiquette « conte » peut relever d’une stratégie commerciale, car il se place dans un héritage collectif qui apparaît sans doute comme plus familier et séduisant pour le lectorat de masse.

De plus, à partir de 1899, Le Journal organise des « Concours littéraires » de contes et de nouvelles pour les lecteurs (Fig. 4). Ce type d’événements, déjà couramment organisés pour la poésie et pour la prose, peut être avant tout publicitaire dans le but de promouvoir la nouvelle rubrique officielle. Quelle meilleure stratégie que celle d’inciter le lecteur à prendre lui-même la plume, afin qu’il s’intéresse à celle-ci ? Ce concours remporte effectivement un franc succès avec plus de 6500 participants. Les jurys sont composés eux-mêmes de conteurs journalistes, tels que René Maizeroy ou Tristan Bernard. Certains noms qui figurent parmi les gagnants, comme Pierre Mille à la troisième place en 1899, seront des conteurs majeurs14 au cours de la première partie du XXe siècle, révélant ainsi à quel point ce concours constitue un tremplin pour les novices et l’occasion pour les directeurs de repérer des talents potentiels. Charles Dérennes, publié en tant que « mention au concours littéraire du Journal, est un autre exemple marquant en tant que futur conteur régulier de ce même quotidien.

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Fig. 4 : concours littéraires de contes

Ainsi, la rubrique semble-t-elle avoir été créée par et pour les lecteurs qui la consomment et la façonnent, puisqu’ils participent eux-mêmes à la rédaction en composant, lisant et élisant les conteurs.

Quels critères de sélection ?

Un cadre exigeant, des écrivains polyvalents

Siéger dans la case des contes est un honneur que peu d’écrivains peuvent se vanter d'avoir. En effet, de nombreuses lettres témoignent de l’accès difficile à cette rubrique, notamment Simenon qui se rappelle combien à ses débuts il rêvait d’y accéder, et comment son approbation auprès de Colette, l’éminente directrice des « Contes des Mille et Un Matins » à partir de 1919, fut une victoire déterminante dans sa carrière, après quelques vaines tentatives :

Mon rêve était d'avoir un conte chaque semaine dans le Matin, comme Henri Duvernois […]

Je m'y rends avec deux contes que j'avais écrits, pensais-je, dans le style des contes du Matin. Le mercredi suivant, lorsque j'allai pour connaître le résultat de cette sorte d'examen, Colette hocha la tête […] Je me remis au travail. J'écrivis cette fois non pas deux contes mais trois et je les portai à Colette. La semaine suivante elle était déjà un peu plus encourageante.  […] Enfin, un mercredi, elle retint un de mes contes.  […] Puis vint le jour où Colette m'annonça que je pouvais lui écrire un conte chaque semaine. Et, ce jour-là, je crois bien que je me suis saoulé. J'avais enfin atteint un but que je m'étais fixé depuis longtemps.

Aussi, l’amnésie à propos de cette rubrique est d’autant plus surprenante qu’elle a participé à la formation des écrivains les plus célèbres de l’histoire littéraire, comme Simenon mais aussi Kessel, Giraudoux, Clavel ou encore Anouilh. La confrontation à ce genre exigeant à leurs débuts a constitué pour eux une véritable école qui a forgé leur style et eu une influence dans la suite de leur carrière, notamment Kessel : « Le travail littéraire entrepris pour la rédaction de ces récits brefs lui a permis de maîtriser l’art de la pointe sèche : graver des traits fins et créer des contrastes saisissants avec une grande économie de moyens. ‘‘Le don du conteur doit toujours être présupposé chez le romancier15’’ ». L’accès à cette rubrique, enrichissante à tous points de vue, est si délicate que des conteurs mettent en abîme la précarité de leur condition d’écrivain ne parvenant pas à vivre de leur plume. Le conte métanarratif d'Emmanuel Bourcier16 présente ainsi, non sans quelque cynisme, l’apparition tant attendue de sa fiction dans le journal… en même temps que l’annonce de ses pompes funèbres :

Vous allez immédiatement m’écrire un conte, tout ce que vous pourrez de mieux, et vous me l’apporterez. Ne perdez pas une seconde et soignez la forme. Il y va de votre avenir. Si votre œuvre est parfaite, on vous en demandera plusieurs. Vous avez le pied dans la main […]

Le Tantôt, l’énorme journal, le géant protée, par la bouche de l’excellent M. Legrandet, lui commandait un conte ! La fortune souriait. Demain, ou après-demain, ou vers la fin de la semaine, le nom de Fina serait emporté partout sur les feuilles du quotidien, distribué, épelé, retenu. Il resplendirait à une place occupée chaque jour par les plus brillantes renommées signatures. […]

Un mois. Deux. Trois. Six. Douze. Un an et demi. Deux ans. Cinq. Dix. Vingt. Trente. « Le Tantôt » a le rare bonheur de pouvoir offrir à ses lecteurs un conte inédit de l’illustre M. Fina, de l’Institut, dont les obsèques furent célébrées hier; avec le faste que l’on sait…

L’une des qualités qui peut faire la différence face à cette drastique sélection est la polyvalence. En effet, les écrivains qui capables de rédiger autant de feuilletons que de chroniques et de contes, est un critère important pour les directeurs qui peuvent ainsi vanter les mérites de leurs contributeurs, en citant leurs récits à succès déjà parus dans le journal. Les lecteurs habitués n’hésitent pas à lire les nouveaux articles inédits de la plume (re)connue. L’auctorialité est un argument de vente pour favoriser la fidélité de ceux-ci. C’est pourquoi les signatures des plus célèbres conteurs sont affichées en première page, telle une accroche publicitaire, pour inviter les lecteurs à se référer à la troisième où se situent le plus souvent les contes, telle que mentionnée dans le contrat avec Lucie Delarue-Mardrus : « Cet article (conte, chronique ou chapitre d’une série) sera inséré, comme d’habitude, au début de la troisième page du Journal ». Cette dernière, déjà connue du grand public apparaît à la une du Journal, le 8 juillet 1906, dans un médaillon et sous des attributs mélioratifs qui incitent à lire plus avant son récit (Fig. 5).

 Fig5

Fig. 5 : annonce en 1ère page du conte de Lucie-Delarue Mardrus

Même les conteurs habituels et fidèles n’ont pas l’assurance de pouvoir insérer leurs récits dans cette case resserrée, tant la demande est grande et les refus nombreux. Le secrétaire général du Journal se voit ainsi contraint de refuser les propositions de Binet-Valmer, comme l’atteste cet extrait de lettre du 8 septembre 1917 :

Mon Cher Ami,

Nous avons actuellement une telle abondance de contes qu’il nous serait absolument impossible d’insérer ceux que vous pourriez nous envoyer. Chaque mois, en effet, des nouvelles de collaborateurs restent sur le marbre. Nous ne pouvons donc pour le moment donner satisfaction à votre désir.

En plus de la polyvalence, les auteurs doivent veiller à composer de façon simple et intelligible pour le lectorat de masse. C’est ainsi que Tristan Bernard troque sa plume d’écrivain pour façonner des mots croisés, que lui-seule semble comprendre. Suite à des courriers de lecteurs se plaignant du niveau de difficulté de ces véritables casse-tête, le directeur lui prie instamment de s’adapter à la demande (Fig. 6) :

 Fig6

Fig. 6 : Tristan Bernard, créateur de mots croisés

Les mauvais contes ne font pas les bons amis/avis

Si les lecteurs sont ciblés en tant que potentiels acheteurs, ont-ils une réelle influence dans le processus créatif des contes ? J’ai relevé peu d’archives témoignant de retours du public sur les contes, mais quelques uns suffisent à soutenir l’hypothèse qu’il en existait cependant et que le dialogue était bien permis entre lecteurs et direction. Ils sont, certes, peut-être moins prolifiques et performatifs que les abondants courriers de lecteurs de feuilletons au XIXe siècle – qui allèrent jusqu’à inciter Eugène Sue à ressusciter son personnage dans les Mystères de Paris – mais leur critique est lue par les directeurs des journaux, transférée au conteur visé puis une réponse leur est soigneusement adressée. Par exemple, Binet-Valmer, conteur régulier du Journal, subit les blâmes de plusieurs lecteurs, dont ceux d’un collectif de travail qui menace de cesser d’acheter le titre durant toute la publication de sa fiction (Fig. 7).

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Fig. 7 : critiques des lecteurs sur les contes et les feuilletons

Je vous en supplie, ne donnez pas de roman de Binet-Valmer. Il est lourd et indigent. Donnez-nous plutôt du Frédéric Boutet ou bien Duvernois enfin ce que vous voudrez, mais pas Binet-Valmer. Quand on le lit, c’est comme si on mangeait du couscous. Mal fait, ça vous reste sur l’estomac. Veuillez recevoir Monsieur mes sincères salutations. (H. Wagnet, Paris, 1932) 

L’auteur, vexé, ne souhaite alors « pas retourner au Journal avant quelques jours. [Il se] défie de [s]es comportements ». De même, à propos d’un conte du Journal, une lectrice du nom de Madeleine Gires, âgée de 76 ans, donne un avis aussi net que tranché : « Monsieur le Directeur, le conte Marcel Dupont ° 6 Avril est si bien construit, quoique pauvre. Je débourse un timbre pour le signaler ».

Que ce soit via les concours de contes ou les échanges de courriers, les (é)lecteurs se placent bien en maîtres de la rubrique que les directeurs veillent à contenter en imposant une ferme ligne de conduite aux conteurs.

Une rubrique cadrée et encadrée

Le temps presse

Les conteurs ont de multiples contraintes à respecter pour l’écriture de leurs récits brefs, à commencer par le délai de publication. Les archives dévoilent le quadrillage minutieux dans la répartition de publication des contes qui, pour chaque collaborateur, est fixée à un jour précis de la semaine : « Henri Duvernois pendant près de trois ans donne un conte tous les dimanches ; Maurice Level se voit réserver le lundi ; Charles-Henry Hirsch donne rendez-vous à ses lecteurs un mardi sur deux ; pendant un an, Tristan Bernard règne le jeudi, et le samedi est le jour de Colette elle-même17 », pour la rubrique des « Mille et Un Matins ». Quant à Lucie Delarue-Mardrus, son contrat avec Le Journal stipule que son conte paraîtra chaque vendredi : « Vous donnerez au Journal un article par semaine, pour paraître le vendredi, qui est votre jour18 ». Aussi, doivent-ils tous envoyer leur brouillon à la rédaction pour relecture quelques jours avant, trois par exemple pour Gaston Chérau, qui publie son conte le mardi et doit donc l’envoyer à la direction du Matin « le dimanche avant midi, cela pour la bonne règle » (Fig. 8). Ce même conteur, très sollicité, note en marge de l’un de ses manuscrits, combien il est pressé par le temps : « 9h du soir 28 octobre 1911. Je fais mon Roman cette nuit à 0h26. Il veut que mon conte arrive demain matin avant midi ce matin !!!… » L’écriture erratique et la triple modélisation exclamative témoignent de la pression que peut constituer la gestion d’un temps aussi chargé que resserré pour ces conteurs-chroniqueurs-romanciers.

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Fig. 8 : contrat de Gaston Chéreau précisant le jour d'envoi du conte

Ces multiples directives sont scellées sous contrats et renouvelés au fil des années pour les conteurs réengagés, car encore faut-il avoir fait ses preuves pour que l’engagement perdure.

La bonne paye : des comptes d’apothicaire

L’exigence du délai se situe également du côté des directeurs qui se voient eux aussi sollicités par les écrivains pressés de recevoir leur dû. Des vingtaines de lettres de Binet-Valmer relèvent de comptes d’apothicaires car ce dernier, comme beaucoup d’autres conteurs, rencontrent des difficultés à vivre de leur plume, aussi éparpillée soit-elle en plusieurs genres et titres de journaux pour cumuler les gains (Fig. 9). Ainsi, Binet-Valmer, pourtant contributeur fidèle de la case, se voit lui aussi refuser son conte en raison d’une trop grande effusion du genre en réserve. Le plus souvent, les collaborateurs réguliers de la rubrique proposent un conte par semaine ou toutes les deux semaines. Contrairement au roman-feuilleton payé à la ligne, les contes sont financés à l’unité pour une somme variant de 100 à 30019 francs selon l’ancienneté et la popularité de l’écrivain. Charles Derennes reçoit ainsi le ticket suivant : « Payables : la première année : cent francs l’article ; la deuxième année : cent vingt francs ». En fonction du contexte économique, il arrive également que certains conteurs voient une baisse de leur rétribution, comme Binet-Valmer qui passe de 325, en 1912, à 250 francs après 1914. S’en suit alors une négociation pour réajuster le prix au marché selon le nouveau marché : « le coût de la vie ayant triplé, je ne gagne même pas, dans une maison dont je suis le fidèle collaborateur, ce que je gagnais avant la guerre. C’est assez triste, assez cruel. »

Fig9

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Fig. 9 : Binet-Valmer fait les comptes

À ces contraintes de délai de contribution créative et monétaire, s’ajoute celle de la juste dimension du conte millimétré.

Une rubrique sur mesure : une entreprise rég(u)lée

Le conte dans la presse est taillé sur mesure. Ces contours sont nets et précis, comme l’illustre cette réponse télégraphique pour Le Petit Journal : « Contes courts en principe deux colonnes de quotidien maximum mais [sic]pouvons faire exception20 ». Rares sont ceux qui, comme André Fage ici (Fig. 10), se  montrent indulgent et ouvert à la négociation. Le plus souvent, tout récit dépassant cette délimitation de frontière se voit renvoyer à son créateur pour recoupes : « M. Brouty a beaucoup apprécié cette nouvelle mais, malheureusement, ses dimensions excèdent sensiblement celles que nous avons pour habitude de publier dans Candide », note Max Favalelli à Gaston Chérau, le 25 septembre 1936. La consultation des manuscrits des auteurs révèle que des stratégies sont alors élaborées pour veiller à respecter les dimensions, telle que celle adoptée par Tristan Bernard : « Comme la machine à écrire me donne rigoureusement le nombre de lignes du Journal, je puis très bien indiquer ces sectionnements sur le manuscrit […] Il serait tout à fait désirable que le metteur en page se conformât à ces indications21. »

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Fig. 10 : Lettres de André Fage

Les responsables de la rubrique imposent aussi parfois une ligne directrice quant au choix du sujet et de la tonalité :  « Trop littéraire, mon petit Sim ! Soyez simple22 », affirme par exemple Colette au jeune Simenon. Certains écrivains, habitués à un genre, rencontrent des difficultés à modifier leur style pour le modeler à celui de la rubrique. C’est le cas de Lucie-Delarue, originellement poétesse, qui reçoit des invectives de lecteurs mécontents suivies de remarques du directeur :

Ces contes, hélas ! restent si proches de la poésie que les abonnés, révoltés, se désabonnent. Henri Letellier, dans son cabinet directorial, me fait des reproches :  — Je vous en prie, écrivez-moi un conte dans lequel il y aura un thé mondain ! Un thé, vous comprenez, un thé ! […] Les lettres anonymes m'arrivent par douzaines. […] Quelle bagarre! Avec mille efforts, j'essaie d'écrire autrement, de faire des contes qui ne parlent plus de sirènes, d'archanges, de fées, de squelettes23

Notons par ailleurs que cet exemple est révélateur du fait que les contes dans la presse sont d’une toute autre nature que les fictions merveilleuses et fantastiques auxquelles on les rattache souvent. Les lecteurs souhaitent qu’on leur parle de leurs quotidiens et d’eux-mêmes. Ainsi, les directeurs peuvent soumettre aux conteurs un positionnement idéologique, qui correspond à la ligne éditoriale du journal et surtout au goût du temps. Anatole France ironise sur ces pratiques contraignantes dans un conte métalittéraire qui met en scène les caprices de son directeur : « Faites-moi un conte pour mon numéro exceptionnel du Nouveau Siècle. Trois cents lignes à l’occasion du ‘‘jour de l’an’’. Quelque chose de bien vivant, avec un parfum d’aristocratie […] et vous pourrez y mettre une pointe de socialisme. Le socialisme est assez à la mode24 ». De même, dans une lettre de 1930, un conteur révèle à son « Maître » qu’il serait astucieux de « publier ce conte de guerre [car] le sujet revient la mode ». La créativité des conteurs, au sein de l’immense entreprise journalistique, est bien orientée dans un souci de productivité et de rentabilité. Or, cela ne signifie pas pour autant que la qualité artistique est négligée, bien au contraire, puisque les directeurs soucieux de toujours satisfaire les lecteurs et de surpasser les concurrents se montrent, on l’a vu, particulièrement sélectifs et exigeants.

Lorsque les conteurs, soumis à de multiples contraintes, se voient refuser leurs contes, notamment pour des raisons de dimensions non adaptées aux étroites colonnes des quotidiens, ils n’hésitent pas à réutiliser le fruit de leur labeur en vue de nouvelles publications à l’échelle d’autres supports.

Des contes recyclés

Les écrivains signent avec les quotidiens pour lesquels ils s’engagent une clause d’exclusivité, révélant du même fait la compétition qui oppose les « quatre grands » régnant sur le marché de la presse. Or, pour maximiser les chances d’arrondir leurs fins de mois, les auteurs n’hésitent pas à déployer leur polyvalence en proposant à d’autres périodiques les récits refusés par d’autres lignes directoriales ou non adaptés au cadre serré de la rubrique des contes. Parfois, les auteurs réutilisent mêmes leurs œuvres déjà parues, en y insérant d’autres lignes pour proposer une version adaptée au nouveau cadre de publication, souvent plus large. Les archives mettent ainsi en évidence les patchworks de Léon Frapié (Fig. 11), qui découpe minutieusement les colonnes de ses contes parus dans Le Petit Parisien, afin d’y insérer d’autres phrases. Gaston Chérau ajoute également aux versions originales de ses contes de nombreuses notes qui débordent sur les marges, mais qui se mouleront sans doute parfaitement sur le nouveau format de parution.

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Fig. 11 : patchworks de Léon Frapié

J’émets l’hypothèse que ces contes rallongés occupent surtout les hebdomadaires qui publient aussi des contes, mais sous une version plus longue, signée des plus grands noms de l’époque comme Maurice Leblanc ou Marcel Aymé. Cependant, le terme générique de « Contes » est troqué pour celui de « Nouvelles », peut-être en raison du changement de taille, puisque ces dernières s’étalent sur une page complète voire plusieurs (Fig. 12). Par ailleurs, souvent considérés péjorativement comme des brouillons, les contes publiés dans la presse sont également réutilisés dans des romans qui offrent encore plus l’espace pour développer l’estompe initiale. C’est le cas de Colette, par exemple, qui récupère ses récits brefs parus dans la rubrique, afin de les insérer dans ses romans, comme avec « Vinca » – conte des « Mille et Un Matins » du 2 septembre 1922 –repris tel quel l’année suivante pour former le 2e chapitre de son roman Le Blé en herbe25.

Fig12

Fig. 12 : Exemple de conte s'étendant sur une page complète

Dans les années 1930, les « quatre grands » perdent de leur prestige face à l’essor de la radio et du cinéma et n’hésitent pas à se réadapter à ces nouvelles formes d’art. Or, un nouveau quotidien, Paris-Soir, édité à partir de 1923, les devance sur le marché26 et se place en spécialiste de la modernité médiatique. Des contes sont ainsi lus à la radio et retranscrits dans les colonnes de rubrique « Contes de Radio-Paris » ou « Conte au micro » dans « Paris-Soir [qui] publiera tous les quinze jours un conte qui aura été lu aux éditeurs des émissions de  T. S. F27. ». Des concours littéraires radiophoniques sont proposés par ce même quotidien peut-être – comme pour les « quatre grands » lors du lancement de la rubrique – afin d’envoûter les lecteurs avec l’écho de cette nouvelle voix contée (Fig. 13).

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Fig. 13 : contes radiophoniques

Tout au long de la première partie du XXsiècle, les contes constituent des sources inépuisables d’inspiration et de réadaptation. Figurant « au premier rang des genres littéraires », comme le rappelle André Fage en 1923, comment ont-ils pu être autant occulté ? Il me semble que leur déclin est à l’origine même de ce qui les ont fait naître. Créés sur un effet de mode dans un souci de rendement pour satisfaire l’offre et la demande, sur un support lui-même volatil car inscrit sur les feuilles d’une temporalité au jour le jour ; il paraissait difficile de leur assurer une pérennité d’avenir. Dès lors que l’intérêt s’amoindrit, les contes aussi, d’où une volonté de leur donner un écho à partir des années 1930, avec les contes à la radio, qui les ramènent à leur essence orale intemporelle. Aussi, ne peut-on pas réduire ces contes à de la « littérature industrielle ». Le fruit de la machinerie commerciale n’est pas dénué de qualité littéraire et artistique. Bien au contraire, les multiples contraintes de création, ainsi que le peu de place à la fois dans les colonnes, mais aussi en tant que conteurs, assurent la qualité de ces récits brefs. Feuilles volantes ou ondes sonores, ces contes éphémères semblent prendre plus de poids dans les volumes, ainsi que l’illustrent les créations de collection, notamment d’anthologies comme celle que propose André Fage28, ou par ma thèse en cours sur le sujet, qui sont tant de tentatives pour saisir au vol le conte de la presse qui a toute sa place dans l’histoire littéraire. Peut-être qu’un jour nos enfants, sur les bancs de l’école, liront des contes de Perrault… avec ceux de Chérau.

Notes

1 Archives, Bibliothèque Nationale de France, André Fage, à propos de la création d’une Anthologie des conteurs d’aujourd’hui (67 portraits), Paris, éd. Delagrave, mars 1923.

2 Les quatre grands représentent à eux seuls 75% des tirages parisiens, avec en tête, respectivement : Le Petit Parisien, Le Journal, Le Matin et Le Petit Journal (d’après Christian Delporte, Claire Blandin, François Robinet, Histoire de la presse en France (XXe-XXIe siècles), Paris, Armand Colin, 2016).

3 Le premier volume paru dans cette collection est significativement Sphinx et autres contes bizarres d'Edgar Allan Poe en hommage au maître du genre.

4 Marguerite Yourcenar, Les Nouvelles Orientales, éd. Gallimard, NRF, coll. « La Renaissance de la nouvelle », 1938.

5 Marie-Ève Thérenty, « Pour une poétique historique du support », Romantisme, 2009/1 n° 143, p. 113.

6 Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Therenty, Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, éd. « Nouveau Monde », 2011, 1760 p.

7 1906 : « Contes du Journal » ; 1908 : « Contes des Mille et un Matins » ; 1909 : « Contes du Petit Parisien » ; 1910 : « Contes du Petit Journal » ; 1911 : « Contes du Gil Blas » ou encore 1923 : « Les Contes de Paris-Soir ».

8 Avec ci-dessous l’exemple de « Marauca » publié dans Le Gil Blas en 1882 et de « L’Orient » paru en 1883 dans Le Gaulois.

9 Respectivement publiés le 12 février 1899, puis le 14 février 1901.

10 Le Journal du 5 juillet 1900, p. 1/6.

11 « Je viens vous confirmer notre accord au sujet de votre collaboration au Journal durant l’année 1904. Il est entendu que vous nous donnerez, durant cette période, un article par semaine, conte ou chronique. » (Henri Letellier à Paul Adam pour Le Journal en 1904).

12 Henri Letellier à Charles Henri Hirsch, pour Le Journal, 30 décembre 1905.

13 Henri Letellier à J.-H Rosny aîné, pour Le Journal, 1er janvier 1905.

14 René Maizeroy publie par exemple plus de 120 contes dans la rubrique du Matin et Pierre Mille, près de 650 dans celle du Journal.

15 Contes de Joseph Kessel, Préface établie et annotée par Alain Tassel, Paris, Gallimard ; « Une heure avec Joseph Kessel », entretien de Frédéric Lefèvre avec Joseph Kessel, Nouvelles littéraires, 13 juin 1925, p. 6.

16 Rubrique « Contes des Mille et Un Matins », « Un Conte » par Emmanuel Bourcier, le 29 août 1912.

17 Cité par Claude Pichois et Alain Brunet, Colette, Paris, éd. de Fallois, 1999.

18 Lettre du directeur du Journal à Lucie Delarue-Mardrus, à Paris le 17 octobre 1910.

19 Par exemple, les archives révèlent des contrats de Henri Barbusse qui est payé 125 francs en 1908-1909, comme Henri Duvernois à la même date.

20 Lettre d’André Fage, Le Petit Parisien, 1er août 1923

21 Lettre de Tristan Bernard du 25 juillet 1911 pour la direction du Journal.

22 Georges Simenon lors d’une interview avec Roger Stéphane (ORTF, 1963).

23 Lucie Delarue-Mardrus, Mes Mémoires : Souvenirs littéraires, II, Revue des Deux Mondes, Vol. 44, No. 2, 15 mars 1938, p. 399.

24 « Conte pour commencer gaiement l’année », Le Figaro, 2 janvier 1901.

25 Colette, Le Blé en herbe, Paris, Flammarion, 1923.

26 Il passe en tête des ventes de tous les plus grands quotidiens en 1939, d’après les graphiques de Christophe Charle, Le Siècle de la presse (1830-1939), Seuil, 2004.

27 Paris-Soir, « Les Contes de Radio-Paris », 2 juillet 1927.

28 André Fage, Anthologie des conteurs d’aujourd’hui, op. cit.

Pour citer ce document

Leila De Vicente, « Règlements de contes. Les conditions de publication du récit bref dans les journaux du XXe siècle (1906-1939) », Presses anciennes et modernes à l'ère du numérique, actes du congrès Médias 19 - Numapresse (Paris, 30 mai-3 juin 2022), sous la direction de Guillaume Pinson et Marie-Eve Thérenty Médias 19 [En ligne], Dossier publié en 2024, Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/publications/presses-anciennes-et-modernes-lere-du-numerique/reglements-de-contes-les-conditions-de-publication-du-recit-bref-dans-les-journaux-du-xxe-siecle-1906-1939