La presse en scène

Introduction et accès au texte

Table des matières

AMÉLIE CALDERONE

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Eau-forte par G. Staal, Georges d'Heilly, Madame E. de Girardin (Delphine Gay) : sa vie et ses œuvres, Paris, Bachelin-Deflorenne, 1869. Source : gallica.bnf.fr/ Bibliothèque nationale de France.

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L’École des journalistes, comédie en cinq actes et en vers par Mme Émile de Girardin, frontispice de l’édition du Magasin théâtral, s.d. [1840 ?]. Source : collection personnelle.

Présentation de la pièce

Delphine de Girardin, les salons et la littérature

Il est difficile de parler de Delphine de Girardin sans aborder, même brièvement, la biographie de sa mère à la personnalité marquante – elle est en effet l’une des « bas-bleus » les plus célèbres et influentes de son temps –, une mère à qui elle doit d’être devenue la femme de lettres qu’elle a été1. Grande admiratrice de Germaine de Staël, Sophie Gay prend la plume pour la défendre lors des démêlés de cette dernière avec Napoléon 1er à la parution de Delphine (1802), roman à qui Mme de Girardin doit son prénom. Delphine naît en 1804, alors que sa mère accueille dans son salon mondain les individus les plus en vue de l’époque : Duval, Lemercier, Soumet, Talma ou encore Melle Mars, pour ne citer qu’eux. Éduquée au sein de ces milieux mondains où survit un idéal de société cultivée et policée, non seulement elle côtoie dès sa plus tendre jeunesse les célébrités artistiques de l’époque et applaudit sa mère lorsqu’elle devient meneuse de troupe au théâtre du comte Jules de Castellane entre 1835 et 18422, mais elle reçoit qui plus est une instruction solide bercée par les tragédies de Racine dont elle se prend de passion dès son plus jeune âge.

Mondaine, l’éducation de Delphine est ainsi de surcroît littéraire. Ses mentors sont Soumet et Villemain, et outre Racine, ses lectures se portent vers la poésie : la jeune fille aime très tôt Les Méditations de Lamartine. Sophie Gay mène jusqu’au bout le projet de faire de sa fille une « muse française » : avant de connaître d’autres succès (narratifs, dramatiques ou journalistiques), Delphine Gay s’illustre dans la poésie, genre avec lequel elle remporte un grand succès, l’année de ses dix-sept ans, lors du concours annuel de l’Académie française. La jeune femme est amenée à fréquenter – et à aimer – Alfred de Vigny auquel elle devra renoncer pour mari, mais également Lamartine – elle lui rend visite à Rome –, Balzac3 – elle écrit pour lui La Canne de M. de Balzac et jouera le rôle ingrat d’intermédiaire dans les âpres négociations avec son futur mari, Émile de Girardin –, ou encore Victor Hugo. En 1827, elle intègre le Cénacle, et fait figure d’autorité en matière de réputation littéraire à la fin de la Restauration et au début de la Monarchie de Juillet. Mais son destin de poétesse mondaine tourne court en 1831, lorsqu’elle se marie avec un célèbre entrepreneur de périodiques qui révolutionnera cinq ans plus tard la presse quotidienne en France : Émile de Girardin, pour qui elle écrit Le Lorgnon4.

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Étienne Carjat et Alexandre Pothier, « Portrait charge d’Émile de Girardin fondateur de La Presse », in Diogène, 1856. Source : Bibliothèque nationale de France, banque d’images.

Un époux roi de la feuille journalière

Il est de surcroît difficile d’appréhender le travail littéraire de Delphine de Girardin en faisant abstraction de son mari. Celle qui signera après son mariage « Delphine Gay de Girardin », assume désormais une carrière littéraire marquée par l’ascendance double de sa mère et de son époux5. Entreprenant, progressiste, et engagé dans les évolutions – techniques, sociales, politiques – de son temps, Émile de Girardin est l’homme des projets qui dérangent. Ainsi en va-t-il lorsqu’il fonde, en 1836, La Presse, journal d’information destiné à un public de masse (contrairement aux journaux d’opinion sous la Restauration), et ce d’autant plus que son financement est en parti assuré par des revenus publicitaires. Il parvient alors à diviser le coût de l’abonnement par deux, faisant passer l’abonnement annuel de la presse quotidienne de quatre-vingts à quarante francs, marquant dès lors l’entrée de plain-pied du dix-neuvième siècle au cœur de « l’ère médiatique6 », et ce en dépit des quolibets de la plupart des autres journaux se jugeant victimes de ce nouveau système7.

La Presse jouera dès lors un rôle crucial dans la carrière de Delphine de Girardin. Outre le fait que Sophie Gay y publie parfois des chroniques8, la jeune auteure y trouve un espace propice à l’élaboration d’une chronique originale, entre feuilleton satirique et causerie féminine, le « Courrier de Paris », sous le nom de plume du Vicomte Charles de Launay, entre 1836 et 18489. Le succès est au rendez-vous, et non seulement la chroniqueuse suscite des émules dans les autres journaux, mais en plus elle édite et réédite ses textes à partir de 1843, sous le titre de Lettres parisiennes. La préface de l'édition de 1857 sera rédigée par Théophile Gautier. Le quotidien de son époux édite parfois aussi des poésies10, ou des récits11 de l’auteure. Enfin, La Presse jouera un véritable rôle de tremplin publicitaire et médiatique dans la carrière dramatique de Delphine, et ce, dès sa première tentative. En 1839 en effet, Mme de Girardin entend ajouter une corde à son arc et produire pour le théâtre. L’École des Journalistes est le fruit de cette ambition nouvelle. La pièce ne sera pas jouée, mais s’il s’agit d’un échec en tant que spectacle, le scandale provoqué et l’appui de La Presse assureront une forme de succès. En avril 1843, le périodique de Girardin publie également Judith en feuilleton, puis en novembre 1847, Cléopâtre12. Enfin, en juillet 1851, le proverbe C’est la faute du mari occupe le rez-de-chaussée de La Presse, pendant que l’œuvre est jouée à la Comédie Française.

Une pièce à l’histoire mouvementée : du parfum de scandale au succès médiatique13

Si aujourd’hui L’École des Journalistes et son auteure sont pratiquement tombées dans l’oubli14, la pièce a pourtant fait parler d’elle en son temps, alors même qu’elle n’a pas été autorisée à être représentée. Mais peut-être est-ce parce qu’elle n’a pas été représentée qu’elle a nourri les conversations de l’époque.

Le 21 octobre 1839, l’œuvre est reçue à l’unanimité au Théâtre-Français. Le mardi 12 novembre, Delphine de Girardin fait, dans son salon où sont rassemblées des personnalités journalistiques et littéraires du temps – dont Jules Janin, les Ancelot, Balzac et Victor Hugo –, la lecture de sa pièce. Alphonse Karr, dans Les Guêpes de novembre 183915, livre une piquante description de cette soirée :

La comédie de Madame de Girardin

C’était le jour où l’on représentait au théâtre de la Gaieté le Massacre des Innocents. Des écrivains chargés par les journaux de rendre compte de la représentation des pièces de théâtre, presque aucun ne parut dans la salle. Les plus influents des feuilletonistes avaient reçu une lettre ainsi conçue :

M. et madame Emile de Girardin prisent M.*** de leur faire l’honneur de venir passer la soirée chez eux, le mardi 12 novembre, à neuf heures, pour entendre L’École des journalistes.

Dans un salon tendu de vert, décoré avec une simplicité riche et élégante, on remarquait MM. Hugo, de Balzac, Étienne de Jouy, Lemercier, Ancelot, E. Sue, Émile Deschamps, Malitourne, Roger de Beauvoir, de Custines, madame de Bawr, madame Gay, madame Ancelot, madame Ménessier.

Plusieurs femmes du monde, les unes spirituelles, les autres jolies, une jolie et spirituelle, des artistes distingués, des hommes du monde.

Mais surtout on remarquait tous les rois du feuilleton, et à leur tête leur maître, M. Jules Janin.

C’était là aussi un massacre des Innocents.

Hérode ne tarda pas à paraître ; c’était une jeune femme svelte et forte à la fois comme la muse antique, encadrant un charmant visage dans de splendides cheveux blonds ; elle était vêtue de blanc, et ne ressemblait pas mal à la Velleda de M. de Chateaubriand.

Elle pris sa place, et commença sa lecture. C’était une suite de vers fins et spirituels qui faisaient naître dans l’esprit un sourire que beaucoup arrêtaient sur leurs lèvres ; c’était une satire contre les journalistes : l’auteur, rassemblant les traits de quelques visages, en avait fait un portrait général, dans lequel beaucoup ont le droit de ne se pas reconnaître.

Le premier acte finit au milieu des applaudissements. Madame de Girardin but un verre d’eau pure, et moi je frémis.

L’élite des journalistes était là : ils étaient renfermés ; on leur servait des glaces et des gâteaux : je me rappelai le poison des Borgia.

Mais que ne devins-je pas quand je m’aperçus que presque tous les hommes avaient au dos une marque blanche.

Je me rappelai alors aussi les missions à l’église des Petits-Pères sous la Restauration ; c’était ainsi que les agents de police marquaient dans l’église les perturbateurs, que l’on empoignait à la sortie.

Ces deux souvenirs, celui des missions et celui de Lucrèce Borgia, se croisant dans mon esprit, je demeurai incertain, non pas si la comédie en cinq actes aurait un sixième acte tragique, j’en étais persuadé, mais seulement si cela finirait comme Bajazet, quand la sultane dit au héros, que les muets attendent à la porte pour l’étrangler, son terrible : sortez !

Ou comme Lucrèce Borgia quand elle dit aux convives de son fils Gennaro : Messeigneurs, vous êtes tous empoisonnés !

La lecture cependant, ou plutôt l’exécution continua. Quelques hommes, qui connaissaient les visages des journalistes, les désignaient aux hommes et aux femmes du monde qui ne les connaissaient pas, et on faisait à chacun l’application des dix vers qui se lisaient pendant que l’on examinait à son tour.

C’était assez embarrassant, je vous assure, et je me trouvai heureux de n’avoir jamais été qu’un journaliste de passage et de l’être plus.

Les mots spirituels, les vers charmants, les épigrammes, les vérités, les injustices sortaient toujours de la bouche d’Hérode. Il vint même une scène d’un drame élevé, très-belle, très-bien écrite, et, comme l’a dit Janin dans sa réponse à madame de Girardin, mieux dite que ne l’eût pu faire aucune actrice du Théâtre Français.

Pendant ce temps, M. Émile Deschamps répétait à chaque vers, ainsi qu’il le fait à toutes les lectures : Châmant ! châmant !

À ce propos, il y a quinze jours que je veux aller voir Janin pour lui parler de sa lettre ; mais il demeure rue de Vaugirard, et moi rue de la Tour-d’Auvergne, à peu près la distance de Paris à Pékin.

Je vais lui écrire un mot dans ce petit lui qui lui parviendra, sans doute, avant que j’ai fait cet horrible trajet.

À M. Jules Janin.

Mon cher Jules,

Je te fais de sincères compliments de ta lettre, quoique je ne pas tout à fait comme toi. Tu défends le journalisme, quand tu n’a attaqué que les journalistes, mais tu le défends avec beaucoup de noblesse, de mesure, de convenance et de grâce. Comme ton ami, je suis heureux et fier de te voir plus d’esprit que n’en eux jamais, après t’en avoir vu dépenser, depuis quinze ans, assez pour faire dix réputations.

Alphonse.

La lecture finie, le martyre des journalistes ne l’était pas. On entourait madame de Girardin, et quelques personnes lui disaient : Oh ! les monstres, d’autres ajoutaient : Vous leur prêtez trop d’esprit, ils n’en ont pas autant que cela, position agréable pour les journalistes présents. Cependant personne ne fut étranglé, personne ne mourut ; les marques blanches au dos provenaient d’une peinture intempestive des portes faites par un tapissier maladroit. Le lendemain, aucun journaliste n’avait d’habit. On les rencontrait tous en paletot. Les habits étaient chez le dégraisseur.

C’est alors que pour se faire bien voir de la rue Neuve-Saint-Georges M. Cavé s’opposa à ce que la pièce fût jouée au Théâtre-Français, et que la censure en défendit positivement la représentation, ce qu’on devait, du reste, attendre.

Le hasard fit qu’à quelques jours de là on vanta, dans la Presse, le désintéressement de M. Cavé. M. Cavé crut voir, dans la phrase, un sens ironique, et envoya MM. Dittmer et de Champagny demander à M. de Girardin une explication, une rétractation ou une satisfaction. M. de Girardin refusa le tout. Les témoins retournèrent auprès de M. Cavé fort embarrassés. Mais M. Cavé, apprenant le résultat de leur visite, se contenta de dire : Eh bien ! j’aime autant cela.

Quelqu’un m’a dit, en voyant la mauvaise humeur de quelques journalistes : Ces messieurs sont comme les enfants, ils crient quand on les débarbouille16.

L’œuvre en question expose les conséquences néfastes sinon funestes de publications médisantes au sein d’un journal ironiquement intitulé La Vérité, dans le domaine privé – au sein de la famille du ministre de l’Intérieur dont ledit journal affirme à tort qu’il marie sa fille à l’ancien amant de sa femme – ; dans le domaine artistique – un peintre se voit poussé au suicide à force de critiques défavorables nuisant à sa carrière – ; et dans le domaine politique – un article entraînant un conflit entre le Président du Conseil et le ministre de l’Intérieur, engendre une crise politique majeure. Le dessein de Delphine de Girardin est ainsi on ne peut plus clair :

Le but de cet ouvrage est de montrer comment le journalisme, par le vice de son organisation, sans le vouloir, sans le savoir, renverse la société en détruisant toutes ses religions, en ôtant à chacun de ses soutiens l’aliment qui le fait vivre ; en ôtant au peuple le travail, qui est son pain, au gouvernement l’union, qui est sa force, à la famille l’honneur, qui est son prestige, à l’intelligence la gloire, qui est son avenir17.

Les réactions de confrères, au sein des périodiques18, ne se font pas attendre : Jules Janin, dans L’Artiste, pour ne citer que lui, aborde à plusieurs reprises le cas de ladite pièce dans ses chroniques. La charge à l’encontre du journalisme est suffisamment virulente pour que la pièce soit finalement interdite le 18 novembre, engendrant de fait une deuxième vague de protestations au sein de l’espace médiatique de l’époque. Le rapport de censure reproche à l’auteur son portrait des journalistes en « gens sans mœurs et sans conscience qui, au sein de leurs orgies, dispos[ent] des affaires publiques et de l’honneur des familles », ainsi que ses « attaques empreintes d’un caractère de violence et d’amertume excédant les termes de la critique dramatique19 ». Delphine de Girardin, privée de la scène, n’aura d’autre choix que de publier son œuvre en librairie (chez Desrez et Dumont), en l’assortissant d’une préface justifiant son entreprise d’un double point de vue poétique et déontologique.

Parce que Mme de Girardin, soutenue par son mari, se sent victime d’une injustice, L’École des Journalistes occupe de surcroît, dans La Presse, les colonnes du rez-de-chaussée entre le 2 décembre 1839 et 28 février 184020. Le journal édite des extraits, mais pas uniquement : les lecteurs de La Presse sont invités à suivre un véritable feuilleton en bonne et due forme, celui de l’interdiction d’une pièce – réputée prometteuse – par la censure, remise en vigueur en France, par Louis-Philippe, en 183521. Unique revanche possible pour une dramaturge que l’on prive d’un possible succès scénique, l’édition par voie de librairie se doit d’être un triomphe, et Émile de Girardin, en parfaite conscience de la situation, met tout en œuvre pour que l’ouvrage de sa femme accède à la visibilité empêchée par la censure22, et soit un succès éditorial. Les extraits édités ont ainsi une vocation publicitaire, appuyée par des entrefilets promotionnels et le journal s’impose comme véritable relais du théâtre, se métamorphosant dès lors en une scène publique23.

La publication des fragments ne se fait ainsi pas seule : précèdent et suivent une kyrielle de citations d’autres périodiques, entretenant un double débat concernant le journalisme et la censure, et permettant de convertir la non-représentation en événement. Paradoxalement, grâce à l’utilisation habile du support périodique, c’est le non-événement qui se mue en événement, et ce d’autant plus qu’il ne concerne plus seulement l’espace parisien. En effet, suite à la lecture de la pièce dans le Salon des Girardin, Jules Janin rédige un article important dans L’Artiste, « Lettre à Mme de Girardin »,qui va faire grand bruit et concourir à diffuser la pièce. C’est du moins ce que semble indiquer le Moniteur des théâtres du 11 décembre 1838 : « La lettre de M. Jules Janin à Mme de Girardin, au sujet de l’École des Journalistes, obtient un succès immense en province. » Dans La Presse, des extraits de la scène 6 de l’acte III, et de la scène 3 de l’acte V sont enfin publiés le 7 décembre 1839.

Une fois les fragments parus, il s’agit de faire en sorte que le livre devienne un succès. D’où les annonces publicitaires scandant les numéros de La Presse, comme celle-ci, datant du 16 décembre :

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Dernière pierre à l’élaboration de l’édifice médiatique : le relais des autres journaux. Les Girardin accordent visiblement à certains confrères, somme toute en nombre relativement restreint, le droit de publier les passages qu’ils ont choisis (à moins qu’on ne les leur ait imposés ?), comme en témoigne le Moniteur des théâtres du 11 décembre 1839. Le périodique théâtral, tout en refusant de prendre parti au sujet d’un « ouvrage d’une semblable importance » dont on a « tant parlé », déplore ne pas pouvoir publier des fragments des scènes qui ont créé la polémique et ont « fait jeter tant de clameurs » : « […] jusqu’à nouvel ordre, nous n’avons pas le choix des citations24. »

Ces extraits relayés par les organes de confrères sont complétés par des publicités pour le livre – cependant elles aussi plutôt rares – dans quelques autres journaux de l’époque, comme dans le Courrier français du 18 novembre 1839 :

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Balzac pourtant, presque un an plus tard, notera dans sa Revue parisienne, qu’« aucun journal, autre que La Presse, n’a annoncé la pièce », et que « personne n’en a parlé25 ». Nous reviendrons sur les raisons possibles de ce mutisme ( ?) des journaux. Pour le moment, contentons-nous de tenter d’accorder cette citation avec celle du Moniteur des théâtres qui affirme qu’on a « tant parlé » de l’œuvre de Delphine. Si la pièce a sans aucun doute suscité le scandale et agité les discussions littéraires de l’époque, la publicité offerte par le relais médiatique semble cependant quantitativement peu importante, et circonscrite à un cercle restreint de périodiques. Autrement dit, une fois n’est pas coutume, la presse ne semble pas refléter les préoccupations des milieux culturels et littéraires d’alors. Cela explique l’insistance, sinon l’acharnement, avec lesquels, dans son quotidien, Girardin s’évertue à reprendre des passages de journaux concurrents ; et la meilleure publicité offerte à la pièce fut, en dernier ressort, vraisemblablement celle due à l’article du « Prince des critiques », en dépit du fait que ce ne fut pas son dessein.

Dans l’air du temps

Il n’en reste pas moins qu’un parfum de scandale émane de L’École des Journalistes, sans doute autant redevable au sujet de la pièce qu’à son histoire tumultueuse. Il y a fort à parier en effet pour que, non censurée, la pièce eût bien moins fait parler d’elle, ne serait-ce que parce que les critiques de Delphine de Girardin ne sont pas originales. La dénonciation du journalisme est dans l’air du temps, et ce, depuis un certain nombre d’années. En 1829 déjà, Latouche avait fait paraître son article pamphlet dans La Revue de Paris, « De la camaraderie littéraire », posant les premiers jalons d’une critique du journalisme interne à celui-ci, en l’occurrence des phénomènes de cooptation26. La création de La Presse, en 1836, et la naissance du roman-feuilleton27, n’ont fait que catalyser des pensées présentes depuis des années déjà ; aussi l’an 1839 est-il riche d’ouvrages satiriques sur la question. Delavigne a fait jouer La Popularité au Théâtre-Français le 1er décembre 1838(comédie politique dans laquelle un jeune homme perd tout pour avoir cédé à la chimère de la popularité, les journaux jouant un rôle majeur dans cette construction de célébrité), et Balzac publie Un grand homme de province à Paris, qu’il envoie à Delphine de Girardin28 en 1839. Jules Janin d’ailleurs, reproche à plusieurs reprises cette influence à la dramaturge29.

Les auteurs s’emparent en réalité d’un débat qui agite la Chambre, notamment depuis les Lois de Septembre 1835 grâce auxquelles Louis-Philippe remet en vigueur la censure – dans les feuilles de presse et sur les scènes de théâtre. Lamartine, proche des Girardin, prononce deux vastes discours : la « Discussion du projet de loi sur les crimes, délits et contraventions de la presse », et « Sur la censure des représentations théâtrales (les lois de septembre) ». Émile de Girardin lui-même s’intéresse de près à la question, multipliant les écrits. Il publie ainsi un article, « De la liberté de la presse et du journalisme », le 5 décembre 1839, soit deux jours avant les fragments de son épouse. On ne compte plus les journaux de l’époque alimentant la polémique, et comme le résume fort à propos la Revue de Paris – que La Presse se fera une fierté de citer dès le 2 décembre en préparation à la prépublication qui devra faire date –, « [u]n incident littéraire, la lecture d’une comédie en cinq actes qui ne sera pas représentée, a posé la question toute morale et toute politique du journalisme. On s’est mis à discuter sur cette puissance étrange, sur cette divinité terrible, et sur le mérite de ceux qui s’en font les prêtres et les desservants. » Ainsi, le 30 novembre, le Courrier français publiait « La liberté et la dignité de la presse », promouvant une presse « libre dans ses jugements » afin qu’elle soit « digne et décente30 », et ce en écho aux débats animant alors la Chambre.

À cet égard, la pièce de Mme de Girardin est emblématique d’une époque qui voit naître avec inquiétude une nouvelle ère – la nôtre –, au sein de laquelle la hiérarchie n’est plus fondée sur l’ascendance (comme durant l’Ancien Régime), ou sur le mérite et le travail (avec l’émergence postrévolutionnaire de la bourgeoisie), du moins plus seulement, mais sur la possibilité d’une ascension sociale bâtie de toutes pièces par les médias que sont les journaux. De là les nombreuses tentatives de régulation du journalisme, formulées bien souvent en son sein même.

Delphine de Girardin, en tant que « Vicomte de Launay » notoire, fait donc bien partie de ces journalistes cherchant à condamner certaines pratiques journalistiques, et à fonder un journalisme idéal – nous dirions aujourd’hui, la déontologie journalistique. L’auteure joue en fait sur sa double carrière de feuilletoniste et de femme de lettres, de journaliste et d’artiste, ce que blâmera Jules Janin dans son célèbre article publié dans L’Artiste en décembre 193931 : « L’École des Journalistes ». Lettre à Mme Émile de Girardin ». Le « Prince des critiques » en effet, reproche à l’auteure la publicité – au sens originel – qu’elle fait à sa pièce, par l’ouverture de son salon à d’autres cercles qu’à celui, restreint, du milieu journalistique, pour lui le seul concerné et le seul devant participer au débat :

Je ne m’attendais à trouver chez vous que des confrères, et alors nous aurions débattu, les uns et les autres, à huis-clos, cette question que vous adressez, à savoir : si vous aviez fait une œuvre utile et généreuse. Mais je me suis trouvé dans un si grand pêle-mêle de gens d’esprit, de belles dames, d’hommes d’état et de grand seigneurs, qu’il a bien fallu tout écouter sans rien dire32.

Pourquoi condamner la diffusion des idées de Delphine de Girardin ? Parce que, sans conteste, elles offrent un prétexte de plus à l’amalgame entre le journalisme utile, noble et sérieux – que Janin défend –, et le petit journalisme des « cancans » et calomnies, offrant la possibilité d’une critique générale du journalisme, notamment de la part des gens de pouvoir :

[…] je vous assure, mon beau confrère, que c’était justement devant ceux-là [les grands seigneurs] qu’il fallait s’abstenir de verser l’injure sur notre profession. Songez que ces hommes qui perdu tous leurs privilèges, sur lesquels l’égalité a passé son niveau de fer, ne nous pardonneront jamais, à nous autres écrivains, de nous êtres placés devant leur soleil33.

Mais nous l’avons vu, Janin suscitera l’effet inverse et concourra à faire la publicité – dans tous les sens du terme – de la pièce, et à sa diffusion dans toute la France. Le Moniteur des théâtres du 11 décembre 1838 écrit : « La lettre de M. Jules Janin à Mme de Girardin, au sujet de l’École des Journalistes, obtient un succès immense en province. Tous les journaux la répètent dans leurs feuilletons34. » Et si le « Prince des critiques » diffuse ses opinions sur l’œuvre de Delphine, il n’en contribue pas moins à aussi la faire connaître. Lui aussi est un relais médiatique, et son article sera, entre autres, reproduit dans Le Journal de Paris (les 18 et 19 novembre), ou dans L’Écho français (les 20 et 21 novembre). À trop vouloir redéfinir le journalisme, Mme de Girardin le desservirait-elle ? C’est ce que semble penser Janin qui fait fi de l’auteure en tant que femme de lettres, et donc potentiellement victime du journalisme qu’elle dénonce.

Mme de Girardin entend également, en tant qu’auteure, s’élever contre les conditions nouvelles que le support périodique impose aux artistes, un autre thème de réflexion cher à cette époque. À l’instar du mauvais journalisme, la « littérature industrielle35 », imposant un rythme effréné aux écrivains, est depuis longtemps déjà condamnée. Mais l’inquiétude des artistes se porte aussi sur le poids jugé excessif de la presse dans les succès ou les échecs. Le suicide des jeunes Escousse et Lebras en 1832, après la chute de leur pièce Raymond, est encore très présent dans les esprits, et contribue à fonder le mythe des artistes incompris malmenés par la presse36. De surcroît, un autre suicide, celui du peintre Gros en juin 1835, après la mauvaise réception de son Hercule et Diomède au Salon de l’Académie, a dû d’autant plus réactiver les frayeurs anciennes que le Chatterton de Vigny connaît un immense succès au Théâtre Français en février la même année.

Journalisme ignominieux ou artiste incompris en butte à l’hégémonie médiatique : les deux thèmes fondateurs de L’École des Journalistes n’auraient sans nul doute pas permis à la pièce un tel fracas médiatique si celle-ci n’avait pas été censurée. Et ce d’autant plus qu’une troisième assise de la pièce, l’intrigue mariage de la fille du Ministre de l’Intérieur, Valentine, referme toutes les potentialités d’un scandale.

Une pièce à clefs ?

Comme le fait remarquer Jules Janin à Mme de Girardin, la pièce ne contient pas une intrigue, mais trois : la présentation satirique des arcanes du bas monde journalistique a une double conséquence, engendrant, d’après le « Prince des critiques », un double drame : un drame artistique d’une part, se jouant autour du peintre Morin, dont l’issue est tragique, et un drame familial et politique d’autre part, se nouant autour du mariage de Valentine avec le ministre de l’Intérieur, un instant compromis par les calomnies journalistiques, mais dont l’issue sera finalement heureuse. Les contemporains de l’auteure ont vu dans cette seconde intrigue, la mise en fiction d’une anecdote familiale concernant celui qui était alors le Président du Conseil. Adolphe Thiers avait en effet épousé en 1833 Élise Dosne, la fille de sa protectrice et amante Mme Dosne, femme du receveur général de Brest. La rumeur avait alors fait couler beaucoup d’encre dans les journaux37. Dans cette perspective, Valentine serait Mme Thiers, Dercourt – son futur époux – M. Thiers, et Mme Guilbert correspondrait à Mme Dosne. C’est, de fait, la possibilité de cette lecture à clefs qui semble faire scandale – plus que la représentation pamphlétaire des journalistes –, ce qu’indique Jules Janin dans sa rubrique « Un peu de tout », en novembre 1839 :

On dit à l’avance que c’est là tout à fait une comédie, pleine de verve, d’esprit, non sans un peu de cette colère qui n’a jamais nui à la comédie. Ceux qui disent cela ajoutent déjà, avec la bonne envie de dire vrai, que probablement le ministre de l’intérieur s’opposera à la représentation de cette comédie, par respect pour Monsieur Thiers […].

Et Janin a vu juste, puisque c’est Duchâtel, alors ministre de l’intérieur, qui met son veto à la représentation de la pièce, comme le révèle La Presse le 3 décembre, en empruntant ses phrases à un article de Janin :

Nous empruntons à l’Artiste les lignes suivantes, écrites par M. Jules Janin. « L’École des Journalistes, la comédie de Mme de Girardin, a été défendue, non par la censure, mais par M. le ministre de l’intérieur, qui a voulu lui-même lire cette comédie. M. Duchâtel n’a pas oublié, en effet, qu’il avait fait partie, lui aussi, de cette presse que l’on attaque de toutes parts ; il était l’un des rédacteurs les plus actifs de l’ancien Globe, et il ne l’a quitté que pour passer aux affaires avec les compagnons de ses jours de lutte. Il faut même reconnaître que MM. les doctrinaires n’ont pas été reconnaissants pour cette puissance qui les a créés et mis au monde. […] Toujours est-il que M. le ministre de l’intérieur a lu lui-même, à tête reposée, l’École des Journalistes, et qu’il a cru bien faire en mettant son veto ministériel à ce que cette comédie fût représentée. Pour notre part, c’est une rigueur que nous n’approuvons guère […].

C’est que la pièce, par le biais d’une possible lecture à clefs, pose un autre problème : celui de la censure. La remise en vigueur de celle-ci, grâce aux Lois de Septembre 1835 suite à l’attentat de Fieschi contre Louis-Philippe, a suscité une véritable révolte – et une déception profonde eu égard aux acquis en matière de liberté obtenus avec la Révolution de Juillet – au sein de la presse38. La censure ne peut en effet que se montrer frileuse face à la représentation d’une personnalité contemporaine du gouvernement. Et l’ensemble du milieu journalistique se trouve en butte à un dilemme face à la pièce de Delphine : défendre le journalisme (et donc condamner la pièce), et/ou lutter contre la censure dans la presse et au théâtre (et donc soutenir l’œuvre en question). Aussi Karr, qui a dû apprécier le ton satirique de L’École, s’attache-t-il dans Les Guêpes de novembre 1839, à ridiculiser le principe des lectures à clefs, voie royale d’après lui vers toutes les interprétations et autres dérives possibles :

La comédie de madame de Girardin a été reçue à l’unanimité, avec acclamation, etc., par suite de quoi il a été décidé qu’on ne la jouerait pas.

C’est ici qu’une autre comédie s’est jouée en dehors du théâtre, où on n’en joue guère, hélas !

Sous un gouvernement stable, les ambitieux et les gens en place n’ont à s’occuper que de peu de monde, du pouvoir actuel et du pouvoir futur, mais maintenant il faut s’occuper du gouvernement actuel et de tous les gouvernements possibles. On ne peut deviner qui sera au pouvoir demain : il faut donc faire la cour à tout le monde. Le seul ministre que l’on puisse négliger, est le ministre qui est aux affaires, parce que, quel qu’il soit, il ne peut tarder à s’en aller.

Messieurs les comédiens ont cru voir dans la pièce de madame de Girardin une attaque contre M. Thiers.

Dans L’École des journalistes il est question d’une calomnie répandue par un journal, sur le compte d’un homme d’état. L’auteur défend et réhabilite son homme d’état.

Messieurs les comédiens ont remarqué que la calomnie dont s’est servie madame de Girardin, est précisément la même chose qu’un bruit que certains journaux ont répandu, dans le temps, sur M. Thiers, avec des formes passablement inconvenantes.

L’auteur soutient qu’il n’a eu en vue, ni M. Thiers, ni personne ; et d’ailleurs, M. Thiers n’aurait qu’à se louer d’une semblable allusion, si elle existait, puisqu’elle donne comme une calomnie ce que d’autres ont pris soin de présenter comme une médisance.

Mais si l’on se livre à un semblable système d’interprétations, il devient impossible de faire une ligne sur le théâtre ; il est impossible de jouer une seule pièce même de l’ancien répertoire ; on trouvera dans tout une allusion à quelque chose que l’on aura dit sur quelqu’un39.

Presque un an plus tard, en juillet 1840, Balzac dans sa Revue parisienne, analysera comme une véritable machination ministérielle pour protéger Thiers ce faible écho de la pièce dans les autres périodiques, que nous avons constaté plus haut :

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Et d’ajouter que « le ministère a tous les journaux40. » La pièce de Mme de Girardin fait parler d’elle aussi parce qu’elle a soulevé, de manière empirique et concrète, le vaste problème de la liberté de la presse.

Pour les époux Girardin, défendre la pièce nécessitait ainsi de nier cette possibilité de lecture à clefs, afin de la rendre – ou de l’affirmer – comme potentiellement non scandaleuse. Mais le couple est plus habile que cela : au sein de toutes les polémiques autour de la possible représentation du couple Thiers, ils ne s’engagent jamais. Mieux même : ils n’y font pas même allusion. Les extraits publiés dans La Presse ne concernent pas cette partie de l’intrigue, mais celle autour du peintre Morin ; et les extraits de journaux concurrents publiés sont habilement choisis afin que le quotidien de Girardin n’évoque jamais les lectures référentielles ; enfin et surtout, Delphine de Girardin, dans la préface qu’elle rédige à l’édition livresque, évite le sujet, ou du moins, le traite de manière allusive (nous y reviendrons infra).

Il serait pourtant difficile pour la jeune femme de nier qu’outre l’ancien Ministre de l’Intérieur, d’autres personnalités d’alors semblent l’avoir inspirée. Le Griffaut de L’École évoque un Charles Briffaut en version burlesque (présenté dès son nom toutes griffes dehors !). L’homme est un journaliste, poète, dramaturge, et surtout censeur célèbre à l’époque pour avoir contrôlé Hernani et s’être rendu responsable de l’arrêt de Marion Delorme. Par ailleurs le Moniteur des théâtres, le 11 décembre 1839, affirme que « [l]’officier Edgar41 n’est autre […] que le frère de Mme de Girardin42 » (Edmond Gay est en effet officier des spahis en Algérie), et d’après Jules Janin, la dramaturge, durant la soirée de lecture en son salon, aurait confié s’être inspirée de Charles de Rémusat dans son portrait des journalistes débauchés43 :

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Enfin, l’ensemble de la presse s’accorde à voir dans le destin du peintre Morin, une transposition de la sombre fin de la carrière d’Antoine-Jean Gros. Le baron Gros fut en effet un peintre néo-classique français, élève de David. Il peignit de nombreuses scènes mythologiques ou historiques, et eut un immense succès sous l’Empire et jusqu’à la fin de la Première Restauration. L’artiste réalisa le premier portrait de Napoléon, Bonaparte au pont d'Arcole, grâce à l’entremise de Joséphine de Beauharnais. Ce fut le début d'une amitié et d’une collaboration fructueuse entre les deux hommes, l’empereur le nommant au sein de la Commission des Arts de Rome, et le peintre servant la propagande en faveur de Napoléon Ier. Avec le succès croissant de la peinture romantique, l’artiste devenu baron en 1824 connut un déclin croissant. Au Salon de 1835, il présenta Hercule écrasant Diomède, maisfut reçu sous les quolibets des critiques. À ces difficultés professionnelles s’ajoutèrent des embarras personnels, qui poussèrent l’artiste au suicide le 25 juin 1835. Nombre d’éléments dans la pièce de Mme de Girardin (Morin est dit peintre « de l’Empire » en III, 5 ; les tableaux servant de décor à l’acte V font montre de sujets classiques) évoquent avec précision la biographie de Morin. Et surtout, le baron Gros (contrairement à Morin qui voit sa place cédée à un certain Jarny) s’était vu confier la réalisation de la coupole de l’église Sainte-Geneviève (actuel Panthéon de Paris), pour l’inauguration de laquelle, Delphine de Girardin prononça, le 21 avril 1825, un « Hymne à Sainte-Geneviève »44.

En dernier ressort, la lecture référentielle faite par les contemporains de Delphine de Girardin a été incitée par l’utilisation personnelle que fait l’auteure des éléments de son époque : sa pièce n’est pas une pure transposition d’anecdotes réelles, mais se réapproprie ce qui est cher à son auteur, que ce soit pour dénoncer ou faire l’éloge. Ne modifie-t-elle pas en effet au besoin la réalité pour les nécessités de sa fiction ? Morin se voit refuser la réalisation de la coupole et se défenestre, alors que le baron Gros l’avait faite en 1825, et s’était noyé dans la Seine. En revanche, le ténor Adolphe Nourrit s’était jeté du troisième étage de son hôtel en mars 1839 ; cela a pu inspirer la dramaturge. Plus que le baron Gros, c’est en fait le destin d’un ou de l’ artiste qu’elle cherche à incarner avec le destin de Morin.

Les éclats d’un autoportrait d’une femme de lettres

Aussi est-il peut-être plus intéressant de voir en L’École des Journalistes non pas une pièce à clefs, mais une œuvre grâce à laquelle son auteure se peint elle-même, professionnellement parlant, dans sa double carrière journalistique et littéraire. C’est l’idée défendue notamment par Cary Hollinshead-Strick45 : Martel fournit en effet au Vicomte de Launay l’occasion d’un contre-portrait en sa qualité de journaliste, tandis que l’artiste Morin sert de modèle à la Delphine dramaturge.

Cary Hollinshead montre que nombre de répliques de la pièce46 permettent de créer un véritable lien – fût-ce pour que cela serve de repoussoir – entre Martel et la dramaturge. Ce lien ne put qu’être accru lors de sa soirée de lecture publique dans son salon puisque Delphine, rappelons-le, lut elle-même toutes les répliques de sa comédie afin de l’offrir au jugement de ses « confrères ». De surcroît, la dramaturge, dans sa préface, formule quatre reproches au journalisme de l’époque : 1) semer le trouble dans la famille47, 2) dans la société, par des « articles incendiaires, qui conduisent le peuple à la misère par l'insurrection48 », 3) dans les milieux artistiques, par refus de l’éloge ou de critiques loyales49, 4) et dans les milieux de pouvoir par la calomnie50. Martel est bien, même involontairement, à l’origine de tous ces méfaits dans la pièce. André même l’accusera, en l’englobant dans l’ensemble de la profession, de son infirmité :

Vous, non, mais vos pareils,
Dont j'ai trop bien suivi les dangereux conseils ;
Ceux qui nous font rester trois jours en embuscade
Derrière un Omnibus, qu'ils nomment barricade. (II, 8)

Excité par la presse, André s’est rendu sur les barricades de 1832 où il y a payé de son corps. Mais si Martel est un contre-modèle, c’est parce qu’il est, dans la pièce de Mme de Girardin, un personnage non univoque : adepte des plaisirs, frivole, sous la coupe d’une actrice coquette, il n’en demeure pas moins un homme intelligent, apte à ressentir la pitié (envers Valentine, en II, 11 ; ou envers Morin en II, 8), et surtout capable de se réformer à la fin de la pièce (il vend son journal, V, 7). Il correspond en fait exactement au public journalistique que Delphine de Girardin définit dans sa préface :

Qui dit école dit leçon, et les leçons ne s'adressent qu'à ceux qui peuvent en profiter. L'homme juste et loyal qui remplit ses devoirs n'a pas besoin de conseils ; l'homme dégradé qui se fait un revenu de ses mensonges n'écoute pas les reproches. La leçon donnée aux journalistes devait donc s'adresser à ces hommes du jour, malins, spirituels et légers, qui se servent d'une plume comme d'une épée51 […].

Martel est, en dernier ressort, un poète qui manqué sa carrière a cause des journaux, et que le monde journalistique qui l’a recueilli à défaut de mieux a corrompu ; mais il demeure un homme encore suffisamment bon et fin pour se corriger :

Ce cri d'horreur, je le répète.
Sans les journaux, messieurs, j'aurais été poète ;
(En regardant madame Guilbert.)
Sur mes écrits honteux vous n'auriez point pleuré !
Au lieu d'être maudit, je serais admiré ;
Je n'aurais pas enfin, dans un jeu misérable,
Perdu tout l'avenir d'un talent honorable.
(À Valentine.)
Madame, pourrez-vous me pardonner jamais ? (V, 7)

Martel incarne donc un destin qui aurait pu être celui de Delphine de Girardin, si elle avait écouté les journaux, ou si elle avait eu moins de chance et de talent pour mener à bien sa carrière. Le lien entre la dramaturge et son héros journaliste est ainsi d’autant plus fort que, si Martel est à l’origine d’une calomnie à l’encontre de Dercourt/Thiers, Mme de Girardin s’érige en justicière réparatrice des vertus outragées et innocente, par sa pièce, le couple Dercourt/Mme Guilbert, ou plutôt Thiers/Mme Dosne :

MADAME GUILBERT.
[…]
Il est temps de trahir le secret de ma vie…
Oui… j'aimai ton mari…

VALENTINE.
Bien !

MADAME GUILBERT.
Malgré mes combats…

VALENTINE.
Madame… je le sais !

MADAME GUILBERT.
Mais lui ! Ne le sait pas ! (IV, 5)

Delphine de Girardin transforme l’adultère et la situation vaudevillesque en une héroïsation de Mme Guilbert – devenue parangon de vertu, d’honneur et de d’honnêteté –, et innocente Dercourt/Thiers. Autrement dit, la censure de l’époque n’a pas tenu compte du sens du texte, trop effrayée par la satire et la possible lecture référentielle pouvant engendrer des débordements dans la salle, comme le note avec acuité Alphonse Karr : « […] Monsieur Thiers n’aurait qu’à se louer d’une semblable allusion, si elle existait, puisqu’elle donne comme une calomnie ce que d’autres ont pris soin de présenter comme une médisance52. » Delphine de Girardin devient ainsi le prototype du journaliste idéal qu’elle défend, en creux, à travers la mise en accusation de la presse diffamante ; un journaliste qui ouvre les yeux des masses sur la vérité. Et il n’est pas anodin que, des deux intrigues développées dans la pièce – Valentine et Morin –, ce soit celle qu’elle-même aura pu défendre dans la réalité qui s’achève heureusement.

De surcroît, sa pièce tombant entre-temps sous le couperet de la censure, Mme de Girardin publie des extraits choisis dans La Presse afin de favoriser une assimilation entre elle, comme auteure et artiste victime d’une injustice, et le peintre Morin, persécuté par les injures des critiques53.

Plus qu’une galerie de portraits satiriques de la réalité, L’École de Delphine de Girardin est une œuvre habile qu’il nous faut considérer sous divers points de vue, et qui a su tirer parti des multiples circonstances qui ont présidé à sa diffusion (lecture, presse, livre). L’auteure a fait d’une œuvre engagée dans les débats de son temps une arme dans ses combats personnels. Aussi y a-t-il des fragments de Mme de Girardin en chaque personnage se voyant valorisé dans sa pièce. En Martel et en Morin, nous l’avons vu, mais aussi en Edgar, jouant au début de la pièce le rôle d’un regard externe mais affûté, encore innocent ou aveuglé, mais introduit dans les méandres de l’élaboration d’un journal :

Voilà donc ce pouvoir que l'on nomme journal !
Royauté collective, absolu tribunal :
Un jugeur sans talent, fabricant d'ironie,
Qui tue avec des mots un homme de génie ;
Un viveur enragé — s'engraissant de la mort ;
Un fou — qui met en feu l'Europe et qui s'endort ;
Un poète manqué, grande âme paresseuse,
Qui se fait, sans amour, gérant d'une danseuse...
Tous gens sans bonne foi, l'un par l'autre trahis !
Ce sont là tes meneurs, ô mon pauvre pays ! (I, 6)

Edgar est celui qui formule les accusations que le lecteur/spectateur est amené à penser en son for intérieur face à la pièce, les accusations qui sont celles de Mme de Girardin. Aussi endosse-t-il à la fin de la pièce le rôle de sacrifié sur l’autel du journalisme, afin de le réformer de l’intérieur, et d’amener le pays vers le progrès :

MARTEL.
[…]
Pour moi quelle leçon ! Désormais je renonce
À mon triste métier, et je vends mon journal !

EDGAR.
Et moi, je te l'achète ! Oui, pour guérir un mal
Il faut l'étudier. Je descends dans la lice ;
Pour vaincre les journaux je me fais leur complice.
Je veux tarir les pleurs, le sang qu'ils font couler.

MARTEL, prenant la main d'Edgar.
Mon ami !...

VALENTINE.
Malheureux ! Ils vont vous immoler !

EDGAR.
Je le sais… et mon cœur s'est armé de courage.
Je sais ce qui m'attend, et je connais leur rage :
Pour moi plus de repos, pour moi plus de bonheur.
Je leur offre ma vie, ils prendront mon honneur… (V, 7)

Sacrifier volontairement une réputation dans l’espoir d’améliorer la société, n’est-ce pas exactement ce que met à exécution Delphine de Girardin en composant L’École des Journalistes ? Mais n’est-ce pas également ce que provoque son époux en fondant La Presse ? La richesse de la pièce de Mme de Girardin est assurée par la profondeur avec laquelle l’auteure l’investit et en joue, créant ainsi des effets de connivence avec son public. Aussi Valentine et Mme Guilbert sont-elles bien plus que de pâles reflets censément masqués de Mme Dosne et sa fille. L’amour sincère et profond, la complicité, l’entente entre les deux femmes ne sont pas sans évoquer le lien entre la dramaturge et sa mère. Au-delà, il n’est pas anodin de constater que les répliques de la pièce les plus engagées, d’un point de vue politique, sont tenues lors d’un dialogue entre les deux femmes :

VALENTINE.
Et rien n'est décidé ?
madame guilbert.
Non, rien ; l'incertitude
Dure encor. Ces messieurs, après de longs débats,
Ont enfin découvert qu'ils ne s'entendaient pas.
Ce sont des pourparlers, ce sont des commentaires !
Nous avons eu déjà ce soir trois ministères.
Ah ! Quels hommes ! Chacun accepte… en refusant.
Si ce n'était honteux, ce serait fort plaisant ! (III, 10)

Delphine de Girardin semble ici donner à ses deux héroïnes un espace de liberté d’expression, comme elle s’en crée un dans son « Courrier de Paris » ou dans ses œuvres dramatiques, afin de contourner les conditions défavorables en ce domaine pour les femmes à l’époque. En dernier ressort, si la satire du monde journalistique et la référence à Adolphe Thiers ont alimenté le scandale suscité par la pièce, le sexe de son auteure a sans nul doute cristallisé la polémique. Alphonse Karr note en effet, en novembre 1839, le « scandale » que cause l’émergence des femmes à la Comédie-Française :

Il y a en ce moment bien du scandale à la Comédie Française ; les femmes s’en emparent définitivement. Madame Ancelot y fait jouer de temps en temps un drame par mademoiselle Mars. Mademoiselle Soumet y a fait recevoir une tragédie romaine ; madame Sand, un drame, la Haine dans l’amour, qu’elle a fait lire par un jeune avocat chevelu.

Madame de Girardin est arrivée la dernière, avec l’École des journalistes54.

Des femmes émergent dans des milieux culturels et des institutions autres que les salons, elles sortent des places qui leur sont traditionnellement affectées, et cela dérange. Ceci explique en parti l’indignation de Jules Janin face aux deux premiers actes de L’École des Journalistes : Delphine de Girardin y a ôté son costume de « Muse de la patrie » pour y devenir satiriste mordante. Aussi reproche-t-il à la « malheureuse femme » de « pese[r] dans [ses] deux blanches mains cette poussière immonde », elle pourtant « si fort habituer à marcher sur ces hauteurs55 ». La Muse est capable de mordre, la poétesse agresse et la femme prend les armes en même temps que sa plume pour tenir un discours moral, mais surtout social et politique. Il y a là de quoi en bouleverser plus d’un. Et les attaques de ses « confrères » lui fournissent matière à (se) défendre.

Défense et illustration de L’École des Journalistes : une préface en forme de plaidoyer

Mme de Girardin exploite ainsi jusqu’au bout les potentialités d’une édition livresque, en ajoutant à son texte une préface, qui est en fait une réponse point par point – ou presque – au long article de Jules Janin. L’auteure y justifie sa pièce esthétiquement et idéologiquement, convertissant sa préface en un plaidoyer pro domo en bonne et due forme.

La dramaturge déploie en effet dans ce texte toutes ses qualités rhétoriques. Construite à la manière traditionnelle, la préface est encadrée par un exorde et une péroraison. Une captatio benevolentiae ouvre le texte : l’humble Delphine rappelle brièvement le singulier destin de sa pièce, « les bruits étranges que l'on avait fait courir à propos de cette comédie », mais aussi le fait qu’elle eût dû être portée sur les planches : « l'offrir au jugement du public avant cette épreuve, c'est la sacrifier56. » Par métonymie, c’est aussi la dramaturge qui s’immole sur la scène publique. Là où Delphine de Girardin entame sa défense, Janin introduisait son article en rappelant le cadre de la soirée de lecture au Salon, et les rumeurs concernant ladite pièce. L’écrivaine va de fait reprendre la construction de l’article de son confrère (quoiqu’elle soit moins loquace), afin de lui répliquer, sans jamais le nommer – la « Lettre à Mme de Girardin » dut être suffisamment célèbre en son temps pour que le besoin de préciser cette référence ne se fît pas ressentir. La Préface s’achève ainsi par une réfutation de toute attaque personnelle de la part de l’auteur : Delphine de Girardin entend endosser une posture strictement professionnelle, non guidée par ses affects, sans doute pour clarifier la « conviction personnelle57 » que mentionnait Janin à son sujet, fût-ce pour la louer.

Elle s’attache en outre à répondre aux divers reproches de Janin. Après avoir fermement condamné les deux premiers actes de la pièce – pour dépeindre de manière satirique le milieu journalistique –, et après avoir apprécié le style du IIIe acte, Janin reproche à Delphine de Girardin de ne pas avoir fait une « comédie » comme la dénomination de la pièce invitait à le lire, mais une pièce monstrueuse, inclassable, à l’esthétique bigarrée bien loin de l’unicité et de la cohésion interne propres à l’esthétique classique que Janin apprécie58 :

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Delphine de Girardin retourne la critique en un choix esthétique réfléchi, conscient et délibéré :

La forme de cette comédie étant assez nouvelle, l'auteur croit devoir donner quelques explications.

Au premier acte, L'École des Journalistes est une sorte de vaudeville, semé de plaisanteries et de calembours ; — au deuxième acte, c'est une espèce de charge où le comique du sujet est exagéré, à l'imitation des œuvres des grands maîtres ; — au troisième acte, c'est une comédie ; — au quatrième, c'est un drame ; — au cinquième, c'est une tragédie. Dans le style même sentiment, même variation : au premier acte, le style est satirique ; — au quatrième acte, il est simple et grave ; — au cinquième acte, il tâche d'être poétique. L'auteur l'a voulu ainsi59.

Il est vrai que L’École des Journalistes témoigne d’influences éclectiques sinon contradictoires, depuis la veine pittoresque, burlesque voire grotesque d’un Rabelais (le banquet acte I), jusqu’à la tragédie (le suicide de Morin ou l’héroïsme d’Edgard acte V), en passant par la satire (actes I et II), l’influence du drame bourgeois de Diderot, de la comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée (l’explication pathétique entre Valentine et sa mère acte IV), la comédie de mœurs (fondée sur les valeurs bourgeoises, qu’incarne parfaitement Valentine notamment en III, 5, notamment par sa défense de la famille), mais aussi le roman balzacien ; le tout est écrit en vers, afin de conférer stylistiquement toute la dignité que l’auteure entend donner à son œuvre. Mme de Girardin prône le mélange des genres et des styles, ou, plus précisément, leur juxtaposition – contrairement à la fameuse esthétique hugolienne préconisant la fusion des genres dans le drame, et élevant l’oxymore du sublime allié au grotesque au rang de parangon poétique60. Là où Janin conseille à la dramaturge de ne pas « mêl[er] ces larmes et ces rires61 », en ayant à l’esprit les ambitions hugoliennes qu’il abhorre, la dramaturge se défend en se démarquant à la fois de Victor Hugo, mais également de l’esthétique manichéenne propre au mélodrame62, autrement dit de deux genres théâtraux alimentant les débats critiques de l’époque :

[…] ce n'est pas, comme dans les pièces du théâtre étranger, un mélange de rire et de larmes, un personnage comique jetant sa gaîté à travers une situation pathétique et horrible ; ce n'est pas non plus le niais du mélodrame venant distraire du bourreau et amuser le spectateur, que la cruauté du tyran fait trembler ; c'est la plaisanterie elle-même qui est fatale ; c'est la comédie elle-même qui enfante la tragédie ; c'est le niais qui est le bourreau, c'est ce qui a fait rire qui fait pleurer63.

L’esthétique de Mme de Girardin n’est pas à proprement parler une fusion, mais plutôt une mosaïque, évoluant de causes (légères sinon ridicules) à conséquences (nuisibles voire funestes) de la comédie vers la tragédie. Et cela, elle le justifie idéologiquement : sa pièce ambitionne de dénoncer l’absurdité du fonctionnement de la société moderne. Elle affirme en effet qu’il lui a semblé

qu'une époque comme la nôtre, où tous les rangs sont intervertis, […] époque sans nom, où tout est contraste et mélange […] ; époque à la fois poétique et bourgeoise, romanesque et triviale, où les crimes sont burlesques, où les plaisanteries sont mortelles, où les vanités les plus bouffonnes ont les conséquences les plus fatales... […] devait donner naissance à un genre nouveau de comédie : drame exceptionnel représentant nos mœurs exceptionnelles, peignant le monde tel qu'il est, c'est-à-dire plus sot que méchant et moins coupable qu'aveugle, plus dangereux par sa légèreté que par sa corruption ; comédie tragique tenant de la satyre et de l'épopée […].

L’École des Journalistes est une comédie postrévolutionnaire, emblématique de l’inquiétude agitant une société qui se perçoit, en partie, comme décadente, parce qu’elle voit de nouveaux systèmes de valeurs s’ériger – l’argent, le travail et le mérite plutôt que la naissance –, et de nouvelles configurations hiérarchiques en découler – la bourgeoisie émerge. Ce nouvel état social est aussi imputable à la naissance d’une « ère médiatique » impliquant que la réussite artistique ou sociale soit liée au succès et à la publicité – au sens étymologique – des faits concernés. Une ère nouvelle naît, celle du pouvoir conféré par la visibilité, dans laquelle un inconnu peut devenir célèbre grâce aux journaux, et où inversement, une mauvaise utilisation des médias peut avoir de funestes conséquences64. Là encore, il s’agit, en montrant « l’unité [qui] est dans le fléau », de répondre à Janin qui, paradoxalement, en voulant prendre la défense du journalisme, en minimise le pouvoir65 :

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C’est au nom de ce pouvoir illusoire de la presse qu’il condamne la pièce de Mme de Girardin pour être invraisemblable66 :

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Mais, encore une fois, la dramaturge retourne habilement l’accusation du « Prince des critiques » pour en faire un choix délibéré : « Il faut qu'il [le lecteur] s'amuse de leur malice sans en prévoir les tragiques effets. Il faut même qu'il s'impatiente de la puérilité des détails, et qu'il dise : "Mais il n'y a pas de pièce ; ce sont des plaisanteries insignifiantes qui ne mènent à rien…" ». Là où pour Janin Delphine de Girardin « prend un pavé pour tuer une mouche67 », la dramaturge veut éclairer la société sur le danger véritable de ce qui a l’air anodin, d’où l’évolution de la pièce de la comédie vers la tragédie, d’où aussi le déséquilibre entre les actes (les trois premiers actes font quantitativement le double, voire plus, des deux derniers), et d’où enfin la singulière impression d’accélération qui emporte le lecteur pour les deux derniers actes. Ce que Janin condamne comme une invraisemblance est une ruse de la dramaturge afin de frapper le spectateur, et de lui faire ressentir au plus profond de lui-même le caractère absurde du fonctionnement social qu’elle entend dénoncer :

Il est d'usage, dans les pièces du théâtre moderne, de faire pressentir ce qu'on appelle le drame dès les premières scènes et d'avertir le public qu'on lui prépare de violentes émotions. L'auteur se serait facilement conformé à cette loi, s'il n'avait pensé que pour lui ce calcul habile serait une faute qui ôterait de la force à son sujet : car cette fois la surprise est un enseignement. Pour que la leçon soit frappante, il faut qu'elle s'adresse non-seulement aux journalistes, mais aux spectateurs eux-mêmes, qui représentent les lecteurs, ou plutôt les abonnés68.

Le spectateur de la pièce visé par Delphine de Girardin s’avère ainsi double : le lectorat parisien est initié, en néophyte, à l’élaboration d’un journal, à sa « cuisine69 » comme le dit Janin, tandis que les journalistes eux-mêmes sont invités à considérer les conséquences de leurs actes :

Si cette comédie avait pour titre LES JOURNALISTES ou LE JOURNALISME, on pourrait avec raison s'étonner de n'y point voir représentées toutes les variétés de journalistes que la presse périodique a vus naître : depuis le journaliste modèle, écrivain prudent, juge intègre, sévère pour les œuvres, mais bienveillant pour les personnes ; ne faisant servir la publicité dont il dispose qu'à, la propagation d'idées saines, d'opinions consciencieuses, — jusqu'au journaliste profane, forçat littéraire, implorant la charité des peureux en leur mettant le pamphlet sous la gorge. Mais cette comédie a pour titre L'ÉCOLE DES JOURNALISTES. Qui dit école dit leçon, et les leçons ne s'adressent qu'à ceux qui peuvent en profiter70.

La dramaturge ambitionne de faire œuvre utile, professorale tout autant que justicière : sa pièce est à la fois une école pour le lecteur de journal, et une école pour les journalistes, s’adressant à un milieu professionnel alors en pleine constitution, et ne possédant pas encore de déontologie. Là encore, le débat est ouvert avec Jules Janin qui eût préféré que la calomnie mise en scène ne provienne pas des journaux, d’où sa suggestion d’un autre titre pour L’École71:

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Enfin, c’est parce que Delphine de Girardin veut s’adresser au milieu journalistique qu’elle se défend de Jules Janin, en estimant avoir réussi son projet. Alors que le critique prévoit la chute de la pièce au théâtre72, elle lui oppose le scandale qu’elle a suscité au sein des milieux de la presse. La jeune femme estime avoir réussi son pari en étant parvenue à ouvrir et nourrir un débat devant aboutir à esquisser la déontologie du journalisme :

L'agitation où ce langage les jette en est la preuve. Cette grande rumeur qu'ils font aujourd'hui n'est pas de la colère, non, c'est mieux que cela, c'est de l'épouvante et du regret. Les journalistes, effrayés, reculent devant leur propre image ; ils s'indignent de leurs propres torts. Ah ! Cette protestation de leur part est un heureux présage, cette révolte de leur conscience est déjà du repentir. C'est un beau triomphe pour l'auteur, le plus glorieux qu'il ait pu rêver73.

Enfin, elle en vient au point crucial qui a fait couler l’encre et la salive de l’époque : l’anecdote concernant Thiers – mais implicitement, sans jamais le citer, tout comme Janin s’en était également préservé74. Pour le critique, nul besoin de défendre un homme si digne et intelligent que la calomnie n’atteint pas. Aux yeux de la dramaturge, sa pièce n’a fait que s’inspirer des exemples offerts par la presse :

Parmi les innombrables calomnies qui déshonorent la presse depuis dix années, l'auteur n'avait malheureusement pas le choix, il a pris la seule que l'on pût mettre au théâtre, tant les autres étaient d'une nature hideuse et dégoûtante. Les journaux seuls sont donc coupables des allusions que l'on peut trouver, c'est leur calomnie qui a fait la pièce75.

La Préface de L’École des Journalistes est ainsi la pierre de touche de la « défense et illustration » d’une comédie à l’étrange destin, dont toute une époque se préoccupe sans nécessairement y avoir accès, une pièce dans la lumière pour avoir été condamnée à l’ombre, une œuvre critiquée dans les idées qu’elle entend défendre, mais défendue en raison du musèlement qu’elle subit ; une pièce in fine tellement emblématique de la naissance d’un nouveau monde, qu’elle est propice aux réactualisations.

Une pièce d’actualité

Certes L’École fait la part belle à des références contemporaines. On y voit des allusions aux barricades de 1832 (André, en II, 8), à la colonisation de l’Algérie (I, 5), à la question des sucres qui agite les débats de la Chambre (I, 5) ; on y lit explicitement la vie familiale de Thiers, mais aussi sa vie politique : au début de l’acte III, l’expression « maréchal » désignant le « Président du Conseil » dut évoquer le Maréchal Soult, qui occupa cette fonction entre le 12 mai 1839 et le 1er mars 1840, aux lecteurs du temps. L’anecdote politique liée au personnage de Dercourt – dont il n’est presque jamais question dans les autres journaux – permet en fait à Mme de Girardin de rendre la presse responsable des luttes intestines au sein du gouvernement. La réputation morale et politique de Thiers, redressée par la dramaturge, vient contrebalancer les accusations à son encontre, récurrentes à l’époque – la presse lui reprochant de chercher à nuire à son successeur au poste de Ministre de l’Intérieur, le comte Molé, avec la « coalition » qu’il forme pour renverser ce dernier.

Cependant, l’œuvre de Mme de Girardin est plus qu’une pièce ancrée dans son actualité, et dans la seule référentialité. L’auteure choisit de situer sa pièce en « 183… », autrement dit dans une période plus vaste qu’à une date précise de la Monarchie de Juillet. À y regarder de plus près, la pièce fonctionne comme un syncrétisme, un « mille-feuilles » d’événements emblématiques de cette période troublée qu’elle entend représenter. Ainsi, la « crise » ministérielle dépeinte par Valentine et Mme Guilbert (III, 10) peut tant évoquer le ministère Soult que la fin du second Ministère Molé (15 avril 1837-31 mars 1839) qui a vu le cabinet et le Président du conseil démissionner le 8 mars, suite aux manœuvres de Thiers, ou encore les multiples combinaisons tentées en vain durant le gouvernement de transition (31 mars-12 mai 1839)76. Delphine de Girardin représente à la fois la crise ministérielle à laquelle ses contemporains sont confrontés lorsqu’elle compose sa pièce, mais aussi toute crise ministérielle en cette époque moderne. D’où son refus, lors de l’énumération des ministres faite par les deux femmes, d’allusions explicites à des personnalités politiques immédiatement identifiables, qui auraient condamné la pièce à une lecture possible en son seul temps.

La force de L’École des Journalistes est d’être une œuvre à la fois de son actualité, mais aussi et surtout d’actualité, ou pour mieux dire : encore d’actualité. Parce qu’elle n’est pas purement référentielle, la pièce peut traverser les âges. En février 1840, déjà, à la faveur d’une mutation politique, La Presse publiera un extrait précédé de cette mention : « Nous empruntons à l'École des Journalistes la description d'une crise ministérielle77. » Thiers, qui vient alors d’être convoqué par le Roi pour former son cabinet, ne cesse d’ajourner sa décision. Le fragment en question prend dès lors un sens nouveau, réactualisé dans un moment de latence politique, et alors qu’originellement l’épisode évoquait la crise de la coalition à l’origine du second ministère Soult, il prend quelques mois plus tard un sens nouveau :

MADAME GUILBERT.
D'abord, c'est monsieur Martinet
Qui devait composer le nouveau cabinet.
En ce cas on mettait Champmaillart à la Guerre,
Borde à l'Intérieur, qui ne lui convient guère ;
Car ce qu'il faut flatter dans leur ambition,
Ce n'est pas leur talent, c'est leur prétention,
Rien ne peut éclairer leur sottise aveuglée.
Tout intrigant se croit diplomate d'emblée ;
Les avocats pour tout se mettent sur les rangs,
Et l'université séduit les ignorants.

VALENTINE.
Nos grands hommes d'état se font par ordonnances ;
Sans scrupule ils mettraient un soldat aux finances.

MADAME GUILBERT.
Ah ! Rien ne les arrête, et quand ils sont en train,
Mon Dieu ! D’un hydrophobe… ils feraient un marin.
Cette combinaison était donc adoptée ;
Mais les cent trente trois bientôt l'ont rejetée.
Autre combinaison : Cordière et Badiveau
Sont chargés de former un cabinet nouveau.
Ils prenaient avec eux Rissac de la Gironde.
Cette combinaison arrangeait tout le monde ;
Car c'était un faisceau de médiocrités.
Mais voulant s'expliquer, ils se sont disputés.
Ah ! Que de petitesse et quelle inquiétude ! (III, 10)

Quel lecteur d’aujourd’hui n’y lirait pas la destinée gouvernementale de son pays ? Et les condamnations sur la presse, ne sont-elles pas toujours les mêmes de nos jours, amplifiées par l’essor des nouveaux médias ? Assurément, L’École des Journalistes mérite un meilleur sort que celui que l’oubli dans lequel elle est tombée, ne serait-ce que parce qu’elle est encore capable de nous parler.

Principes d’édition

Le texte édité correspond à la version à l’édition de L’École des Journalistes, en 1839, chez Desrez et Dumont. On peut le télécharger en cliquant ici ou sur le bouton PDF en haut de la page.

Nous avons choisi de moderniser l’orthographe ainsi que la ponctuation, dans tous les textes d’époque qui sont cités, sauf dans le cas des licences poétiques servant à la versification (de type « encor », « quelqu’autre »…). Les corrections des quelques erreurs typographiques ont de même été pratiquées directement dans le texte.

L’édition de 1839 sur laquelle nous nous sommes basés est la deuxième : elle contient ainsi une liste finale d’errata, que nous avons reportée directement dans le texte, tout en prenant soin de signaler en note le contenu de l’édition originale. Il est à noter que ces variations n’influent pas sur le sens du texte : elles permettent uniquement de retoucher les alexandrins faux. Ainsi, afin d’alléger la lecture, la liste d’errata a été supprimée.

(Université Lyon 2)

Annexes

Périodiques consultés

Artiste (L’) : journal de la littérature et des beaux-arts (1831-1904). Consultable sur Gallica. Sondages.

Courrier français (Le), (1819-1851). MICR D- 24. Consultation du 18 novembre au 25 décembre 1839.

Écho français (L’), (1829-1847). MICR D-133. Consultation du 18 novembre au 20 décembre 1839.

Entracte (L’), Revue-programme : théâtre, littérature, arts, mœurs, bourse, commerce, etc. (1831-1902). MICR D-411. Dépouillement du 1er octobre 1839 et 29 février 1840 (les lacunes dans la collection sont nombreuses).

Figaro (Le), (1826- en discontinu). Consultable en ligne sur Gallica. Dépouillement du 24 octobre 1839 au 29 décembre 1840.

Gazette de France (1697-1915, en discontinu). MICR D- 138. Dépouillement du 12 novembre 1839 au 20 décembre 1840.

Guêpes (Les), (1839-1876, en discontinu). 8-LC2-1458 à 1462. Dépouillement de novembre 1839 à février 1840 (volume 1).

Journal de Paris (1833-1840). MICR D-80. Consultation du 12 novembre 1839 au 20 décembre1840.

Moniteur des théâtres, Journal spécialement consacré à l'art dramatique (1836-1842). Z-5337-5341. Dépouillement : 4-25 décembre 1839, 29 février-4 mars 1840 (collection lacunaire).

Moniteur Universel (Le), (1789-1901 en discontinu). GR FOL-LC2-114 (2e période) et MICR D-71 (1ère période). Consultation de la table de 1839, et dépouillement du 17 novembre 1839 au 20 décembre 1840.

Presse (La), (1836-1952). Consultable sur Gallica. Dépouillement du 15 juin 1836 au 31 décembre 1856.

Revue de Paris (1829-1845). Consultable sur Gallica. Sondages.

Revue des deux mondes (1829- ). Consultable sur Gallica. Sondages.

Revue parisienne : dirigée par M. de Balzac (1840). 8-LC2-2853 (A). Sondages.

Vert-Vert, Journal sans abonnés (1832-1902). MICR D-464. Dépouillement du 1er octobre 1839 et 29 février 1840 (les lacunes dans la collection sont nombreuses).

Chronologie relative à L’École des Journalistes dans la presse

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Les ministères entre avril 1837 et octobre 1840

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Notes

1  Sauf mention contraire, toutes nos informations biographiques proviennent de Madeleine Lassère, Delphine de Girardin, Journaliste et Femme de Lettres au temps du Romantisme, Paris, Perrin, 2009.

2  Jules de Castellane organise des soirées parisiennes fameuses et brillantes. Son théâtre de société accueille, dès 1835, le tout Paris mondain désireux de partager une expérience théâtrale d’amateurs, dans le cadre privé d’un cercle socialement et numériquement fermé. Voir à ce sujet Sophie-Anne Leterrier, « Le théâtre de Castellane : une exclusivité parisienne ? », Jean-Claude Yon et Nathalie Le Gonidec (dir.), Tréteaux et paravents. Le théâtre de société au XIXe siècle, Paris, Créaphis, « Silex », 2012, p. 103-116.

3  Balzac vient de publier le second volet d’Illusions perdues, Un grand homme de province à Paris, dépeignant les arcanes les plus sombres des milieux journalistiques. L’amitié de Balzac, ainsi que le contexte d’époque propice à une critique interne du journalisme, sont capitaux pour saisir L’École des Journalistes. Voir à ce sujet la présentation de Barbara Cooper de Jeannic le Breton, qui montre comment entre les années 1837 et 1841 les pièces et autres œuvres littéraires faisant la part belle aux milieux journalistiques fleurissent – les éditions proposées sur Médias19 en témoignent.

4  C’est en effet un des accessoires caractéristiques d’Émile de Girardin, ce dont témoignent les caricatures d’époque.

5  Girardin est l’auteur d’une autobiographie anonyme, Émile, en 1827, narrant le destin aussi rocambolesque que romanesque d’un enfant abandonné découvrant sa naissance illégitime à vingt ans. C’est un premier succès de scandale, et l’homme y prendra goût.

6  Voir, à ce sujet, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant, 1836. L’An I de l’ère médiatique, Analyse littéraire et historique de La Presse de Girardin, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2001. Notons que cette même année, Armand Dutacq avait eu une idée similaire, visiblement dans l’air du temps : le 1er juillet, il lance de son côté Le Siècle.

7  Un autre scandale suit cet épisode de près : les injures par périodiques interposés mèneront à un duel entre Girardin et Armand Carrel, dans lequel le républicain laissera sa vie le 24 juillet 1836.

8  Voir par exemple « Au Vicomte de Launay », le 25 juillet 1837, créant ainsi un lien complice entre mère et fille, et jouant avec les quelques lecteurs qui connaissent l’identité du Vicomte.

9  Le véritable nom de l’auteure est révélé au grand jour lors de la première publication de ces chroniques en 1843.

10  Voir par exemple le 20 avril 1839.

11  C’est le cas de Marguerite ou Deux amours, à partir du 7 septembre 1852.

12  Les deux tragédies sont dans le même temps jouées au Théâtre-Français, avec pour actrice principale l’adulée Rachel.

13  Voir en annexe la chronologie des événements marquants de L’École des Journalistes, dans la presse et la vie culturelle de l’époque.

14  Le milieu universitaire tend cependant à la faire redécouvrir. Voir notamment Cary Hollinshead, Performing publicity : the press on stage and the feuilleton, 1836-1848, Thèse de doctorat, Paris IV & University of Pennsylvania (version de soutenance), 2008.

15  Karr construit son article sur un parallèle entre la soirée et Le Massacre des Innocents (Delphine de Girardin devenant ironiquement Hérode), anonymement joué à l’époque au théâtre de la Gaîté.

16  Alphonse Karr, Les Guêpes, novembre 1939.

17  Delphine de Girardin, L’École des journalistes, éd. cit.., p. VI.

18  Voir en annexe la liste des périodiques et les périodes consultés.

19  Voir Odile Krakovitch, Censure des répertoires des grands théâtres parisiens (1835-1906). Inventaire des manuscrits des pièces (F18 669 à 1016) et des procès verbaux des censeurs (F21 966 à 995), Paris, Centre historique des Archives nationales, 2003.

20  L’œuvre fait de nouveau parler d’elle dans les colonnes de La Presse le 8 janvier 1856 (année qui a servi de borne à notre dépouillement), à l’occasion d’une nouvelle publication livresque, alors que Delphine de Girardin est décédée depuis six mois. Paul de Saint-Victor, alors en charge du feuilleton dramatique, profite de son article pour insérer de nombreux extraits, et commence son article – partial – en ces termes : « La Presse a publié, il y a quelques jours, la préface de L’École des Journalistes, [nous n’avons pas retrouvé trace de cette publication. Le critique semble la confondre avec l’insertion d’un poème de Delphine, « La fête de Noël », le 24 décembre 1855]. On a vu de quelle indignation généreuse était sortie cette comédie militante. Elle attaquait le journalisme insulteur, non avec le fouet en l’air de la satire anodine, mais, en quelque sorte, avec l’épée d’une provocation directe et loyale. On sait quelle intrépidité d’héroïne Mme de Girardin apportait dans l’exercice de la poésie ; elle allait droit au péril, à la calomnie, au mensonge, et les frappait d’un vers retentissant de franchise. L’École des Journalistes fut la plus hardie de ces représailles de publicité. Elle effraya la censure d’alors ; cette comédie de guerre rentra au fourreau, pour ainsi dire, en se perdant dans l’ombre du livre : une édition nouvelle vient de la remettre en lumière. Les passions qu’elle combattait sont mortes, la campagne qu’elle inaugurait est finie : examinons-la donc, non plus comme un instrument de polémique, mais comme une œuvre d’art, comme une de ces armes de luxe forgées pour de saintes causes, maniées par de nobles mains, et dont la trempe est incorruptible. » Et d’ajouter que la censure a « étouff[é] » le « génie dramatique » de Delphine de Girardin, et a « retard[é] de dix ans peut-être cette vocation magnifique qu’un premier succès aurait épanouie ».

21  Pour une présentation détaillée des aléas et modes de fonctionnement de la censure des théâtres au XIXe siècle, voir la précieuse synthèse d’Odile Krakovitch précédant son inventaire, op. cit., ainsi que Hugo censuré : la liberté au théâtre au XIXe siècle, Paris, Calmann-Lévy, 1985.

22  Le vocabulaire utilisé par Paul de Saint-Victor, en 1856, n’est de ce point de vue pas anodin : il évoque en effet une comédie qui « rentr[e] au fourreau » et « se per[d] dans l’ombre du livre », trahissant ainsi la recherche de visibilité comme un des enjeux, certes naissant, mais majeurs, de l’époque.

23  Nous nous permettons de renvoyer, à ce sujet, à notre article « Petits arrangements entre époux. De la scène théâtrale à la scène médiatique : l’exemple de la publication de L’École des Journalistes dans La Presse de Girardin (1839) », Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty (dir.), Actes du colloques « Presse et Scène au XIXe siècle », 2011, (medias19.org).

24  Moniteur des théâtres, 11 décembre 1839.

25  Revue parisienne, volume 2, juillet 1840, p. 133.

26  Voir à ce sujet Anthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurs contemporains, Genève, Droz, 2008.

27  Traditionnellement, la naissance du roman-feuilleton est datée en 1836, avec la publication de La Vieille fille de Balzac dans La Presse.

28  Honoré de Balzac, Correspondance, Roger Pierrot (éd.), t. 3, Paris, Garnier, 1964. Lettre du 15 [juin 1839] à Hyppolite Souverain, p. 628 : « V[ous] n'oublierez pas d' adresser un exemplaire à Mme Girardin et un à M. Théophile Gautier au lieu d’en envoyer 2 à la presse, sans distinction. »

29  Voir par exemple dans « L’École des Journalistes ». Lettre à Mme Émile de Girardin », L'Artiste, 1839, tome 4, p. 181-191. Janin abhorre Balzac et feint de le mépriser à tel point qu’il en oublie le titre de son dernier roman : « Ce premier acte est une orgie sans ressemblance, en vérité, et vous avez fait là un mauvais emprunt à je ne sais plus quel mauvais roman de M. de Balzac. » (p. 184).

30  Courrier français, 30 novembre 1839.

31  Jules Janin, « L’École des Journalistes ». Lettre à Mme Émile de Girardin », art. cit., p. 184.

32  Ibid., p. 190.

33  Ibid., p. 182.

34  Moniteur des théâtres, 11 décembre 1838.

35  Voir le célèbre article de Sainte-Beuve, publié dans la Revue des Deux Mondes, le 1er septembre 1839. Jules Janin contredira Delphine de Girardin sur ce point : « […] même dans ces pages du journal rapidement écrites au vol de la plume et de la pensée, il ne se rencontre bien souvent des passages admirables, écrits de verve, où l’art et l’inspiration éclatent au plus haut degré. » (op. cit., p. 186).

36  L’événement avait suscité le plus vif intérêt de la part des milieux littéraires. Voir, par exemple, les vers composés par Béranger à l’occasion (par ailleurs réédités en 1839 dans le volume 3 de ses œuvres complètes). Consulter Orages : littérature et culture 1760-1830, dossier « Devenir un grand écrivain : métamorphoses de la reconnaissance littéraire », Lyon, n° 9, mars 2010.

37  L’homme politique servira de modèle au Rastignac de Balzac, qui, rappelons-le, épouse la fille de sa maîtresse dans Le Député d’Arcis. L’ouvrage est rédigé en 1847 et restera inachevé en raison de la mort de Balzac ; cependant, Rastignac est présent dès Le Père Goriot, écrit en 1835.

38  Émile de Girardin se battra toute sa vie pour l'abrogation de cette législation. Le changement de ton de François Buloz, le directeur de La Revue des Deux Mondes, est un exemple parmi d’autres de l'ébranlement et du désenchantement profond provoqués par les lois de Septembre vis-à-vis des espoirs véhiculés par la Monarchie de Juillet. Voir par exemple le 15 août 1835 : « La forteresse destinée aux écrivains s’élèvera à Pondichéry. Ainsi la déportation sous un climat brûlant ne lui suffisait pas ; l’emprisonnement aggravera encore la peine ; le carcere duro du régime autrichien, voilà ce qui attend la presse affranchie par la révolution de 1830, par la charte-vérité », dont une des formules était « la censure ne pourra jamais être rétablie ». La livraison suivante, celle du 1er septembre, fait place à un texte de Musset, « La loi sur la presse » (« Une loi (notez bien) qui ne réprime pas,/ Qui supprime ! »), et Buloz insère un exergue évocateur à sa « Chronique de la quinzaine », un extrait de La Tragédie d’Egmont de Goethe: « Jetter.- Rien qu’un mot ! Point de nouvelles ? Le charpentier.- Point ; si ce n’est qu’on vient de nous interdire de parler. »

39  Alphonse Karr, Les Guêpes, novembre 1939.

40  Revue parisienne, volume 2, juillet 1840, p. 133-134.

41  Le nom évoque par ailleurs singulièrement Gérard de Nerval, sans qu’il nous ait été possible de confirmer l’allusion.

42  Moniteur des théâtres, le 11 décembre 1839.

43  « Lettre à Mme de Girardin », op. cit., p. 184. Charles de Rémusat est un homme politique, philosophe et journaliste de l’époque. Il a, entre autres, collaboré au Globe après 1824. Par ailleurs auteur de poésies légères – dont « Lise ou la bouteille », publiée dans le Mercure du XIXe siècle en 1824, ce qui a dû inspirer Delphine de Girardin dans sa peinture –, il aurait servi de modèle au personnage d’Henry de Marsay dans La Comédie humaine balzacienne. Janin fait ici allusion à deux articles écrits par Rémusat durant la Révolution de Juillet (dont le premier, le 27 juillet commence par la célèbre phrase « Le crime est consommé »), appelant le Duc d’Orléans au trône.

44  Delphine de Girardin, Nouveaux Essais poétiques, Paris, U. Canel & Dupont et Rotet, 1826, p. 27-41. Une note préliminaire indique que « Les tableaux admirables dont M. le baron Gros vient d’orner la coupole de l’église Sainte-Geneviève ont fourni le sujets de ces vers. »

45  Cary Hollinshead-Strick, « Using La Presse to stage La Vérité in Delphine de Girardin's L'École des journalistes », revue électronique de Dix-neuf, Bristol, Grande Bretagne, volume 7, N°1, octobre 2006, p. 140-150.

46  Elle cite par exemple Valentine : « […] Passons au feuilleton./ II est d'Édouard Martel, homme d'esprit, dit-on./ C'est par la poésie et la gaîté qu'il brille. » (III, 10). La « poésie » et la « gaîté » sont en effet les qualités reconnues à l’époque Delphine de Girardin, la « Muse de la patrie »… Et dont ne témoignera pas l’article de Martel. Par ailleurs, Cary Hollinshead cite la réplique de Martel « Attaquons le pouvoir, et flattons l’abonné » (II, 1) comme représentative du journalisme blâmé par l’ami de Delphine, Lamartine, parce qu’il divise le pays, mais également le genre de journalisme que dit refuser Émile de Girardin lorsqu’il fonde La Presse (Idem).

47  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. X-XII : « Vous êtes bon, et vous faites le mal ; vous avez une mère que vous respectez, et cependant vous écrivez un article qui déshonore une mère respectée comme la vôtre. »

48  Idem.

49  « Vous êtes enthousiastes des beaux-arts, et cependant vous découragez le talent, non par un jugement loyal, sévère, digne de l'œuvre, mais par un dénigrement mesquin, un acharnement périodique qui change la critique en persécution. Harceler n'est point juger. » (Idem) En cela Mme de Girardin s’oppose à Janin qui, dans son article, considère la critique comme inhérente au choix d’une profession publique (« En un mot, dans la vie constitutionnelle comme est faite, il faut choisir : appartenir à tous, ou n’être qu’à soi-même ; être un homme d’état, ou vendre du drap dans la rue Saint Denis ; être belle, poète, être enviée de tous, ou bien se lever le matin pour aller acheter son poisson à la halle et raccommoder les chaussettes de son mari. À chacun sa gloire, à chacun sa peine. À celle-ci les louanges et les quolibets des journaux, à celle-là l’amitié et les délations de ses voisines. » (Jules Janin, « Lettre à Mme de Girardin », art. cit., p. 190).

50  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. X-XII : « Vous avez pour votre pays une tendresse pleine de vanité, et cependant, par vos stériles discussions, par vos sots engouements, par vos profanations, par votre injustice envers les hommes qui font sa puissance et sa gloire, vous le perdez. »

51  Ibid., p. IX-X.

52  Alphonse Karr, Les Guêpes, novembre 1839.

53  Cary Hollinshead-Strick (« Using La Presse… », art. cit.) cite quelques répliques du monologue de Morin publié dans La Presse, et notamment contre les « peintres de chiffons » (III, 6), dont la formulation rappelle l’un des centres d’intérêt du Vicomte de Launay dans ses feuilletons, la mode, afin de prouver le parallèle entre les deux. Voir à ce sujet Cheryl A. Morgan, « Les chiffons de la M(éd)use : Delphine Gay de Girardin, journaliste », Romantisme, N°85, 1994, p. 57-66.

54  Alphonse Karr, Les Guêpes, novembre 1839, p. 76-77.

55  Jules Janin, « Lettre à Mme de Girardin », art. cit., p. 183.

56  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. I-II.

57  Jules Janin, « Lettre à Mme de Girardin », art. cit., p. 191.

58  Ibid., p. 187.

59  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. II-III.

60  En cela, le modèle du dramaturge est Shakespeare. Victor Hugo, Cromwell, Préface, Paris, Furne et Cie, 1840, p. 18 : « Nous voici parvenus à la sommité poétique des temps modernes. Shakespeare, c'est le drame ; et le drame, qui fond sous un même souffle le grotesque et le sublime, le terrible et le bouffon, la tragédie et la comédie, le drame est le caractère propre de la troisième époque de poésie, de la littérature actuelle. »

61  Jules Janin, « Lettre à Mme de Girardin », art. cit., p.187.

62  Voir à ce sujet Jean-Marie Thomasseau, Le Mélodrame sur les scènes parisiennes de Coelina (1800) à L’Auberge des Adrets (1823), Lille, Service de reproduction des thèses de l’université de Lille III, 1974 ; Le Mélodrame, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1984.

63  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. V-VI.

64  Janin développe, lui aussi, cette caractéristique moderne, en des termes inhabituellement lyriques : « Comment donc voulez-vous que nous nous intéressions à ce vieillard qui mendie des éloges dans une nations comme la nôtre, où, dans toute l’échelle sociale, l’idole de la veille n’est jamais l’idole du lendemain, où celui qu’on trouve grand le matin est à peine regardé le soir ? Gouffre étrange, ce monde parisien ! Il engloutit en masse et en détail et sans jamais être assouvi, tout ce qui est la gloire, le talent, la beauté, la jeunesse, le courage, l’éloquence, et même la vertu. » (Jules Janin, « Lettre à Mme de Girardin », art. cit., p. 188).

65  Ibid., p. 189.

66  Ibid., p. 185.

67  Ibid., p. 190.

68  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. VII.

69  Jules Janin, « Lettre à Mme de Girardin », art. cit., p.183.

70  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. VIII-IX.

71  Jules Janin, « Lettre à Mme de Girardin », art. cit., p. 187.

72  Ibid., p. 191 : « Vous auriez donc bien tort de livrer aux hasards et à tous les dangers de la scène une comédie qui a tous les caractères du pamphlet […]. »

73  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. XI-XII.

74  Jules Janin, « Lettre à Mme de Girardin », art. cit., p. 186.

75  Delphine de Girardin, Préface à L'École des journalistes, éd. cit., p. XII-XIII.

76  Voir la chronologie en annexe, pour le détail des nombreux événements qui ont marqué cette période politiquement instable.

77  La Presse, 28 février 1840.

Pour citer ce document

Amélie Calderone, « Introduction et accès au texte », Médias 19 [En ligne], Mise à jour le : , URL: https://www.medias19.org/textes-du-19e-siecle/anthologies/la-presse-en-scene/introduction-et-acces-au-texte-1