Traces de l’évolution du reportage russe dans les archives numérisées
Table des matières
VITALY BUDUCHEV
Cet article s’intéresse à la manifestation de l’évolution du reportage russe à travers la mise en visibilité progressive du reporter et de ses personnages, dans le contexte russe, avant tout politique. Cette analyse s’appuie sur les archives numérisées du journal Komsomolskaya Pravda. Il convient de s’intéresser préalablement aux dynamiques propres à l’espace numérique russe, afin d’y situer les archives numérisées en libre accès. En effet, l’évolution de l’espace numérique constitue un cadre de circulation des énoncés et des formes, conditionne l’accès aux informations par les publics, et impose certains modes de communication aux acteurs de l’espace public russe. Les archives numérisées sont ancrées au sein de l’espace numérique russe, prennent leur sens au sein de celui-ci, il est donc indispensable, avant d’analyser l’évolution du reportage, d’expliquer brièvement la logique de l’évolution de l’espace numérique qui nous a permis de constituer et d’analyser notre corpus, et qui conditionne ainsi la circulation des savoirs. Il s’avère que, comme l’évolution du reportage, la création de l’espace numérique est également soumise aux évolutions sociales et aux enjeux politiques qui doivent être expliqués.
Dans la situation d’une fermeture progressive de la Russie face au monde occidental, y compris à la recherche faite au sein des pays occidentaux, les archives numérisées en accès libre deviennent également un outil permettant d’assurer la circulation transnationale des savoirs précieux en ce qui concerne l’évolution des médias et du journalisme.
Le contexte russe d’existence des archives numérisées en accès libre
L’espace web russe s’est formé dans un contexte d’une large accessibilité des contenus, souvent piratés, accessibles à tous les usagers. Cela pose un problème en termes de droits d’auteurs1, mais cela contribue également à l’instauration de la liberté d’accès à l’information et aux produits culturels dans une période de transition, dans un pays qui connaît de fortes disparités économiques.
Larisa Chevtaeva souligne que ce phénomène est influencé par l’histoire soviétique, où les droits d’auteurs n’existaient pas. Cela aurait déterminé le mode de fonctionnement des industries culturelles postsoviétiques, selon lequel une majeure partie des revenus était engendrée par la billetterie, et non pas par la vente des copies ou des enregistrements2. Cette tendance touche principalement les filières du cinéma et de la musique, mais le fonctionnement des filières du livre et de l’information de presse, si on reprend la typologie proposée par Bernard Miège3, est également influencé par le système d’accès libre et gratuit.
Cela a contribué au fait que, avec l’avènement d’Internet, de nombreux produits des industries culturelles et médiatiques se trouvaient facilement, et gratuitement, sans que l’usager n’ait la nécessité de fournir un grand effort ou de payer pour le produit.
Cette particularité du marché russe nous semble importante à souligner, car elle influence non seulement les usages des consommateurs, mais également les attitudes des éditeurs, tout en mettant la pression sur tout acteur agissant au sein de l’espace public russe. Pour cette raison, les journaux mettent à disposition des publics des archives numérisées de leurs parutions. Par exemple, en 2006, il était possible d’accéder à des archives numérisées d’une grande majorité des titres de presse russe. Il ne s’agissait pas des productions faites pour la version numérique des médias, mais des copies PDF des parutions papier. Cela permettait aux publics d’avoir un accès aux contenus des journaux et cela facilitait l’analyse de l’énonciation éditoriale des journaux par les chercheurs. En 2010 encore, la plupart de titres de presse, y compris Komsomolskaya Pravda, mettaient à disposition les archives PDF de leurs parutions des 5 à 10 dernières années sur leurs sites Internet, ce qui permettait à tous les intéressés d’y accéder sans contrainte, sans même avoir la nécessité de créer un compte.
Il nous semble que l’ouverture de l’archive numérisée de la presse périodique par la bibliothèque Nekrasov, financée par le gouvernement de Moscou, est soumise à cette même logique communicationnelle, selon laquelle la notoriété passe par la présence des produits originaux, facilement accessibles sur le web. La mise à disposition des archives de différents journaux, remontant pour certains à la fin du XIXe siècle, peut être expliquée par cette particularité de l’espace web en Russie.
Néanmoins, le pouvoir de Vladimir Poutine a souhaité rétablir de l’ordre dans cet espace de liberté où les intérêts des acteurs de l’industrie culturelle, et surtout l’autorité du pouvoir, ont été mis à mal.
Tous les journaux ont progressivement fermé l’accès à leurs archives numérisées. Désormais, seul le journal pro-Kremlin de référence Izvestia laisse aux intéressés la possibilité de télécharger le numéro de leur choix au format PDF, datant de moins de 5 ans. Quant à Komsomoslskaya Pravda, il ne laisse plus d’archives accessibles sur son site Internet. Seules les plateformes comme pressa.ru permettent d’accéder aux archives en ligne des journaux, l’accès étant désormais payant.
L’accès aux archives numérisées des bibliothèques se ferme progressivement lui aussi. En 2019, au moment où le corpus a été constitué, nous avons pu avoir accès aux archives numérisées de Komsomolskaya Pravda couvrant la période entre les années 1920 et le milieu des années 1970. Ces archives accessibles se sont réduites depuis. Elles ne couvrent désormais que la période entre 1939 et 1954. Il nous semble que cette réduction de l’accès aux titres de presse déjà numérisés est impulsée par la fermeture générale de l’espace web russe, et peut être expliquée par des raisons politiques.
Après que Vladimir Poutine est redevenu président de la Russie en 2012, l’espace web s’est progressivement réduit. Cela est probablement dû au rôle du numérique dans la mobilisation citoyenne prolongée qui a eu lieu dans les grandes villes russes en 2011 et 2012, et qui s’opposait au modèle autoritaire de gouvernance de Vladimir Poutine4. Le pouvoir s’est alors lancé dans un chantier qui avait pour but d’empêcher la libre circulation des contenus au sein de l’espace web russe5.
À ces raisons politiques se rajoutent celles géopolitiques, car la Russie tente de s’opposer à la prédominance des États-Unis en matière de gouvernance du Net6, en remettant en cause la doctrine de libre circulation des informations. Comme l’explique Kevin Limonnier, l’État russe considère désormais Internet sous le prisme de la souveraineté nationale et de la rivalité avec le monde occidental7. Cette lecture politique détermine la tendance selon laquelle l’espace web russe, au départ extrêmement ouvert, se referme progressivement. L’accès aux archives numérisées des journaux est soumis à cette tendance générale, propre à la Russie, qui ne fait que s’accentuer.
Cette tendance à la fermeture, visible à travers les archives, se manifeste ailleurs. Provoquée par des raisons politiques, elle entrave l’accès aux données, aux informations, en rendant la Russie, son actualité, mais également l’évolution de son passé, y compris le passé du journalisme, plus opaque.
Le contexte de l’apparition et de l’évolution des archives numérisées étant décrit, nous nous concentrerons désormais sur l’évolution du reportage russe révélé grâce aux archives numérisées d’une bibliothèque moscovite encore disponibles en accès libre. Avant de procéder à nos analyses, il nous semble indispensable d’expliquer notre méthode ainsi que les raisons du choix du journal Komsomolskaya Pravda.
Méthode
Afin de constituer un corpus, nous avons analysé les numéros de Komsomolskaya Pravda accessibles en ligne sur le site elektronekrasovka.ru, en cherchant à identifier les caractéristiques du reportage, et plus particulièrement la présence de la mise en scène du journaliste ou/et des personnages plongés au cœur de l’événement couvert. Nous avons cherché à identifier ce genre « incarnation du journalisme curieux et présent sur le terrain des événements, au plus près des sources »8, celui qui a pour but de « transporter le lecteur dans l’action par la médiation du journaliste »9.
Dans un premier temps, nous avons sélectionné soixante-cinq articles issus des archives numérisées du site elektronekrasovka.ru, afin de retracer l’évolution générale du reportage.
Ce corpus nous a permis de révéler une évolution du reportage vers un genre qui met progressivement en valeur la subjectivité du journaliste, qui met en scène le journaliste et la communauté professionnelle, un « nous » journalistique qui se transformera en « je » encore plus personnalisé à la fin de l’URSS, des émotions, des détails parlants et l’humanité des personnages. Autrement dit, ce travail nous permet de relever l’avènement de ce que Marie-France Chambat Houillon qualifie de sincérité énonciative10.
Nous avons distingué quatre grandes périodes de mutation du reportage sur les pages de Komsomolskaya Pravda à l’époque soviétique :
- Époque stalinienne
- La fin de la deuxième guerre mondiale, et plus particulièrement le moment où l’armée soviétique mène l’offensive en 1944 et 1945, après avoir entièrement libéré le territoire de l’URSS
- Le dégel des années 1960
- Les années 1970, qui correspondent à la crise de l’URSS
Dans chacune de ces époques, nous avons délimité des articles représentatifs des mutations que le reportage avait connus.
Ainsi, les reportages depuis un village de mineurs du Donbass, un article de l’envoyé spécial de Komsomolskaya Pravda démasquant les ennemis du peuple, un reportage mettant en scène un combattant lors de la Seconde Guerre mondiale, une série de reportages à l’occasion du voyage de Youri Gagarine dans l’Espace, un reportage depuis une usine métallurgique, un article qui rend compte de la vie dans la station spatiale soviétique, nous ont semblé les plus révélateurs, parmi ce corpus, afin d’analyser la mutation de l’écriture du reportage sur les pages de Komsomolskaya Pravda à l’époque soviétique.
De plus, nous avons jugé important d’ajouter à ce corpus numérisé les articles consacrés à la confrontation meurtrière à Moscou en octobre 1993 ainsi qu’un reportage — immersion d’une journaliste de Komsomolskaya Pravda au sein d’un monastère pour femmes — qui sont représentatifs d’un modèle général d’écriture du reportage par les journalistes de Komsomolskaya Pravda après la fin de l’URSS. Ainsi, le corpus cité dans cet article s’est réduit à douze articles publiés par Komsomolskaya Pravda, que nous avons considérés comme étant représentatifs.
Choix du titre de presse
L’exemple du journal Komsomolskaya Pravda, fondé en 1925, permet de retracer l’évolution du journalisme soviétique et russe. Le projet éditorial de Komsomolskaya Pravda aujourd’hui diverge avec celui de Komsomolskaya Pravda en URSS. Conçu en URSS comme un titre de presse de la jeunesse communiste, il a adopté, à la fin de l’URSS, un nouveau format inconnu jusqu’alors en Russie — celui de presse tabloïde. Ce nouveau format n’a pas trouvé l’assentiment après des confrères et des chercheurs, ces derniers qualifiant le journal de presse de basse qualité, de presse à scandale, voire de presse dangereuse pour l’ordre public11. Néanmoins, sa capacité à se renouveler lui a permis d’être le titre de presse le plus lu en Russie contemporaine.
L’exemple de Komsomolskaya Pravda est également intéressant, car les reportages contemporains de ce journal se rapprochent d’un genre littéraire. Le reporter s’y met en scène en tant qu’acteur, se décrit en train d’agir sur le terrain, décrit ses émotions et ses ressentis à la première personne. Roseline Ringoot et Yvon Rochard expliquent que le reportage fait généralement partie des genres corporalisants, « qui induisent une mise en scène du journalisme en train de se faire, en signifiant la corporalité du journaliste et/ou de ses sources »12. Le reportage de Komsomolskaya Pravda se distingue par un récit centré sur le journaliste, qui se présente en tant que témoin impliqué dans l’actualité. Le reporter donne son avis, il juge, il exprime sa subjectivité. Il met aussi en scène ses dialogues avec des personnes concernées par le reportage ne manifestant aucun effacement énonciatif.
L’exemple du reportage de Yaroslava Tankova, publié le 23 octobre 2002, nous semble représentatif du reportage postsoviétique de Komsomolskaya Pravda. La subjectivité de la journaliste, son regard personnel, sont mis en scène dès le titre de l’article (Comment je suis entrée au monastère). Le style littéraire se donne à voir dès les premières lignes de l’article :
Allez, les filles, venez accueillir l’invitée ! — s’exclamait la mère Serafima en me serrant dans ses bras dans une maisonnette remplie d’odeur d’encens. Plusieurs filles intimidées se glissent dans la pièce sans faire de bruit. Coiffées de foulards noirs, elles sont intelligentes, curieuses, timides. Certaines sont très belles. En les regardant, une question me traverse l’esprit : « Qu’est-ce qui vous a amenées ici, pourquoi vous vous être cachées de la vie ici, pour toujours » ? C’est pour répondre à cette question que je suis venue ici. On s’embrasse avec les filles…
Le reste du récit de la journaliste est écrit dans ce style plutôt littéraire, qui met en scène la journaliste, avec ses propres ressentis, des détails marquants relatés par cette citadine éloignée de la vie monastique, avec une abondance d’adjectifs qualificatifs, qui noue des contacts avec de bonnes sœurs.
Selon Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier, il est indispensable d’appréhender un texte médiatique à partir de la forme qu’il prend, car c’est à travers la forme que l’article établit la relation de pouvoir13. Ainsi, l’analyse de la manière dont l’actualité est mise en forme à travers divers éléments accompagnant le texte journalistique devient cruciale pour une analyse de l’évolution du reportage. Le reportage de Yaroslava Tankova, publié sur une double page d’un titre de presse tabloïde, convoitant les publics à travers une image du texte attrayante, dispose de plusieurs photographies, renforçant le récit personnalisé de la journaliste. La mise en scène par l’image est disséminée dans les espaces clés de la double page allouée au reportage. D’abord, seule, en tenue monastique avec un cierge dans les mains, la journaliste apparaît sur une photo de grand format au début de l’article. Ensuite, le lecteur peut l’apercevoir en compagnie de bonnes sœurs, dans des situations de vie quotidienne pour ces dernières. Le nom de la rubrique Testé sur moi-même apparaissant en haut de la page, le « je » journalistique dans le titre en grands caractères, occupant toute la double page et renforçant ainsi l’unité de sens, centrent encore davantage le récit sur la perception personnelle de la journaliste qui se met en scène.
Notre but est d’observer l’évolution du reportage de Komsomolskaya Pravda afin de comprendre la formation de cette écriture du reportage centrée sur la personne du reporter, tout en restant dans le cadre d’un seul journal.
Évolution vers le reportage contemporain au gré des changements politiques
Effacement énonciatif du journaliste
Dans les années 1930, Komsomolskaya Pravda ne publie pas de reportages en tant que tels. Les journalistes ne se mettent pas non plus en scène dans leurs articles. Les articles des correspondants s’apparentent davantage à des descriptions neutres de lieux, avec des éléments de portraits des travailleurs communistes dévoués à la cause commune. Le reportage publié le 10 janvier 1939, portant sur la vie dans une ville minière du Donbass, est représentatif de ce modèle :
À quelques kilomètres de la ville de Krasniy lutch se trouve la zone d’habitation où résident les mineurs, qui ressemble à tout autre lieu d’habitation de mineurs du Donbass : petites maisons bien soignées, rues calmes, la mine au bout de la rue. Au centre de ce village de mineurs : la Maison de la culture. Il s’agit d’un lieu agréable où les ouvriers peuvent passer leurs soirées. Dans la salle à l’étage — des confortables meubles en cuir. Sur les tables : des jeux, des journaux, des magazines.
Le reportage se poursuit ainsi, en décrivant les détails de la vie paisible et culturellement riche des mineurs du Donbass, sans que le journaliste se mette en lumière. L’angle de l’article consiste à expliquer aux lecteurs que la vie des mineurs est agréable et confortable, en prenant ce village pour l’illustration des réussites de l’URSS. Les seuls personnages qui apparaissent dans la construction de cette image idyllique, le camarade Pridakov et le camarade Karikov, ne sont mis en scène qu’à travers leur apport à la vie du collectif. Le premier, artiste-peintre, a fourni des tableaux pour la Maison de la culture, le deuxième, bibliothécaire, explique que toute la collection d’ouvrages a été déjà lue par les ouvriers. Le fait que l’énonciateur ne donne pas les prénoms de ces deux Camarades est symbolique : les particularités des Camarades n’ont pas de valeur journalistique. Seule la société compte.
La logique collectiviste, qui traverse le journal, y compris à travers les portraits, les peu nombreuses photos, fait en sorte que le journaliste ne se prononce pas à la première personne. Le journaliste s’efface au profit du Parti, au profit de l’idéologie et des travailleurs modèles (qui font partie de la jeunesse communiste) et des personnages négatifs, qui sont pointés du doigt par le journal comme n’étant pas suffisamment dévoués à la cause commune.
Les propos que le journal tient dans les années trente ne sont pas lisses. Par exemple, la parution du 28 janvier 1939 comporte un article titré « complaisances incompréhensibles », signé par le correspondant spécial en Bachkirie, qui cherche à dénoncer les ennemis du peuple :
l’organisation de la jeunesse communiste de Ufa a été dirigée pendant plus d’un an par l’ennemi du peuple Trunine. Il se saoulait et se moquait des membres du komsomol. Une des beuveries dans l’appartement de cet ennemi du peuple désormais démasqué s’est terminée par une débauche.
Bien que l’article soit signé par l’envoyé spécial, il ne s’agit pas d’un reportage, mais d’un article de dénonciation qui caractérise l’époque du Stalinisme.
Certains articles comportent des éléments du reportage, comme les descriptions des lieux et des situations dans lesquelles le journaliste se retrouve ainsi que des citations, mais il n’est pas question de spectacularisation plongeante dans le vécu des gens. Le recours aux émotions n’est pas visible. Le style est neutre, même si le journal prend position au nom de la société soviétique, dénonce ceux qui ne sont pas suffisamment dévoués à la cause commune.
Le vécu du journaliste au centre du récit
Durant la Deuxième Guerre mondiale, le journalise s’expose pour la première fois dans son reportage. Le reporter se met en scène, exprime ses émotions, ses ressentis, ses expériences. Cela arrive au moment, où l’armée soviétique confirme ses succès sur le front, en repoussant l’armée allemande en dehors du territoire de l’URSS.
Comme lors de l’époque précédente, la maquette du journal a peu de relief. Le journal ne met pas en lumière le journaliste et ses personnages. Néanmoins, le reportage prend l’apparence d’un genre corporalisant, où les choix et les actions du journaliste se matérialisent dans le texte. Un article du 12 août 1944 nous semble révélateur de la mutation du genre du reportage. Le journaliste se met ainsi en scène à la première personne et se sert de son récit afin de mettre en lumière un soldat :
J’ai rencontré Alexeï Zakharovitch pour la première fois au mois de novembre… J’ai vu ce soldat venu se poser quelques instants dans un coin chauffé :
– Pourquoi vous voulez aller derrière les lignes ennemies ? — s’est étonné Schvedtsov. – Vous n’êtes pas très jeune. C’est un travail dangereux.
– Mon fils était dans les renseignements. Il allait chercher des renseignements. Il est mort pendant la bataille de Moscou. Je veux prendre sa place ».
Je voulais parler avec le soldat, mais je n’avais pas le temps. Je sais juste que son supérieur a accepté sa demande. Je l’ai revu quand on passait la Berezina.
Ainsi, nous trouvons un style d’écriture qui, non seulement, met le vécu du reporter au centre du récit, mais qui, avec l’usage du dialogue et la mise en lumière d’un homme concret, humanise le reportage. Le je journalistique, qui caractérise le reportage russe contemporain, prend sa place dans l’écriture journalistique, détermine l’approche journalistique à l’actualité, qui doit désormais être vécue et ressentie par le journaliste. De plus, il s’agit désormais d’un personnage réel, qui a un nom et un prénom.
Une fois la guerre terminée, le journaliste s’efface à nouveau au profit du profil du travailleur exemplaire et du membre du parti communiste. Le journaliste marque sa présence sur le terrain à travers un « nous », par exemple lors d’un reportage depuis un kolkhoze publié le 5 juin 1948 ou depuis une usine métallurgique en Sibérie, publié le 16 avril 1950. Ce « nous » signal l’adhésion du journaliste au projet du communisme et à l’effort collectif de construction d’un pays juste, puissant et industrialisé, mais le « je » du journaliste n’existe plus. Néanmoins, ce journalisme subjectivant, où le reporter s’exprime à la première personne et illustre le réel vécu par les dialogues avec des personnages qu’il rencontre, reprend ses droits après la mort de Joseph Staline.
Les traits du reportage contemporain : écriture et image du texte
Les années 1960 apportent des changements sur les pages du journal. Komsomolskaya Pravda change de style et de modalités de mise en forme. Le reportage est désormais mis en valeur. Les articles sont désormais structurés par les intertitres. Le chapeau, l’usage systématique des photos et des infographies font leur apparition.
Le style de Komsomolskaya Pravda des années 1960 est plus chaleureux, plus proche de gens ordinaires, plus littéraire, même si l’article principal est habituellement occupé par des sujets qui racontent les réunions des fonctionnaires du parti communiste à diverses échelles. Il n’y a aucun sens critique ni de liberté de jugement du journaliste, mais il se permet d’avoir plus de liberté dans l’expression de son admiration des évolutions dans la société soviétique.
Une série de reportages à l’occasion du voyage de Youri Gagarine dans l’espace en est un bon exemple à plusieurs points de vue. D’abord, les articles sont nommés « Reportage ». En trois jours consécutifs du mois d’avril 1961, nous apercevons les reporters dans la famille de Gagarine, dans une ambiance familière, accompagnés de la femme de « Youri » (avec des émotions, de la tension, les larmes aux yeux, le soulagement après l’atterrissage de Gagarine), dans le village natal du cosmonaute, en compagnie de ses parents (simples Soviétiques), sur la Place rouge et dans d’autres coins de Moscou, relatant la célébration populaire de cet événement.
Komsomolskaya Pravda met en scène non pas le Camarade Gagarine, dévoué au parti et à la patrie, mais la phase privée du premier cosmonaute, y compris dans les lieux publics. Le reportage depuis la place rouge, le 15 avril 1961 a pour titre « Bonjour Youri ». Non seulement on désigne le cosmonaute uniquement par son prénom, mais il s’agit d’un bonjour de tutoiement, un zdravstvuj avec lequel on s’adresse à une personne proche, au lieu d’un zdravstvujté de vouvoiement qu’on doit à une personne avec laquelle on n’est pas sur un pied d’égalité.
L’émotion et le souci du détail sont omniprésents dans ces reportages.
Plusieurs « nous » sont perceptibles dans ces reportages. Celui de confrères journalistes mis en scènes, celui du peuple soviétique. Mais le journaliste se désigne très peu et très brièvement à la première personne. Il n’est pas un acteur. Il ne donne pas son avis personnel. Il ne fait que se positionner comme étant un observateur.
Le journal de la stagnation des années 1970 abuse de la dénomination « Reportage ». L’exemple d’un reportage depuis la station orbitale soviétique en est manifeste. Le journaliste ne s’y rend pas. En revanche, le papier signé « reportage » explique, dans une forme plutôt littéraire, les détails de la vie des cosmonautes, de leur intimité, comme s’il était à leurs côtés. Le journal a ainsi recours aux techniques d’écriture d’un reportage, sans que les journalistes ne se rendent sur place. Cette même technique est également appliquée à un article qui raconte le chantier de construction d’un immeuble, qui est appelé « reportage », mais dont le contenu nous laisse douter qu’il s’agisse d’un vrai reportage.
Comme dans l’époque stalinienne d’après-guerre, nous pouvons constater une certaine forme de régression du journalisme et de la lisibilité du texte à travers la forme. Le journal a beaucoup moins de relief. Il n’y a plus d’intertitres. Il paraît moins moderne que celui des années 1960. Les reportages manifestent moins d’engagements et moins d’émotions.
Le « je » journalistique, identifié dans les reportages de la fin de la guerre, n’est toujours pas revenu dans les usages du reporter, qui se positionne désormais comme un témoin décrivant le réel, sans y être inclus personnellement. Cette distance est tout de même relative, car les dialogues permettent de mettre en scène sa présence active sur le terrain.
La subjectivité assumée du reporter
Après la perestroïka, les journalistes russes cherchent à retrouver leur liberté, à se libérer de la censure, à pouvoir dire ce qu’ils pensent, relater ce qu’ils voient. Ekaterina Yesikova explique que la manière dont le journaliste se donne à voir change. Selon l’auteur, le « je » journalistique devient une norme. Le journaliste exprime désormais son point de vue, il parle d’égal à égal aux lecteurs et aux sources, en laissant derrière lui le style officiel et l’usage intempestif des slogans (Yesikova, 2011 : 86-89)14. Le journaliste — et surtout le reporter — devient les yeux du public, et donc non seulement il peut, mais il doit parler à la première personne.
Lors des affrontements armés à Moscou en octobre 1993, les journalistes de Komsomolskaya Pravda s’expriment à la première personne. Ainsi, dans le reportage, paru le 5 octobre 1993, le journaliste Alexandre Afanasiev écrit : « Je n’écris que ce que j’ai vu par mes propres yeux. J’ai vu, pendant les premiers instants, une dizaine d’ambulances ». Après une description du vu, le reporter écrit : « maintenant, je vais écrire ce que je pense de ce qui s’est passé ».
Le même jour, l’accroche de la une dit : « aujourd’hui, nos reporters étaient là, où sifflaient les balles et coulait le sang » elle tend à la fois vers la spectacularisation et met les reporters au centre du récit. La spectacularisation se fait par ailleurs par la mise en valeur du vécu personnel du journaliste.
La journaliste Olga Koutchkina écrit :
pour la première fois de ma vie, je couvre une guerre. Je n’avais pas besoin d’aller la chercher. Elle est arrivée à Moscou […]. J’habite sur la Place Vostania, en face de la maison du gouvernement. Depuis plusieurs jours, je vois tout ce qui s’y passe. Dimanche, après avoir déjeuné, j’ai cru avoir entendu les bruits d’un chantier. En fait, je me suis rendu compte que c’étaient les bruits de la guerre.
Ces extraits de reportages sont précieux pour nos analyses, car ils illustrent les mutations du reportage russe. Le reporter se doit désormais d’assumer son regard personnel. Plus il emploie les méthodes dites littéraires, plus son reportage a de la valeur aux yeux des publics. Le reporter devient ainsi auteur-témoin des événements médiatiques.
Ainsi, la particularité du reportage russe – mis en scène à la première personne, n’est pas l’héritage du journalisme soviétique. Au contraire, c’est le résultat d’une tentative de mise en conformité du journalisme russe avec les standards occidentaux.
Depuis maintenant 30 ans, les reporters de Komsoloskaya Pravda sont mis en scène par le journal. Ils mettent en avant leur subjectivité, ils s’expriment à la première personne, ils n’hésitent pas à s’engager. Le reportage se fait toujours selon le modèle utilisé par l’article de Yaroslava Tankova, que nous avons utilisé à titre d’exemple, racontant, de manière vulgarisée et personnalisée, la vie dans un monastère.
Conclusion
Les archives numérisées nous permettent ainsi de suivre l’évolution du reportage russe. Cette évolution n’est pas linéaire, mais elle est soumise à l’évolution du régime politique. La mise en scène du reporter, qui va avec la mise en valeur de la présence du reporter sur le terrain, est évolutive. Les pressions et les répressions staliniennes ne favorisent pas l’épanouissement du reporter et son interprétation personnelle des événements vécus sur le terrain. Par conséquent, la subjectivité du reporter et de ses personnages n’apparaît qu’au moment où la pression sur les journalistes baisse dans la phase finale de la Deuxième Guerre mondiale. La stagnation brejnevienne cherche à retenir l’URSS dans la doctrine communiste non renouvelée, donc le reportage fait un pas en arrière, en ce qui concerne cette même mise en lumière du reporter et de sa perception du réel couvert. En revanche, malgré ces fluctuations, le reportage russe se dirige progressivement, durant le XXe siècle, vers la mise en valeur de la perception personnelle du reporter, la valorisation des émotions et du vécu, l’affirmation du « je » journalistique et le recours au dialogue.
Tout comme la mise en visibilité du reporter par Komsomolskaya Pravda, la mise en visibilité des corpus dans l’espace numérique russe est également soumise aux influences politiques. D’abord extrêmement ouvert au détriment même des règles de base protégeant la propriété intellectuelle, il se referme sous l’influence du protectionnisme de l’État russe, voire par souci de protection du régime politique actuel. La première tendance à l’ouverture contribue à la circulation des discours, des représentations, et facilite l’accès aux corpus des titres de presse qui ont pu être numérisés, la deuxième tendance ferme l’espace numérique et limite la mise en accès libre des contenus, y compris celle des archives de journaux.
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Notes
1 Chevtaeva L., « Internet piracy: today and yesterday », Vestnik Saratov state technical university, N ° 1 (73), 2013, p. 285
2 Ibid, p. 288
3 Miège B., Les industries culturelles et créatives face à l'ordre de l'information et de la communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. « Communication en plus », 2017, p. 89
4 Daucé F., « Épreuves professionnelles et engagement collectif dans la presse en ligne à Moscou (2012-2019) », Le Mouvement Social, 2019/3, N° 268, p. 101.
5 Daucé F., La Russie postsoviétique, Paris, La Découverte, 2019, p. 95.
6 Boulanger P., Géopolitique des médias, Paris, Armand Colin, 2014, p. 210.
7 Limonier K., « La Russie dans le cyberespace : représentations et enjeux », Hérodote, 2014/1, N° 152-153, p. 143.
8 Ruellan, D., « Le journalisme ou le professionnalisme du flou », Grenoble, Presse universitaire de Grenoble, 1993, p. 100.
9 Ringoot R., Rochard Y., « Proximité éditoriale : normes et usages des genres journalistiques », Mots, N ° 77, 2005, p. 79.
10 Marie-France Chambat-Houillon, « De la sincérité aux effets de sincérité, l’exemple de l’immersion journalistique à la télévision », Questions de communication, N ° 30, 2016, p. 252.
11 Стариков А.Г. Желтая пресса в контексте проблем информационной безопастности России, Известия высших учебных заведений. Северо-Кавказский регион. Общественные науки, N° 3, 2011, pp. 50 - 51.
12 Ringoot R., Rochard Y., op. cit., p. 78.
13 Yves Jeanneret Yves, Emmanuël Souchier, « L'énonciation éditoriale dans les écrits d'écran », Communication et langages, N °145, 2005, p. 7.
14 Yesikova Ekaterina, « Style of « Ogonyok » magazine articles during the period of perestroika: betxeen the soviet and democratic discourse », RUDN Journal of studies in literature and journalism, N° 2, 2011, p. 86 – 89.