La presse en scène

Compte rendus de la pièce

Table des matières

BARBARA T. COOPER

« [...] bientôt on verra surgir le drame dont Richard Savage, cet autre Chatterton de la littérature anglaise, est le héros, et ce nouveau rôle fera sans doute autant d’honneur à Laferrière que tous ceux qu’il a jusqu’ici créés à ce théâtre ».

« Théâtre de la Gaîté », L’Indépendant,    11e année (2 septembre 1838), p. 3.

Principes d'édition

Dans les comptes rendus de la pièce qui se trouvent ici, nous avons gardé l’orthographe erroné du nom de Desnoyer (souvent écrit Desnoyers) et d’autres erreurs de ce genre (le nom de l’acteur Beauvallet s’écrit tantôt avec un « l », tantôt avec deux ; le nom de Lushington s’écrit de plusieurs façons différentes et celui de Steele est parfois écrit sans le « e » final).

Dans certains cas nous avons pratiqué des coupures dans les comptes rendus pour éviterla répétition des mêmes choses (le résumé de l’intrigue, par exemple) et pour alléger le texte.

Annuaire historique universel pour 1838

Charles-Louis Lesur, Annuaire historique universel pour 1838 (Paris, Thoisnier-Desplaces, juin 1840), p. 243, appendice.

15 octobre 1838. Paris. Théâtre français. 1re représentation de Richard Savage, drame en cinq actes, par MM. Eugène Labat et Desnoyers. – Cette pièce a été jouée d’une façon déplorable ; ce pauvre drame, abandonné dès les premières scènes par les acteurs, a été obligé de se soutenir tout seul. Beauvallet, triste, affaissé, mélancolique outre mesure, jouait comme un homme endormi, qu’on vient de réveiller en sursaut ; Mlle Mante, blessée par son rôle, se vengeait de toutes ses forces, en lui ôtant toute espèce de couleur ; huit autres comédiens sans nom obstruaient toute cette action dramatique de leurs efforts mal combinés ; seul, Menjaud a été vif et léger ; seule, Mlle Noblet a défendu le terrain glissant qu’on lui avait confié. Mlle Noblet est une belle personne, intelligente et dévouée à l’art. Tant que la tragédie a été expirante, Mlle Noblet l’a défendue avec plus de zèle et de courage sans doute, que de succès et de bonheur ; mais cependant il faut lui rendre grâce de son zèle. Si Mlle Rachel, en entrant au théâtre, n’a pas trouvé la tragédie tout à fait morte, elle le doit à sa jeune compagne. Maintenant que le sceptre tragique échappe à la main trop faible de Mlle Noblet ; maintenant que Mlle Rachel, comme une reine dépossédée, a repris son trône et son diadème, Mlle Noblet fera bien de se réfugier dans ledrame, où l’attendent sans nul doute les succès de ses premiers débuts.

Le Nouvelliste

Jules Barbey d’Aurevilly, Premiers articles 1834-1852, éd. Andrée Hirschi, Jacques Petit, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 1973, p. 55-57 compte rendu publié dans Le Nouvelliste sur « Richard Savage, par MM. Desnoyer et Labat » (15 octobre 1838).

Depuis quelque temps, il se joue au Théâtre-Français, sous le nom de comédie ou de drame, une foule de pièces sans invention et sans style, et qui simplifient extrêmement la tâche difficile de la critique en autorisant presque son dédain. De toutes ces pièces, qui ne peuvent rester même quelques jours à la scène [...], la plus mauvaise est sans contredit Richard Savage. [...]

Le choix du sujet dans la pièce nous repoussait nécessairement vers ces créations tombées déjà sous la justice des temps, vers ces souvenirs d’une école sans autorité et sans génie (du moins à la scène), et qui n’a laissé rien de durable et de grand. Richard Savage, cet enfant de l’adultère et de l’abandon, justifiant par la vie qu’il mena la tache de son origine, poète méconnu comme l’on dit maintenant, dans ce temps de vanités qui geignent, nous rappelait tout à la fois et cet Antony, et ce Chatterton, auquel des écrivains sans libraire et deux ou trois accents vrais de ce système nerveux qu’on appelle Mme Dorval firent un succès de quelques jours. Richard Savage prêtait à beaucoup de situations semblables à celles des deux drames que nous venons de citer ; il prêtait aux mêmes déclamations, et c’était, dès l’abord, une extrême maladresse ou plutôt la marque d’une grande pauvreté de talent que de choisir un pareil sujet de drame, dans un moment surtout où le public, fatigué de tout ce qu’on lui a fait voir et entendre depuis des années, revient aux nobles inventions du XVIIe siècle et semble marcher à une réaction. Pour traiter avec décence et intérêt le sujet de Richard Savage, il aurait fallu une hardiesse adroite dans le fond et une délicatesse dans la forme, propres à sauver l’ingratitude d’une pareille donnée et à dissimuler les analogies qu’elle présente avec tout ce que l’on connaît déjà.

Les auteurs de Richard Savage ont taillé leur drame dans Johnson. Ils ont un peu arrangé ou dérangé le récit de Johnson, au profit de deux ou trois combinaisons qu’ils ont cru frappantes, et qui sont de la plus triviale vulgarité. Ainsi, pour ne parler que de celle-là, la reconnaissance de lord Rivers et de Richard après la condamnation de ce dernier, reconnaissance prévue par le spectateur le moins avisé bien longtemps avant qu’elle n’arrive, est un de ces moyens d’émotion tellement employé qu’il ne produit plus maintenant ni attendrissement ni surprise, à moins qu’on ne l’ait relevé par des circonstances d’un effet puissant et inattendu.

[...]

Supposez donc ce prologue supprimé, la pièce n’en ira pas moins son train. Richard, l’enfant commis aux soins de Nancy Gore, est devenu un homme, et, qui plus est, un homme de génie, exagération du talent nerveux, mais grossier du Richard Savage de l’histoire, au profit de l’intérêt présumé du drame et des extravagances d’un rôle, conçu en dépit du bon sens et de la réalité. Richard, qui a été élevé à l’Université et que les événements et la détresse de sa mère ont réduit à entrer chez un cordonnier, se débat comme toute ambition refoulée, dans une vie prosaïque et chétive. Certainement, ceci est amer et bien triste, et quoiqu’une telle situation ne soit pas nouvelle, dessinée simplement et sobrement, elle n’aurait pas manqué d’intéresser, mais il ne fallait pas faire un fou égoïste de Richard. En vérité, on compromettrait le génie, si c’était là une réputation à gâter, en nous le montrant comme on s’obstine à nous le représenter dans les livres actuels. Depuis qu’André Chénier est mort en disant, le doigt sur son noble front, qu’il avait là quelque chose, tous ceux qui comme lui se croient là quelque chose et n’ont pas la ressource de mourir pour éviter les démentis qui les attendent, ravalent à plaisir le génie jusqu’à ne pouvoir tenir dans les rigueurs de la vie sociale et à n’accepter ni comprendre les détails inexorables de chaque jour. Richard fait donc tout de travers chez son patron […].

C’est dans cette boutique où il vit étouffé que ses anciens camarades le retrouvent et dont le plus spirituel et le plus généreux le fait sortir. Cet ami, qui s’appelle Richard Steele et qui sait beaucoup de choses en sa qualité de journaliste, apprend à Savage qu’il pourrait bien être le fils de quelque grande dame, et lui promet un brillant avenir littéraire.

D’abord il le présente dans le monde et lui fait lire sa tragédie d’Overbury chez la comtesse de Lusinghton. Or, cette comtesse de Lusinghton n’est pas autre chose qu’Anne Macclesfield et la mère de Savage […]. Richard est prévenu maintenant, et l’entrevue et la lecture sont concertées. Lady Lusinghton, troublée dans ses instincts et dans ses remords, quitte le salon et vient subir un terrible tête-à-tête avec Steele, qui lui annonce que Richard est son fils. Lui-même, Savage, vient se jeter aux pieds de sa mère qui le repousse, et il est surpris dans cette posture par lord Lusinghton, qui le fait chasser comme un fou. […]

Cependant Richard s’est sauvé chez sa mère adoptive. Lord Lusinghton, travesti en chef de sbires, veut l’en arracher. Steele ameute le peuple, et Lusinghton est tué, mort qui motive l’arrestation des deux amis que lord Rivers, remonté dans la faveur du prince, vient examiner et condamner dans leur prison. [...] la seule différence qu’il y ait entre ce nouveau drame et tous ceux de l’école à laquelle les auteurs de Richard Savage semblent appartenir, c’est qu’il se dénoue sans catastrophe et sans horreurs.

[Observations sur les acteurs.]

Les auteurs qui se sont mis à deux pour faire cette pièce sont MM. Desnoyer et Labat. Nous leur conseillons de s’associer à quatre à la première occasion.

Le Journal des débats

J. J. [Jules Janin], « Théâtre-Français. Richard Savage, drame en cinq actes, par MM. Eugène Labat et Desnoyers [...] », Le Journal des débats (15 octobre 1838), p. 1-3, feuilleton.

Il paraîtrait que ce Richard Savage est un de ces génies méconnus qui étaient encore à la mode il y a huit jours. Il faisait partie de ces hommes d’un esprit malheureux et sans  application qui passent dans le monde sans pouvoir même obtenir un peu de bruit au prix de beaucoup de scandale. Ceux qui aiment à pénétrer dans les secrets de cette littérature avortée, et je leur souhaite bien du plaisir, prétendent que ce Richard Savage est une manière de Chatterton, encore plus rempli de vanité et de misère. Il avait entre autres folies la folie du dévouement filial, c’est à-dire qu’il s’était mis en tête de forcer une certaine Mme Macclesfield de le reconnaître pour son fils. Cette dame en effet avait eu, dit-on, de lord Rivers un fils adultérin. Cet enfant avait disparu, Richard Savage croyait l’avoir retrouvé, et par ses prières, par ses larmes, par ses outrages, par ses menaces, il s’efforça toute sa vie de démontrer à cette dame qu’il était bien véritablement le fruit de ses œuvres. Cette recherche intrépide d’une maternité plus que douteuse ne fera jamais, j’imagine, un bon sujet de roman ou de drame. On n’aime guère à voir un grand benêt d’enfant arrivé à vingt ans, courir après une mère imaginaire qui ne veut pas de lui. Forcer une femme, en la menaçant d’écrire contre elle une satire, de vous reconnaître pour son enfant, c’est bien pis que si on lui demandait la bourse ou la vie. Au siècle passé nous avons eu un philosophe qui s’est bien mieux conduit que ce Richard. Il n’était d’abord qu’un enfant ramassé sur les degrés de l’église de Saint-Jean-Lerond, et porté aux Enfants-Trouvés. La femme d’un pauvre vitrier le retira de l’hôpital, et par ses soins maternels elle sauva la vie de cet enfant. Plus tard cet enfant s’appela d’Alembert. Il était déjà le chef des encyclopédistes, ces maîtres du dix-neuvième siècle, quand un jour il fut appelé chez Mme la chanoinesse de Tencin, ce bas-bleu déteint qu’on trouverait insupportable, même de nos jours. Cette femme était alors comme le centre licencieux et railleur de ces beaux esprits qui bouleversaient toutes choses. Elle était flattée, entourée et presque respectée. Elle donnait à son gré la renommée, elle l’ôtait à son gré. Quand l’enfant trouvé fut devenu d’Alembert, Mme de Tencin se souvint qu’elle était sa mère, et elle imagina de lui dire en grande pompe : – Embrassez-moi, mon fils ! – Vous, ma mère ! s’écria d’Alembert ; – Je suis le fils de la vitrière ! Et certes voilà une belle et touchante action, et d’Alembert en fut bien récompensé. Vous figurez-vous, en effet, cette grande douleur de se voir tout d’un coup, à vingt ans, le fils de cet esprit et de cette joue également fardés, qu’on appelait Mme de Tencin !

On a beau se récrier – mais la voix du sang ! Quand le sang est resté vingt ans sans parler, il y a gros à parier que le sang ne parlera pas du tout, à plus forte raison si le sang ne veut pas parler ; alors comment ferez-vous donc pour que cet étranger prouve à cette inconnue qu’elle est sa mère, qu’il est son fils ? Et quand bien même, à force de papiers retrouvés comme l’enfant, vous parviendriez à démontrer à ces deux créatures qu’elles procèdent l’une de l’autre, qu’arrivera-t-il ? La plus riche des deux fera peut-être à l’autre une pension alimentaire, ainsi le veut la loi ; mais du diable si vous les verrez se jeter convulsivement dans les bras l’une de l’autre ! Ou bien s’ils s’abandonnent devant vous à cette comédie, l’homme et la femme, vous détournerez les yeux avec indifférence ; car au lieu d’un fils et d’une mère qui s’embrassent, vous aurez devant les yeux un jeune homme de vingt ans qui embrasse une vieille femme sans trop savoir pourquoi. Ce ne sont pas ces papiers que vous allez découvrir dans vos burlesques archives dramatiques qui établiront tout d’un coup entre vos personnages ces tendres rapports de la mère et du fils. Et voilà justement ce qui a détrôné tous ces prétendus Louis XVII qui ont réclamé le trône de France. Louis XVII arrivait et il nous disait : – Je suis le fils du roi-martyr ! ma mère s’appelait Marie-Antoinette, et elle est morte sur l’échafaud. Je suis ce pauvre enfant du Temple qui a supporté les horribles tortures du savetier Simon ! Certes l’histoire de cet enfant royal, dévoré sans pitié par d’horribles cannibales, est remplie de charme, d’intérêt, de pitié, de douleur. Oui, mais en regardant ce Louis XVII, vous n’aviez plus sous les yeux qu’un gros bonhomme chauve, aux dents jaunes et au ventre proéminent. Adieu donc tout l’intérêt, toute l’illusion, toute la pitié ! C’eût été aussi bien le véritable Louis XVII, qu’on lui eût dit, comme dit Mme Stoltz dans Benvenuto1 : –  Mais bas ! tant pis ! et pourquoi êtes-vous si gros ?

Cependant tel qu’il est, Richard Savage est devenu chez nous le héros d’un roman de M. Michel Masson, et le héros d’un drame au Théâtre-Français. Certes M. Michel Masson, cet ingénieux esprit, ami du peuple, sorti du peuple, le peintre du peuple, ne pouvait guère passer sous silence un poète élevé dans une échoppe ; l’auteur des Contes de l’Atelier s’est donc pris d’une belle passion pour ce Richard Savage, tout à la fois mendiant et poète, et dont la vanité couverte de haillons ne recule devant aucun excès. Selon son habitude, Michel Masson a placé son héros parmi les gens du peuple, ces acteurs aux cent mille visages qu’il anime d’un souffle si gracieux et si puissant. Évidemment le drame s’est inspiré du roman ; dans le drame et dans le roman, le héros est le même ; seulement, et voilà une chose étrange ! le drame remonte beaucoup plus haut que ne remonte le roman.

Car sous le frivole prétexte d’écrire un prologue, on vous montre tout d’abord une femme masquée en grand habit de cour. Cette femme, qui va au bal le soir même, est toute occupée de trouver une mère adoptive pour un petit enfant qu’elle vient de faire. En vérité cette dame a bien de la bonté de se donner tant de peine. Elle tient si peu à son enfant, qu’elle pourrait très bien l’exposer, tout comme fit pour le sien Mme chanoinesse de Tencin. Mais non, Mme Macclesfield est ce jour-là dans un de ses jours les plus tendres ; elle veut assurer une mère à son fils, et à cet effet elle fait enlever de vive force une honnête femme, nommée Nancy. D’abord Nancy ne veut pas nourrir par violence l’enfant d’une autre mère mais bientôt, considérant que cet enfant sera peut être jeté dans la Tamise, la bonne Nancy emporte cet enfant. Peut-être eût-on pu ne pas écrire ce prologue, quelques mots d’exposition auraient suffi. Cette mère qui se défait ainsi de son fils nouveau-né, n’est pas déjà si agréable à voir ! Que dirait Despréaux [Boileau], s’il pouvait voir ainsi se vérifier cette prédiction qu’il prenait lui-même pour une hyperbole, à propos d’un héros dramatique :

Enfant au premier acte et barbon au dernier ?

Donc vingt ans se passent, vingt ans ! Et remarquez, je vous prie, que c’est là un artifice maladroit ; le spectateur n’aime pas qu’on lui jette toutes ces années-là sur la tête, sans crier : Gare ! tout comme on lui jetterait un sceau d’eau froide. Le petit Richard est devenu un sauvage gaillard ; mais sa mère n’a pas vieilli, non plus que Nancy, sa nourrice. Cependant que pensez-vous que fasse Richard à cette heure ? Richard est devenu l’apprenti d’un cordonnier de Londres. Nous sommes avec lui dans la boutique du digne homme, et messire Richard est grandement humilié de cette profession qui le met nécessairement aux pieds de toutes les pratiques de son maître. Cependant le poète éclate déjà en dépit de cette profession prosaïque s’il en fut. Richard fait des vers ; bien plus, il compose une tragédie : il rêve tout haut ; le génie le pousse et l’obsède. Il rumine, il déclame, il grogne. Pauvre diable qui ne veut pas voir le côté heureux des choses ! En effet, pourquoi donc être si triste ? Il a un bon maître ; ce maître possède une jolie petite nièce très sensible à la bonne mine de monsieur Richard ; pourquoi donc ne pas être heureux ? Pourquoi ne pas faire des vers et des souliers en même temps ? Certes il devrait s’estimer bien heureux de voir à ses côtés, pour le consoler, la poésie, cette décevante chimère ; la poésie, l’éternel et frais sourire, la consolation inépuisable, la fée bienveillante du pauvre ; la poésie qui est avec la jeunesse et l’amour le don le plus précieux que le ciel puisse faire aux hommes. Quoi, vous êtes jeune, vous êtes amoureux, vous êtes poète, trois bienfaits du ciel qui se tiennent par la main, comme les trois Grâces dans l’ode d’Horace et vous êtes malheureux, et vous êtes si triste, et vous osez vous plaindre de Dieu et des hommes ! Mais c’est là une horrible ingratitude ! un blasphème ! mais au contraire vous devriez bénir le Dieu qui vous a donné plus qu’un trône, qui vous a donné le monde. Être riche, puissant, considéré, qu’est-ce que cela ? Et tout cela vaut-il un sourire de sa Muse ou de sa maîtresse ? Aussi bien ne sommes nous guère émus, quand nous voyons ces langoureux jeunes gens se débattre incessamment contre de misères que les plus puissants et les plus riches achèteraient au prix de toute leur fortune.

C’est que, voyez-vous, nos auteurs dramatiques et nos romanciers ne se sont guère occupés dans leurs lamentations sur le génie, que des grands génies, des grands poètes, du Tasse, du Camoëns et de ce malheureux Gilbert qui était à coup sûr un poète. – Misères véritables, il est vrai, et trop réelles, et cependant misères que nous ne saurions plaindre, car nous leur portons envie ; car au bout de ces misères il y a la gloire, une gloire immortelle, il y a la postérité qui répète vos vers, qui partage vos amours, qui de moitié dans vos douleurs. Ne plaignons pas la gloire ; ne pleurons pas sur elle ! gardons nos larmes pour nous-mêmes ! Mais cependant si un romancier, si un poète dramatique tentaient de mettre en scène, non pas un génie réel, reconnu tôt ou tard, mais un génie impuissant, un de ces malheureux avortés qui prennent leur orgueil pour de la puissance, leur vanité pour de l’imagination, leur rage et leur bave pour du style et du talent, à la bonne heure, vous allez avoir tout d’un coup un malheur digne de pitié !  Oui, c’est cela, laissons de côté les mendiants illustres que protège la gloire, mais montrez-nous la médiocrité battant contre le dégoût public et succombant sous l’ennui qui tue toutes choses ; alors vraiment nous comprendrons les douleurs de cet ambitieux qui ne peut parvenir, nous aurons pitié de ses pleurs cachés, de sa rage mal contenue : nous trouverons dans la force de ces récits une leçon importante. Démontrer que la vanité de l’esprit est la plus dangereuse de toutes ; et qu’il vaut mieux être un bon cordonnier envieux qu’un mauvais et envieux poète, voilà un beau thème. Mais nous prouver qu’il y a des hommes de génie qui meurent de faim ! à quoi bon ? Pouvez-vous les empêcher de mourir de faim ? voulez-vous les empêcher d’être des hommes de génie ?

Nous disions que Richard Savage, dans la boutique de son maître, supporte impatiem-ment les petites misères de la vie de chaque jour. Il méprise le métier qu’il veut apprendre, ce qui est un grand malheur. Au lieu d’écrire les factures du bourgeois qui le nourrit, il écrit des vers. De quel droit mange-t-il le pain de ce brave homme? Un jour cependant, Richard voit entrer dans la boutique où il est si malheureux le jeune et brillant Richard Steele, un de ces vifs esprits qu’Addison créa journalistes et qui ont brillé les premiers dans cette carrière immense de la discussion de chaque jour, qui s’étend chaque jour davantage. Ce personnage et ce caractère de Richard Steele sont très bien compris et très bien indiqués. C’est bien là le noble jeune homme heureux et fier de parler à la foule et d’en être écouté. Hier encore il n’était rien, aujourd’hui il est un peu plus que tout. Il est l’arbitre souverain de ce peuple qui le lit et l’écoute. Il lui dicte son esprit, il lui donne sa pensée il lui impose ses préjugés, il le dispose à ses amours, il lui fait partager ses vengeances. Il parle beaucoup plus haut et beaucoup plus loin que ne saurait parler l’avocat au barreau, le prédicateur dans sa chaire, l’orateur à sa tribune. Le peuple, charmé de cette éloquence entraînante et facile, entoure le jeune écrivain de ses applaudissements et de ses murmures flatteurs. Lui cependant il redouble chaque jour d’activité, d’esprit et d’audace. Il poursuit sans s’arrêter la route commencée ; son premier soin a été de prouver à tous qu’il est sans haine, qu’il est loyal même dans sa cruauté, qu’il est juste même dans ses injustices, que son amitié même ne le trompe qu’à demi ; puis ceci prouvé, il devient tout simplement un des pouvoirs de l’État, troisième ou quatrième pouvoir, peu lui importe, mais enfin un pouvoir. Admirable profession qu’Addison a trouvée, que le Spectateur a fondée, et dont Richard Steele était un des plus vifs, des plus ingénieux, des plus gais adeptes ! Tout ce rôle est charmant, vif, animé, plein d’intérêt, très applaudi ; malheureusement Richard Steele est trop dans l’ombre, il ne paraît pas assez dans ce drame, ce qui fait que le drame manque d’air et de lumière. En retrouvant Savage dans cette humble fortune, Steele se sent pris de pitié ; il emmène son camarade avec lui pour le lancer dans l’océan littéraire. Digne jeune homme ! Mais, au fait, qu’est-ce que cela lui coûte ? N’a-t-il pas la réputation de Richard Savage dans sa main et Savage pourrait-il démentir Richard Steele ?

Ils s’en vont donc bras dessus bras dessous dans tous les plaisirs de la ville. Michel Masson dans son roman (la Couronne d’Épines) a flétri, à la façon d’un moraliste né dans le peuple, les excès poétiques de Richard Savage. Cet homme qui voulait être prince, et qui est mort dans la prison pour dettes, a abusé étrangement de son esprit et de sa fortune. Sa vie a été un excès perpétuel. Il passait de la misère la plus horrible au luxe le plus effréné ; aujourd’hui sans pain, le lendemain couché ivre-mort sous les tables des tavernes. Point de souliers à ses pieds ou traîné dans une voiture splendide. En ce temps-là l’ivresse était encore à la mode parmi les poètes. Laissez-les boire! Puis un beau jour les deux Richard, vêtus comme des princes, sont reçus chez le bon gouverneur de la Tour de Londres, lord Lushington, le mari de Mme de Macclesfield. À peine reçu chez le mari de sa mère, que fait Richard Savage ? il lit d’abord sa tragédie, puis il va se précipiter aux pieds de milady Lushington, et il lui dit tout naturellement : – Je suis votre fils, donc vous êtes ma mère ! – La dame ainsi brusquée, et qui d’ailleurs n’est pas tendre, fait mettre monsieur son fils à la porte par ses laquais ; le lord mari se courrouce voyant ce jeune homme aux pieds de sa femme, ne se souvenant pas assez de la première profession de Richard ; il veut l’enfermer à Bedlam !

Acte troisième. – Richard, chassé par sa mère, revient en toute hâte chez la bonne Nancy, sa nourrice. Mais comment donc Savage a-t-il pu découvrir le secret de la comtesse Lushington ? Comment toute la ville de Londres est-elle instruite à ce point de l’accouchement clandestin de Mme Macclesfield ? Et l’identité de l’enfant, qui la prouve ? Toutes choses, cependant, qu’il eût fallu nous expliquer avec soin ; car ces choses impossibles ne seront jamais rendues assez vraisemblables. À peine Richard s’est-il réfugié dans le sein de sa nourrice, que lord Lushington, suivi d’alguazils, arrive pour arrêter Richard. Ce lord-gouverneur fait là, il faut l’avouer, un bien triste métier. Quand un jeune homme s’est jeté aux pieds de votre femme, on ne renvoie pas à Bedlam ; quand on l’envoie à Bedlam, on ne vient pas le chercher soi-même avec des recors, voilà ce que dit très bien Richard Steele au lord, quand il accourt à l’aide de son ami. Cette entrée de Steele est très dramatique. On comprend très bien que ce jeune écrivain soit déjà assez puissant pour faire reculer le gouverneur de la Tour sur le point de commettre une méchante action ; déjà Richard Steele se met fièrement à l’abri derrière son journal ; il sait très bien que de là lui vient sa force et qu’ainsi protégé il est inviolable. Aussi cette scène-là a beaucoup réussi. Richard Steele emmène Richard Savage au nez même du gouverneur qui les regarde et les laisse sortir. Malheureusement cette belle scène a été gâtée. Car tout d’un coup, se ravisant mal à propos, le gouverneur se remet à la poursuite de Richard Savage, et il l’atteint dans la rue. Celui-ci, attaqué, se défend, et il tue d’un coup d’épée le mari de sa mère, qui meurt percé de coups par l’enfant de sa femme tout ceci est invraisemblable, inexact, puéril. Si le gouverneur voulait absolument arrêter Richard, il le fallait arrêter séance tenante et malgré l’opposition de Richard Steele ; mais le laisser s’éloigner pour lui recourir sus l’instant d’après, tout cela est d’une étourderie impardonnable chez un lord-gouverneur. Quant à Savage, il fait une mauvaise action en traitant si mal un bonhomme de gouverneur qui ne lui a fait d’autre tort que d’épouser madame sa mère sans le prévenir, et qui l’a reçu la veille à son bal. En fait de drames et d’émotions dramatiques, il n’y a peut-être qu’une chose qui soit toujours à éviter, c’est la confusion.

Ceci fait, nous retrouvons les deux amis plongés dans un sombre cachot et condamnés à mort. Voilà encore une émotion surprenante et inattendue. Condamnés à mort l’un et l’autre, et pourquoi ? Je comprends bien, il est vrai, toute force, la condamnation de Savage ; il a tué le gouverneur mais cependant il l’a tué à son corps défendant, mais ce gouverneur faisait là une arrestation arbitraire, mais on voûtait conduire Savage à l’hospice des fous, toutes circonstances atténuantes et vous savez si le drame recherche avec soin les circonstances atténuantes ! Cependant passons condamnation, je le veux bien, sur Savage ; mais Richard Steele, pourquoi donc le condamner à mort ? Où est son crime ? Vous dites qu’il a écrit un article de journal incendiaire ! Vous savez bien qu’on n’est pas pendu pour cela, Dieu merci ! les fourches patibulaires de Tiburn auraient trop à faire, et d’ailleurs vous devez nous ménager nous autres spectateurs. Quoi, tout à l’heure vous nous montrez un jeune homme plein de vie et de gaîté, et d’esprit et de style, qui jette aux vents son esprit et ses sourires ; inépuisable bonne humeur qui n’exclut ni le bon sens ni la justice ; facile courage qui sait tout dire et qui peut tout dire, même aux sots, vous êtes des sots ; et voilà que tout d’un coup, par je ne sais quel caprice sanglant, vous menez ce même jeune homme à l’échafaud ; votre papillon aux ailes brillantes, vous venez le clouer si vite au fond de votre chapeau avec une épingle noire ! Mais vous n’y pensez pas ! Mais vous n’êtes pas dans votre droit, mais cet enfant ne peut pas mourir ! Aussi ne croyons-nous pas à sa mort ; et si nous n’y pouvons croire, à quoi bon nous faire ce conte d’ogre et de chair fraîche ? Le dévouement des deux amis l’un pour l’autre n’est pas mieux amené. On ne comprend pas pourquoi ils veulent mourir à toute force l’un pour l’autre et l’un par l’autre, Richard Steele surtout, qui doit être si amoureux de la vie ! Que deux jeunes conspirateurs, poussés par une grande idée de liberté, jouent leur vie à pile ou face, à la bonne heure ! Que M. de Cinq-Mars et M. de Thou, sous la griffe rouge du cardinal, se donnent l’un à l’autre les dernières consolations d’une amitié sainte et dévouée, rien de mieux ; mais que ces deux étourneaux s’amusent à se faire tuer par partie de plaisir, en vérité c’est donner trop peu d’importance à l’échafaud Si vos héros qui vont mourir ne s’inquiètent pas quelque peu de la hache ou de la corde, n’allez pas croire que nous aurons, nous, une inquiétude qu’ils n’auront pas pour eux-mêmes. Tout cela est peu adroit et peu habile. Il faut dire cependant qu’une très belle scène est contenue dans ce méchant dernier acte. L’imprudence de ces jeunes gens que je vous signalais tout à l’heure est si évidente que le roi lui-même s’en inquiète ; S. M. veut savoir le secret de cette condamnation à mort qui ne lui paraît pas mieux justifiée qu’elle ne l’est pour nous-mêmes. À ces causes, le roi envoie dans cette prison son grand-juge lord Rivers, avec droit de vie et de mort. Lord Rivers, c’est le père de Richard Savage ! Richard ne connaît pas son père, il ne sait même pas le nom de ce juge souverain qui l’interroge ! Obstiné qu’il est à ne rien répondre, Richard est condamné sans rémission,  Steele aussi. Ces gens sont fous jusqu’à la fin ; et, cependant, pour éviter l’échafaud, ils n’auraient qu’un mot à dire. Et ce mot là pourquoi ne pas le dire ? Ils l’ont bien dit tout haut durant deux actes et maintenant qu’ils ont près d’eux lord Rivers, le père de Savage, l’ami politique de Steele, ils ne veulent rien avouer ! Il était si simple d’avouer ! Dans de pareilles circonstances, il ne faut pas en vouloir au parterre de rester froid et ne sachant auquel entendre. Mieux que personne le parterre trouve le mot que le comédien devrait dire ; le grand art du poète dramatique, c’est que le parterre ne trouve pas ce mot-là avant lui.

Toutefois cette dernière scène est d’un grand effet, et elle a sauvé ce drame ; il ne faut qu’une larme tombée pour effacer bien des crimes contre le goût et la raison. D’ailleurs la pièce est jouée d’une façon déplorable. Abandonné dès les premières scènes par les acteurs, ce pauvre drame a été obligé de se soutenir tout seul. Beauvallet, triste, affaissé, mélancolique outre mesure, jouait comme un homme endormi, qu’on vient de réveiller en sursaut ; Mlle Mante blessée par son rôle se vengeait de toutes ses forces, en lui ôtant toute espèce de couleur ; huit autres comédiens sans nom obstruaient toute cette action dramatique de leurs efforts mal combinés ; seul, Menjaud a été vif et léger ; seule, Mlle Noblet a défendu le terrain glissant qu’on lui avait confié. Mlle Noblet est une belle personne intelligente et dévouée à l’art. Tant que la tragédie a été expirante, Mlle Noblet l’a défendue avec plus de zèle et de courage sans doute, que de succès et de bonheur ; mais cependant il faut lui rendre grâce de son zèle. Si Mlle Rachel, en entrant au théâtre, n’a pas trouvé la tragédie tout à fait morte, elle le doit à sa jeune compagne. Maintenant que le sceptre tragique échappe à la main trop faible de Mlle Noblet ; maintenant que Mlle Rachel, comme une reine dépossédée, a repris son trône et son diadème, Mlle Noblet fera bien de se réfugier dans le drame où l’attendent sans nul doute les succès de ses premiers débuts. Si vous saviez quelle foule au Théâtre-Français l’autre jour ! Jamais, aux plus beaux temps de Talma, la foule ne s’était portée au théâtre plus animée et plus nombreuse. Ce soir-là, Mlle Rachel jouait son beau rôle d’Hermione. Elle avait été sifflée dans Mithridate, et comment sifflée, et par qui ? Toujours est-il qu’elle voulait reprendre sa revanche, et qu’elle la prise. Jamais l’énergie, le dédain, la colère, toutes les passions dont ce beau rôle d’Hermione est rempli, n’ont trouvé une interprète mieux inspirée, plus inspirée. Elle avait la rage dans le cœur des insultes qu’on  avait tentées l’avant-veille sur sa gloire naissante, et elle a répondu à ces clameurs par tous les bruits de son cœur, tous les mouvements de son âme, tous les transports de cette tête si sereine et si calme. Aussi l’admiration a-t-elle été générale, l’ovation a-t-elle été complète, le triomphe sans égal. Ligier, qui arrive de la province, où il a été reçu et fêté comme il convient, voyant autour de lui cette foule immense, attentive, heureuse, ravie, et ne comprenant rien à cet enthousiasme universel pour ce pauvre humilié Racine, Ligier a trouvé enfin un peu de cet abandon qui lui manque ; il a joué simplement, comme un homme revenu de la province depuis six mois ; il a eu donc sa part dans ces applaudissements frénétiques. – Quelle puissance dans cette petite fille ! les mauvais comédiens, elle les rend passables ; les bons comédiens, elle les rend meilleurs.

La Gazette de France

N., « Feuilleton dramatique. Théâtre-Français. Richard Savage, drame en quatre actes et en prose avec un prologue, par MM. Desnoyers et Labat », Gazette de France, 17 octobre 1838, p. 1-2, feuilleton.

[...] Voilà l’histoire véridique de Richard Savage, telle qu’elle est racontée par Samuel Johnson dans ses Vies des Poètes anglais, histoire pleine d’émotions et de douleurs, de souffrances et de misères [...]. Les auteurs de la pièce représentée au Théâtre-Français n’ont touché à ce beau et mélancolique drame écrit dans l’histoire d’Angleterre que pour le fausser et le gâter en lui donnant des allures désordonnées d’un mauvais mélodrame, plus digne de tomber sur une des scènes du boulevard, que de paraître dans un lieu où l’on joue Racine, Molière et Corneille. En voulant corriger le Richard de l’histoire, figure mêlée d’ombres et de lumières, de passions fugueuses et de belles qualités, ils ont réussi à créer un personnage sans vérité et sans vraisemblance, mauvaise caricature de Chatterton de M. de Vigny, caractère dont les couleurs sont déjà forcées et empreintes d’une certaine exagération. [...]

Richard Steel [sic], dont les auteurs ont fait un camarade de collège de Richard Savage, est devenu un journaliste de notre époque, un écrivain qui, du bout de sa plume, fait et défait les ministères. Mais, en exagérant sa puissance et en manquant le portrait du journaliste, qui reste à faire, les auteurs ont ôté au Richard Steel de l’histoire quelque chose de sa piquante originalité. Pour épuiser le chapitre des allusions, disons que l’attorney général qui poursuit avec tant d’animosité le malheureux Savage est devenu au théâtre un des anciens condisciples des deux Richard. Naguère encore journaliste comme Steel, son collaborateur, aiguisant dans les colonnes d’un journal une opposition violente en lignes acérées, partageant les idées de son ancien condisciple et lui empruntant son esprit, maintenant le serviteur du pouvoir, il essaie de faire oublier la vivacité de ses attaques par l’impétuosité de son dévouement, d’effacer le souvenir de son opposition par le servile empressement de ses obéissances ; quoi de plus ? suivant la formule usitée il donne des gages, et parmi ces gages, il voudrait compter la tête de son ancien confrère d’opposition.

M. Montalivet2, qui assistait du haut d’une [loge d’]avant-scène à la première représentation de Richard Savage, a pu juger du degré de ressemblance que peut avoir cette figure d’attorney général avec le caractère d’un de ses collègues qui, il y a peu d’années, conspirait dans les caves du carbonarisme, et se promenait de journal en journal en tendant la main à la louange, et qui maintenant est le moteur suprême des poursuites dirigées contre la presse, en sa qualité de garde des sceaux.

[...]

Cette courte analyse nous dispense de toute réflexion. On représente tous les jours sur les théâtres du boulevard des mélodrames supérieurs, sous tous les rapports, à celui-ci, mieux intrigués, aussi bien écrits, et nous ajouterons, pour achever d’être vrais, infiniment mieux joués. Si c’est pour défigurer ainsi l’histoire, pour ravaler l’art jusqu’à ces créations informes et mal digérées, pour insulter à la scène destinée à nos chefs-d’œuvre, en en faisant la succursale du mélodrame de rebut, qu’on alloue tous les ans une subvention au Théâtre-Français, nous réclamons le même secours pour l’Ambigu, la Porte-S[ain]t-Martin, la Gaîté et le Cirque-Olympique, qui ont des droits exactement pareils à la munificence nationale.

Le Journal des artistes

« THÉÂTRE-FRANÇAIS. Richard Savage, drame en cinq actes, de MM. Desnoyer et Labat », Le Journal des Artistes, 12e année, t. 2, no 17 (21 octobre 1838), p. 248-249.

Richard Savage, né à Londres (1698), acquit une grande réputation comme littérateur et plus encore par sa naissance illégitime et ses malheurs ; les auteurs du drame ont pris pour guide et régulateur, non la biographie du célèbre écrivain [par Samuel Johnson], mais un roman nouvellement publié [de Michel Masson] ; ainsi la vérité historique, a été sacrifiée à la fiction et à l’effet théâtral.

Nancy Gore, femme du peuple, est conduite par des hommes masqués chez la marquise de Lushington, épouse du gouverneur de Londres ; cette mère dénaturée remet entre ses mains un enfant, fruit de son adultère avec lord Rivers ; Nancy, qui vient de perdre un fils, adopte par humanité celui qu’une mère veut proscrire et peut-être sacrifier ; lord Rivers, accusé de trahison, va partir en exil ; il demande à embrasser son fils : Il est mort, répond la marâtre. – Vingt années sont tombées sur les spectateurs. – Richard est apprenti cordonnier, mais il ne s’occupe que de prose, de vers, et de Marie, fille de son bourgeois ; Steel, camarade d’école du malheureux Richard, le console et l’aide à se faire une réputation ; il demande la main de Marie : Nancy déclare qu’elle n’est point la mère de Richard, il est refusé avec mépris par le cordonnier. L’orphelin compose une tragédie, il en donne lecture dans les salons de la marquise. La pièce est vivement applaudie, le poète se fait connaître et tombe aux pieds de sa mère qui, le disant fou, le fait chasser par ses valets. Elle veut le forcer à s’exiler, il refuse avec dignité ; lord Lushington veut l’arrêter comme insensé et le conduire à Bedlam ; une lutte s’engage ; secondé par Steel [sic], Richard tue le mari de sa mère. Les deux coupables sont condamnés à mort ; le roi veut grâcier l’un d’eux, mais tous deux veulent mourir ensemble ; le nouveau ministre de la justice est lord Rivers rentré en faveur ; instruit par Nancy que l’enfant qu’il croit mort est ce même Richard, il le reconnaît pour son fils. Richard, rendu à la liberté, épouse Marie et reçoit d’elle la couronne que le public de Drury-Lane a décernée à l’illustre poète.

– Quasi-réussite.

Le Journal des dames et des modes

« Revue des théâtres. Théâtre Français. – Richard Savage, drame en 5 actes de MM. Charles Denoyers [sic] et Labat », Journal des dames et des modes, 42e année, no 58 (20 octobre 1838), p. 920-921.

Ce n’était pas assez de la poétique couronne d’épines, posée par Michel Masson, sur le front tout souillé de fange d’un libertin éhonté, d’un hanteur de mauvais lieu, d’un fils dénaturé, d’un ami ingrat, il fallait que MM. Denoyers et Labat, travestissant plus hardiment encore que M. Michel Masson, la biographie et l’histoire, entourassent d’une auréole dramatique ce front stigmatisé par tous les vices. Moralité à part, Richard Savage est de la grande famille des Chatterton, des Malfilâtre, des Gilbert, des Escousses, des Lebas3, de tous ces incompris dont le génie se prétend méconnu parce qu’il est impuissant, et qui s’asphyxient en maudissant la société, parce que la société n’a pas voulu les croire poètes ou artistes sur parole.

Après avoir dénaturé l’histoire au profit de leur héros, MM. Ch. Denoyers et Labat sont allés prendre dans l’arsenal des lieux communs dramatiques l’adultère, la substitution d’enfant, la reconnaissance de la véritable mère par son fils, l’émeute, la cour d’assise, la condamnation, la grâce, arrivant juste à propos pour faire tomber la hache du bourreau déjà levée, et en groupant tous ces moyens autour d’un malheur imaginaire, ils sont parvenus à grand’ peine à émouvoir ceux qui sont assez abondamment pourvu d’émotions pour en trouver encore au service même de la plus invraisemblable fiction.

Outre ses affinités avec les incompris, Richard Savage en a encore de très étroites, par sa naissance, avec d’Alembert et la famille de Lusigny4. En réunissant un peu leurs souvenirs, nos lecteurs pourront aisément procéder du connu à l’inconnu, de Chatterton et de la famille de Lusigny à Richard Savage, et reconstruire eux-mêmes le drame nouveau avec plus de facilité que Cuvier ne réorganisait, à l’aide de quelques débris, ses animaux fossiles et antédiluviens.

Cependant, Richard Savage a réussi, grâce à ces sensibleries toujours en disponibilité ; mais comme tout ce qui repose sur le faux et l’invraisemblable, son succès ne durera pas. Comment, en effet, s’intéresser longtemps à un homme qui a manqué volontairement toutes les bonnes occasions que la fortune lui a offertes ! qui s’est roulé de préférence dans la boue du ruisseau quand il pouvait briller dans les plus élégants salons de Londres ! dont toutes les inspirations venues du cabaret ont été écrites sur la borne, et qui a honteusement craché sur toutes les mains généreuses qui lui ont été tendues !

La France

E. F., « Théâtre-Français. Richard Savage, drame en quatre actes, en prose, avec un prologue, par MM. Charles Desnoyers et Labat », La France (17 oct. 1838), p. 1-2, feuilleton.

C’est uniquement par respect pour le Théâtre-Français que nous conservons à cette pièce le nom de drame qu’elle porte sur l’affiche, quand il est vrai que par l’invention et par les moyens, par le fond et par la forme, elle appartient à cette classe d’ouvrages qui n’ont pu encore obtenir rang dans la littérature théâtrale, et que l’on appelle mélodrames, simplement pour dire qu’on les appelle d’une manière quelconque.

[...]

En dernière analyse, nous ne comprendrons jamais les ouvrages dramatiques du genre de Richard Savage. Il n’y a point de pièce là-dedans. M. Desnoyers eût-il suivi fidèlement l’histoire de son héros, et il a pris de grandes licences sous ce rapport, il aurait également échoué à la tâche de captiver l’intérêt. On est séduit par les épisodes romanesques d’une vie historique, et l’on croit qu’il y a un rare élément d’action sur la fibre sensible du spectateur, à venir lui dire : Ne vous y trompez pas, les malheurs que je vous retrace sont réels, le personnage a existé – voir Samuel Johnson et M. Michel Masson, Couronne d’épines, chap. [sic] tant. Et que m’importe ? Il n’est donné qu’à des infortunes universellement populaires, à des malheurs qui ont étonné des nations entières, d’offrir ce véhicule à l’intérêt du drame ; tel était Œdipe chez les Grecs. Mais si vous apportez des disgrâces domestiques, privées, et connues seulement ou des compilateurs de chroniques ou des adeptes de la littérature, vous aurez beau affirmer, à peu près comme le saltimbanque sur ses tréteaux, que tout vit ou a été vivant, le public débaptisera tous vos personnages, et s’inquiétant fort peu s’ils s’appellent Savage ou Chatterton, Pierre ou Jacques, il ne s’intéressera à votre histoire réelle qu’aux mêmes conditions qu’il exigerait de la dernière fable anonyme.

La Mode

« Petite Chronique des théâtres », La Mode, 2e livr. (13 oct. 1838), p. 43-44.

Un gros drame est venu hier se jeter au beau milieu de la tragédie classique qui refleurit en ce moment au Théâtre-Français. Ce gros drame a nom Richard Savage ; le héros est un de ces esprits méconnus qui n’ont ni père, ni mère, ni crédit, mais un grand fond de génie et d’orgueil. Une des grandes dames de la cour du roi Georges IV [sic] a mis au monde cet homme de génie et elle l’a exposé dans les bras d’une dame Nancy, la veuve d’un ancien militaire de la grande armée anglaise. Débarrassée de son enfant, cette dame s’est mariée avec le gouverneur de la tour de Londres. Depuis vingt ans l’enfant a grandi, il est devenu savant d’abord, puis homme de lettres. Un jour qu’il vendait des souliers, il voit entrer dans la boutique de son maître Richard Steele, une de ces plumes courageuses, acérées de chaque jour, que la constitution anglaise a taillées bien avant que nous autres nous n’eussions aiguisé le canif, ou pour mieux dire le scalpel avec lequel ces plumes-là se taillent d’ordinaire. Ce Richard Steele est au moins un journaliste honnête et coura-geux. On nous en a tant montré sur le théâtre et dans les livres qui sont fort peu aimables à voir, peu amusants à entendre, que celui-là repose de tous les autres. Cependant le lord gouverneur, qui a épousé la mère anonyme de Richard Savage, donne ce même soir une fête dans laquelle Richard doit lire sa première tragédie. La tragédie est portée aux nues. Chacun pleure à ses beaux vers, la mère de Richard elle-même est si émue, que son fils se sent le courage de se jeter aux pieds de cette dame en lui disant : Ma mère ! je suis ton fils ! L’apostrophe est touchante, mais elle déplaît fort à la dame qui n’est pas en train de reconnaître pour sien ce grand enfant de vingt ans qui la doit vieillir quelque peu. Aussi, sans prendre la peine de réfléchir, la bonne dame appelle les laquais, et devant monsieur son mari, le gouverneur, elle fait jeter à la porte monsieur son fils, en disant que ce monsieur est fou. Voilà de quoi apprendre au sieur Richard Savage à ne pas trop brusquer la reconnaissance maternelle.

Richard, déchu de sa mère la grande dame, retourne chez sa petite maman Nancy qui est bien la meilleure des nourrices. Nancy, en voyant Richard revenir comme il s’en est allé, un malheureux bâtard, retrouve pour lui des entrailles de mère. Elle est en train d’embrasser son nourrisson de plus belle, et vraiment il y a quelque mérite à l’embrasser, car ce nourrisson est bien le poupard le plus grognon et le plus mal élevé qui ait jamais tété le sein d’une nourrice, quand le lord-gouverneur, suivi de recors ad hoc, arrive dans la chaumière de Nancy pour enlever Richard Savage, qu’il s’agit de jeter tout simplement à Bedlam, l’hôpital des fous. À Bedlam ! à ce mot affreux, Richard prend l’épée du mari de Nancy et il se précipite sur le lord-gouverneur pour arrestation arbitraire quand tout à coup survient l’autre Richard, Richard Steele qui fait honte au lord-gouverneur du triste métier que ce lord-gouverneur a entrepris. Après quoi les deux Richard s’en vont, bras dessus bras dessous, au nez du gouverneur et de ses agents qui les laissent partir, et ce n’est que lorsqu’ils sont bien loin dans la rue, que le gouverneur, se ravisant, court en toute hâte après les deux drôles et les veut arrêter. Que fait alors Richard Savage, il tue M. le gouverneur, le mari de madame sa mère ! ceci est très peu littéraire. Les deux Richard sont arrêtés et jetés dans un sombre cachot.

Bien plus, les deux Richard sont condamnés à mort. À toute force nous comprendrons la condamnation de Richard Savage, il a tué le gouverneur, mais Richard Steele, condamné à mort, et pourquoi ? il n’a tué personne. Il a écrit dit-on, un petit article incendiaire, mais on ne pend pas un homme pour si peu. En ce temps-là d’ailleurs, nous ne pensons pas que les lois de septembre fussent inventées5. Cette septembrisade de Richard Steele a donc jeté beaucoup d’invraisemblance sur les dangers que peut courir Richard Savage. Cependant la chose a l’air d’être bien sérieuse. Un des anciens amis d’enfance des deux Richard, un ex-carbonaro anglais, un Barthe au petit pied6, devenu l’attorney général, a juré, on ne sait guère pourquoi, la mort de ces deux jeunes gens, ses amis d’enfance. De leur côté, les deux Richard font tout ce qui est en leur pouvoir de faire pour être pendus. Ils ne répondent pas à leurs juges, au contraire ils les bravent. En vain le roi, qui ne comprend rien à ce procès politique et à cette double exécution, envoie un lord-instructeur pour faire en sorte que les condamnés s’expliquent. Ni Richard, ni Steele ne veulent dire le plus petit mot pour leur défense ; il faut alors que ce nouveau lord, tout en poussant un gros soupir, ratifie la sentence portée par les premiers juges. Mais, ô surprise ! ô bonheur ! le nouveau lord est justement le père de Richard Savage ; il retrouve cet enfant qu’il a tant pleuré et qu’il vient de condamner à mort. Vous pensez si ce Brutus involontaire est malheureux. Mais tout s’arrange, la mère de Richard Savage envoie Nancy annoncer au jeune écrivain qu’elle le reconnaît pour son fils : Savage est sauvé, Steele est sauvé, le père est heureux, Nancy est heureuse, tout le monde est content, et le public aussi, car le public a fait un peu de tout, il a sifflé, il a applaudi, il a ri, il a pleuré, quatre choses que le public parisien fait toujours avec un nouveau plaisir. Les deux auteurs des deux Richard s’appellent M. Lubert [sic] et M. Desnoyers.

La Presse

A. Granier de Cassagnac, « THÉÂTRE-FRANÇAIS. Richard Savage, par MM. Labat et Desnoyers [sic] », La Presse, 3e année (14 oct. 1838), p. 1, feuilleton.

Richard Savage est une pièce anecdotique, dans laquelle les auteurs se sont bornés à tronçonner le récit d’un événement connu, et à lui donner forme dramatique. En général, cette façon de procéder est la moins difficile, comme elle est la moins avantageuse. Les lecteurs de la Presse savent d’ailleurs tout au long de quoi il s’agit, et nous leur demandons la permission de passer outre. Après le fait, l’idée.

Premièrement, c’est une erreur de penser, comme plusieurs le font, que tout événement qui touche et qui émeut dans l’histoire, doive pareillement toucher et émouvoir au théâtre. Dans l’histoire, on lit ; au théâtre, on écoute; dans l’histoire, on est seul dans un coin à méditer et à rêver ; au théâtre, on est mêlé une foule qui distrait et qui absorbe. Les dispositions de l’âme sont donc bien autres en face du même événement, soit qu’on le lise dans un livre, soit qu’on l’écoute dans un spectacle. La lecture, qui se fait naturellement dans un moment de loisir, trouve l’esprit plus libre, plus accessible, plus ouvert ; la réflexion le domine davantage et la rêverie le fait dériver plus aisément. D’ailleurs, on pourrait comparer l’âme qui reçoit les impressions d’une aventure à un prisme qui reçoit les rayons du soleil. Le prisme décompose les rayons et crée pour ainsi dire les couleurs, en les rendant visibles ; l’âme rend aussi les impressions douces ou fortes, joyeuses ou poignantes, et les crée également pour ainsi parler, selon tes dispositions qu’elle apporte à les recevoir. Racontez une peine d’amour à deux personnes dont l’une aime et dont l’autre n’aime pas ; elle fera pleurer l’une et rire l’autre. Les événements n’ont donc d’autre signification que celle que leur donne notre cœur ; or, il est certain que l’état du cœur n’est pas le même dans la solitude et dans la foule. Dans la foule, le cœur se défie ; dans la solitude, il se confie. C’est pour cela qu’on parle aux femmes médiocres, et qu’on écrit aux femmes d’esprit.

Secondement, c’est aussi une erreur de croire qu’un récit qui a un bel air et une tournure aisée dans un livre, conserve cet air et cette tournure dans un drame. Le livre ne se presse pas comme il a deux ou quatre volumes devant lui, il prend son temps et son espace, et infuse l’aventure goutte à goutte, prévoyant tout, préparant tout, expliquant tout. Le drame n’a en tout que cinq chapitres au plus, qui sont ses cinq actes. Il faut que la passion et l’idée tiennent dans ces cinq actes, et y soient à l’aise. L’économie du récit change donc entièrement en passant du livre dans la pièce ; les préparations ne sont plus les mêmes ; les scènes principales s’enchaînent selon un autre ordre de transitions ; l’action suit une autre marche et va par d’autres voies ; en un mot, il faut, pour mettre convenablement un livre en drame, tant raboter, tant scier, tant limer, tant amincir par-ci, tant renforcer par-là, qu’il serait infiniment plus court de s’en aller au bois, et de travailler sur des madriers neufs. Le bois où croissent les chênes avec lesquels se construisent les drames, c’est l’imagination. Mais il y en a, faites d’un terrain si pauvre et si léger, qu’on s’y promènerait mille ans avec la hache sur le cou, sans y trouver à abattre que quelque arbrisseau noueux, ou quelque viorne grimpante ; tandis qu’il y en a d’autres, toutes couvertes d’yeuses élégantes et de mélèzes superbes qui défient le bûcheron. Les propriétaires de ta première espèce en sont donc réduits à ramasser les vieilles planches et les poutres vermoulues, pour charpenter leurs pauvres cahuttes dramatiques ; aussi la tête en enfonce-t-elle la toiture, et le coude ou enfonce-t-il ta cloison.

Nous conseillons donc aux auteurs de Richard Savage de procéder différemment une autre fois. Un drame qui sort d’un livre trahit toujours son origine, comme un habit qui a commence par être manteau. Il y a de certains plis de l’étoffe qui ne veulent pas s’en aller, et d’autres qui ne veulent pas venir. Il faut que l’aventure d’un drame ait été conçue, combinée et exécutés pour le théâtre, avec cette science de la perspective et des points de vue qui place les choses sous leur vrai jour. Si l’on pouvait descendre les fresques des grands maîtres qui illuminent de couleurs si éclatantes les coupoles de Saint-Pierre, et les placer le tong d’un mur ordinaire en manière de tableaux, on s’apercevrait que les personnages dessinés dans des attitudes si fermes et si magistrales sont en réalité l’un vis à vis de l’autre dans des positions qui font fausse équerre, et qui contrarient mutuellement leurs horizons respectifs. Cela tient à ce qu’il avait fallu, à force d’art, tracer sur des surfaces concaves et convexes, des tableaux qui parussent être sur des surfaces planes ; et que le dessin en avait été conçu dans ce but. Eh bien, lorsqu’on projette sur la scène des récits qui ont été primitivement combinés pour un livre, il y a dans les idées et dans le style les mêmes irrégularités et les mêmes renversements.

Il existe en effet une différence capitale entre le style propre au théâtre, et le style propre aux livres, par la raison que l’un doit être écouté, et que l’autre doit être lu, que l’un est fait pour les oreilles, et que l’autre est fait pour les yeux. En général, les personnes qui travaillent pour le théâtre n’ont pas fait ou ne paraissent pas avoir fait les études nécessaires pour bien écrire un drame. Il faut avouer que la difficulté est grande ; mais le succès serait plus grand encore. On ne soupçonne pas assez toute la puissance qui est attachée au style, surtout au théâtre. Pour nous, le style sera toujours la première qualité, et la plus importante.

Il y a des gens qui dédaignent le style et d’autres qui vont pour lui jusqu’au mépris. Ces gens ressemblent à ceux qui trouveraient que la Vénus de Milo est laide, parce qu’elle a le torse trop beau. L’objection que l’on fait d’ordinaire contre le style, c’est de nuire à l’idée, et de la masquer. Ceux qui parlent ainsi ne savent ni ce que c’est que l’idée, ni ce que c’est que le style.

Nous posons en fait qu’il ne peut pas y avoir de bon style sans de bonnes idées ; et de bonnes idées sans de bon style ; en d’autres termes, que tout grand écrivain est un grand penseur, et que tout grand penseur est un grand écrivain.

Premièrement, il faut bien se garder de croire qu’on puisse faire du style sans des idées. Même, pour faire du style, il faut travailler sur des idées fermes et solides. De même que les sculpteurs ne peuvent pas faire des statues avec des pierres tendres, ou donner du poli au bois mou, de même les écrivains ne peuvent pas ciseler profondément une phrase dont l’idée n’existe pas. Mais beaucoup de gens confondent le style et le galimatias, et s’imaginent que le mérite des phrases se mesure à l’aune. Le style n’est pas plus long que court, ample qu’étriqué, sourd que sonore ; le style est toute forme dessinée avec pureté et colorée avec convenance. Une phrase de trois mots peut être d’un beau style, et une phrase de trois lignes peut être d’un style fort ridicule. Il ne faut donc pas croire que le style masque les idées, lui qui est destiné au contraire à les accuser et à les mettre en relief.

Secondement, on serait également dans l’erreur, si l’on croyait qu’un écrivain peut avoir des idées sans avoir du style. Toute idée exprimée a naturellement une forme, et la forme la plus simple est toujours la meilleure. Avoir une idée, et l’exprimer nettement, c’est avoir du style. Il y a des hommes qui ont dans l’esprit une grande puissance d’initiative, et qui manquent de la pratique littéraire. Ces hommes n’écrivent pas toujours correctement, puisqu’ils n’ont pas étudié la portion de métier qu’il y a dans le style, mais ils écrivent avec vivacité, avec fermeté, et sont tout pleins de choses soudaines et inattendues, qui charment et qui captivent. Il y a dans les gravures au trait de Flaxman une procession de moines dans l’Enfer de Dante. Les moines sont couverts de chapes de plomb raides et tellement tirées, qu’on devine l’homme sous le métal, aux angles sortants que les extrémités osseuses y soulèvent. Cette apparition est de l’effet le plus simple et le plus terrible. Eh bien, on peut supposer au lieu de moines, une suite d’idées, au lieu de chape de plomb, des phrases appliquées et collantes qui accusent fortement les épaules et les coudes de la pensée ; et le tout formera, un style de la plus forte et de la plus superbe allure.

Nous avons donc nos raisons quand nous demandons qu’on ait du style, parce que cela ne se peut pas sans qu’on ait des idées. Malheureusement, le style manque un peu et le reste aussi, dans Richard Savage. Les pièces bien écrites sont toujours bien jouées, par la raison qu’il n’y a qu’à les réciter. Or, Richard Savage aurait pu être mieux joué. Mlle Mante a soutenu de son mieux son rôle ingrat ; M. Beauvalet, qui est un artiste d’avenir, et M. Menjaud, qui ne manque pas d’entrain, ont donné une idée de ce qu’ils peuvent, par ce qu’ils tentent.

Mlle Alexandrine Noblet a eu la coquetterie d’accepter un rôle de vieille femme On dit que Mlle Mars l’avait refusé. Mlle Noblet nous a toujours paru réunir les qualités qui peuvent faire la grande actrice, jeunesse, beauté, passion et modestie. Il y a en elle à ôter, il n’y a rien à ajouter. Elle possède l’esprit pour comprendre, le visage pour charmer, la voix pour émouvoir ; cependant, nous faisons un cas trop sérieux de son talent, pour ne pas lui dire qu’elle a besoin de quelques études ; poser mieux la voix dans son plein, mettre dans la diction plus de netteté, dans l’attitude plus de calme, et dans les gestes des lignes lus simples et plus pures. Tout cela s’acquiert ; Dieu lui a donné ce qui ne s’acquiert pas.

La Quotidienne

J. T. [Jean-Toussaint Merle], « Comédie-Française. Première représentation de Richard Savage, drame en quatre actes et en prose, précédé d’un prologue, par MM. Charles Desnoyers et Labat », La Quotidienne, no 287(15 oct. 1838), p. 1-2, feuilleton.

Richard Savage vient d’ouvrir la marche de ce cortège de pièces nouvelles que nous promet, pour cet hiver, la Comédie-Française, toute fière d’avoir ramené la foule dans ses loges désertes depuis six mois. Étonnée d’avoir, sinon ressuscité, du moins galvanisé la vieille tragédie, elle a le projet de redoubler d’efforts, de zèle et d’études pour conserver la vogue dont elle jouit depuis quelques jours. [...]

À côté de ces grandes questions d’avenir de la tragédie, et peut-être de la comédie, la chute ou le succès d’un drame est de bien peu d’importance ; aussi est-ce pour occuper les planches, en attendant la Popularité, qu’on a consenti à mettre au théâtre Richard Savage, mélodrame égaré sur la scène française, où il a l’air fort dépaysé ; on sent qu’il lui manque là, pour respirer librement, l’air du boulevard et pour marcher d’une allure franche, les encouragements du public de l’Ambigu ou de la Gaîté. En effet, ce drame, tout à fait en dehors des habitudes littéraires de la scène française, n’avait d’abord élevé son ambition que jusqu’à l’Odéon, où il avait été reçu et où il aurait dû être joué7. L’honneur qu’on lui a accordé a failli lui être fatal, car le public de la rue de Richelieu, dans ce moment tout ému de ferveur pour Corneille et pour Racine, s’est montré très sévère envers Richard Savage.

On a besoin, pour comprendre le froid accueil que le public a fait à cet ouvrage, de bien s’entendre sur le genre auquel il appartient. Le drame est avec la tragédie et la comédie ce qui compose le répertoire de la Comédie-Française, mais le mélodrame n’a pas encore été admis à l’honneur d’y être naturalisé ; son domicile littéraire est resté au boulevard [...]. Quand une de ces trois qualités [celles du drame, i.e., la pensée philosophique, le développement poétique et l’exécution pittoresque] manque, on tombe dans le drame bourgeois, vulgaire et mesquin de La Chaussé, de Diderot et de Beaumarchais ; quand ces qualités sont exagérées ou développées sans goût et sans art, elles servent à faire du mélodrame ; ce n’est que leur accord parfait, et leur harmonie intelligente, qui produit le drame tel que Shakespeare, Goethe et Schiller l’ont fait, et que l’école moderne de Victor Hugo, d’Alexandre Dumas et d’Alfred de Vigny l’a compris.

Ce qui manque au drame de Richard Savage, c’est l’élément poétique, quoiqu’un poète en soit le héros ; c’est cette grandeur de pensée et de sentiments qui fait sortir un sujet de la vulgarité bourgeoise et de la réalité matérielle pour l’élever, par les ressources de l’art jusqu’aux idéalités de la poésie, en lui conservant son caractère de nature et de vérité. Les auteurs de la pièce nouvelle n’ont pas compris ces exigences du drame moderne, et en dépensant beaucoup de talent et prodigieusement d’esprit, ils n’ont fait qu’un mélodrame [...].

[Résumé de la pièce ; prologue rappelle celui de Richard d’Arlington]

[...] cet ami d’enfance, c’est le jeune Richard Steele, le spirituel collaborateur d’Addison dans le Spectateur. Steele est déjà un des écrivains et des journalistes les plus estimés et les plus recherchés de Londres ; il a une grande réputation et une immense popularité, il est recherché dans le grand monde, il distribue la gloire et la célébrité et veut en faire une bonne part à son ami Savage. En attendant il se charge de faire recevoir et jouer à Drury-Lane sa tragédie et lui propose de le présenter le soir même au bal que donne la marquise de Lusingthon [sic], où doit se réunir la plus brillante société de Londres. [...] Cet acte, le seul acte de comédie de la pièce, est charmant d’intentions, de scènes et de détails, il est étincelant d’esprit et de gaîté, et rappelle souvent avec bonheur le spirituel et intéressant second acte de Chatterton.

[Suite du résumé ...]

Ce drame est fait dans toutes les conditions du mélodrame ; il en a les beautés et les défauts, et on est fâché d’être obligé de lui faire un froid accueil à la rue de Richelieu, quand on aurait eu tant de plaisir à le rencontrer au boulevard. [...] Comme la tragédie est une grande princesse, et la comédie est une grande dame, il faut que le drame ne se montre qu’en grand seigneur [à la Comédie ...] ; on lui pardonnera des passions et des crimes, on ne lui pardonnera pas des ridicules ; on lui fera bon accueil s’il se présente avec la poésie du désespoir comme Chatterton, s’il se montre animé de la féroce jalousie du Podesta de Padoue, ou s’il paraît avec la cuirasse de ce duc de Guise sous laquelle bat un cœur animé par la vengeance et l’ambition8 ; mais s’il prend les livrées du mélodrame, ses allures bourgeoises, son pathos roturier et son jargon populaire, il sera aussi déplacé à la Comédie-Française que le serait M. Jourdain et M. Gorgibus dans la grande galerie de Versailles9. [...]

[...]

[Observations sur les acteurs ...] mais c’est surtout Menjaud qui s’est montré un comédien plein de grâce, d’âme et de délicatesse dans le rôle très brillant de Richard Steele ; il est impossible de dire [son rôle] avec plus d’esprit et de finesse ; à la vérité, ce rôle est charmant, surtout dans les deux premiers actes. C’est la première fois que nous voyons mettre en scène un journaliste d’une façon digne et convenable ; ce journaliste est le collaborateur d’Addison et l’un des auteurs du Spectateur et du Babillard (the Tatler), c’est-à-dire des deux journaux qui sont reconnus dans la critique comme des modèles d’esprit, de goût et d’intérêt, et dans lesquels se trouve l’alliance la plus heureuse de l’érudition et de l’atticisme.

Richard Savage, malgré une opposition qui a eu quelquefois raison, a réussi ; nous regrettons de ne pouvoir donner plus d’éloges à un ouvrage où le journalisme est présenté sous un jour si favorable. La presse doit peut-être se montrer plus indulgente envers des auteurs si polis ; mais à tout prendre elle peut s’en tirer comme Louis XIV avec Boileau, et leur dire : Si vous m’avez moins loué, je vous louerais davantage.

Le Cabinet de lecture

« Théâtres. Français. Richard Savage, drame en cinq actes de MM. Ch. Desnoyers [sic] et Labat », Le Cabinet de lecture et le cercle réunis, 9e année, 2e sér., no 21 (15 oct. 1838), p. 335.

– Tout le monde connaît l’histoire de d’Alembert ; l’illustre et célèbre bâtard, élevé par les soins d’un vitrier ; tout le monde sait l’histoire du poète anglais, Richard Savage, méconnu jusqu’au bout par sa mère.

On a mis au théâtre l’histoire de d’Alembert, voici qu’on traduit librement celle de Savage. Malheureusement ni l’une ni l’autre n’y a été présentée avec un grand talent, sous un jour vraiment dramatique, et Richard Savage, surtout, n’a pas trouvé grâce devant un public sévère jusqu’à l’injustice, mais aussi, disons-le, ennuyé jusqu’à l’insomnie, trois heures durant. Cependant il y avait une donnée dramatique dans la double situation de lord Rivers, banni au moment où son fils, qui vient de naître, lui est soustrait par une mère déshonorée, qui fait passer l’enfant pour mort, et puis, vingt ans plus tard, du même lord Rivers, magistrat suprême, tout puissant auprès du roi Georges, et reconnaissant son fils dans un jeune poète qu’il vient de condamner à mort pour avoir tué dans une rixe lord Lusington [sic], mari de cette mère dénaturée, laquelle, par orgueil et par ambition, refuse de reconnaître son fils, même pour lui épargner la honte et l’horreur de l’échafaud à vingt ans, car il faut l’intervention de la reine pour arracher l’aveu à lady Lusington.

Certes, cette situation est puissamment dramatique, il y a encore quelques bons passages dans la pièce de M. Desnoyers. Mais cet ouvrage est lent, froid, faiblement écrit et surtout fort ridiculement monté. On ne saurait, en effet, concevoir Mlle Noblet mère de Beauvalet ; il n’est pas de public capable de se faire illusion en présence de pareils contresens, et cela n’a pas peu contribué à grossir le nuage qui a fini par crever au cinquième acte sur la tête des auteurs et des acteurs.

Que M. Vedel y prenne garde : en dépit de Mlle Rachel, le théâtre de la Renaissance pourrait bien absorber l’attention au préjudice du Théâtre-Français !

Le Charivari

E.-T. C., « Théâtre-Français. Première représentation de Richard Savage, drame en quatre actes et un prologue, en prose, par MM. Charles Desnoyer et Labat », Le Charivari, 7e année, no 275 (13 oct. 1838), p. 2.

Accorder les honneurs et le grand jour de la scène à la mémoire des poètes malheureux et oubliés, c’est faire une chose inutile pour eux, indifférente au public et tout à fait nulle pour l’art, si l’on ne sait pas monter sur ces biographies douloureuses quelques pensées de prix, comme celle que M. de Vigny a si merveilleusement attachée au front de son Chatterton. En général, le malheur par lui-même attriste, mais n’intéresse pas. Le malheur du poète surtout ne saurait se passer de son auréole, et si nous voulons bien la chercher dans l’histoire, dans le drame nous voulons la voir haute et resplendissante. Quiconque est impuissant à relever ainsi une biographie de poète doit se contenter d’en faire un imbroglio comique [...].

Il me semble que les auteurs de Richard Savage ont attaqué leur matière avec une grande témérité, séduits, sans doute, par l’appât de plusieurs scènes à effet toutes trouvées, et de moyens dramatiques tout imaginés : adultère, suppression d’état, émeute, homicide, cour d’assise. Pour qui ne songe qu’à épargner des frais d’invention et de main-d’œuvre, tout cela se présente comme un sujet riche et facile ; et pourtant, il faut bien le dire, il n’y a point de sujet dramatique au fond de toutes ces scènes, si vous n’avez pas trouvé une cause d’où elles paraîtront sortir naturellement au théâtre. Cette cause est d’ordinaire dans le caractère du principal personnage ou dans une situation difficile qui tout d’abord domine une action et en détermine, l’un après l’autre, tous les incidents. MM. Desnoyer et Labat n’ont rien cherché ou n’ont rien trouvé de semblable, car ils ne l’ont pas mis en lumière.

[Résumé]

Cette pièce, mal agencée et inégalement écrite, et qui n’a de louable que le premier acte [le prologue] et la première partie du second, a réussi malgré une forte opposition.

Le Commerce

« Théâtre-Français. Richard Savage, drame en quatre actes et en prose avec prologue, par MM. Charles Desnoyers et Eugène Labat. – 1er représentation », Le Commerce, feuille politique et littéraire, no 286 (13 oct. 1838), p. 1, feuilleton.

Ceux de nos lecteurs qui hantant les spectacles et lisent les romans nouveaux savent mieux que nous quel est Richard Savage, cet infortuné poète anglais dont les misères égalent au moins celles de Chatterton ; ils n’ignorent pas qu’il florissait pendant le règne de Charles II et que sa tragédie Overbury eut un immense succès au théâtre de Drury-Lane. Ce n’est pas qu’ils connaissent la tragédie elle-même, car elle ne fait pas partie de la traduction des Théâtres étrangers publiée par le libraire Ladvocat ; mais ils ont lu le roman de M. Michel Masson, une Couronne d’épines ; et ils ont appris que lady Macclesfield ayant été infidèle à son époux, un enfant naquit de son commerce adultère avec lord Rivers ; que cet enfant, condamné à l’abandon dans l’intérêt d’une illustre famille dont il fallait à tout prix sauver l’honneur, devint illustre par son talent sous le nom de Richard Savage mais que sa gloire ne put lui procurer un état dans le monde, ni le sauver de la misère et de l’opprobre. Toutefois, ceux qui connaissent par le roman de M. Masson les déplorables aventures du poète anglais doivent réapprendre ce qu’ils ont appris ; car l’histoire en passant dans le drame a subi de notables changements. Nous allons donner la version nouvelle, sans entendre mettre d’accord le romancier et les dramatistes, ni prendre parti pour l’un ou pour les autres au nom de la vérité, qui n’a que faire en ce cas.

[...]

[Suite du résumé, acte II. ...] Heureusement arrivent deux pratiques, et Savage reconnaît deux camarades de l’Université [sic]. L’un d’eux est devenu le célèbre journaliste Richard Steele, le spirituel collaborateur d’Addison, la terreur de Robert Walpole, dont la plume ne laisse en paix aucune conscience vendue, dont la feuille impitoyable dénonce au public toutes les hontes du ministère et du parlement. L’autre est Daniel, mauvais journaliste, dont Walpole a fait un attorney général. Steele ne peut souffrir qu’un ami, un homme de talent, reste dans la misère et l’obscurité ; il le prend sous sa protection, il se charge de la fortune et la gloire de Savage, il fera recevoir et réussir sa tragédie ; il le produira dans le monde ; ce soir même il le présentera chez le gouverneur de Londres qui donne un bal : Savage lira sa tragédie devant l’élite de la ville et de la cour.

Oh ! le beau temps pour les journalistes que le temps de Walpole ! Que d’abus à poursuivre ! que de vices à châtier ! que d’occasions de défendre les lois et la morale outragées, de se faire mettre en prison, même de se faire pendre ! Steele est reçu chez le marquis et la marquise, comme tout journaliste populaire était reçu alors dans le grand monde ; chacun le flatte et le maudit. Milord, qui vient de lire le journal où il est déchiré, serre avec effusion la main du journaliste. Milady, qui voudrait le voir à tous les diables, l’accable de politesses. [Lecture de la tragédie de Savage, rencontre avec sa mère qui le fait jeter dans la rue par des laquais].

Mais Steele emploie, pour servir son ami, toutes les ressources de sa popularité. Depuis longtemps il poursuit le gouverneur de Londres d’une terrible opposition ; il redouble ses attaques ; déjà même il a préparé les lecteurs de son journal à la révélation d’un grand scandale. Le public ne tardera pas à savoir qu’avant son mariage Anna Macclesfield était mère, et qu’elle s’est délivrée par un crime des embarras de sa maternité. Cependant, le peuple s’agite, fatigué des violences du gouverneur de Londres, et excité par les publications de la presse. Une émeute commence à gronder.

[...]

Ce drame a réussi non sans contestation. La fin n’a pas répondu à la curiosité excitée par les préparations mystérieuses du prologue ; et l’intérêt n’a pas suivi, passé le second acte, la progression que l’on attendait. Le rôle de Richard Steele, dessiné avec originalité, n’a pas tenu ce qu’il promettait. Le sujet était d’autant plus favorable au développement d’un caractère assez nouveau sur notre théâtre, celui du journaliste, que les mœurs anglaises du temps de Steele offrent beaucoup de ressemblance avec les mœurs françaises de notre époque ; la presse jouait alors à peu près le même rôle qu’aujourd’hui. Jusqu’à présent, le journaliste n’a guère été traité sur la scène que par des auteurs chagrins qui l’ont vu seulement sous son mauvais côté. L’un des auteurs de la pièce nouvelle avait peut-être ses raisons pour le regarder d’un œil trop bienveillant. Ce personnage attend encore un peintre impartial.

[Auteurs nommés, jeu des acteurs critiqué]

Le Constitutionnel

A. F., « Théâtre-Français. Richard Savage, drame en cinq actes, par MM. Ch. Desnoyers [sic] et Labat. (Première représentation.) », Le Constitutionnel, no 286 (13 oct. 1838), p. 1-2, feuilleton.

Richard Savage, poète et prosateur, naquit à Londres en 1698. Mais il doit sa célébrité à ses malheurs romanesques, à la singularité de sa fortune et aux aventures d’une vie agitée, plutôt qu’à ses écrits aujourd’hui presqu’oubliés. Il était l’enfant adultérin de la comtesse de Macclesfield et de lord Rivers. Cette grande dame par bienséance abandonna son enfant au berceau : il fut par ses ordres secrètement livré aux mains d’une femme du peuple dont l’humanité le recueillit. Cette mère dénaturée poussa même la barbarie jusqu’à faire croire à lord Rivers que leur fils était mort, afin qu’il le laissât sans secours et que ce gage d’une passion coupable disparût à jamais du monde. Plus tard, elle voulut embarquer ce pauvre enfant sur un navire chargé de malfaiteurs et le déporter dans quelque colonie meurtrière de l’Amérique. Ce projet n’ayant pu s’accomplir, elle le plaça chez un cordonnier, se flattant au moins de l’ensevelir dans une misère et une obscurité éternelle. Une circonstance née des précautions mêmes de sa cruauté produisit dans le monde le malheureux orphelin... La pauvre femme à qui elle avait abandonné Savage, vint à mourir. Savage, qui se croyait réellement le fils de cette bonne et vertueuse femme, recueillit sa petite succession, et trouva dans des papiers de famille l’indice d’une origine qu’il avait toujours ignorée. Il court à Londres, il réclame sa mère ; mais la comtesse reste insensible à ses supplications, à ses larmes : elle renie et chasse une seconde fois son fils, au nom de l’honneur. La mère de lady Macclesfield, moins barbare, sans avouer le malheureux enfant, le fit secrètement placer dans une école et l’y soutint. Cette éducation développa bientôt les heureuses dispositions de Savage. Il ne voulut plus rentrer apprenti cordonnier ; il prit la plume et fit des vers. Ce métier rapporte peu, surtout dans le commencement. À dix-huit ans il avait déjà composé une tragédie, la Femme est une énigme, sujet pris du théâtre espagnol et inspiré par sa propre infortune : elle fut représentée et réussit ; mais le poète n’en tira aucun autre avantage, le directeur fit banqueroute à son génie. Sans se décourager, il écrivit d’autres pièces, fit des articles de journaux, des poèmes satiriques, l’Homme errant, par exemple, consacré à la gloire des bâtards, espèce d’apologie personnelle, et obtint par ses travaux de généreux et puissants patronages. L’orphelin n’est plus obscur ni abandonné. Son talent opiniâtre triomphe de la fortune et des cruautés de sa mère. Richard Savage est devenu un des écrivains les plus distingués de l’Angleterre.

Mais ses mœurs et son caractère s’étaient altérés dans l’état d’abjection où il était resté si longtemps. Le désordre de sa conduite, les débauches flétrissaient les brillantes qualités de son esprit. Une querelle qu’il eut avec un jeune seigneur et dans laquelle il tua son adversaire donna lieu à une accusation capitale contre lui. Savage avait de puissants protecteurs ; une Princesse même s’intéressait à lui et voulait le sauver de l’ignominie d’un pareil procès. Qui le croirait ? C’était la comtesse de Macclesfield qui se faisait son accusatrice dans les salons, à la Cour, auprès des magistrats ; c’est elle qui, par ses dénonciations, ses calomnies atroces, poussait son fils à l’échafaud. Cependant, Savage échappa aux vengeances de la justice et de sa mère. Il fut absous. Cette affaire même, dont il sortit avec honneur, produisit un éclat favorable à sa réputation littéraire. Le Mémoire qu’il rédigea à cette occasion, et où sa mère était livrée à la haine publique et au ridicule pire que la haine, eut un succès prodigieux. La clameur de l’opinion soulevée fut telle, que la comtesse fut obligée de renoncer quelque temps à paraître dans le monde. Savage, ne gardant plus de mesure avec son indigne marâtre, mit à profit la honte dont il l’avait couverte. Quand il manquait d’argent, il la menaçait d’un nouvel écrit ; et la crainte de l’opinion suppléant l’amour maternel, l’obligeait à payer les dettes de son fils.

C’est dans cette situation précaire et toujours agitée que Savage parvint à se faire un nom considérable. Il obtint la protection de Walpole et de Pope ; fort de l’appui du pouvoir et du glorieux témoignage d’un grand écrivain, il sollicita la charge de poète lauréat de la Cour : il fut supplanté, et ce revers, joint au dérèglement de ses mœurs, abrégea sa vie. Mais il est vengé ; il meurt à Londres, avec un nom célèbre : sa mère, la grande dame de la Cour, est errante, exilée par le mépris public. Elle subit à son tour, dans une vieillesse ignominieuse, le sort de son fils. La nature est satisfaite.

Tels sont les faits que la biographie fournissait aux auteurs. Voici comme ils les ont accommodés au théâtre10.

Dans le premier acte, qui est comme le prologue de la pièce, la marquise de Lushington, épouse du gouverneur de Londres, a fait amener par des hommes masqués une femme du peuple. Elle se présente devant elle sans se faire connaître, et lui ordonne de prendre soin du jeune Richard. Nancy Gore hésite ; elle vient de perdre un fils ; sa sensibilité se révolte à l’idée de le remplacer par une adoption menteuse et coupable. Mais l’orphelin va périr si elle ne lui ouvre pas les bras : elle le reçoit et jure d’accomplir tous les devoirs d’une mère. Lord Rivers, le père de cet enfant délaissé, arrive frappé d’une condamnation pour crime d’État ; il a conspiré contre Guillaume. Il demande à la marquise, à sa perfide maîtresse, d’embrasser Richard avant de partir pour l’exil. Richard est mort, lui répond la marquise : il n’existe plus de lien entre nous. Vous êtes proscrit et je suis la femme du gouverneur de Londres. Le constable vous appelle. Ainsi d’un seul coup, elle est délivrée de son fils et de son amant : rien ne l’empêche d’aller au bal de la Cour où on l’attend.

Vingt ans se sont écoulés. L’enfant adoptif de Nancy, après quelques mois d’école, est entré apprenti chez un cordonnier. Cependant, comme il sait écrire, il est chargé de la partie littéraire du métier ; il tient les livres et fait les mémoires de maître Jonathan. Ces occupations ne sont guère du goût du jeune Richard ; son imagination s’accommode mal de la confection des chaussures et même de la rédaction des notes à payer. Il écrit des vers sur les registres, trace un plan de tragédie sur les mémoires. Mais comment sortir de cette misérable échoppe où son génie est emprisonné ? sa mère ne peut le soutenir dans le monde. La fille du cordonnier l’aime, admire sa tragédie ; mais c’est tout ce qu’elle peut pour lui. Il a affaire à un cordonnier qui n’est pas du tout un Maître Adam, qui ne comprend rien aux travaux de l’esprit, qui ne s’occupe et ne veut que l’on ne s’occupe chez lui que d’escarpins ou de bottes. Comment se livrer à la poésie ? comment poursuivre la représentation de sa pièce avec un pareil homme ?

Le cordonnier a pour pratique un homme de lettres, un journaliste renommé, Steel [sic]. Il vient dans la boutique et reconnaît Savage, qui a été son camarade d’école. Il l’encourage, le fortifie contre la mauvaise fortune ; lui offre son crédit auprès du directeur de Drury Lane. Richard accepte cette offre d’une secourable amitié : il voit dans le succès que Steel lui promet une espérance de fortune, et l’assurance d’obtenir la main de la fille du cordonnier, qui se croira sans doute très honoré d’un gendre poète, et poète applaudi. Ces rêves de bonheur sont bientôt dissipés, le fier cordonnier refuse Marie à un jeune homme sans nom et sans famille. Richard appelle en témoignage Nancy, qu’il croit sa mère ; la pauvre femme est obligée de déclarer qu’il n’est point son fils : sa mère est une grande dame qui l’a délaissé. Mais elle ne résistera pas à ses larmes, aux séductions de son talent naissant. Il veut la voir, réclamer un nom, un amour qui lu est dû : il court à l’hôtel de la marquise de Lushington.

Précisément Steel doit s’y trouver le soir même avec d’autres hommes de lettres : Richard Savage lira sa tragédie : elle réussira, attendrira l’auditoire. La marquise applaudira, sans le savoir, l’ouvrage de son fils : la reconnaissance se fera au milieu de l’admiration de son salon ; elle ne pourra résister aux charmes de la poésie et à la force du sang.

Ce plan de scène ne réussit pas aussi bien que la tragédie de Savage. Quand le jeune poète, après sa lecture, se jette aux pieds de la marquise et la supplie de le reconnaître pour son fils, Milady Lushington se lève, appelle ses gens, et leur ordonne de mettre ce fou à la porte.

Cependant, cette violence a fait dans Londres un fâcheux éclat qu’il faut étouffer. La marquise ne dédaigne pas d’aller dans la mansarde11 de Nancy pour la supplier d’obtenir de Savage qu’il s’exile d’Angleterre : le jeune homme résiste avec dignité aux prières et aux menaces de sa mère. Lord Lushington, pour le convaincre de folie, vient escorté d’agents dévoués, veut s’emparer de lui et le jeter dans un loge de Bedlam. Richard repousse la violence par la force. Steel, en brave et fidèle ami, le soutient dans la lutte qui se termine par la mort du gouverneur.

On ne tue pas impunément un gouverneur bien qu’il commette un acte arbitraire et odieux : la justice informée, Steel et Savage sont arrêtés. Tous deux sont condamnés à mort : mais on n’a pas su précisément lequel des deux est coupable. Ils vont néanmoins être exécutés sauf erreur. Heureusement le Roi, qui a examiné le jugement, conçoit des scrupules ; il envoie dans la prison des deux condamnés le nouveau chef de la justice, ce même lord Rivers, amnistié et devenu Ministre. Les deux amis, comme Pylade et Oreste, veulent mourir ensemble et restent sourds aux instances de lord Rivers. La sentence est signée : mais Nancy montre à lord Rivers la preuve que ce condamné est le fils qu’il croit mort depuis longtemps. Savage tombe dans les bras de son père qui le reconnaît et l’avoue pour son fils en le couvrant de baisers et de larmes. Enfin Marie lui apporte la couronne que le public de Drury Lane vient de lui décerner. Le pauvre orphelin trouve en même temps une famille, la femme qu’il aime et la gloire que mérite son talent.

Cette pièce est tirée d’un roman récemment publié, et se sent trop de sont origine12. Ce que le lecteur admet, le spectateur le repousse souvent. Les conditions de succès sont différentes. Les caractères et les situations ont paru forcés ; ce sujet, d’ailleurs, a été déjà traité avec plus d’habilité dans la Famille de Lusigny13, qui n’est elle-même qu’une heureuse imitation d’un drame intéressant de feu Lacretelle aîné. Et peut-être tous ces ouvrages ne valent-ils pas ce mot de d’Alembert, préférant à Mme de Tencin dont il était le fils, la vitrière qui l’avait adopté et aimé avant qu’il fût d’Alembert : voilà ma mère ! Le style de la nouvelle pièce est surtout d’une grande faiblesse ; les auteurs paraissent avoir oublié souvent qu’ils avaient choisi pour héros un poète, et qu’ils écrivaient pour le Théâtre-Français. Les traits heureux et spirituels qu’ils ont répandus dans le rôle de Steel prouvent que c’est de leur part une faute volontaire. Cependant, et malgré quelques protestations, MM. Desnoyers et Labat ont été nommés et applaudis.

Les acteurs n’ont pas de reproche à se faire. Beauvallet a répandu sur le jeune poète pauvre, inconnu, persécuté, mais fort de son talent et de ses espérances de gloire une mélancolie, une dignité vraie et touchante. Desmousseaux a bien rendu le personnage du père ; il a mis dans la scène où il apprend la mort de Savage une sensibilité contenue, noble et vraiment virile. Mlle Noblet a déployé une tendresse toute maternelle dans la mère adoptive du poète. Le parterre a souvent applaudi à ses touchantes et énergiques inspirations. Le rôle de la mère d’un fils de vingt ans est bien vieux pour elle. C’est un reproche qu’il est rare d’avoir à faire à une actrice ; mais elle peut braver les rides potiches et se grimer sans danger pour son amour-propre ; elle n’a pas à craindre que le public prenne cette vieillesse au sérieux.

Le Corsaire

« Théâtre-Français. Richard Savage, drame en 4 actes, par MM. Charles Desnoyers et E. Labat », Le Corsaire, 8e année, no 6183 (13 oct. 1838), p. 2-3.

Il y a deux ans de cela, M. Michel Masson lança dans le public un roman intitulé : la Couronne d’épines, roman dont Richard Savage était le héros. Cette composition, pleine d’intérêt et de mouvement, embrassait toute la vie du poète, sa longue lutte contre les haines maternelles, ses succès inespérés, ses débauches, sa fin pleine d’angoisses et de misères.

Que la pièce qui nous occupe soit issue du roman de M. Michel Masson, c’est ce que nous n’affirmerions pas avec certitude, et sur les vagues impressions restées dans notre mémoire. Dans tous les cas, nous ne saurions dire où les auteurs ont pris l’idée du rôle qu’ils font jouer à Richard Steele, collaborateur d’Addison. Il est impossible que Richard Steele ait été, comme on voudrait le faire admettre, un condisciple de Richard Savage. Richard Steele, né vers le milieu du dix-septième siècle, ne se livra à des travaux littéraires et n’écrivit le Tatler (le babillard), que dans un âge déjà mûr, et il mourut en 1728 quand Richard Savage n’avait que trente ans. Il n’a donc pu y avoir entre les deux Richards aucun rapport de confraternité et de dissipation que suppose la pièce de MM. Desnoyers et Labat, et la biographie assez suspecte de Samuel Johnson ne peut en cela infirmer les irrécusables témoignages qui résultent de l’état civil des individus.

Quoi qu’il en soit, voici la pièce. [...]

[...]

À part la jeunesse de Richard Steele, jeunesse impossible et qui fausse l’histoire, à part l’absence inventée de lord Rivers, les caractères de cette pièce sont à peu près ce qu’ils doivent être.

Lady Macclesfield fut bien une mère impitoyable et vindicative. Richard Savage un poète exalté sinon un fils respectueux. Dans les données même du drame, il aurait eu, avec tout ceci, un succès aux boulevards, parce que les acteurs y auraient pris le vrai diapason des rôles, au lieu de se tenir dans la froide limite des traditions, souveraines à la Comédie-Française. Soit qu’il n’y ait pas appropriation complète entre le local et la composition, soit que, dans bien des endroits le tissu du drame soit un peu trop lâche, toujours est-il que Richard Savage s’est trouvé en butte hier à quelques manifestations hostiles dont nous désirons qu’il se relève.

[observations négatives sur le jeu des acteurs]

Le Courrier des théâtres

[Ch. Maurice,] « THÉÂTRE-FRANÇAIS. Première représentation. – Richard Savage, drame en cinq actes », Courrier des theatres, 21e année, no 7234 (12 oct. 1838), p. 2-3.

La scène se passe à Londres, vers la fin du règne de Guillaume III (1697). Une femme du peuple, Nancy Gore, pleure auprès du lit de mort de son enfant. Des hommes masqués entrent chez elle, et malgré ses cris et sa résistance la font monter avec eux en voiture. On descend dans un hôtel magnifique, et Nancy se trouve en présence d’une présence d’une grande dame dont la figure est aussi couverte d’un masque. « Nancy Gore, lui dit-elle, il faut se résigner aux maux que le ciel nous envoie, et quand notre existence a été brisée, relever la tête pour s’en créer une nouvelle. À la place de ce fils que Dieu t’avait donné, que Dieu vient de reprendre, moi, je t’en donne un autre, et ta fortune est à ce prix. » Nancy refuse avec indignation. La grande dame insiste. Nancy comprend enfin qu’il s’agit d’arracher un orphelin à la mort ; elle accepte et quoiqu’il lui en coûte pour donner à un étranger la place de son fils, elle jure de remplir envers l’enfant abandonné tous les devoirs d’une mère. La grande dame reste seule, et le public sait bientôt qu’elle s’appelle Anna de Macclesfield, qu’elle doit épouser le marquis de Lushington, favori de Guillaume III. Elle l’attend, il la doit conduire le soir même au bal de la cour. Déjà, elle croit entendre le bruit de ses pas, elle court à sa rencontre... mais une autre personne se présente, lord Rivers, membre du Parlement, proscrit comme complice d’une conspiration jacobite, ancien amant d’Anna de Macclesfield et père de l’enfant que vient d’emporter Nancy Gore. Avant de fuir pour jamais sa patrie, il demande son fils, il veut le voir, l’embrasser : « Il est mort, répond froidement la comtesse. – Mort ! s’écrit lord Rivers avec désespoir ; et dans ce moment entrent, d’une part, le constable qui vient mettre la main sur lui, d’une autre un laquais qui annonce sa grâce, le marquis de Lushington. « Ah ! Lushington ! dit le proscrit en relevant fièrement la tête ; Lushington mon plus mortel ennemi, l’auteur de toutes mes misères !... Mylady, je bénis presque le ciel de nous avoir repris notre fils, car vous auriez été une mauvaise mère. »

Cet acte est une sorte de prologue. – Les quatre derniers se passent vingt-cinq ans après.

Seconde acte. – L’enfant adopté par Nancy Gore est maintenant un jeune poète, l’espoir de l’Angleterre, et son nom est Richard Savage. Mais depuis quelques mois sa mère, ou du moins celle qu’il croit être sa mère, est tombée dans une misère affreuse, et lui, pour vivre et la faire vivre, a été réduit à se faire ouvrier. C’est donc dans la boutique de Jonathan Digg, cordonnier de la cour, qu’il est retrouvé par son ancien camarade Richard Steele, le journaliste à la mode. Celui-ci lui rend le courage et l’espérance, et se charge, dit-il, de son avenir. Pour commencer, il lui promet de faire recevoir son chef-d’œuvre, sa tragédie de Thomas Overbury, au théâtre de Drury-Lane. Richard est ivre de joie et de bonheur ; mais un mot du maître cordonnier, à qui il demande la main de sa fille, vient détruire tous ses rêves et tout son orgueil : « Nancy Gore n’est pas votre mère, et je n’irai pas donner mon enfant pour femme à un malheureux fou, sans état, sans nom et sans famille. » Richard est anéanti ; il voit entrer Nancy Gore et se jette dans se bras en pleurant. La pauvre femme est obligée de lui avouer une partie de la vérité, ce qu’elle en sait du moins. De ce moment, Richard Savage n’a plus qu’une pensée, celle de revoir, de retrouver sa mère et de la forcer à lui tendre les bras... Vainement Nancy, tremblante pour celui qu’elle s’est habituée à aimer comme son fils, jalouse à l’avance de celle à qui il veut rendre ce titre de mère qu’elle a abdiqué il y a vingt-cinq ans, vainement cherche-t-elle à le détourner de ce projet, il persiste et supplie Richard Steele de lui donner un habit de gentleman et de le conduire dans les salons de la haute aristocratie de Londres ; il ne sera plus exposé au mépris et à l’injure, il aura un grand nom à prendre, un grand nom à jeter à la vanité des hommes ! enfin, il connaîtra sa mère !

Troisième acte. – Nous sommes transportés chez le marquis de Lushington, gouverneur de Londres. Sa femme, autrefois Anna de Macclesfield, est auprès de lui, et donne des ordres pour une soirée où le jeune auteur de Thomas Overbury, amené là par son ami Richard Steele, doit donner lecture de sa tragédie. Le peuple, ennemi du gouverneur, est sous les fenêtres de son hôtel, insultant aux nobles lords qui viennent à cette soirée, et prêt à troubler la fête, pour peu qu’il trouve un prétexte à sa rage, et un chef habile `a l’exploiter. La fête continue, la tragédie est lue au milieu des applaudissements et des larmes de l’illustre assemblée. Richard Steele et Richard Savage, qui ont suivi avec attention tout l’effet de la lecture, ont cru deviner dans la marquise de Lushington celle qui jadis abandonna son enfant. Tous deux saisissent un instant où elle est seule, en proie à la plus violente agitation, achèvent de surprendre le secret qu’elle a pris tant de soins `a cacher, et la supplient à genoux de reconnaître son fils. Au même moment paraît au fond du salon le marquis de Lushington. La marquise sonne avec violence, et dit à ses laquais en leur montrant Richard Savage : « Faites sortir monsieur, vous voyez bien qu’il est fou ! » Richard Steele jure de venger son ami ; un article écrit par lui contre le lord gouverneur, et dans lequel il raconte une partie des aventures de Richard, est jeté dans les mains du peuple, qui se révolte et brise les vitres de l’hôtel Lushington.

Quatrième acte. – Nous sommes chez Nancy Gore. Une mansarde pauvrement meublée. C’est là que s’est réfugié Richard Savage après sa sortie de l’hôtel de Lushington et l’émeute qui a éclaté dans les rues de Londres. En ce moment, il dort, épuisé de fatigue, et le bon ange gardien que vous savez, Nancy veille sur son enfant, et cherche à deviner les cause qui ont pu le ramener si brusquement et dans un tel désordre. Tout à coup, on frappe à la porte et la marquise de Lushington se trouve face à face avec celle aux mains de qui elle livra jadis son enfant. On comprend toute la portée de la situation. Les deux femmes ont un long compte à régler ensemble. La marquise a beau s’armer de ses airs de dignité froide et hautaine, il lui faut subir les reproches de la femme dévouée, qui remplit à sa place tous les devoirs d’une mère ; et au moment où lady Lushington courbe la tête, pleine de confusion et de remords peut-être, Richard paraît au seuil de la porte, et tombe aux genoux de la marquise. Mais ses prières, ses supplications ne trouveront plus accès dans ce cœur endurci, que naguère ses larmes et ses cris de détresse ; car si la noble dame est venue jusqu’à lui, ce n’est point pour lui ouvrir ses bras de mère, mais pour le forcer à fuir, à quitter l’Angleterre. Richard indigné rejette des offres qui pour se voiler sous les dehors de la générosité et de la compassion, n’ont pas moins pour objet d’éloigner à jamais un témoin, dont la présence à Londres est pour la marquise une cause incessante de périls et de craintes. Il y a danger pour lui sans doute à l’exposer au ressentiment du gouverneur, mais ce danger, il le comprend, il le voit et le brave. Les sinistres prédictions de lady Lushington ne vont pas tarder à avoir leur effet. Tandis que Richard Savage se jette dans les bras de la bonne Nancy pour la rassurer par l’effusion de sa tendresse et l’espoir d’un meilleur avenir, la porte s’ouvre, et le lord gouverneur paraît, suivi de quelques agents dévoués. « Monsieur, dit-il à un médecin, faites transporter ce jeune homme à Bedlam, il est fou ! » Indignation de Richard Savage. On va s’emparer de lui malgré ses cris et menaces. Son ami Richard Steele entre, suivi du peuple, et vient le délivrer. L’émeute recommence dans la rue ; on entend un coup de feu. Nancy, renfermée, emprisonnée chez elle, voit deux hommes en venir aux mains, ce sont Lushington et Richard Savage. Un des deux tombe mort... Lequel ? Des lumières disparaissent, et Nancy ignore quelle est la victime.

Cinquième acte. – Richard Steele et Richard Savage, l’un comme auteur et chef de la révolte, l’autre comme meurtrier de Lushington, sont tous les deux condamnés à mort. Tus les deux sont résignés `a subir leur destinée, lorsqu’on annonce l’arrivée dans leur prison d’un magistrat suprême charger de réviser le procès, dont quelques formalités ont paru  irrégulières au nouveau roi Georges II. Ce magistrat, rappelé tout récemment de l’exil, c’est lord Rivers, le proscrit jacobite que nous avons vu au premier acte. Chargé de juger en dernier ressort Richard Savage, le meurtrier de son plus mortel ennemi, il se résout `a s’armer de toute son impartialité ; il lutte contre l’intérêt que lui inspire ce malheureux jeune homme, qui est las de la vie, qui veut mourir, et qui, dans la crainte de compromettre la marquise, si coupable envers lui, refuse même de dire un seul mot pour sa défense. Enfin, lord Rivers, désespéré, signe l’arrêt de mort, et le remet à l’attorney-général, qui en fait lecture à haute voix. À peine Richard Savage a-t-il entendu prononcer le nom de son juge, qu’il pousse un grand cri, pleure et se jette à ses genoux en lui présentant un papier que Nancy Gore lui a fait parvenir dans sa prison. Ce papier c ;’est la preuve de sa naissance : c’est son père même qui vient de le livrer à la mort ! Moment terrible d’anxiété et d’angoisse ; la rentrée de Nancy Gore vient enfin y mettre un terme. À force d’énergie, elle a entraîné la marquise de Lushington à demander à la reine la grâce de Richard Savage. Il se jette dans ses bras, dans ceux de son père ; la jeune Marie, celle qu’il aime, et à qui il a promis sa main, vient poser sur son front la couronne que le public de Drury-Lane a décernée la veille à l’auteur de Thomas Overbury.

Cette donnée jetait les auteurs dans l’histoire de Dalembert [sic], déjà traitée au Théâtre-Français par la Famille de Lusigny. Plusieurs scènes de Richard Savage n’en sont pas moins intéressantes ; elles ont lutté contre une opposition qui n’a point empêché de nommer MM. Charles Desnoyers et Eugène Labat. – Les sifflets qui ont particulièrement éclaté à ce moment s’adressaient à l’annonceur Beauvallet, qui venait de représenter le Chiffonnier dramatique ivre de vin à trois sous le litre.

***

« Nouvelles de Paris », Courrier des théâtres, no 7235 (13 oct. 1838), p. 3-4.

Richard Savage n’a pas été joué, au Théâtre-Français, avec toute la confiance que demandait l’ouvrage. On y a vu que le retour inopiné du public vers la tragédie embarrasse et rend craintifs les acteurs des drames ordinaires. Toutefois, Menjaud, Mlles Mantes, Noblet et Rabut ont trouvé de bons moments. Desmousseaux, épais et lourd, ressemblait à un brasseur travesti dans le rôle de Rivers. Son visage s’enlumine aussitôt qu’il veut faire du sentiment, donne à penser que ce brasseur ne consomme pas beaucoup de sa marchandise. En somme, Desmousseaux est un vieux débris qu’il serait temps de mettre de côté. Quant à Beauvallet, il ravale la scène à des façons, à une diction si crapuleuse que c’est honte et pitié de le voir et de l’entendre. En  cherchant son père et sa mère, pour les connétre [sic] par lui-même, il rappelle tout à fait ces industriels de nuit qui portent leur établissement à dos d’homme [i.e., les chiffonniers]. L’avilissement de la scène française a touché son dernier terme le jour où pareil acteur a pu y être admis. Aussi, ne s’y maintient-il que par des aboyeurs, des cabales de toute sorte, qui sont le complément de cette erreur et la justification de ces vérités. Beauvallet empêchera Richard Savage de suivre une certaine carrière, comme il a fait pour toutes les pièces dans lesquelles il a établi des rôles. (Historique.)

Le Courrier

« Théâtre-Français. Première représentation de Richard Savage, drame en cinq [sic] actes précédé d’un prologue, par MM. Charles Desnoyers et Labat », Le Courrier, no 288(15 oct. 1838), p. 1-2, feuilleton.

Richard Savage est un de ces hommes très commun en Angleterre qui menèrent dans la littérature une existence de Bohémien, un de ces hommes pour qui la fameuse théorie de désordre et de génie eût dû être inventée, si toutefois leur génie eût égalé leur désordre14. Tandis qu’en France, la raison, le bon sens, la dignité, et, sauf quelques exceptions, les mœurs brillaient à l’égal de l’esprit chez les coryphées de nos deux grands siècles [17e-18e], en Angleterre, le vice était la règle ; la vertu, l’honneur, l’exception ; une influence de taverne et de mauvais lieu souillait les talents, flétrissait les âmes. Plongés dans les excès, plongés dans la misère, gaspillant en orgies l’argent que leur rapportait le travail, ou que leur jetait la charité des grands, sans cesse occupés à se débattre contre leurs créanciers et les gens de justice, ces poètes, ces romanciers, ces auteurs dramatiques, parmi lesquels se trouvaient quelquefois des hommes d’état, consumaient tristement des facultés brillantes qui s’éteignaient au souffle de la licence et de l’adversité. Richard Savage alla plus loin que tous ses confrères, les Otway, les Dryden, les Fielding, les Smollet, les Sheridan, dans ce que nous appellerons le travers national : il les surpassa tous en malheur et en impudeur15. Pour lui, la nature brisa ses plus saintes lois : dès sa naissance il trouva une ennemie dans sa mère ; et jusqu’à sa mort il sembla prendre à tâche de justifier par la violence, par le scandale de ses représailles, cette affreuse et inconcevable inimité.

[Résumé de l’intrigue.] [...] Si le prologue nous a rappelé Richard d’Arlington, le premier acte nous rappelle Chatterton16. Le drame ne sort pas de l’Angleterre. Fatigué des perpétuelles distractions de son apprenti, [...] maître Jonathan signifie à Richard un congé en bonne forme, quand tout à coup un protecteur inattendu vient en aide au jeune homme. Ce protecteur, non moins puissant que bienveillant, ce n’est pas un lord, ce n’est pas un ministre, ce n’est pas le roi Georges II, c’est bien plus que tout cela, c’est un journaliste, Richard Steele, surnommé le père des écrits périodiques, et qui fut celui du Tatler, du Spectator et de vingt autres. [...]

Richard Steele n’a pas plus tôt reconnu son ancien camarade qu’il lui offre son appui ; et quel appui que celui d’un journaliste pour un poète qui fait des souliers ! En un clin-d’œil, Richard Savage va se trouver à la tête d’une réputation, d’une fortune ; sa tragédie à peine ébauchée, Sir Thomas Overbury, sera reçue de confiance, applaudie de confiance : le journaliste commande en maître absolu aux comédiens, au public. N’oubliez pas, s’il vous plaît, dans quel pays se passe l’action ! Richard Steele veut aussi lancer son protégé dans les salons de l’aristocratie, et il débutera par celui de lord Lusington. [...]

[...] Richard Steele arrive à propos pour épargner à son ami le voyage à Bedlam. [...] Un article de Richard Steele soulève la populace : que ne font pas les journaux de ce pays ! Il s’ensuit un tumulte, un combat dans lequel lord Lusington, le gouverneur de Londres, est tué de la main de Richard Savage.

[...]

Qu’y a-t-il pour l’esprit dans cet ouvrage, où la part du cœur est si petite ? Le rôle du journaliste, Richard Steele, rôle écrit de verve et avec éclat, dans le commencement surtout. Nous n’en blâmons que la théorie du double article, préparé d’avance et à tout événement, l’un louangeur, l’autre satirique : cela n’est ni vrai, ni honnête, ni possible. Quant au poète, il est banal : c’est un pâle reflet d’Antony17 et de Chatterton, sans le moindre trait qui le relève et le caractérise. [...]

[Commentaire sur les acteurs] Mieux partagé que ses camarades, Menjaud s’est prévalu avec esprit de celui de son rôle : grâce aux auteurs et à lui, le journaliste Richard Steele a mérité les honneurs d’une soirée orageuse, mêlée de bravos et de sifflets. Richard Savage n’est pas un ouvrage digne de la scène française : nous doutons même qu’il eût plu au boulevard, où l’un de ses auteurs a souvent fait beaucoup mieux. Le plan n’est pas bon, le style est mauvais ; pour donner un pendant au Chatterton de M. de Vigny, du moins fallait-il un ouvrage littéraire.

Le Monde dramatique

Th. V[auclare], « Théâtres de Paris. Premières Représentations. Revue Dramatique » Le Monde dramatique, t. 7 (1838), p. 235.

L’Angleterre, cette mine si riche en livres sterlings, mais si féconde aussi en génies méconnus et en poètes mendiants, a fourni le sujet de Richard Savage, drame issu de l’association littéraire de MM. Charles Desnoyers [sic] et Labat. L’espace nous manque pour en faire une analyse détaillée ; nous renvoyons donc nos lecteurs à l’article que publie notre collaborateur M. Chevalier dans le numéro de ce jour, et qui porte le même titre que la pièce, nous réservant de dire en quoi, les auteurs du drame se sont éloignés de la vérité historique, et sous quelle face ils ont présenté le poète anglais. Dans l’histoire, Richard Savage, fils naturel de lord Rivers et d’une grande dame, est persécuté sans relâche par sa mère qui veut anéantir en lui la preuve des dissolutions de sa jeunesse. Il est l’ami d’un journaliste influent, de Richard Steele, chez lequel la haine vient plus tard remplacer l’affection qui l’unissait au poète. Sa jeunesse est orageuse, misérable, débauchée presque, et il vit avec une actrice dont il a fait sa maîtresse ; enfin il est accusé de meurtre sur la personne d’un homme du peuple, d’un inconnu. Dans le drame de MM. Desnoyers et Labat, au contraire, c’est lui, Richard Savage, qui poursuit incessamment sa mère putative et s’obstine à vouloir lui faire avouer qu’il est son fils. L’amitié qui l’unit à Richard Steele est si sincère et si dévouée que, lorsque l’un est accusé d’excitation à la révolte et l’autre d’homicide, chacun réclame pour lui les torts de son ami ; c’est Oreste et Pylade, Didier et Saverny. Sa vie est honnête et pure ; il n’a dans le cœur d’autre amour qu’une sainte affection pour une femme qui lui a servi de mère, et pour la fille d’un artisan chez lequel il a trouvé l’hospitalité ; et quant au meurtre dont il s’est rendu coupable, ce n’est plus un meurtre ; car c’est au milieu d’une émeute que l’action s’est accomplie, et l’homme qu’il a frappé était un lord détesté du peuple.

Nous ne blâmerons pas les auteurs de Richard Savage de s’être écarté si complètement de la donnée historique, mais nous leur reprocherons d’avoir négligé la scène de la reconnaissance de la mère par le fils et réciproquement. Certes, il y avait là une situation d’un bel effet dramatique, et nul doute que c’eût été la meilleure de l’œuvre, car nous n’en avons observé aucune assez remarquable et assez belle, pour émouvoir l’âme et faire vibrer les cordes de la sensibilité. Outre le défaut immense d’être assez faiblement charpentée et de contenir une intrigue dont le dénouement est trop prévu et n’arrive que difficilement, cette pièce est encore d’une grande négligence de style, chose impardonnable au Théâtre-Français. Ce drame eût été mieux à sa place à l’Ambigu-Comique ; là, du moins, n’aurait-il peut-être pas été sifflé, et aurait-il pu parcourir une carrière moins entravée et moins épineuse que sur notre première scène. Menjaud s’est fort bien acquitté de son rôle ; mais le personnage de Savage n’a rencontré qu’un monotone interprète en M. Beauvallet, que nous engageons encore, comme par le passé, à modérer les effroyables éclats de son organe et la rudesse de sa diction ; mais qu’est-ce que M. Charles qu’on a chargé d’un rôle assez important, si ce n’est un acteur qui suffiraità lui seul pour assommer le public et tuer la pièce la meilleure. Mlle Mante serait très convenable, si n’était son robuste embonpoint ; nous avons admiré le gracieux costume de Mlle Rabut et l’élégance et la grâce de ses manières. Quant a Mlle Noblet, elle décline d’une manière notable, et n’a plus pour elle qu’un timbre de voix doux et caressant, ce qui est loin de constituer le talent dans le drame et la tragédie.

Le National

Hip. L…, « Théâtre-Français. Richard Savage, drame en cinq actes, de MM. Desnoyers et Labat », Le National, 13 oct. 1838, p. 1-2, feuilleton.

[vie de R. Savage et observations sur la pièce] Les journalistes eux-mêmes, malgré le caractère de Richard Steele, tracé en leur honneur sous les couleurs les plus favorables, et pour la première fois au théâtre, où d’habitude ils se voient sacrifiés, n’ont pu, bien disposés par cette aimable flatterie, prouver leur bonne volonté aux auteurs, en écoutant avec soin l’œuvre jusqu’au bout. Des longueurs, des répétitions ont fatigué leur reconnaissance, et les auteurs les regarderont sans doute comme des ingrats.

[Suite du résumé de la pièce ; demi-succès]

Le Temps

« Revue dramatique. Chronique des théâtres. Théâtre-Français : Richard Savage, mélo-drame, de MM. Charles Desnoyers et Labat », Le Temps, no 3283 (15 oct. 1838), col. 53307-53308, supplément/feuilleton.

Qu’on juge de l’étonnement de tous ceux qui portent quelque intérêt à la dignité dramatique du Théâtre-Français ! Corneille et Racine, le grand poète, [...] venaient de remonter sur cette noble scène que nous avons vue dans ces derniers temps souillée par tant d’ouvrages de haute extravagance et de bas aloi. Entre deux tragédies, entre Mithridate et Andromaque, le drame, celui que les imitateurs du vieux mélodrame ont si burlesquement nommé le drame moderne, se fait jour et vient réclamer sa part de la clarté de la rampe. [...] la production qui faisait ce bruit et ce fracas est un mélodrame né au boulevard, dans la patrie du mélodrame, fils d’un roman et de deux auteurs de mélodrames, colporté, ballotté, repoussé et tombé de refus en refus au Théâtre-Français. Nous concevons bien que le mélodrame s’arrange des rebuts de la tragédie. Nous ne comprendrons jamais que celle-ci accepte les rebuts du mélodrame. [...]

Richard Savage est ce poète que tous les contemporains, sur la foi de Byron18, persistent à regarder comme le type de l’infortune poétique. [...] M. Michel Masson, qui peut devenir pour les mœurs du peuple ce que [Walter] Scott fut pour celles de l’Écosse, a fait de Richard Savage le héros d’un roman, la Couronne d’épines ; le mélodrame guette les livres comme le corbeau guette sa proie ; le livre a donc été accommodé en mélodrame.

[Résumé de l’intrigue ...]

Il est impossible, parfaitement impossible de se faire une idée exacte de la faiblesse de cette œuvre ; le boulevard, s’il est vrai, comme on l’affirmait au foyer, qu’il l’ait refusé de porte en porte, s’est montré plein de goût, de tact et de discernement19. Le personnage de Richard Steele est de la plus pauvre facture du monde ; Steele a dans les annales de la presse un titre glorieux : il fut l’ami et le collaborateur d’Addison, et c’est peut-être à lui que nous devons le Spectateur ! Cet écrivain avait à un degré éminent le génie de la presse périodique ; il a fondé successivement the Englishman (l’Anglais), the Guardian (le Mentor) et le Plébéien. Il était aimable, gai, dissipé, insouciant. Il a écrit des pamphlets et des comédies ; il avait pour amis des lords tels que Halifax et Sunderland ; il pénétra dans les Communes ; il se donna toujours, il ne se vendit jamais ; son humeur le poussait dans les rangs de l’opposition ; sa fortune traversa les phases les plus diverses ; on l’avait vu la veille en carrosse avec ses chevaux et sa livrée, le lendemain il brochait à la hâte un écrit pour quelques guinées. C’est lui qui traita des lords à sa table ; on s’étonnait du nombre de ses valets, il apprit à ses convives que toute sa maison se composait de recors chargés de veiller sur lui et de le conduire en prison le soir même. Il fut aussi directeur de théâtre. Son style et sa parole étaient vifs et enjoués comme son caractère, faciles surtout ; il écrivait avec beaucoup de clarté, et il ne se piquait pas assez de pureté ni même de correction. MM. Ch. Desnoyers et Labat en ont fait un rieur importun, presque sot, un ami chaud et dévoué, mais un libelliste menaçant et félon ; ils l’ont changé en nourrice. Pour donner ici un échantillon de la manière dont ces messieurs comprennent les mœurs du journalisme, nous citerons un fait de la pièce. Steele déclare à l’altière lady, mère de Savage, que lui et ses camarades rédigent toujours deux articles avant l’événement : l’un est favorable et louangeur, l’autre est défavorable et injurieux ; après l’événement, il n’y a plus qu’à choisir entre les deux articles et ajouter quelques mots à celui qui doit paraître.

« Ô mes confrères de toutes les époques, de tous les pays et de tous les âges, présents et futurs, je vous adjure de dire s’il en fut jamais ainsi ! Deux articles, bon Dieu ! deux articles avant l’événement ! Hélas ! n’est-ce donc déjà trop d’être condamné à en écrire un, après, sur les faits accomplis ? Si notre probité ne s’y opposait, assurément il suffirait de notre paresse pour nous retenir ! »

[Défauts de l’œuvre, remarques sur les acteurs...]

L’affiche du théâtre Saint-Antoine réclame Richard Savage : il lui revient de droit.

L'Écho français

Fr. G., « Théâtre-Français. Richard Savage, drame en 4 actes avec prologue en prose, par MM. Charles Desnoyers et Labat », L’Écho français, no 288 (15 oct. 1838), p. 1.

La plupart des dramaturges de nos jours fouillent l’histoire, non pour arracher la vérité de ses entrailles, mais plutôt afin de l’exploiter au profit de certains principes littéraires qu’ils se sont posés. Impuissants à renfermer dans un cadre aussi exact qu’animé l’épisode intéressant d’un siècle, les actes saillants de la vie d’un roi, d’un héros ou d’une grande infortune quelconque, ils défigurent les faits, changent la physionomie des morts, ou du moins bouleversent les dates chronologiques, tout cela selon les exigences d’une scène à effet, d’une situation saisissante, d’une entrevue inespérée qui captive la curiosité. Cette manière de fausser les traditions, presque légitimée par les nombreux succès des romans historiques, genre de littérature bâtard où quelques vérités coudoient sans cesse une foule de mensonges créés par une fébrile imagination, cette manie, disons-nous, a été transportée du roman dans le drame, et voilà peut-être une des raisons fondamentales qui empêche cet enfant du théâtre moderne d’éveiller dans le public de vives et durables sympathies. Nous n’avons ni l’intention, ni le loisir de pousser plus loin ces courtes réflexions qui nous sont venues à propos du drame nouveau de Mm. Ch. Desnoyers et Labat, drame qui, lui aussi, quoique taillé en pleine histoire, la dénature et la régente en quelques endroits, d’après les caprices littéraires des auteurs. [Le résumé de l’intrigue suit.]

Ce drame, tiré d’un ouvrage de Michel Masson intitulé la Couronne d’épines, n’a obtenu qu’un succès froid et contesté. Du reste, l’intrigue est mal charpentée et d’interminables longueurs nuisent à l’effet de quelques situations dramatiques qu’il contient ;  les caractères des héros principaux sont tracés d’une manière très incomplète et accusent de l’inhabilité, sinon de l’impuissance. [...]

[Les pages 2-3 de ce feuilleton résument, d’après la biographie que l’on doit à Samuel Johnson, la vie de Richard Savage.]

L'Indépendant

Lassailly, « Comédie Française. Première Représentation. – Richard Savage, drame en en quatre actes, avec un prologue, et en prose, par MM. Charles Desnoyers [sic] et Eugène Labat », L’Indépendant, 11e année (14 oct. 1838), p. 2.

Il faut d’abord louer l’activité du Théâtre-Français. Il faut encore reconnaître qu’il ne s’y trouve

d’exclusion pour personne et pour aucun genre. C’est à ces conditions que la prospérité de toutes les entreprises peut continuer.

Cependant, le Théâtre-Français n’est pas seulement une entreprise, et la réussite de Richard Savage n’a pas été assez brillante pour influer sur la recette des mauvais jours, ceux à présent où l’on ne joue pas la tragédie. Car il est à remarquer que le public, initié désormais plus sérieusement aux beautés de l’art classique, où l’harmonie de la composition et de l’exécution est presque toujours irréprochable, que le public, dis-je, devenu plus littéraire, sera désormais d’une exigence que nous encouragerons, quant à nous. Il n’est pas bon, en effet, que les premiers venus s’imaginent avoir des droits à faire leur expérience du métier d’écrire et de penser, sur une scène qui ne doit être réservée qu’aux chefs-d’œuvre. J’entends, du moins, parler des pièces qui ont une supériorité quelconque de style ou d’inspiration.

Je suis donc loin d’approuver l’adoption qui a été faite par la Comédie-Française du drame de Richard Savage. Je ne veux point garder de préventions sur la méthode ordinaire de M. Charles Desnoyers, déjà connu aux boulevards par des succès de second ordre. M. Eugène Labat, dont cette collaboration est le début, se trouve encore à juger, et assurément nous ne demandons pas qu’on lui ferme d’avance les portes de la rue Richelieu, pour une deuxième tentative, qui sera sans doute plus heureuse, et du moins nous l’espérons. Mais il faut avoir le courage d’exprimer ici l’opinion de tous les artistes réfléchis, sur ces prétendues barrières qui gênaient autrefois l’élan des génies inconnus. Il n’y a jamais assez d’opposition contre le débordement des premières fougues de l’imagination. La jeunesse romantique a été perdue par les facilités qui lui ont été fournies d’aspirer à tout. Nous croyons, en outre, que la dignité de la première scène du monde a été outragée, et qu’elle aurait pu ne se relever jamais de ce discrédit. Nous admettons donc cette haute nécessité de ne plus exposer, à l’avenir, la considération d’un théâtre si important pour les destinées de la littérature. Ce qui conserve toutes les choses sur la terre, c’est l’exclusion, c’est la tradition, c’est l’aristocratie.

Richard Savage ne pouvait pas apporter une idée de plus dans le mondé littéraire, puisque le sujet de l’idée est impliqué dans Chatterton. Mais il est vrai de dire que Richard Savage n’est pas une idée, et ne traite, au contraire, que le développement d’un fait.

Ce fait est l’abandon volontaire, par la marquise Anna Macclesfield, d’un enfant, nouveau-né, qui deviendra un jour Richard Savage, le poète. Ce fils cherchera longtemps à retrouver sa mère ; il implorera sa pitié, il sollicitera sa tendresse, et désabusé enfin, il ne voudra plus, à son tour, la reconnaître. C’est l’histoire de d’Alembert.

La biographie de Richard Savage, l’auteur du Bâtard, prêtait à d’autres études du cœur humain.

Les influences d’une éducation manquée sur le caractère, la lutte de deux natures, celle du sang et celle des mœurs prises dans des circonstances fatales, auraient pu être curieusement observées, et une pareille analyse n’aurait pas manqué de portée pour servir de miroir ou de contrepoids à beaucoup de questions qui se discutent en ce temps-ci. Or, indépendamment des ressources dramatiques particulières à son action, le drame ne se passe jamais impunément, en France, de cette insaisissable appréciation des tendances de l’esprit public. Les tragédies de Corneille et de Racine sont à peu près des comédies, pour le sens des applications qu’elles renferment. Cinna fait la leçon aux meneurs de la Fronde, qui boudaient encore. Ce qu’on reproche à Racine d’imitation grecque et de complaisance à la mode française, n’est qu’un compromis habile pour obtenir de populaires succès.

Dans la vie historique de Richard Savage, il se rencontre, pour la justification de ses désordres, et pour mettre son caractère en relief, une certaine répercussion des mœurs de l’époque, qu’il aurait été désirable de voir reproduire à la scène. Mais ce travail eût été long et difficile. Les auteurs n’y ont point songé, même en apparence.

L’intrigue du drame, s’expose, au prologue, par des moyens assez habiles. On voit paraître la plupart des personnages qu’on reverra plus tard. C’est d’une bonne entente de métier. La mère fait venir, chez elle, une femme du peuple, Nancy Gore, qui pleure la perte de son propre enfant. Ambitieuse et mondaine, Anna Macclesfield, femme en espérance du favori royal, rompt avec Rivers, gentilhomme en disgrâce, et père de Richard, dont elle lui annonce faussement la mort. Rivers s’exile ; Nancy se charge par compassion de l’orphelin, et la mère criminelle retourne au bal. Tous les emplois de ces rôles différents sont biens tracés pour expliquer au spectateur de quelle manière ils se croiseront en fils variés dans la trame de la pièce.

Vingt-cinq après ce commencement des choses, l’enfant, adopté par Nancy et oublié par sa vraie mère, soutient à peine une existence misérable dans la boutique d’un cordonnier. Les détails ici ne sont pas choisis dans quelque situation spéciale, et Richard Savage, rimant des vers et rêvant la gloire est une vulgarité sans mérite. Ce qui sauve cet acte, c’est l’apparition d’un ancien camarade de collège, journaliste, et bon ami. Richard Steele promet son appui à son confrère inconnu, et la toile se baisse sur un effet de tirades pour et contre la presse.

Le rideau se relève pour que nous assistions à une fête de l’hôtel Lusington [sic], où Richard Savage, introduit par le journaliste, fait la lecture de Thomas Overbury, tragédie dont il est le créateur, en présence de sa mère elle-même ! Il se jette à ses genoux, pour la conjurer de lui rendre son nom. Mais lord Lusington le surprend en cette position. La marquise le fait chasser comme un fou. Richard n’ose la démasquer. On ne s’intéresse pas trop à ce qui va suivre.

Voici pourtant le reste de l’action. Une émeute avait éclaté contre le favori du roi. Richard Steele et Richard Savage, poursuivis comme instigateurs, se défendent dans la rue, et ce dernier tue le marquis. On les emprisonne. Leur sentence de condamnation est portée. Rien n’est plus déclamatoire que leur double générosité. Ils vont aller à la mort. Tout à coup survient Rivers, qui a succédé au marquis dans les faveurs souveraines. Rivers finit par trouver son fils dans celui qu’il allait envoyer à l’échafaud ; heureusement, Nancy Gore apporte la grâce des deux jeunes gens, et elle en est récompensée, selon son cœur, par Richard Savage qui la préfère à cette mère qui l’a nié et abandonné. Là-dessus, on applaudit dans la salle, et les auteurs sont nommés.

Les acteurs ont exécuté la pièce avec soin. Mlle Mante a été très-ingénieuse pour tirer parti d’un rôle odieux. M. Beauvalet a eu, ce qu’il a toujours, des emportements d’énergie sur lesquels on le gâte. M. Desmousseaux a été d’une tenue parfaite dans ses deux costumes, et ses deux scènes ont été jouées avec beaucoup de naturel. M. Menjaud s’ennuie, dit-on, du théâtre auquel il va renoncer, mais sa verve spirituelle lui a fait moins défaut que sa mémoire. Quant à Mlle Noblet, elle a mis du désintéressement à se charger du rôle de Nancy, où elle porte des cheveux gris, dans les quatre actes qui suivent le prologue. Je voudrais la louer de son talent, et vraiment elle en a un qui est appréciable en bien des cas. On serait injuste de la négliger au théâtre ou dans la critique ; mais il ne lui est pas donné encore de jouer les vieilles femmes, et j’avoue que le public lui a trouvé trop de chaleur, sous ses cheveux gris. Mlle Noblet, que j’attends à l’Émilie, de Cinna, et à un rôle meilleur dans une pièce nouvelle, prendra sa revanche facilement, car elle est de celles qui sont bonnes souvent et quelquefois excellentes, à force de zèle, de volonté, d’ambition généreuse et de noblesse de cœur.

Le Moniteur universel

P., « Spectacles. Théâtre Français. – Richard Savage, drame en cinq actes et en prose, de MM. Charles Desnoyers [sic] et Labie [sic] », Moniteur universel, no 287 (le 14 octobre 1838), p. 2520.

Sans des Mémoires publiés à Londres en 1744, et devenus aussitôt la proie des biographes français, des quêteurs d’éphémérides, la renommée poétique, l’infortune, l’existence orageuse, bizarre, du héros de l’œuvre nouvelle resteraient peut-être encore ignorés parmi nous ; et notre premier théâtre compterait aujourd’hui un méchant drame de moins. N’importe, le malheur arrivé, j’indique d’abord l’ensemble, abrégé des faits historiques où figure ce personnage, assez inconnu d’ailleurs.

Fruit des amours illégitimes de lord Rivers et de la comtesse Anna de Macclesfield, Richard Savage existe à peine, et déjà milady l’abandonne. Une femme du peuple, dont on paie le silence, doit l’élever, mystérieusement, comme son propre fils. Lord Rivers désire lui assurer un legs considérable : Anna s’y oppose, annonce qu’il ne vit plus, et ordonne qu’on l’embarque avec des malfaiteurs, à bord d’un vaisseau cinglant vers les colonies d’Amérique. Un tel projet échoue. Alors l’indigence, l’obscurité seront à jamais le partage du pauvre garçon : qu’il entre apprenti chez un humble réparateur de la chaussure humaine. La mère d’emprunt expire. L’héritier postiche découvre dans ses papiers un écrit révélateur de sa noble origine, essaie d’attendrir la comtesse. Tentative inutile. Une dame prend pitié de lui, l’envoie au collège. Échappé enfin des bancs de l’école, misérable, Richard imagine que son astre, en naissant, l’a formé poète. L’influence secrète l’anime. Âgé de dix-huit ans, l’écolier improvise deux comédies, aborde la carrière théâtrale. Peu de gloire, et surtout de profit ! Les infortunes multipliées du débutant, les rigueurs actives d’une marâtre, éveillent d’illustres compassions. Puis les protecteurs s’éloignent. Sans pain, sans asile, il erre, vagabond, par les rues, les places publiques ; et, toujours inspiré, écrit sur des feuilles ramassées en coin de la borne une tragédie (Sir Thomas Overbury). L’ouvrage reçu, pas un acteur ne veut jouer le rôle principal. Richard le remplit. Grand succès à la représentation ; à la lecture, réussite complète. On donne du manuscrit 200 livres sterling. Encouragé, il redouble d’ardeur pour l’étude. La misère importune fuit devant le mérite ; des compositions remarquables se succèdent en des genres différents ; Pope y applaudit ; l’Angleterre admire, s’enorgueillit d’un si beau talent. La faveur royale environne le poète heureux. Il frappe d’une satire sanglante l’infâme comtesse : ses rimes sévères trouvent partout du retentissement. Hélas ! bientôt de graves désordres signalent cette vie tumultueuse, ??, prologue, Richard lasse la générosité, souvent capricieuse. Délaissé, harcelé par d’avides créanciers, arrêté, la prison s’ouvre ; il y meurt oublié. Et qui pourvoit aux frais de l’inhumation de l’homme de génie ? Un geôlier !   Disons maintenant, et très vite, afin de ménager la patience des lecteurs, sous quel racontage MM. Ch. Desnoyers et Labie étouffent une pareille donnée historique.

10 janvier 1698. Nous voici à Londres. Guillaume III, prince ignare qui ouvrit dans le parlement la carrière de la corruption en achetant ouvertement les voix, règne. Lord Rivers et la comtesse Anna de Macclesfield s’adorent, quand des désirs d’ambition, de grandeur, de fortune tourmentent milady. Ils se réaliseront si elle accepte la main du jeune marquis de Lusington [sic], favori du roi. Mais avant ne faudrait-il pas effacer jusqu’aux moindres traces de quelques tendres faiblesses, congédier Rivers ? Rien n’est plus facile. D’ailleurs, condamné, comme jacobite et rebelle, au bannissement, milord va quitter le sol britannique. Demande-t-il, prêt à chevaucher vers la terre d’exil, à voir, à couvrir de baisers, de larmes, l’enfant de ses œuvres, faible créature encore au berceau ? Impossible : il a cessé de vivre. Adieu donc, bon voyage. Mais Anna ment, le bambin respire, témoin importun du certain moment d’erreur que Lusington ne pardonnerait pas. Eh bien, la femme d’un soldat mort il y a deux mois vient de mettre au monde un gentil marmot qu’une heure après Dieu lui a retiré. Williams, le valet de chambre d’Anna, court chez cette veuve plaintive, la trouve agenouillé près du berceau désert du nouveau-né, lui couvre les yeux d’un bandeau, la jette dans une voiture dont les stores sont baissés. L’équipage s’arrête devant l’hôtel de la comtesse. Notre captive entre. Le fatal bandeau tombe... Où l’a-t-on conduite ? Anna, masquée, éclatante de parure, attendue au bal, chez Lusington, propose à Nancy Gore, à la femme du peuple, d’élever comme sien un enfant dont elle ne devra connaître l’origine ; à ce prix, beaucoup d’or. Nancy hésite, refuse, indignée. Williams lui laisse entrevoir quelle destinée menace l’orphelin... Elle se charge du précieux dépôt.

Vingt-cinq ans s’écoulent. Richard Savage (ainsi on appelle l’enfant mystérieux), riche d’esprit et de savoir, poète distingué, accueilli des jeunes seigneurs de la cour de Georges II, car Nancy privée des secours promis par Anna, devenue marquise de Lusington, a constamment travaillé pour le bonheur et l’éducation de Richard, passe des jours heureux, insouciant. Cependant l’âge arrive ; les forces abandonnent Nancy, la misère surgit. Adieux plaisirs ; adieu les jours inoccupés. Savage, pour vivre et faire vivre sa mère, s’offre teneur de livres chez le cordonnier Jonathan, espèce de brutal, fort mécontent qu’il griffonne sans cesse des vers sur les factures, au lieu des chiffres. Mais l’industriel possède une nièce charmante, Marie, très sensible aux charmes de la poésie et de l’amour. Miss écoute donc avec même plaisir, et la tragédie de Sir Thomas Overbury et les douces fleurettes de l’auteur. Ainsi les événements cheminent, fort ennuyeux, dans l’intérieur de l’échoppe, lorsque deux étrangers y pénètrent, et tous deux amis de collège de Richard. L’un, Richard Steele, à l’imagination ardent, au cœur noble, généreux, rival des meilleurs écrivains dont s’honore l’Angleterre, esprit fertile, mais incapable d’un travail long, sérieux, critique de bon goût, fait du journalisme, enrichit le Spectateur et vingt autres feuilles parmi les plus recherchés du monde instruit et fashionable. On le craint, il exerce une grande influence ; on aime, on estime en lui l’homme et le journaliste. L’autre, Daniel, courut longtemps la même carrière ; plus ambitieux, il voulut des honneurs, des places et nommé attorney général, cache l’hypocrite sous la robe du magistrat. Bref, les anciens camardes se reconnaissent, s’embrassent. Steele promet l’immortalité au poète : Sir Thomas Overbury sera représenté. Qu’en attendant Richard vienne lire la pièce le lendemain chez la marquise de Lusington. Eh quoi ? lui, placé dans une condition sociale équivoque, espèce d’enfant perdu, car il sait maintenant ne pas devoir le jour à Nancy, il irait affronter les regards, peut-être le dédain... Jamais ! obscur, il gardera son obscurité. Non pas. Certains bruits circulent sur celle qui ne craignit pas de l’abandonner, on désigne une lady.... Il peut la retrouver parmi les invités du marquis... Un costume ? Steele se charge de tout. Plus d’obstacles.

On part : l’hôtel de Lusington resplendit d’éclat, une société d’élite se presse, tourbillonne à travers cette élégante demeure. Un article de Steele, qui laisse prévoir le retour prochain de Rivers, inquiète fort la marquise et son noble époux. Un nuage passager s’épanouit, d’autres soins appellent l’attention. Savage lit son Thomas Overbury, captive, entraîne, on ne trouve pas assez d’éloges. Eh bien ! madame la marquise, s’écrie Steele, qui devine la mère de Richard, cette tragédie ?... – M’a émue. – Et le poète ? quel cœur ! on le sent battre à chaque ligne. – Oui, ce jeune homme est bien ; on se sent disposé à s’intéresser à lui. – Toutefois, il vit courbé sous une longue infortune. Jamais l’œil d’une mère ne s’arrêta sur lui. Le nom qu’il porte n’est pas le sien. Celui d’une personne élevée en dignité doit le protéger dans le monde. – Et cette personne, vous la connaissez ? – Oui. – L’auteur de l’ouvrage qui vous a si vivement touchée, que je m’honore d’appeler mon ami, et que toute mère serait fière d’appeler son fils... milady, c’est le vôtre !... J’ai des preuves... – Montrez-les, Monsieur ; faites le déshonneur de ma maison... Vaincue, craintive, Anna consent à recevoir Richard. Il accourt, embrasse les genoux de la marquise ; troublée, incertaine, ses lèvres vont laisser tomber une parole consolante. Le marquis entre. Terrifiée, l’orgueilleuse marâtre repousse Richard, et jette ces paroles infernales à un peuple de laquais : « Faites sortir monsieur ; vous voyez bien qu’il est fou ! ». On entraîne l’infortuné.

Il s’échappe ; poursuivi, gagne la retraite hospitalière de Nancy Gore.  Des valets s’élancent ; la marquise elle-même survient. Nancy reconnaît Anna seulement à l’organe. Pour la première fois depuis vingt-cinq ans elles se trouvent en présence. Nancy accable de reproches celle qui n’a laissé la vie à son enfant que pour lui en faire un long supplice. Quel projet médite encore une mauvaise mère ? La liberté de Richard est menacée. Il faut sauver Richard ! Savage croit la démarche d’Anna dictée par un sentiment maternel, approche enchanté ; entre ces deux femmes, également chères, adorées, défie le malheur de l’atteindre. Vain espoir ! l’âme endurcie de la marquise reste inflexible. Un seul motif l’amène : celui d’éloigner pour toujours la preuve vivante d’une faute qui pèse sur son orgueil. Richard va donc quitter l’Angleterre, chercher une autre patrie où ses bienfaits le suivront. Non, Richard ne désertera pas l’asile natal. Mais qu’Anna se rassure. On ne le verra point trahir un secret qui pourrait perdre milady. Ses offres, il les rejette ; il n’acceptera rien d’elle. Entre eux, plus rien de commun. Séparation éternelle ! Des pas résonnent au-dehors. Marie, éperdue, annonce l’arrivée du marquis, accompagné d’un médecin et de gardes... Ordre de transporter Richard à Bedlam. Savage s’arme de la vieille épée du défunt époux de Nancy, résiste ; Steele lui vient en aide ; ils partent. Un coup de feu retentit ; Savage croise le fer avec Lusington... Milord expire... Steele appelle le peuple à la défense d’un ami que la force armée essaie de saisir... L’émeute grandit ; une collision fatale a lieu. Steele et Richard sont vaincus, prisonniers ; et nous les retrouvons dans un cachot condamnés à mort, l’un comme meurtrier, l’autre comme chef de révolte.

Résignés, ils attendent leur sort, quand l’attorney Daniel déclare qu’un juge suprême vient d’être désigné par S. M. Georges II pour réviser le procès, où quelques formes exigées à peine de nullité, n’auraient point été remplies. Et ce juge suprême, le devinez-vous ? Lord Rivers, revenu d’exil, investi de tous les honneurs dont Guillaume III priva l’ardent jacobite. La destinée des deux coupables est entre ses mains : à sa voix l’attorney fait exécuter la sentence, ou leur rend la liberté. Rivers doit juger celui qui eu le funeste avantage de triompher de son plus cruel ennemi, de Lusington. Magistrat avant tout, il s’arme d’une impartialité sévère, interroge. Un combat de générosité s’élève. Steele se dit seul criminel ; Richard revendique le crime et le châtiment. Mais pour sa défense, pas un mot : il pourrait compromettre Anna, et il a juré de se taire. Il n’opposa à ses premiers juges qu’un froid silence ; il gardera la même réserve avec le délégué de Georges II. Rivers essaie d’émouvoir ce jeune cœur. – Quoi ! Richard ne regrette rien ? – Non. Il a pris congé de cette gloire qui le fuyait sans cesse, et que jamais peut-être il n’eût pu atteindre. L’Angleterre est la seule chose qu’il regrette. – Mais n’a-t-il pas une famille, un père, un vieillard qui pleure et attend ? Des larmes inondent sa paupière. Vous pleurez, dit Rivers ; vous avez donc des regrets ? Vous jetez, avant de partir, des regards en arrière... Richard se détourne, et ne hasarde plus une réponse.

Milord, désespéré, signe l’arrêt. On donne lecture de la terrible déclaration. Au nom de Rivers, nom apposé au bas du verdict de mort, Savage murmure : Lui !... C’est lui !..., s’agenouille, demande à milord sa bénédiction, et lui présente un papier laissé par Williams mourant, et pressé de repentir, à Nancy : « Le 16 janvier 1698, à onze heures précises du soir, lord Rivers partant exilé, on lui a dit : Votre fils est mort. Eh bien ! si maintenant le proscrit de retour veut revoir cet enfant, il existe, élevé par Nancy sous le nom de Richard Savage. » Et un père vient de l’envoyer à la mort ; et l’échafaud se dresse ! meurtre impossible ! Nancy a enfin décidé la marquise à s’humilier devant la reine, à implorer la grâce de Richard. Steele partage cette faveur ou plutôt cette justice royale. Marie épouse l’auteur de Sir Thomas Overbury. Steele reprend la plume ; Savage, comme plus tard d’Alembert, ne reconnaît pour mère que la femme du peuple qui abrita son enfance et protégea sa jeunesse.

Excepté deux scènes d’un effet assez théâtral, celles où, pour la première fois depuis vingt-cinq ans Anna et Nancy se trouvent en présence ; où cette dernière reconnaît la femme masquée du 16 janvier 1698, seulement au son de sa voix, d’une voix qui depuis un quart de siècle n’a pas cessé de retentir à son oreille ; où, pressée, vaincue par Steele, la marquise reçoit Richard, enfin, toute la partie comique du rôle du journaliste, sous le rapport des pensées et même du style, l’ouvrage nouveau rampe, tourmente, embarrasse d’un métier trivial, partout ; suant le mélodrame, et le mélodrame déshérité d’émotions vives, de force, d’entraînement, conçu mesquin, étroit, frappé de stérilité, d’ennui, sans but comme sans portée ; œuvre bâtarde, inintelligente, né pour le boulevard, et qui devait y mourir : pourquoi donc avoir chargé la Comédie Française de ses funérailles ? Parmi les invraisemblances amassées sur ce canevas, indiquerai-je Steele devinant chez Anna la véritable mère de Richard, parce qu’il vient de voir la marquise s’attendrir à la lecture de Sir Thomas Overbury, le marquis appelant en duel un fou, ou du moins milady le déclare tel, et Lusington le croit, car il veut l’envoyer à Bedlam, Lord Rivers, chargé de réformer tout seul un arrêt de cour souveraine ?

Les auteurs sont-ils plus adroits et plus heureux dans la conception de leurs caractères ? Non, sauf celui de Steele, homme spirituel, avec des nuances de comédie et quelques lueurs d’énergie, de vérité, dans Nancy, on n’aperçoit dans Richard Savage ni le jeune homme instruit, ni le délire du poète, ni les formes du monde où cependant il a figuré ; il parle poésie en termes vulgaires ; c’est depuis le commencement jusqu’à la fin un apprenti cordonnier par le ton, le langage, les manières ; sa tristesse comme ses rodomontades sont glaciales, son exaltation surgit à froid. Lusington agit, s’exprime, frappe de sottise et de nullité. Rivers arrive pour entendre, muet, les insolences d’Anna, et vingt-cinq ans plus tard signer un arrêt seulement afin de dire : Je suis là, car sa présence, au 5e acte, n’amène rien, et sans la grâce royale sollicitée par un autre que lui, monsieur son cher fils est-il perdu. Ne fallait-il pas donner à la marquise un partage moins commun, adoucit avec le ton de bonne compagnie l’odieux du personnage ? Et Marie, quelle insignifiance, quelle pâleur !

Mlle Mante sauve avec beaucoup d’art et de grâce la rudesse du rôle de la marquise. Menjaud (Steele) est charmant de verve et d’esprit. Beauvalet a la démarche grave et le ton de voix sombre que Samuel Johnson attribue à Richard Savage, mais peut-être n’est-ce point assez. Mlle Noblet ne convient pas au rôle de Nancy : les rides affligent sa jolie figure (dans les quatre derniers actes). Ce diable d’amour-propre gâte tout, surtout chez les acteurs.

La Revue française

« Théâtres », Revue française, t. 9 (1838), p. 172-173 & 174.

THÉÂTRE-FRANÇAIS.

Richard Savage.  – Mlle Rachel. L’ancien répertoire.La Popularité.Maria Padilla.

Nous ne parlerons que pour mémoire de Richard Savage, drame en cinq actes, qui n’a fait que paraître et disparaître, et que le public a traité avec une rigueur méritée. Cette pâle contre-épreuve de Chatterton n’a obtenu et ne pouvait obtenir aucun succès. Les qualités littéraires qui brillaient à un haut degré dans l’œuvre de M. Alfred de Vigny se trouvaient remplacées dans le drame de M. Desnoyers [sic] par des moyens dramatiques, usés même au boulevard, et qui trahissaient trop l’origine de l’ouvrage nouveau. Deux ou trois scènes assez raisonnables, assez franchement posées, et qui ne manquaient point d’effet, n’ont pu conjurer l’orage soulevé par des situations de mélodrame, des coups de théâtre empruntés à la Porte-Saint-Martin et à l’Ambigu, et un dialogue tout-à-fait déplacé sur la scène française.

Les circonstances étaient d’autant moins favorables à la venue de ce drame nouveau, qui aurait peut-être réussi aux Français il y a trois ans, que les débuts de Mlle Rachel continuent de remettre en vogue tous les anciens chefs-d’œuvre qui ont fait si longtemps la gloire et la fortune de notre premier théâtre. C’est un spectacle vraiment digne de l’attention des amis des lettres que ce succès nouveau et inespéré de nos tragédies classiques, reparaissant au milieu des mêmes émotions, des mêmes transports, qui avaient salué leur apparition, et qui, jusqu’à la mort de Talma, les avaient toujours accueillies. Sans doute en songeant que c’est à une jeune fille, à mie débutante de dix sept ans, qu’on doit cette résurrection de l’une de nos gloires nationales, il est difficile de mettre dans la louange cette mesure qu’exigent toujours les esprits raisonnables et qui est un devoir de la critique. Il faut cependant, dans l’intérêt même de Mlle Rachel, dans l’intérêt de son avenir, et de celui du théâtre, à qui maintenant ses destinées sont liées, il faut, tout en rendant justice à ses qualités si éminentes, appeler, dès à présent, son attention sur ce qu’il y a de faible et d’incomplet dans son talent.

[...]

Avec les brillants débuts de Mlle Rachel, la faveur qui s’attache à son ancien répertoire, et la Popularité de M. Casimir Delavigne, dont l’on a commencé les répétitions, le Théâtre-Français réparera facilement l’échec passager de Richard Savage.

La Revue et Gazette des théâtres

A. Lireux, « Premières Représentations. Théâtre-Français. Richard Savage, drame en quatre actes, précédés d’un prologue, par MM. Desnoyers [sic] et Labatte [sic] », Revue et Gazette des théâtres, 9e année, no 1041, (14 oct. 1838), p. 1-2.

Pour ma part, je crois peu aux talents méconnus. S’il en fallait juger par les plaintes qu’on jette au vent, il n’y aurait pas un des passants de la rue qui ne fût un génie. Écoutez dans les carrefours ces hommes blêmes qui se lamentent : « L’on m’a volé mon avenir ! l’on me prend ma place au soleil ! » Tous sont incompris, qui dans les sciences, qui dans les arts, celui-ci dans sa profession, celui-là dans son métier. Depuis l’artiste jusqu’à l’artisan, tous se plaignent de l’injustice des hommes, comme de la rigueur des saisons. C’est une ritournelle sans fin. Il est bon qu’on fasse à l’occasion saine justice de ces déclamations qui prennent au cœur trop de gens crédules. Il ne faut pas croire, après tout, que, par le temps où nous vivons, la médiocrité seule triomphe ; et ce serait avoir trop de bonté d’âme d’être ainsi dupe des désappointements mérités, de tant de fausses vocations ; parmi les gens qui travaillent aujourd’hui pour le théâtre, vous n’en trouverez pas dix qui ne soient prêts à vous affirmer, si vous leur reprochez leur dépravation littéraire, qu’ils en sont tombés là, parce qu’on les a découragés ; ils ont tous l’excuse de quelque éclatant refus à vous raconter. Ils voulaient faire de l’art dès leurs jeunes années ; mais hélas ! on les a forcés, ces pauvres méconnus, à se jeter dans le métier, et, après tout, il fallait vivre. Que répondre à ce grand mot ? c’est à la vérité un sophisme très attendrissant, mais un sophisme qui, je le crois, ne prouve rien. On essaie de justifier ainsi sa paresse et sa cupidité, mais c’est tout.

En effet l’homme d’un vrai talent, celui que pousse une vocation véritable, ne se laisse pas rebuter par les aspérités de la route, celui-là qui veut la gloire et non l’argent persiste dans son noble but, il puise une force nouvelle dans ses anxiétés poignantes, dans cette lutte qu’il faut soutenir à l’entrée de la carrière ; il sait que son sort a été celui des hommes d’un mérite éminent qui l’ont précédé et qui sont ses maîtres. Il sait aussi que le talent triomphe tôt ou tard des rivalités et qu’avant d’avoir le droit de se plaindre, il faut avoir prouvé ce que l’on vaut. Aussi cet homme qu’anime une conviction ardente ne perd pas son temps à crier aux échos d’alentour qu’il est un génie méconnu. Comme il n’a point cherché, dans l’art, une fortune facile, il sait supporter une noble misère, les veilles laborieuses, qui préparent les succès éclatants et les hautes réputations. Puis enfin, de force ouverte il dompte les répulsions, les haines même, il se fait jour, arrive, et de prime abord montre au public entier qu’il était digne de la position qu’il s’est senti la force de conquérir. – Quant à la tourbe de ces vaniteux dont l’orgueil gonflé crève au premier choc comme un ballon rempli de vent, je sais le vrai nom dont il faut la qualifier. Ils se disent génies méconnus, je les appelle des impuissants.

Ces réflexions me sont venues à propos du drame qu’on représentait avant-hier sur la scène du Théâtre-Français. Il y a au boulevard un homme extraordinaire qui, depuis la Porte-Saint-Martin jusqu’à la Gaîté, s’est fait une colossale réputation. Cet homme est le potentat qui règne sur les théâtres de troisième ordre. Comédie, vaudeville, mélodrame, mimodrame, tout lui est bon ; il exploite tous les genres, il a mis en coupé réglée toutes les scènes du quartier, il est de tous leurs répertoires, et de toutes leurs affiches. D’abord il jouait lui-même ses pièces, mais il en est arrivé à faire tant de pièces qu’il lui a fallu renoncer à l’un de ses deux états, et se contenter de se faire jouer par d’autres. Aujourd’hui, cet homme, cet écrivain, a une position brillante. Il est devenu, dans sa spécialité, ce que Scribe est dans la sienne. Le monopole des collaborations lui est échu. Ses directeurs l’ont pris à l’année, ou au mois, ou à prime. On lui a adressé tous les petits débutants, tous les manuscrits ; on l’a proposé aux répertoires ; bon gré malgré [sic], il a pendant plusieurs années appliqué son estampille sur toutes les pièces de trois ou quatre endroits dramatiques. Aujourd’hui, quand un jeune homme aux cheveux longs arrive de sa province avec un habit râpé et des rêves d’ambition, il prend tout d’abord le chemin du sanctuaire où fonctionne ce chef d’école ; il frappe dévotement à la porte, il s’avance d’un air modeste, et tirant de sa poche son cher manuscrit, l’offre en tremblant au protecteur dont le nom révéré ouvre, à deux battants, les portes de l’Ambigu, qui pourtant de jeunes provinciaux à l’imagination exaltée, semblent être les portes du temple de Mémoire. Cet homme, c’est écrivain, ce demi-dieu, c’est M. Desnoyer, l’auteur de Richard Savage.

M. Desnoyers est un de ces écrivains qui affectent de s’être livrés en pâture à nos petits théâtres, parce que l’on n’a point compris ailleurs la valeur de ses inspirations. Dans tous les ouvrages de M. Desnoyers, j’ai remarqué depuis longtemps je ne sais quelle intention de reproche indirect adressé à la Comédie-Française. Il y a chez lui des scènes qui affichent de singulières prétentions littéraires, et qui paraissent vouloir dire à messieurs du comité : Voyez ce que vous avez perdu. – Bref, tout ce répertoire dont M. Desnoyers est le père, trahit évidemment une vieille rancune d’amour-propre froissé, que j’ai parfaitement comprise. Aussi, n’était-ce pas sans une bien légitime curiosité que j’assistais à la représentation de ce drame fait par un homme qu’n pouvait supposer méconnu et qui reprenait enfin sa véritable place. Hélas ! faut-il l’avouer, le drame m’a confirmé dans cette opinion, qu’en faisant leur métier au boulevard, M. Desnoyers, et beaucoup de ses pareils, consultaient bien plutôt leur véritable vocation que les inspirations du désespoir.

Quand il s’agit de fabriquer un mélodrame, à l’intention de l’un des theatres spéciaux qui entreprennent, par privilège, ce genre de commerce, je conçois qu’’un auteur officiel de la maison, qui a pour la saison des commandes nombreuses auxquelles il veut satisfaire avec probité, ne perde point le plus précieux de son temps à inventer un sujet qu’il sait devoir trouver à point nommé, à prix fixe, et avec l’embarras du choix, dans le plus prochain cabinet de lecture. Mais, au moins, cet écrivain pourrait-il bien, pour une fois, faire exception à ses habitudes le jour où il a l’honneur de transporter son industrie sur la scène du Théâtre-Français. Je crois que la solennité de l’occasion serait peut-être une excuse valable de la peine inusitée qu’il voudrait bien prendre de créer, sans que cela tire d’ailleurs à conséquence, ce qu’il emprunte (le mot est poli), ce qu’il emprunte, dis-je, d’ordinaire. Cependant, M. Desnoyers a trouvé plus simple d’en user sans façon avec le Théâtre-Français comme avec l’Ambigu-Comique. Le procédé, à la rigueur, n’a rien qui doive nous étonner, surtout de la part d’un talent méconnu, mais nous avons le droit d’être un peu surpris que MM. Les sociétaires aient voulu s’en contenter. – Bref, Richard Savage est une histoire empruntée (je répète le mot) à la Couronne d’Épines, roman de M. Masson. Ce livre, d’ailleurs, est embelli de fins d’actes et d’autres accessoires de ce goût, dont le mérite particulier produit un bien incroyable effet à la Comédie-Française.

Le drame commence par un prologue : la première scène menace de devenir d’un pathétique achevé. On vient d’enlever Nancy Gore, pauvre femme de Londres, d’auprès du cadavre de son nouveau-né. Nancy est amenée en présence d’une grande dame masquée ; cette grande dame lui offre son propre enfant vivant en échange de son enfant mort. Nancy par bon cœur accepte et s’en va. Aussitôt l’action se complique, la grande dame ôte son masque, un homme entre. C’est homme est lord Rivers, le père de l’enfant dont la grande dame vient de se défaire. Lord Rivers, proscrit, veut, avant de quitter Londres, dire un dernier adieu à sa maîtresse et à son fils... Votre fils est mort, dit la comtesse. À cet instant les portes du fond s’ouvrent, des soldats paraissent avec des torches à la main, on entraîne le triste père et le rideau tombe. Il est évident que l’auteur attendait un grand effet de ses trois soldats et ses trois torches, malheureusement, les spectateurs du Théâtre-Français ne sont point à la hauteur de ces péripéties.

Ici il faut savoir que la dame masquée du prologue n’est autre que la comtesse Anna de Macclesfield, et qu’avant le premier acte cette cruelle mère a épousé sans remords un brillant seigneur Lusington [sic], favori de Guillaume [III, roi d’Angleterre].

De son coté, l’enfant abandonné à Nancy Gore a vingt ans passés au premier acte, et se nomme Richard Savage. Richard est à la fois poète par vocation et apprenti bottier par état ; il charmes ses loisirs en faisant des tragédies, et se console de sa misère en adorant la nièce de son patron, autre Ketti [sic] Bell, qui le lui rend bien. Richard prend donc son mal en patience, mais tout à coup une seule pensée vient l’occuper ; Nancy Gore lui a révélé sa naissance, Richard ne songe plus qu’à retrouver sa mère, et, grâce à la bonne volonté d’un sien ami d’enfance, Richard Steele, le plus honnête des hommes et des journalistes, passe  tout d’un coup de la boutique au salon. Ici le mélodrame se développe, s’agrandit. Le poète est de prime abord conduit chez la duchesse de Lusington. Bientôt il apprend le mystère de sa naissance ; éperdu, il se précipite aux pieds de sa mère. La fière duchesse n proie à la honte et à la rage, refuse de reconnaître son fils, qu’elle fait chasser de sa maison. Richard se réfugie chez Nancy. Lusington l’y poursuit et ordonner de l’arrêter. Richard saisit une arme ; Steele ameute le peuple pour la défense de son ami : une lutte s’engage, et le duc est tué. À la suite de ce meurtre, le poète et le journaliste ont été arrêtés et condamnés à mort. Mais une heureuse reconnaissance donne, pour dénouement, un père à Richard Savage, et leur grâce aux condamnés. Nous retrouvons à point lord Rivers, le proscrit du prologue, lequel, devenu plus puissant que jamais, tend les bras à son fils, en même temps que Nancy Gore, véritable mère par le cœur, accourt, échevelée, et remet à qui de droit un grand papier blanc, comme la fiancée du Déserteur dans l’opéra de ce nom. Ainsi se termine le drame.

Non seulement cette pauvre pièce dépourvue d’intérêt, et dont les scènes languissent, se traîne péniblement jusqu’à sa péripétie finale, mais en outre elle est écrite en un style d’une faiblesse dont il y a peu d’exemples à la Comédie-Française. Je ne m’arrêterai point ici à relever toutes les invraisemblances de cette action mal digérée, lente et lourde. Ce serait donner à un pareil mélodrame une importance qu’il est loin de mériter. Pas une scène n’est fait dans cette pièce, et cependant la mystérieuse histoire de Richard Savage porte avec elle un intérêt qu’une rare maladresse pouvait seule lui enlever.

Ce poète ridicule que nous a fait M. Desnoyers non seulement fausse l’histoire, mais encore manque de toute énergie et de tout caractère. Le journaliste Steele, qui, d’ailleurs, je le dis en passant, ne vivait pas du temps de Richard Savage, est le seul personnage qui soit conçu avec quelqu’originalité [sic]. Je demanderai cependant à M. Desnoyers dans quel singulier monde il a vu les invités traiter un maître de maison, au milieu d’une fête, avec l’impudence qu’il prête à Richard Steele dans les premières scènes du 2e acte.

La pièce est mauvaise ; ce n’était pas un motif cependant pour la mal jouer ; mais quel talent il aurait fallu pour donner une couleur à tous ces rôles ingrats. Menjaud, qui était le mieux partagé, a déployé cet esprit de bonne compagnie, ce ton parfait qui distinguent son talent. Richard Savage, sous les traits de Beauvalet, a été monotone et parfaitement ennuyeux. Mlle Noblet, qui joue les ingénues et les amoureuses, remplissait un rôle de duègne. Quel est donc l’emploi de Mlle Noblet ?

Notes

1  Il s’agit d’une allusion au Benvenuto Cellini d’Hector Berlioz. Sur Mme Stoltz, voir http://histoire-vesinet.org/rosinestoltz2.htm.

2  Il s’agit de Camille Bachasson, comte de Montalivet, plusieurs fois ministre de l’Intérieur sous Louis-Philippe.

3  Tous sont des poètes malheureux, pauvres, qui n’arrivent pas à vivre de leur talent.

4  Drame en trois actes de Frédéric Soulié et Adolphe Bossange joué au Théâtre-Français, le 15 oct. 1831.

5  Parmi les lois, appelées lois de septembre, promulguées suite à l’attentat contre Fieschi (1835), il y a des lois qui cherchent à réprimer dans la presse toute attaque contre le roi, la monarchie constitutionnelle et la dynastie régnante.

6  Témoin dans l’affaire Fieschi.

7  Voir cet entrefilet publié dans Le Figaro, 11e année, no 295 (5 août 1838), p. 2 : « Un drame en cinq actes de M. Charles Desnoyer, intitulé Richard Savage, et reçu, il y a trois mois, par le comité de lecture de l’Odéon, vient d’être lu (vu la clôture de ce dernierthéâtre)à la Comédie-Française, où ilaétéégalement reçu. Les principaux rôles sont confiés, dit-on, à MM. Beauvalet et Menjaud, dont on a prématurément annoncé la retraite ».

8 Angelo, tyran de Padoue, drame en prose de Victor Hugo, fut joué pour la première fois au Théâtre-Français le 28 avril 1835. Henri III et sa cour, drame historique en prose d’Alexandre Dumas, y fut créé le 11 février 1829.

9  M. Jourdain est le personnage éponyme du Bourgeois gentilhomme, comédie-ballet de Molière (1670) ; Gorgibus, lui aussi bourgeois, est le père de Magdelon et Cathos, les Précieuses ridicules, dont Molière se moque dans une autre de ses pièces (1659).

10  La biographie donnée ici, comme le résumé de la pièce qui suit, ne correspond pas exactement aux faits.

11  La mansarde est le lieu où habitent les pauvres parisiens au 19e siècle ; ceux de Londres, surtout au 18e siècle, ne connaissaient probablement pas de tels logements.

12  Il s’agit d’UneCouronne d’épines, de Michel Masson, roman publié en 1836 (Paris, A. Dumont).

13  Drame en trois actes de Frédéric Soulié et Adolphe Bossange joué au Théâtre-Français, le 15 oct. 1831.

14  Voir Kean, ou Désordre et génie, pièce d’Alexandre Dumas (Théâtre des Variétés, 31 août 1836) au sujet du célèbre acteur anglais Edmond Kean (1787-1833).

15  Évidemment, le critique ne se prive pas de l’occasion de vanter la supériorité de la France par rapport à l’Angleterre. À l’exception de Savage, les auteurs anglais mentionnés ici sont néanmoins restés célèbres dans les annales de la littérature anglaise.

16 Richard Darlington est une pièce d’Alexandre Dumas (Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 10 déc. 1831). Le prologue de la pièce, intitulé « La maison du docteur », raconte la naissance de Richard, enfant bâtard qu’une femme noble abandonne dans la ville d’Arlington, en Angleterre, à la demande de sa famille qui voudrait l’obliger à faire un beau mariage. Le premier acte de la pièce a lieu 26 ans après. Chatterton (Théâtre-Français, le 12 fév. 1835) est une pièce d’Alfred de Vigny qui raconte les derniers moments de la vie du poète anglais Thomas Chatterton.

17 Antony, autre pièce d’Alexandre Dumas (Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 3 mai 1831), est l’histoire d’un homme supérieur, mais bâtard, qui se voit refuser comme gendre par les parents de la femme qu’il aime.

18  Poète anglais (1788-1824) de grande renommée sur le continent aussi bien qu’en Angleterre.

19  Par deux fois (le 31 mai 1838 et le 2 sept. 1838), le critique dramatique anonyme de L’Indépendant parle de la représentation de Richard Savage au Théâtre de la Gaîté avec Adolphe Laferrière dans le rôle-titre.

Pour citer ce document

Barbara T. Cooper, « Compte rendus de la pièce », Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/la-presse-en-scene/compte-rendus-de-la-piece