La presse en scène

Annexe 3. Biographie universelle et moderne

Table des matières

BARBARA T. COOPER

Biographie universelle ancienne et moderne, rédigée par une société de gens de lettres et de savants, Paris, L. G. Michaud, 1825, t. 43, p. 484-491. [Les notes, mises entre parenthèses dans le texte, sont reportées à la fin de l’article ici au lieu d’être placées au bas des pages.]

STEELE (Richard), littérateur distingué, naquit à Dublin, de parents anglais, vers 1675, suivant Nathan Drake, et, en 1671, suivant Chalmers. Tout ce qu’on sait de sa famille, c’est que son père était avocat et secrétaire du premier duc d’Ormond, et que sa mère était très-belle et remplie d’esprit. Richard Steele avait à peine atteint l’âge de cinq ans (1) lorsqu’il perdit son père ; il fut envoyé à Londres, et placé, par la protection du duc d’Ormond, à l’école de Charter-House, quicomptait ce seigneur au nombre de ses recteurs. Ce fut là qu’il eut le bonheur de connaître Addison et de se lier avec lui d’une amitié qui ne finit presque qu’avec leur vie. Il passa, en 1692, au collège de Merton à Oxford, et s’y fit remarquer par son goût pour la littérature. Pendant son séjour dans ce collège, il composa une comédie ; et l’on ne doit pas s’étonner qu’il considérât ce premier essai de sa muse comme un petit chef-d’œuvre. Il eut cependant le bon esprit de le soumettre à la critique de M. R. Parker, son condisciple et son ami, et, ce qui luifait honneur, il condamna sa pièce à l’oubli d’après la décision de son judicieux aristarque. La mort de la reine Marie lui fournit, en 1695, une occasion de se faire connaître : le petit poème qu’il composa sur cet événement, sous le titre de Marche funèbre (Funeral Procession), ne fit pasune grande sensation, quoiqu’il nesoit pas dépourvu de mérite. Verscette époque Steele fut saisi d’une enviedémesurée de suivre la carrièremilitaire. Ne pouvant obtenir unecommission, il entra comme simplesoldat dans les gardes à cheval malgréles conseils de sa famille et de sesamis : aussi fût-il déshérité par unde ses parents qui possédait une propriété considérable dans le comté deWexford, et qui avait déjà fait en safaveur un testament qu’il révoqua. Cemalheur ne produisit aucune impressionsur l’esprit de Steele, que soncaractère entraîna toujours à sacrifierses intérêts à ses inclinations. L’humeurjoviale du jeune garde, safranchise et son esprit vif et brillant,le rendirent bientôt l’idole du régiment,et les officiers réunirent leurinfluence pour lui procurer la place d’enseigne. Cet emploi fournit à Steele les moyens de se livrer encore avec moins de retenue et la dissipation et à la débauche ; il faisait cependant quelquefois des réflexions amères sur un genre de vie qui lui consumait tout son temps et l’empêchait de cultiver les talents dont la nature l’avait doué. Ce fut dans un de ces moments de repentir qu’il composa un petit Manuel sous le titre du Héros chrétien. Il se décida à le publier en 1701, dans l’espoir que la honte que ferait rejaillir sur lui l’opposition de sa conduite actuelle avec les maximes de morale qu’il développait dans cet ouvrage, le forcerait à quitter les sentiers du vice. Mais comme il continua de mener une vie dissolue, quoiqu’il protestât de son sincère attachement à la religion et à la vertu, le seul résultat produit par la publication du Héros chrétien, qu’il avait dédié à lord Cutts, dont il était secrétaire particulier, fut d’en rendre l’auteur l’objet de la raillerie de ses camarades. Il fit paraître, la même année, la première de ses comédies qui ait eu du succès, sous le titre des Funérailles ou le Chagrin àla mode. Deux ans après (1703), il donna le Mari tendre : Addison en composa le prologue, et le public accueillit très bien cette comédie. Il n’en fut pas de même de l’Amant menteur (Lying Lover) qu’on trouva beaucoup trop sérieux, et qui tenait en effet plus de la tragédie que de la comédie. La chute qu’éprouva cette pièce dégoûta tellement Steele, qu’il cessa pendant dix-huit ans de travailler pour le théâtre, se déterminant alors à publier le Babillard (The Tatler), ouvrage périodique et qu’il dédia aux dames. Nous ne déciderons pas si cette dédicace était une épigramme. Le premier numéro du Babillard parut le 12 avril 1709, sous le nom supposé d’Isaac Bickerstaff, que Swift avait déjà rendu célèbre (Voy. SWIFT). Six numéros avaient été donnés au public sans qu’Addison en connût l’auteur, lorsqu’il y lut la critique d’un passage de Virgile qu’il avait communiqué à son ami ; cette découverte amena la coopération de cet élégant écrivain, qui débuta, le 21 mai 1709, par la Description desinfortunes des journalistes, quiparut dans le no 18 (2). Nous croyons devoir faire remarquer ici que c’est à la patience et à la persévérance infatigable de Steele, que le Babillard et plus tard, le Spectateur et le Mentor, durent la coopération d’Addison et des autres écrivains distingués qui ont inséré des morceaux dans ces ouvrages périodiques, dont il avait seul conçu le plan, et dont il faisait tous les frais à ses risques et périls ; aussi Nathan Drake pense qu’on pourrait l’appeler le Père des écrits périodiques (3). Quoique le Babillard n’eût pas cessé d’obtenir une grande vogue, Steele crut devoir le terminer sans en prévenir Addison, le 23 décembre 1710 (2 janvier 1711), sous prétexte, dit-il lui-même, que le but qu’il s’était proposé ne pouvait plus être atteint, parce qu’on savait depuis trop longtemps qu’il en était l’auteur et le directeur. Deux mois s’étaient à peine écoulés depuis la discontinuation du Babillard, lorsqu’on fut agréablement surpris par la publication d’un nouveau journal périodique, dont le premier numéro parut sous le titre du Spectateur, le 1er  mars 1711 (. Le plan en était très vaste ; il avait été concerté entre Addison et Steele. On doit à celui-ci, qui était à la fois l’éditeur et le directeur, le numéro 2 tout entier, dans lequel il introduisit cette réunion de caractères qui ont rendu le Spectateur si intéressant et si dramatique. Malgré le succès obtenu par ce journal (4), il fut suspendu le 6 décembre 1712, lorsque le 7e volume fut terminé, à cause de l’éloignement de Steele, qui paraît avoir été obligé de quitter Londres pour échapper aux poursuites de ses créanciers. Le Spectateur fut repris le 18 janvier 1714, et cessa définitivement le 20 décembre de la même année. Avant cette époque, Steele entreprit un autre journal intitulé le Mentor(Guardian);le 1er n° fut soumis au public le 12 mars 1713, Le premier volume contient plusieurs morceaux capitaux de Berkeley, Pope et Tickell ; et le second doit beaucoup à Addison. Steele l’arrêta brusquement le 1er octobre 1713, au no 175, soit par suite de démêlé avec J. Tonson, son imprimeur, soit parce qu’à cette époque il se lança complètement dans les discussions politiques. Il avait étudié avec beaucoup de soin les lois et la constitution de son pays, et il avait une prédilection  marquée pour les principes des Whigs, attaqués avec virulence dans l’Examiner. Steele publia, pour les défendre, un nouveau journal, qui, sous le titre de l’Anglais (The Englishman), vit le jour le 6 octobre 1713, peu d’instants après que le Mentor eut cessé d’exister. À la mort du roi Guillaume, Addison avait procuré à Steele la connaissance des lords Halifax et Sunderland, qui le choisirent pour leur journaliste, poste qu’il compare à celui de sous-ministre-d’état. Il s’acquitta fidèlement et judicieusement des devoirs qu’imposait ce titre, et obtint la place de commissaire du timbre, en récompense du zèle et de l’habileté qu’il avait déployé en soutenant les principes Whigs, dans le Babillard. Après l’affaire de Sacheverel, la chute du lord-trésorier Godolphin paraissant certaine, Steele crut devoir prendre la défense de son protecteur, et publia, à ce sujet, plusieurs pamphlets, sous le nom de Pasquin ; mais ce fut en vain : le 10 mars 1710, les Whigs furent contraints de céder la place aux Torys. Le talent dont Steele avait donné des preuves en faveur du dernier ministère, détermina Robert Harley, depuis comte d’Oxford, qui venait d’être élevé au poste de trésorier ct de chancelier de l’échiquier, à le conserver dans son emploi. Il lui fit connaître en même temps la haute estime que lui avait inspirée son caractère, et lui promit de saisir la première occasion qui se présenterait de le servir. Ces démonstrations flatteuses n’exercèrent aucune influence sur les opinions de notre auteur ; mais il prit la résolution qu’il garda assez longtemps, à peu d’exceptions près. Nous citerons comme l’une de ces exceptions, la lettre qu’il écrivit à Marlborough, sous le titre de Remercîmentsd’un Anglais au ducde Marlborough, lorsque ce grand général reçut, en décembre 1711, la démission de ses emplois. Ce ne fut que le 28 avril 1713 qu’il s’écarta complètement du plan qu’il avait d’abord adopté, en attaquant, dans le quarante-unième numéro du Mentor, les principes toris [sic] de l’Examiner, rédigé, avec autant d’habileté que de virulence, par le célèbre docteur Swift, qui avait tenté vainement de rendre Steele favorable aux mesures de l’administration. Lorsque ce dernier se fut décidé à se jeter dans les rangs de l’opposition, il crut de son devoir de résigner la pension qu’il recevait comme appartenant à la maison du feu prince George de Danemark et la place qu’il occupait au bureau du timbre. On peut citer comme un modèle la lettre qu’il écrivit à ce sujet, à lord Oxford, pour lui exposer ses principes, ses vues, et même les soupçons qu’il avait conçus contre, des membres du gouvernement. Persuadé qu’en obtenant une place dans la chambre des communes, il aurait plus de moyens pour combattre les projets de ses adversaires politiques, il se mit sur les rangs, et fut nommé par le bourg de Stockbridge ; mais il n’y siégea que peu de temps. Une lettre insérée dans le no128 du Mentor (7août l713), et qu’il signa un Tori anglais, dans laquelle il insistait sur la politique et la nécessité impérieuse de démolir les fortifications de Dunkerque (5), lui suscita beaucoup d’ennemis. Les numéros de l’Anglais, qui succéda au Mentor, ainsi que nous l’avons déjà vu, et un pamphlet intitulé la Crise, dédié au clergé, dont il était également l’auteur, et dans lequel il cherchait à établir les droits de la maison d’Hanovre au trône d’Angleterre, augmentèrent encore l’animosité des Torys. Lorsque le nouveau parlement s assembla (mars 1714), Steele, sans se laisser intimider par la puissance du parti tory, qui avait acquis une majorité nombreuse dans les deux chambres, manifesta, dès le premier jour, ses principes politiques. Ses attaques virulentes contre le traité de commerce entre la France et la Grande-Bretagne furent accueillies avec des marques d’improbation très prononcées, de la part de ses adversaires, qui ne tardèrent pas à se venger de cet acte décisif d’hostilité. Le 11 mars, Jean Hungerford attaqua devant la chambre deux numéros de l’Anglais et un pamphlet intitulé la Crise, comme tendant à exciter une sédition, à diffamer le caractère du roi et son administration. Pour détourner l’orage, Steele proposa une adresse au roi, afin d’obtenir que les différents rapports des ingénieurs chargés de surveiller la démolition des fortifications de Dunkerque, et tous les ordres et instructions qui avaient été donnés à ce sujet, fussent mis sous les yeux de la chambre. Cette motion ayant été repoussée, Steele se défendit avec talent ; mais malgré les efforts des deux Walpole et de ses autres amis, il fut expulsé de la chambre, comme auteur de libelles séditieux. Cette disgrâce l’affecta peu, et elle ne diminua point la fécondité de sa plume. II présenta, dans ce temps là, au public le projet d’une Histoire duduc de Marlborough, qui ne fut jamais mis à exécution. Le 14 février l714, il commença un nouveau journal périodique, dans le genre du Babillard, sous le titre de l’Amant, dont il n’a paru que quarante numéros, et, le 27 avril de la même année, un autre journal consacré aux matières politiques, sous le nom du Lecteur, pour réfuter l’Examiner, qui continuait à porter aux nues les Torys, et à rabaisser leurs adversaires. Il s’arrêta au neuvième numéro. Un peu avant la publication de ces deux derniers journaux, il fit paraître une Lettre à sir Miles Wharton sur lespairs de circonstance, à l’occasion des douze pairs qui avaient été créés en un seul jour, pour changer la majorité de la chambre haute. Nous citerons parmi les pamphlets qu’il publia encore en 1714 : 1o la Foi française, démontrée par létat actuelde Dunkerque ;2oLettre à l’Examiner, ou Défense de M. Steele ;3o Lettre à un membre du parlement à l’occasion d’un bill présente à la chambre des communes, pour enlever aux dissidents le droit d’élever leurs propres enfants ; 4oHistoire ecclésiastique de Rome pendantles dernières années, qu’il fit réimprimer en 1715, 1 vol. in-8°, sous le titre de État de la religioncatholique romaine dans le monde,écrit pour l’usage du pape Innocent XI. La Bibliothèque des dames (Lady’s library), qu’il composa pour Marie Seurlock, sa seconde femme, parut également en 1714. Elle a été traduite en français. À l’avènement de George Ier  (août 1714), Steele, que ce prince connaissait de réputation, obtint immédiatement l’emploi d’inspecteur des écuries royales d’Hampton-Court, fut nommé l’un des magistrats du comté de Middlesex, et, bientôt après, élevé au rang de chevalier. Il représentait, à cette époque, Borough-bridge dans le parlement. Les administrateurs du théâtre de Drury Lane, dont la licence était expirée il la mort de la reine Anne lui ayant proposé de se mettre à leur tête, en lui assurant une pension de sept cents livres sterling, il accepta leur proposition ; et le roi lui accorda la licence qu’il désirait, avec le brevet de gouverneur de la compagnie royale des comédiens. Sir Richard donna vers cette époque une nouvelle édition de ses pamphlets contre le dernier ministère, sous le titre d’Écrits politiques,1 vol. in-8o, et publia une Lettre ducomte de Marr au roi, avant l’arrivéede S. M. en Angleterre, avec quelques réflexions sur la conduite que ce seigneur avait tenue depuis. Au mois de décembre 1715, commença un nouveau journal hebdomadaire de Steele (le Town-Talk, caquetage de ville), dans une sériede lettresà une dame, à la campagne. Il paraît que ce Recueil était formé des lettres qu’il écrivait à sa femme, et dans lesquelles il lui rendait compte de ce qui faisait le sujet des conversations du beau monde : il lui donnait en même temps sa propre opinion sur les productions du théâtre. L’origine de la publication de ce Journal, qui se termina le 13 février 1716, et qui n’eut que neuf numéros, est attribuée aux besoins de l’auteur, qui fit paraître, le 6 du même mois, une autre feuille, sous le nom de la Table de thé, qui ne dépassa pas le troisième numéro, et fut suivie du Chit-Chat, qui s’arrêta également au troisième numéro. Sir Richard était alors très en faveur auprès du ministère. Sir Robert Walpole lui donna, au mois d’août 1715, une gratification de cinq cents livres sterling ; et, en 1717, lorsque la rébellion d’Écosse fut apaisée, il le fit nommer l’un des commissaires pour les biens confisqués dans ce pays ; et, quelque désagréable que son emploi dut être pour elles, les plus hautes classes de la société l’accueillirent si bien qu’il conçut le projet d’opérer une réunion civile et ecclésiastique entre les deux royaumes ; mais ses efforts ne furent pas couronnés de succès. À son retour d’Écosse, Steele entreprit, avec un certain Gillmore, habile mécanicien, de transporter à Londres du saumon frais, qui s’y vendait fort cher, au moyen d’une machine de leur invention, nommée Fish-pool. Il obtint une patente, le 10 juin 1718, et annonça pompeusement son projet ; mais le premier essai qu’ils firent réussit si mal, qu’ils renoncèrent à en faire d’autres. L’année suivante (1719), le comte de Sunderland proposa de fixer le nombre des membres de la chambre haute, et de restreindre l’autorité du roi, en telle sorte qu’il ne pût créer de nouveaux pairs qu’après l’extinction des familles anciennes. Ce projet, auquel la chambre haute avait donné son assentiment, rencontra une vive opposition dans celle des communes. Sir Richard crut devoir prendre la plume contre une mesure qu’il considérait comme devant introduire une aristocratie complète ; et il publia, au mois de mars, le premier numéro du Plébéien. Addison, qui n’en connaissait pas l’auteur, y répondit par un pamphlet intitulé l’Ancien Whig. Steele fit une réplique, et Addison, alors mieux instruit, oublia sa modération habituelle, et, dans une seconde réfutation, se servit d’expressions outrageantes envers son ancien ami. La décision de la chambre des communes, qui rejeta le bill de pairie, fut un triomphe pour Sir Richard ; mais le ministère, qui s’était prononcé en faveur du bill ,1e punit de son opposition, en révoquant (1720) sa patente de gouverneur de la compagnie royale des comédiens. Steele, qui avait fait paraître, peu de temps auparavant, la Fileuse(Spinster), petit pamphlet pour encourager l’usage plus fréquent des manufactures de laine, publia, sous le nom de sir Jean Edgar (janvier 1720), le Théâtre, journal périodique, destiné principalement à défendre ses intérêts et ceux des administrateurs du théâtre de Drury Lane contre les dispositions du lord chambellan. Sept numéros avaient déjà paru, et le gouvernement persistait dans les mesures adoptées contre lui, lorsque sir Richard fournit un nouvel aliment à la malignité du public, en lui donnant l’État del’affaire entre le lord chambellande la maison du roi et le gouverneurde la compagnie royale descomédiens, qui n’amena aucun changement en sa faveur. Le Théâtre s’arrêta au 28e  numéro ; et quoique bien écrit, il est trop rempli des démêlés de l’auteur pour sa patente et de ses observations contre le fameux projet de la mer du Sud, qu’il attaqua encore dans plusieurs pamphlets. Réduit à la misère, et forcé de se défendre contre les attaques brutales d’un certain Dennis, envieux de son talent, il les repoussa avec succès. Walpole, son protecteur, ayant été nommé chancelier de l’échiquier, le 2 avril 1721, il fut rétabli immédiatement dans son emploi, à Drury Lane ; et, l’année suivante, pour donner plus d’éclat à sa nouvelle administration, il présenta au public ses Amants généreux (ConsciousLovers), 1’une des meilleures comédies du théâtre anglais. Le roi en accepta la dédicace, et envoya cinq cents livres sterling à l’auteur. Mais l’expérience n’avait pas rendu sir Richard plus sage ; pour satisfaire ses créanciers et se procurer des moyens d’existence, il vendit, en 1723, la part qu’il avait dans les profits du théâtre, et eut, à cette occasion, avec les administrateurs de Drury Lane, un procès qui dura trois ans et qu’il perdit. Cependant les tristes résultats de sa conduite extravagante lui firent faire trop tard de sérieuses réflexions. Une attaque de paralysie, suite de ses inquiétudes, l’ayant rendu incapable de se livrer à de nouveaux travaux littéraires, il abandonna tous ses biens à ses créanciers, et se retira à Hereford, où ils eurent la générosité de lui assurer une pension alimentaire. Il se rendit ensuite à sa terre de Llangunnor, près Caermarthen, dans le pays de Galles, et après y avoir langui environ deux ans, il cessa de vivre le 21 septembre 1729. On trouva, dans ses papiers, deux comédies manuscrites, intitulées : le Gentleman et l’École d’action. Steele avait été marié deux fois. Il eut de sa seconde femme trois enfants, dont deux moururent en bas âge ; et le troisième, qui était une fille, épousa le baron de Trevor. Il laissa encore une fille naturelle, qu’il avait voulu marier avec le célèbre Savage, dont le caractère ressemblait tant au sien, et qu’il accabla de bienfaits (V. SAVAGE, XL, 499). Gai et aimable dans la société, ami tendre, époux et père attentif et affectionné, plein de franchise, Steele, qui avait des principes fixes en religion et qui aimait la vertu, était en même temps dissipé, prodigue et insouciant (6). Ces défauts, qui ternissaient toutes ses heureuses qualités furent la principale cause de ses malheurs. Il les connaissait, prenait chaque jour la résolution de s’en corriger ; mais il ne put jamais y parvenir. Enthousiaste des opinions des Whigs, qu’il avait adoptées parce qu’ils défendaient, à son avis, les intérêts du pays et de la constitution, aucun motif n’aurait pu le déterminer à embrasser une autre parti. Ennemi déclaré de la religion catholique, il admirait passionnément la réforme protestante. Son style, clair et cependant incorrect, se faisait remarquer par l’aisance et la vivacité. Quoiqu’il connût les anciens, on doit plutôt le considérer comme bon moraliste et observateur exact des scènes de la vie, que comme savant et critique. Il réussissait surtout dans les portraits, dont ses essais sont parsemés, et il avait tout ce qu’il faut pour réussir dans la comédie. Quoiqu’il vécût dans les rangs élevés de la société, il se plaisait à étudier les caractères et les mœurs des classes inférieures (7). Son plus grand mérite est d’avoir entrepris le premier, depuis le règne licencieux de Charles II, de régénérer le théâtre, en y faisant respecter la vertu et mépriser le vice. L’association d’Addison lui fut sans doute utile ; mais il fut en quelque sorte écrasé par le voisinage d’un talent aussi supérieur (8).

D-z-s. [Jean-Bernard-Marie-Alexandre Dezos de la Roquette]

[Notes]

(1) Dans le no 181 du Babillard (Tatler), il raconte d’une manière très pathétique l’impression de chagrin que lui fit éprouver cette perte.

(2) Johnson assure que la première communication qu’Addison fit au Babillard eut lieu le 26 mai 1709, dans le no 10 ; mais il paraît qu’il se trompe, d’après ce que dit Steele dans sa préface.

(3) Cette qualification peut être juste pour l’Angleterre, mais il y avait déjà longtemps qu’il existait en France des écrits périodiques à l’époque de l’apparition du Babillard.

(4) Le docteur Fleetwood, dans une lettre adressée, le 17 juin 1712, à l’évêque de Salisbury, porte à quatorze mille la vente journalière des numéros duSpectateur et Johnson ne l’évalue guère moins dans ses Vies des poètes anglais.

(5) Il répéta trois fois, dans cette lettre, d’une manière solennelle : La nation anglaise ATTEND [sic] la démolition immédiate deDunkerque, expression que ses ennemis dénaturèrent et parvinrent à faire considérer comme un acte de déloyauté et de trahison, comme une menace faite au roi.

(6) Nous citerons deux anecdotes qui peignent très bien le caractère de Steele : Il sortait un jour d’une taverne avec Savage et Phillips, lorsqu’ils furent rencontrés par un passant qui, sans les connaître, les prévint qu’il avait aperçu, au bout de la route où ils se trouvaient, deux ou trois gaillards suspects qui lui paraissaient être des sergents (bailifs), et 1es exhorta à changer de direction s’ils croyaient avoir à craindre une pareille rencontre. Nos trois poètes, dont les affaires étaient à peu près dans le même état, ne prirent le temps de se concerter, ni d’adresser un seul mot de remerciement à celui qui leur donnait cet avis, et s’enfuirent par des chemins différents. Une autre fois, Steele invita à dîner un grand nombre de personnes de la première qualité ; après le repas ses convives lui témoignèrent leur surprise de ce qu’avec si peu de fortune, il pouvait soutenir le grand nombre de laquais qu’ils avaient remarqués autour de la table. Il leurrépondit en riant : « Ces drôles dont je voudrais bien être débarrassé, sont des sergents qui se sont présentés chez moi, une sentence d’exécution à la main. Ne pouvant les congédier, je leur ai endossé des habits de livrée, afin qu’ils puissent me faire honneur tant qu’ils resteront chez moi ».  Ses amis rirent beaucoup de cet expédient et le délivrèrent de ses hôtes en payant ce qu’il devait.

(7) Pendant son séjour à Édinbourg, Steele, désirant connaître le génie et les mœurs de la populace de cette ville, fit préparer un repas splendide ; et donna l’ordre à ses domestiques de rassembler tous les mendiants qu’ils rencontreraient dans les rues et de les lui amener. Il présida lui-même, et prit part au festin qu’il leur donna. Un peu honteux d’abord, ces nouveaux hôtes échauffés par la bonne chère et par le vin, se livrèrent sans réserve à la gaîté et à leur esprit naturel. Steele leur tint tête et il en résulta des scènes très plaisantes, et qui auraient pu fournir matière à une bonne comédie.

(8) La Crise sur l’abrogation du roiJacques, par Richard Steele, a été traduit en français, 1714, en deux parties in-12. (Pour la traduction du Babillard, du Spectateur, du Mentormoderne, VoyezAddison, I, 209.)Les Funérailles ou leDeuil àla mode, comédie, fait partie de la traduction du Théâtre anglais, par la Place (V. Place, XXXV, 7) ; la Bibliothèque des dames a pour traducteur [François-Michel] Janiçon, 1719, 3 vol. in-12 ; son Histoire ecclésiastiquede Rome, qui n’est qu’une traduction de l’italien, a été traduite en français, par [Albert Henri de]Sallengre (Voy. ce nom, XL, 185).

A. B-t. [Adrien-Jean-Quentin Beuchot]

Pour citer ce document

Barbara T. Cooper, « Annexe 3. Biographie universelle et moderne », Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/la-presse-en-scene/annexe-3-biographie-universelle-et-moderne