Variation des formes de la fiction romanesque dans la presse canadienne-française au Québec
Table des matières
CAROLINE LORANGER
Du milieu du XIXe siècle jusqu’au début du XXe siècle, la voie normale de l’édition au Québec est la publication dans les périodiques1. En l’absence d’une structure éditoriale suffisante, la littérature ne peut que difficilement se déployer dans l’édition en volume et trouve une autre voie : celle de la publication dans la presse, littéraire ou non, qui offre aux écrivain·es « non seulement une chambre d’écho et un soutien médiatique, mais aussi et surtout un débouché éditorial2 ». Si la publication éventuelle en volume est probablement enviable, voire peut-être une finalité pour certain·es écrivain·es, il n’en demeure pas moins que, compte tenu de l’absence connue d’un système éditorial solide et d’un réseau de distribution étendu, leur chance de voir leur œuvre sous forme reliée reste marginale jusque dans les années 1920, moment où le l’édition professionnalise au Québec3.
Les écrivain·es de cette période sont conscient·es que leur texte transitera par le périodique. Ce constat ne peut qu’avoir une incidence sur la manière d’écrire des auteurs et autrices, adaptée en fonction de l’inscription médiatique de leur texte dans le journal ou la revue qui l’accueille. Marie-Ève Thérenty soutient à ce sujet que
[l]es écrivains produisent des œuvres qui se positionnent par rapport aux catégories génériques qui existent […] mais aussi et du même élan par rapport aux formes matérielles que ces œuvres pourraient prendre […]. À partir du moment où l’écrivain prétend être publié, son imaginaire est orienté par la forme matérielle qu’il voit pour son œuvre et la contrainte éditoriale4.
Le support éditorial dans lequel paraîtra une œuvre a indéniablement une influence sur sa poétique. Les périodiques donnent ainsi l’impulsion nécessaire au développement de la publication littéraire en général au Québec, mais aussi particulièrement à celui des romans, qui ne peuvent alors qu’être « pensés et rédigés dans une interaction profonde avec la culture médiatique5 », comme le souligne Guillaume Pinson.
Or, jusqu’à tout récemment, il n’était pas possible d’avoir une vision englobante des modes d’inscription du roman dans les périodiques et donc de la manière dont le support périodique infléchit le type de fiction romanesque publié dans la presse canadienne-française. La lecture des sections sur la presse des différents tomes de La vie littéraire au Québec6 donne une idée de l’évolution de la place importante qu’y occupe le roman, mais l’étude de cet objet en particulier n’y est pas systématique, étant donné la nature et la visée synthétique de l’ouvrage. Le même constat s’impose pour d’autres ouvrages de grande envergure comme l’Histoire du livre et de l’imprimé au Canada7, L’imprimé au Québec8 ou l’Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle9, qui éclairent le développement des pratiques éditoriales au Québec, mais qui ne mettent pas en perspective l’inscription du genre romanesque dans la presse. Quelques études ponctuelles, notamment celle de Kenneth Landry sur la présence du roman-feuilleton français dans les journaux canadiens10 et celle de Guillaume Pinson sur la circulation des feuilletons des années 1830-1930 dans l’ensemble de la francophonie11, ont replacé le genre du feuilleton au sein des différents réseaux de distribution qui en permettaient la diffusion, mais sans encore une fois aborder directement la question de l’inscription du genre romanesque dans le périodique.
Les vastes chantiers de numérisation des corpus de presse qui ont eu cours durant les dernières années12permettent cependant aujourd’hui d’amorcer une réflexion sur les formes du roman dans les périodiques canadiens, puisqu’ils donnent à voir l’espace occupé par la fiction romanesque dans l’écologie de la page de journal et permettent de mettre en relief l’éventail de ses formats. Si l’étude de ces différentes formes de la fiction romanesque dans la presse dans des perspectives diachroniques ou synchroniques reste encore à faire, il devient maintenant possible d’en esquisser une typologie qui rende mieux compte de la variété des formes et des formats du roman dans la presse. L’objectif premier de cet article sera donc d’abord de rendre compte de ces différents formats et de leurs principales caractéristiques. Alors que le terme « feuilleton » est habituellement utilisé pour désigner l’ensemble des textes de fiction romanesque publiés dans la presse, il devient toutefois clair que le roman-feuilleton apparaît plutôt comme l’une des formes que prend la fiction dans les périodiques, aux côtés de l’extrait, du « roman à suivre » et du « grand roman complet », dont l’influence dans les champs littéraire et médiatique canadiens-français est parfois plus grande que celle du roman-feuilleton lui-même. L’objectif premier de cet article sera donc de rendre compte de ces différents formats et de leurs principales caractéristiques.
Le roman-feuilleton : genre intrinsèquement lié au périodique
Le roman-feuilleton, qui occupe habituellement une seule case horizontale au bas de la page d’un journal communément appelée le rez-de-chaussée, est une forme où domine d’abord l’importation. Les romans qui paraissent en feuilleton dans la presse canadienne-française sont conséquemment des textes français (ou, à l’occasion, des traductions d’œuvres anglaises), le plus souvent des éditions pirates, publiés sans signature de l’auteur, parfois sous un titre différent de l’œuvre originale, et largement coupés pour assurer leur moralité et éviter la censure du clergé13. Dans les journaux canadiens-français, le rez-de-chaussée est ainsi saturé par les œuvres étrangères : de 1890 à 1895 seulement, Kenneth Landry recense non moins de 312 romans-feuilletons français dans les dix-huit périodiques sur lesquels porte son étude14.
Le feuilleton canadien existe alors dans l’ombre de son pendant français et ne consolide réellement sa place dans la presse qu'au tournant du XXe siècle. S’il se retrouve au rez-de-chaussée la plupart du temps, il occupe à l’occasion une page pleine, encadrée de publicités ou d’autres encarts. Il est habituellement identifié comme tel à l’aide d’un sous-titre et le périodique qui le publie lui accorde fréquemment de l’espace publicitaire dans ses pages, en soulignant bien l’appartenance du roman-feuilleton au journal (les rubriques s'intitulent « Notre feuilleton », « Le feuilleton de La Presse », etc.). Ce type de renvoi autoréférentiel montre que le feuilleton est envisagé comme une production du quotidien lui-même.
Le genre de feuilleton publié par un périodique est ainsi très cohérent avec le type de publication qui l’accueille, voire qui le commandite. Le périodique humoristique Le Canard (1877-1936) présente des feuilletons comiques — le plus célèbre étant « Les Mystères de Montréal » d’Hector Berthelot, pendant satirique des Mystères de Paris d’Eugène Sue. De la même manière, l’hebdomadaire catholique de Québec L’Action sociale (1907-1915) publie dès décembre 1907 le roman-feuilleton « Le Centurion » d’Adolphe Routhier dont l’action se déroule pendant les temps messianiques. Le périodique estudiantin L’Escholier (1915-1917), précurseur du Quartier latin, présente quant à lui un feuilleton intitulé « Sophie. Mœurs universitaires » et, à partir du numéro 12, un autre, « Le Bachelier », qui représente aussi les intérêts de ses lecteurs étudiants. Plus tardivement, le périodique dédié à la radio Radiomonde choisit également de publier des versions feuilletonesques des plus importants radioromans canadiens-français des années 1930-1950 comme Rue principaled’Édouard Baudry, C’est la vie et Jeunesse dorée de Jean Desprez ou encore Vie de famille d’Henry Deyglun.
Certains quotidiens plus généralistes misent plutôt la republication d’œuvres sûres, car ayant déjà connu un succès auprès du lectorat. Charles Guérin connaît ce destin bibliographique : d’abord publié dans la presse en 1846, puis en volume en 1853, le roman connaît plusieurs rééditions dans d’autres périodiques tout au long du siècle, puis est republié en feuilleton de rez-de-chaussée par Le Progrès du Saguenay en 1926. Néanmoins, la plupart des périodiques cherchent à se doter d’un roman local qui fasse écho aux intérêts de leurs lecteurs ou à l’actualité qu’elle relaie : des textes de fiction universitaire pour les étudiants ou des remédiatisation de radioromans dans Radiomonde, dont le lectorat est aussi l’auditoire de ces mêmes œuvres diffusées à la radio, par exemple. Périodiques et feuilletons canadiens-français entretiennent en somme généralement un rapport de cohésion, l’un faisant état des préoccupations principales de l’autre, en échange d’une visibilité accrue par la mise en page des feuilletons et par les nombreux renvois publicitaires vers ces œuvres.
L’extrait : se fondre dans l’actualité
Comme peu d’espace lui est fait en rez-de-chaussée avant 1900, le roman canadien inédit paraît alors d’abord plutôt sous forme d’extraits. En 1837, Philippe Aubert de Gaspé fils publie le chapitre III « Le meurtre » de son roman à paraître, L’Influence d’un livre, sur deux livraisons du Télégraphe15. François-Réal Angers a recours au même stratagème et publie le chapitre X de son roman Les Révélations du crime, ou Combray et ses complices dans Le Canadien16. Dans son article sur ces deux romans, Micheline Cambron voit la publication de ces extraits comme une stratégie publicitaire pour intégrer la presse référentielle17. Faute d’éditeur, de Gaspé doit financer lui-même la publication de son livre en trouvant des souscripteurs qui acceptent de payer d’avance pour recevoir son roman en quelques livraisons18; il a donc réellement besoin de cette publicité dans la presse pour donner un avant-goût aux acheteurs potentiels. Angers a probablement des motivations semblables en dévoilant une partie de son intrigue dans les journaux.
Au-delà cet intérêt d’ordre publicitaire, Cambron remarque que, d’un point de vue formel, ces chapitres se présentent comme les articles d’actualité qu’ils côtoient. Les deux romanciers choisissent précisément de jouer sur la possible confusion en sélectionnant, dans leurs œuvres respectives, des extraits qui s’apparentent au fait divers. Ces publications ne sont pas des feuilletons, elles occupent des colonnes verticales comme les autres articles et sont autonomes, c’est-à-dire qu’elles présentent une histoire plutôt complète en elle-même, à l’image d’un article journalistique sur un sujet semblable (un reportage sur un meurtre qui ne serait pas fictionnel, par exemple). Le même stratagème est utilisé par Philippe Aubert de Gaspé père qui publiera de la même manière les chapitres IV et V des Anciens Canadiens (1863) dans les livraisons de janvier et de février 1862 des Soirées canadiennes. Ces extraits, les chapitres « La Corriveau » et « La débâcle », portent aussi sur des événements forts, qui ont pour but de stimuler l’intérêt des lecteurs.
Le romancier Harry Bernard a également fréquemment recours à la publication d’extraits de ses romans dans la presse, en particulier dans Le Courrier de Saint-Hyacinthe19, dont il est le rédacteur en chef depuis 1923. Ces extraits sont aussi, dans une certaine mesure, en symbiose avec les articles qu’ils côtoient dans ce même journal. Les extraits choisis de L’Homme tombé (1924) et de La Maison vide (1926) présentent des scènes de réception mondaines qui ne se distinguent pas beaucoup des articles recensant des événements réels semblables. Le passage tiré de L’Homme tombé relate une réception et figure sur la même page que la section « Fémina », qui couvre aussi ce genre d’événements ; le texte de fiction cadre tout à fait avec les propos de la presse référentielle. L’extrait de Dolorès pourrait quant à lui aisément être confondu avec une critique littéraire, alors qu’il s’agit en fait du monologue intérieur exprimé par le personnage de Jacques : « J’achève de lire un roman ingénieux. Une histoire impossible, mais contée avec tant d’à-propos, de couleur, de naturel qu’on la croirait vraie20. » Harry Bernard fait donc un usage très judicieux de la publication d’extraits de ses romans dans la presse : elle a certes pour but de servir de publicité pour inciter les lecteurs du journal à se procurer l’opus, mais elle se fond aussi à dessein dans le journal.
Alors que le roman-feuilleton cherche à calquer le ton du type de publication dans lequel il figure, l’extrait copie l’écriture journalistique elle-même, mettant au jour un rapport étroit entre fictionnel et factuel. Les écrivain·es ayant recours à l’extrait sélectionnent à dessein des sections de leurs œuvres qui ressemblent aux chroniques et aux articles journalistiques qui les entourent, ce qui est visible dans la calibration même des textes et de leur mise en page.
Le « grand roman complet » en pièces détachées
Au XXe siècle, plusieurs publications vont choisir d’augmenter de manière significative l’espace occupé par la fiction romanesque dans leurs pages. C’est le cas notamment de deux publications destinées à la famille ouvrière dirigées par J. Edgar Paradis, Le Magazine canadien (1909-1910) et Les Aventures (1913-1914) ; de Tout partout (1929-1930) où le roman occupe plus des deux tiers de la publication, de La Nouvelle Revue (Québec, 1930) et de La Petite Revue (1932-1954)21 qui dévouent quant à elles toutes les deux plus de la moitié de leur espace à la fiction22. Le roman prend peu à peu plus de place dans ses pages, jusqu’à déclasser toutes les autres rubriques en termes d’espace occupé dans la publication. L’actualité ou la chronique y occupent un espace parfois négligeable, non seulement à cause de la longueur du roman qui y est publié, mais aussi de la grande présence de publicité. Dans le cas de La Nouvelle Revue par exemple, l’espace publicitaire occupe plus du tiers de la publication23. Comme le souligne Adrien Rannaud, le magazine devient ainsi « largement un espace de fiction24. »
Cet élargissement constant de la portion du magazine consacrée à la fiction mène certaines revues à publier un texte entier par numéro désigné sous le nom de « grand roman complet ». Ce sont principalement les magazines qui visent explicitement un lectorat féminin qui proposent des romans complets : La Vie canadienne, La Revue de Manon, La Revue moderne en sont les plus notables exemples25. Les romans proposés sont toutefois le plus souvent des republications d’œuvres françaises, même si La Revue moderne fait une place à quelques romans canadiens : La Villa des ancolies de Jules Larivière26, Anne Mérival de Madeleine27. À partir de 1932 toutefois, la Revue moderne estime que la publication d’œuvres canadiennes inédites n’est pas rentable et elle cesse d’en publier28. À partir de ce moment, la façon de présenter les romans complets change également. Les œuvres romanesques, qui occupaient précédemment une série de pages regroupées au travers desquelles étaient placées des publicités29, sont désormais découpées et disséminées en sections dans la publication.
La Revue moderne republie par exemple Juana, mon aimée d’Harry Bernard sous forme de « grand roman complet » en 1936. Pour suivre le fil de l’histoire, le lecteur ou la lectrice débutera sa lecture aux pages 11 à 25, puis devra sauter aux pages 35 à 36, 38-39, puis 42 à 47 et finalement lire la page individuelle 53. Sa lecture sera constamment interrompue par des articles, d’autres textes de fiction et de très nombreuses publicités dans les marges du texte ou dans les pages intercalaires. Le « grand roman complet » est alors, paradoxalement, beaucoup plus proche des formes de l’extrait ou du feuilleton en rez-de-chaussée que l’indicateur générique aurait pu le laisser croire. La lecture est ainsi achoppée : l’interaction continuellement de la fiction et de la non-fiction et la stimulation visuelle produite par les publicités qui encadrent le texte et présentent des images, des photographies ou simplement des polices d’écriture différentes, pensées pour attirer l’œil, sont quasi constantes.
Si Anne-Marie Thiesse identifie en France un « désir croissant des classes populaires de posséder des livres et non plus simplement des ouvrages par tranches30 » et souligne la possibilité pour le lectorat de se constituer une bibliothèque en compilant les différents fascicules qui paraissent dans la presse, force est de constater que les « grands romans complets » des revues canadiennes-françaises ne permettent pas de répondre au désir de leur lectorat de posséder des livres. Au contraire de celle du roman-feuilleton qui, comme le note Kenneth Landry, est publié « au même endroit dans le journal, dans un cadre typographique invariable, [ce qui] comporte plusieurs avantages : on peut le découper, le brocher et le relier31 », la disposition du « grand roman complet » dans les pages des revues et magazines empêche toute tentative de découpage ou de reliure. Le « grand roman complet », ne pouvant s’affranchir de son support, cantonne son lectorat dans un certain type d’expérience de lecture, indissociable du périodique lui-même.
Le « roman à suivre » comme forme principale
Paradoxalement, c’est ce que les contemporain·es nomment le « roman à suivre » qui correspond à la forme de fiction romanesque le plus autonome par rapport au support du périodique. Visuellement, la présentation du « roman à suivre » diffère considérablement du roman-feuilleton et du « grand roman complet » : le texte n’est pas confiné au rez-de-chaussée, mais se déploie en continu sur plusieurs pages, le plus souvent en une seule colonne, de manière semblable à la mise en page d’un roman en volume, et, plus rarement, sur deux ou trois, sans être traversé de publicités. L’œuvre est publiée par tranches, sur plusieurs livraisons, d’où le nom de « roman à suivre ». Mes recherches montrent que La Fille du brigand d’Eugène L’Écuyer (paru sous le pseudonyme de Pietro) est le premier roman à suivre canadien. Il est publié en quatre livraisons dans le Ménestrel au cours de l’année 184432. À partir de 1846, La Revue canadienne et La Minerve lancent aussi des suppléments littéraires qui proposent, en plus de fictions françaises, des romans canadiens à suivre33.On y retrouve des titres importants de la littérature romanesque canadienne-française : Charles Guérin (paru anonymement en 1846)34 de Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, La Terre paternelle (1846) de Patrice Lacombe35 et Une de perdue, deux de trouvées (1849) de Georges Boucher de Boucherville36.
Ces premiers suppléments littéraires tracent le chemin pour des périodiques se concentrant uniquement sur la production canadienne : Les Soirées canadiennes (1861-1865), qui publie Jean Rivard le défricheur (1862) d’Antoine Gérin-Lajoie, sous forme de roman à suivre toujours, puis Le Foyer canadien (1863-1866) qui fait paraître sa suite, Jean Rivard économiste (1864). Les romans à suivre canadiens se multiplient dès lors à la fin du XIXe siècle : un nombre important de petits et grands périodiques y font une place de choix dans leurs pages; mes recherches ont permis d’en recenser dans Le Canada français37, La Patrie38, Le Monde illustré39, La Revue canadienne40 et L’Opinion publique41, notamment42.
À la différence des romans-feuilletons qui peuvent ou non être publiés ultérieurement sous forme reliée, la majorité des romans à suivre canadiens-français obtiennent tôt ou tard la sanction du volume. Cet état de fait a contribué à envisager la publication d’un roman par tranches dans les périodiques comme une « prépublication43 », comme un état antérieur du texte original, qui serait celui de la première édition en volume. Cette conception de la publication romanesque dans la presse fait de ces textes des ébauches44, moins légitimes que le livre relié, et n’ayant pas non plus l’importance symbolique du manuscrit dans une vision de génétique des textes.
Il est toutefois possible, voire souhaitable, de prendre le contrepied de cette image du roman dans la presse et le penser non pas comme un état antérieur du texte, mais comme sa première édition, c’est donc dire comme son édition originale. L’exemple le plus probant pour exemplifier ce point est la publication d’Angéline de Montbrun de Laure Conan en roman à suivre dans La Revue canadienne à partir de 1881. Cette œuvre canonique du répertoire québécois est constituée de trois parties : d’abord un échange de lettres entre les personnages du roman, ensuite une courte section narrative dans laquelle une narratrice omnisciente raconte que le père d’Angéline se tue accidentellement et que la jeune fille est défigurée après s’être évanouie en apprenant la mort de celui-ci; puis finalement le journal intime d’Angéline, rédigé après les événements. Considéré comme le premier roman psychologique au Québec et première œuvre romanesque signée par une femme, Angéline de Montbrun a été largement commenté, mais on n’a peu soulevé tout l’intérêt pour l’autrice d’utiliser l’épistolaire ou l’entrée de journal intime dans un contexte de publication périodique.
Ces genres littéraires sont particulièrement bien adaptés à la publication en roman à suivre. Le recours aux correspondances évite d’avoir à clore chaque segment par une péripétie ou un retournement de situation qui ait pour fonction de stimuler l’intérêt du lectorat jusqu’à la prochaine livraison; celui-ci a l’impression de découvrir les lettres au fur et à mesure, à chaque parution de la revue. Penser Angéline de Montbrun comme étant originellement un roman à suivre explique d’ailleurs plus logiquement la section narrative entre la section des correspondances et celle du journal intime d’Angéline. Très courte en proportion des correspondances et du journal intime, cette section narrative — introduite par une irruption de la voix auctoriale « Je passe sur le reste de la correspondance45 », qui sera gommée dans l’édition en volume — doit en effet tenir dans une seule livraison pour être efficace et probablement pour éviter qu’elle ne soit scindée dans deux numéros différents de la revue.
Si l’on a souvent reproché au roman canadien de fonctionner par tableaux, par courts chapitres ou par scène plutôt que par l’établissement d’une trame narrative au long cours, c’est peut-être qu’on n’a pas vu que ce format est celui qui fonctionne le mieux lorsque l’œuvre paraît dans la presse et les périodiques. Le roman canadien-français se trouve alors à être parfaitement calibré pour la publication par livraisons et pour une lecture épisodique ou achoppée. Le « roman à suivre » apparaît ainsi comme à la fois comme la forme principale de la fiction romanesque dans la presse, mais aussi comme son format le plus logique. La relecture des classiques de la littérature québécoise dans leur format d’origine, c’est-à-dire celui du roman à suivre, permettrait de renouveler considérablement notre compréhension de ces corpus.
Au terme de ce parcours exploratoire des formes et des supports qu’emprunte le roman au XIXe et au tournant du XXe siècles, il faut conclure que roman et périodique ont connu une longue tradition d’interactions constantes. Celle-ci a plusieurs effets : elle a d’abord une incidence sur la manière d’écrire des écrivain·es, qui sont habitué·es à un modèle de publication épisodique ou par tranches. Cette donnée est importante, elle explique partiellement pourquoi les chapitres des premiers romans canadiens sont courts, concis et relativement autonomes les uns des autres, pourquoi ils s’apparentent souvent à des tableaux, à des scènes.
La place de plus en plus grande laissée à la fiction romanesque dans certaines publications, puis éventuellement la parution de romans complets dans les revues et les magazines, indiquent également une modification progressive de la perception du livre comme objet. La légitimité accordée au volume étant plus grande que celle du roman publié dans les périodiques, il se produit alors un changement de paradigme en faveur du volume, qui impliquera, à terme, un délaissement des codes du feuilleton pour un type de formatage qui correspond mieux à cette transformation. On pourrait aussi avancer que passage obligé du roman par la presse infléchit la réception de ces œuvres, puisqu’elle modifie l’horizon d’attente du lectorat, habitué à une lecture fragmentée des romans. Il ne nous restera plus, en tant que chercheurs et chercheuses, qu’à accepter de délaisser, pour un temps du moins, les rééditions en volume ou en folio et à nous réhabituer à cette lecture fragmentaire et hachurée du roman que nous permet à nouveau la numérisation des corpus de presse. La prise en compte de cette expérience de lecture et l’analyse du découpage des premiers romans canadiens ont en effet le potentiel de mettre en relief la manière dont s’est constitué le genre romanesque au Québec.
Notes
1 Maurice Lemire, « Les relations entre écrivains et éditeurs au Québec au XIXe siècle, dans Yvan Lamonde (dir.), L’imprimé au Québec, Aspects historiques (18e -20e siècles), Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, coll. « Culture savante », 1983, p. 210.
2 Alain Vaillant, « La presse littéraire », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal, Paris, Nouveau monde, 2011, p. 317.
3 Cet article est une version remaniée de la section « De la presse au volume : un survol historique des modes de publication du roman » de ma thèse doctorale Imaginaires du « roman canadien ». Discours sur le genre romanesque et pratiques d’écriture au Québec (1919-1939), soutenue en 2019 à l’Université de Montréal.
4 Marie-Ève Thérenty, « Poétique historique du support et énonciation éditoriale : la case feuilleton au XIXe siècle », Communication & Langages, vol. 4, no 166, 2010 p. 5.
5 Guillaume Pinson, La culture médiatique francophone en Europe et en Amérique du Nord. De 1760 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Cultures québécoises », 2016, p. 217.
6 Les réflexions sur les périodiques se trouvent habituellement au chapitre 4 de chaque tome.
7 Patricia Fleming, Gilles Gallichan et Yvan Lamonde (dir.), Histoire du livre et de l’imprimé au Canada, t. I : Des débuts à 1860, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004 et Yvan Lamonde, Patricia Fleming et Fiona A. Black (dir.). Histoire du livre et de l’imprimé au Canada, t. II : « 1840 - 1918 », Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2005.
8 Yvan Lamonde (dir.), L’imprimé au Québec. Aspects historiques (18e -20e siècles), Québec, Institut québécois de la recherche sur la culture, coll. « Culture savante », 1983.
9 Jacques Michon (dir.), Histoire de l’édition littéraire au Québec au XXe siècle, t. I. : « La naissance de l’éditeur, 1900-1939 », Montréal, Fides, 1999.
10 Kenneth Landry, « Le roman-feuilleton français dans la presse périodique québécoise à la fin du XIXe siècle : surveillance et censure de la fiction populaire », Études françaises, vol. 36, no 3, 2000, p. 65-80.
11 Guillaume Pinson, La culture médiatique francophone en Europe et en Amérique du Nord. De 1760 à la veille de la Seconde Guerre mondiale, Québec, Presses de l’Université Laval, coll. « Cultures québécoises », 2016 et « Les Mystères et le feuilleton : aux sources de la culture médiatique francophone transatlantique », dans Dominique Kalifa et Marie-Ève Thérenty (dir.), Les Mystères urbains au XIXe siècle : Circulations, transferts,appropriations, Media19 [En ligne], http://www.medias19.org/index.php?id=17969
12 Au Québec, la principale entreprise de numérisation des corpus de presse est menée par Bibliothèque et Archives nationales Québec (BAnQ). L’organisation de préservation et d’accès au patrimoine documentaire Canadiana offre également une plateforme numérique de consultation de périodiques québécois. Finalement, la création du Répertoire des périodiques du Québec (RPQ) par Olivier Lapointe à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) offre aux chercheurs et chercheuses un outil supplémentaire pour explorer les corpus de presse québécois.
13 Kenneth Landry, « Le roman-feuilleton français dans la presse périodique québécoise à la fin du XIXe siècle : surveillance et censure de la fiction populaire », Études françaises, vol. 36, no 3, 2000, p. 67.
14 L’Électeur, L’Écho de Deux-Montagnes, La Patrie, Canada-Revue, La Presse, L’Événement, Le Canadien, Le Courrier de Saint-Hyacinthe, Le Courrier du Canada, L’Étendard, La Minerve, Le Trifluvien, La Vérité, Le Coin du feu, La Revue canadienne et La Bonne Littérature française. Voir Ibid, p. 68. Au cours de mes propres recherches, j’ai également trouvé des romans-feuilletons dans Le Progrès du Saguenay, Le Perroquet, Police Gazette, Montréal-matin, L’Action populaire, La Revue nationale, L’Étoile du Nord, Le Bulletin des agriculteurs, de même que dans les grands organes de presse comme Le Devoir et La Presse. Il ne s’agit pas d’une liste exhaustive des revues et des journaux qui publient des romans-feuilletons, mais d’un échantillon que j’ai constitué en recoupant les données des tomes IV (1896-1910), V (1911-1919), VI (1920-1934) et VII (1935-1944) de La presse québécoise, des origines à nos jours d’André Beaulieu et Jean Hamelin et de mes propres recherches dans les archives du Répertoire numérique de BAnQ et de la banque de données de Notre mémoire en ligne.
15 Philippe Aubert de Gaspé fils, « Le meurtre », Le Télégraphe, 14 et 17 avril 1837.
16 François-Réal Angers, « Chapitre X », Le Canadien, 7 juillet 1837, p. 2.
17 Micheline Cambron, « Vous avez dit roman? Hybridité générique de “nos premiers romans”, L’Influence d’un livre et Les Révélations du crime », Voix et Images, vol. 32, no 3, printemps 2007, p. 46.
18 Mary Lu Macdonald, « La publication par souscription », dans Patricia Fleming, Gilles Gallichan et Yvan Lamonde (dir.), Histoire du livre et de l’imprimé au Canada, t. I. : « Des débuts à 1840 », Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2004, p. 83.
19 Harry Bernard procède à la publication d’un extrait de chacun de ses romans dans le Courrier de Saint-Hyacinthe, sauf Les jours sont longs(1951), dont l’extrait est plutôt publié par la revue Chasse et pêche. En plus de cette publication quasi systématique dans Le Courrier de Saint-Hyacinthe, les lecteurs auront pu lire des chapitres de La Ferme des pins (1930) dans La Lyre et de Juana, mon aimée, dans Mon Magazine. La Terre vivante (1925), La Maison vide (1926), La Ferme des pins (1930) et Juana, mon aimée (1931) seront également repris ultérieurement sous forme de feuilletons, de romans à suivre ou de roman complet dans divers journaux et revues. Pour connaître de détail de ces multiples publications, on pourra consulter Guy Gaudreau et Micheline Tremblay, « Romans », Harry Bernard. Les écrits d’Harry Bernard [En ligne], http://harry-bernard.com/oeuvres-de-harry-bernard/romans/
20 Harry Bernard, « Les Lettres – Dolorès par Harry Bernard », Le Courrier de Saint-Hyacinthe, 16 septembre 1932, p. 1-3.
21 À ne pas confondre avec La Petite Revue publiée au tournant du XIXe siècle.
22 André Beaulieu, Jean Hamelin et al., Les presses des origines à nos jours, t. VI : « 1920-1934 », Sainte-Foy, Québec, Presses de l’Université Laval, 1984, p. 197, p. 205-206 et p. 250.
23 Ibid., p. 206.
24 Adrien Rannaud, « De La Revue moderne à Châtelaine. Naissance et développement du magazine québécois (1919-1960) », Cap-aux-diamants, no 125, printemps 2016, p. 9.
25 La formule n’est cependant pas entièrement nouvelle, Kenneth Landry a montré que la maison Poirier et Bessette de Montréal propose un recueil mensuel de petit format qui contient un roman français complet par numéro dès 1894. Voir Kenneth Landry, « Le roman-feuilleton français dans la presse périodique québécoise à la fin du XIXe siècle : surveillance et censure de la fiction populaire », op. cit., p. 68.
26 J. E. [Jules-Ernest] Larivière, « La Villa des ancolies », La Revue moderne, vol. 4, no 3, janvier 1923, p. 21-43.
27 Madeleine [pseudonyme d’Anne-Marie Gleason], « Anne Merival », La Revue moderne, vol. 8, no 12, octobre 1927, p. 13-18.
28 « Les essais de reproduction de romans canadiens, tentés à quelques reprises, n’ont pas encore donné de résultats satisfaisants, et ce n’est pas notre amour pour le roman canadien qui compensera la perte de plusieurs centaines de dollars occasionnée par la reproduction d’une œuvre romanesque canadienne. Une revue doit prendre avant tout les moyens de vivre. » (Jean-Baptiste, « La vie canadienne – Quatorze ans », La Revue moderne, vol. 14, no 1, novembre 1932, p. 11.)
29 Ce mode de publication semblable à celui des « grands romans complets » de La Revue de Manon disposés en une série de pages suivies, qui demeurent toutefois encadrées par des chroniques, une page de bandes dessinées et de la publicité.
30 Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien, Lecteurs et lectures populaires à la Belle Époque, Paris, Le chemin vert, 1984, p. 28.
31 Kenneth Landry, « Le roman-feuilleton français dans la presse périodique québécoise à la fin du XIXe siècle : surveillance et censure de la fiction populaire », op. cit., p. 69.
32 Pietro [Eugène L’Écuyer], « La Fille du brigand », Le Ménestrel, 29 août 1844, 5 septembre 1844, 12 septembre 1844 et 19 septembre 1844. Le Ménestrel, un périodique sur la littérature et la musique fondé par Marc-Aurèle Plamondon en 1844 qui publie principalement des textes français, mais aussi quelques romans canadiens.
33 Dans l’Album littéraire de la revue canadienne, on fait une distinction entre les « feuilletons » (français) et la « littérature canadienne » (en l’occurrence les romans de Chauveau et Lacombe).
34 Première livraison : Pierre-Joseph-Olivier Chauveau, « Charles Guérin », Album littéraire et musical de la Revue canadienne, février 1846, p. 25-31.
35 Première livraison : Patrice Lacombe, « La Terre paternelle », Album littéraire et musical de la Revue canadienne, février 1846, p. 14-25.
36 Première livraison : Georges Boucher de Boucherville, « Une de perdue, deux de trouvées », Album littéraire et musical de La Minerve, 1èrelivraison, janvier 1849, p. 18-21.
37 Napoléon Legendre, « Annibal », Le Canada-français, février-mai 1890.
38 Pamphile LeMay, « Bataille d’âmes », La Patrie, 4 novembre 1899-26 janvier 1900; Ernest Choquette, « Claude paysan. Grand roman inédit », La Patrie, 1er juillet-4 août 1899.
39 Régis Roy, « Le Cadet de la Vérendrye, ou Le Trésor des montagnes de roches. Épisode d'un voyage à la découverte de la mer de l'Ouest en 1750-51-52 », Le Monde illustré, 7 novembre 1896-30 janvier 1897 et « Le Chevalier Henry de Tonty, ou Main-de-fer. Chronique de la découverte des bouches du Mississipi, en 1682 », Le Monde illustré, 30 septembre-2 décembre 1899.
40 Joseph Marmette, « Charles et Éva », La Revue canadienne, décembre 1866-mai 1867; « La Fiancée du rebelle. Épisode de la guerre des Bostonnais, 1775 », La Revue canadienne, janvier-octobre 1875; Napoléon Bourassa, « Jacques et Marie. Souvenirs d'un peuple dispersé », La Revue canadienne, juillet 1865-août 1866; Laure Conan, « L'Oublié », La Revue canadienne, juin 1900-juillet 1901 [en tête de titre : « Les Colons de Ville-Marie »].
41 Joseph Marmette, « L'Intendant Bigot », L'Opinion publique, 4 mai-26 octobre 1871; Wenceslas-Eugène Dick, « Le Roi des étudiants », L'Opinion publique, 15 juin-28 décembre 1876.
42 L’importance accordée au roman à suivre dans ces publications — tant symboliquement que matériellement — fera dire à Octave Crémazie : « Dès la naissance du Foyer canadien, j’ai regretté de voir, comme dans Les Soirées canadiennes, chacun de ses numéros remplis par une seule œuvre. Avec ce système, Le Foyer n’est plus une revue; c’est tout simplement une série d’ouvrages publiés par livraison. » (Octave Crémazie, cité dans Maurice Lemire, « Les relations entre écrivains et éditeurs au Québec au XIXe siècle », op. cit., p. 214.) Cette remarque — pour anecdotique qu’elle soit — est importante, puisqu’elle souligne toute la place que prend le roman dans ces périodiques, en plus de montrer que la revue remplace souvent l’éditeur.
43 Lise Dumasy-Queffélec, « Le feuilleton. », dans Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La civilisation du journal, Paris, Nouveau monde, 2011, p. 927.
44 Anne-Marie Thiesse, Le roman du quotidien, op. cit., p. 85.
45 Laure Conan, « Angéline de Montbrun, La Revue canadienne, décembre 1881, p. 720.